CHAPITRE VI

Je ne comprenais pas toujours ce que nous faisions. Il faut dire qu'on me fournissait un minimum d'explications, généralement sous forme d'aboiements, et j'étais de plus en plus réfractaire aux accès de décibels. Je me suis enfermé dans ma tête, à double tour.

Nous avons parcouru plusieurs centaines de kilomètres en zigzaguant, un peu au hasard mais en gardant la direction sud-est, et nous nous sommes arrêtés des dizaines de fois pour porter secours à des centaines de moribonds qui erraient d'un point d'eau asséché à une oasis imaginaire. Nous faisions tellement de choses à la fois que je ne sais comment les relater, d'autant que certaines contribuaient beaucoup à ma découverte du milieu et de ma situation dans ce milieu.

D'un point de vue purement médical, j'ai vite maîtrisé une certaine rengaine : cataracte chez les vieillards de quarante ans, coqueluche, tuberculose, polio et marasme chez les enfants, hépatite B, palu pour tous, quelques lèpres, rares méningites et syphilis, deux cas de sida... Beaucoup, beaucoup de cas désespérés. Nous apportions les premiers soins, les plus urgents, les plus aveugles, mais nous n'étions pas là pour ça.

Comme nous n'étions pas là pour remédier au pire : la famine, la mort à l'état brut, la...

Et merde ! Ce que j'ai vu est intolérable, n'importe où, n'importe quand, et ça fait des siècles que ça dure ! Oh, je n'ai jamais trouvé d'excuses à la haine de Dziiya ! Mais j'interdis à quiconque le droit de la juger.

C'était la pleine soudure. Vous savez ce que c'est, la soudure ? C'est quand plus rien ne pousse, longtemps après qu'on s'est rationné pour constituer des réserves, après qu'on a épuisé ces réserves, quand il faut attendre la prochaine récolte après la prochaine pluie, s'il pleut. Dans les livres, il y a la saison sèche et la saison des pluies. Mais il n'y a pas de saisons. Des fois, il ne pleut pas, alors c'est reparti pour un tour et la soudure dure un an. Cette soudure-là fêtait son premier anniversaire. Chacun des groupes que nous croisions était un pourcentage rescapé de groupes plus importants. Chacun des membres de ces groupes, homme, femme, enfant, n'avait plus d'humain que l'aspect général, la silhouette, quand on la voyait de loin.

L'état de carence dans lequel ils étaient est odieux. Point. Chaque fois, nous leur donnions de l'eau, légèrement sucrée et salée, et nous leur disions de marcher vers le sud-est, toujours, jusqu'à ce que d'autres leur viennent en aide pour leur permettre d'atteindre les camps de réfugiés. Ce que nous donnions d'eau était infime, ridiculement insuffisant. Ce que nous donnions d'espoir n'a pas de prix ; cela se traduisait par un regain de vitalité qui devait suffire à les faire tenir jusqu'à l'arrivée d'une autre équipe, avec de l'eau et des vivres. J'espérais sincèrement que nous ne mentions pas. Je veux dire : j'espérais qu'ils tiendraient le temps qu'il faudrait pour qu'on les récupère.

Nous cinq étions des espèces d'éclaireurs, sillonnant le désert et la montagne à la recherche de groupes en perdition, nous occupant du plus urgent. D'autres équipes, en camions, étaient le réel secours. D'autres encore accueillaient les rescapés (mourants pour la plupart) dans des camps de réfugiés. Tout cela, je l'ai appris durant les communications de Dziiya avec telle ou telle équipe, par radio. Mais j'entrevoyais mal encore l'organisation fabuleuse que ce travail dément, désespéré, exigeait. J'étais harassé (nous dormions quatre heures par jour, en roulant), choqué jusqu'au plus profond de mon subconscient, écrasé de fatigue et, surtout, de cette abomination.

J'ai tellement caressé de fronts brûlants qui se glaçaient d'un coup.

J'ai tellement tenu de mains qui se sont ouvertes à jamais dans la mienne.

J'ai tellement fermé de paupières d'enfants. J'ai tellement pleuré qu'il ne me reste plus de larmes pour quiconque.

 

*

**

 

Deux mois de ce rythme-là m'ont transformé en zombie, mais je n'étais pas le seul. Golden était aussi muet que moi, Soufi et le Chat ne riaient plus, Dziiya aboyait de moins en moins souvent, à part dans la radio. Régulièrement, le camion nous laissait quelques jours pour aller refaire le plein d'eau je ne savais où, mais le plus souvent, nous étions tous les cinq ensemble ; même si nous eussions été plus efficaces en nous séparant, Dziiya sentait trop de faiblesses en nous pour diviser l'équipe et les tâches. À part peut-être Soufi, qui était illisible, elle nous portait tous à bout de bras... À la dure, mais cela fonctionnait. J'ai encaissé pas mal de paires de claques ; une fois, elle m'a même traîné par les cheveux sur le sable pour me planter devant un charnier que je refusais de voir.

—         Regarde, l'Interne, regarde avec quoi on paie tes jolies petites stations spatiales !

C'était une sorte de camp de fortune, fait de bric et de broc. Soufi y groupait de son mieux les cadavres à moitié décomposés pour les faire brûler. Dans le tas il y avait peut-être deux cents morts. Tous devaient être plus jeunes que moi. Je n'avais rien à vomir, j'ai hurlé.

—         Ta gueule ! m'a-t-elle arrêté. Ce n'est rien, ça ! Il y a huit ans, nous avons eu cinq cent mille morts de faim, parce que nous n'étions pas prêts. Deux cents milles, il y a cinq ans. Cent vingt milles, il y a deux ans. Cette année, j'espère bien que ça va tomber en dessous de dix milles. Combien de gens crèvent de famine dans tes stations, l'Interne ? Combien, en Europe ou en Amérique du Nord ?

—         Zéro, ai-je murmuré. Zéro.

—         Oui. Zéro chez toi. Moins de dix mille dans les pays en voie de développement, toutes nations confondues. Même pas un pour cent de ce que paie l'Afrique tropicale par an. Parce qu'il n'y a pas qu'ici, l'Interne. La soudure existe aussi à l'Ouest : Mauritanie, Mali, Burkina-Faso, Niger, Tchad, Namibie... Cinq mille petits tas comme celui-là ! Juste la faim ! Et dix fois plus à cause de maladies qui n'existent plus chez toi depuis au moins deux siècles. Va aider Soufi !

J'ai aidé Soufi, mais cela ne m'a fait aucun bien.