CHAPITRE XXIV

J'ai refusé de visiter l'oasis et ses quatre villes flambant neuves. Je suis resté au centre de contrôle pendant que Dziiya y accompagnait Siyani. Cela a duré trois jours. Dziiya avait besoin de s'abreuver de tout ce vert avant de retourner dans le désert, c'était ce qui la maintenait en vie en lui épargnant la démence. Je n'ai même pas visité le Centre. Je refusais tous les contacts, ou du moins les écourtais-je poliment. Il me fallait être seul et fermé. Il fallait que l'oasis demeure une abstraction, au mieux un paysage à peine entr'aperçu. C'était le prix de mon intégrité.

C'est indigne, mais je suis persuadé que j'eusse laissé enlever n'importe qui. Oh, j'eusse rouspété ! J'eusse résisté un peu et je me fusse fait embobiner. Je suppose que les remords fussent venus après, quand il eût fallu prendre le kidnappé en charge, et que j'eusse commis quelques gaffes avant de rentrer dans le rang et d'oublier que c'était une belle saloperie, d'oublier définitivement. Mais pas Tatiana.

Dziiya m'a ramené au camp, notre base de saison grasse, et le voyage a été pénible. Le premier jour, nous nous sommes ignorés, pour ne pas nous étriper. Le second, c'est elle qui a engagé la conversation, d'une façon surprenante :

— Je ne t'en veux pas, l'Interne. (Elle plaçait son cheveu dans ma soupe.) Pour être franche, je préfère que tu aies une conscience, même si elle est conne et qu'elle m'emmerde. Je ne pourrais pas travailler avec quelqu'un d'aussi cynique que moi.

—         Moi, je t'en veux, ai-je tenté de l'arrêter. Je t'en veux de détruire ton boulot par flemme, mépris et stupidité.

Elle a ri.

—         Démontre-moi donc cette flemme, ce...

—         La flemme, c'est de refuser de chercher d'autres moyens ; le mépris, c'est celui des autres quand tu massacres leur existence ; la stupidité, c'est de croire que ton action peut durer dans ces conditions, avoir une quelconque valeur et ne pas être dégueulassée par des récupérateurs, des interprètes ou des copieurs moins humanitaires.

Nos convictions se sont affrontées jusqu'à l'arrivée au camp. De temps en temps, elle explosait, mais le plus souvent, elle discutait point par point mes arguments, comme je démontais les siens. Jamais il n'a été question de remettre en cause ma présence dans le groupe, ni pour elle, ni pour moi. Nous étions l'un et l'autre coincés. Elle désirait que je reste et souhaitait que je fasse ce qu'elle attendait de moi. Je refusais de me plier et tiendrais parole, mais je ne voulais pas partir. J'ai patienté jusqu'à ce qu'elle coupe le contact pour avoir, une fois encore, le dernier mot.

—         Ma vie est ici, maintenant, mais j'en suis le seul maître, Dziiya.

Elle n'a pas répliqué, elle est directement allée trouver Golden. Je crois qu'il ne lui a pas été d'une grande utilité.

 

*

**

 

La semaine a foutu le camp sans que je la retienne. J'avais du boulot par-dessus la tête et tout le monde était dans le même cas. C'est finalement dans ces moments que nous ne sommes vraiment pas assez nombreux, quand le désert offre ses illusions de cadeaux. Avec l'eau viennent les moustiques et les mouches, les maladies, les blessures et les infections. En même temps, il faut irriguer, fertiliser, planter, construire, guider, enseigner, éviter les conflits et les jalousies, veiller à ce que cette soudaine profusion ne soit pas qu'une profusion... La manne ! C'est ça le plus dur, transformer un miracle en un démarrage, montrer qu'il peut déboucher sur un quotidien laborieux mais viable.

Non. Le plus dur, c'est d'inculquer des notions de projet et de durée à des désespérés de l'espérance de vie. Le rescapé d'une famille de quinze personnes ou d'une communauté de cinq cents se fout complètement de la décade à venir. Une semaine après la pluie, il attend déjà la prochaine soudure, comme une fatalité.

Cela vous choque, des familles de quinze personnes dans un monde où on crève de soif ? D'abord, il y a peu de contraception et trop de préceptes religieux ; puis il y a la mémoire collective ; et, enfin, la survie de l'espèce. J'en devine dont les poils du cerveau se hérissent. Pourtant, à l'instar de toutes les espèces animales, l'être humain sait depuis longtemps que la meilleure stratégie de survie est la multiplication : plus un groupe est nombreux, plus il a de chances d'avoir des membres dont les poils cérébraux muteront en neurones, et plus il peut espérer de découvreurs de solutions à ses problèmes. C'est comme ça : une communauté augmente son espérance de vie en multipliant ses porteurs de gènes et, pour être certain que la diversité porte ses fruits, il est préférable de la reproduire beaucoup. Je sais : les mathématiques, soient-elles biologiques, n'ont jamais été d'une grande poésie. Mais c'est ainsi, l'instinct de procréation tient de l'algèbre atavique.

Je bossais pour m'étourdir. Je bossais pour être indisponible à toute tentative de contact. Je bossais pour ne plus exister. Je n'y suis pas parvenu.

La deuxième semaine s'est installée comme un parasite. Elle ne voulait pas me lâcher, et chaque fois que je voulais lui botter le train, elle esquivait.

Marité a ouvert le bal, à la tendresse. Allusion par-ci, suggestion par-là, elle m'a encerclé d'une assiduité qui m'a laissé mou comme un hongre. Elle a fini par s'en offenser, j'ai fini par m'en offusquer, nous avons fini par en avoir marre. Une bonne engueulade a mis un terme à son service commandé et à mes espoirs de repartager un jour un câlin avec elle.

— C'est mieux comme ça, a-t-elle tenté de me culpabiliser.

—         Pour les psychanalyses, ai-je riposté, adresse-toi à Golden... Si c'est un conseil stratégique dont tu as besoin, essaie le Chat, il est plus habile que Dziiya.

Ce n'était pas très gentil, mais nous n'étions pas dans une période d'affection gratuite et désintéressée.

J'ai eu droit à Golden juste après. Il a été faux-cul et moralisateur au possible. J'ai été franc et cynique. Cela s'est terminé sur un couac de plus.

—         Je fais mon boulot, a-t-il cherché à conclure, en guise d'excuse.

Il ignorait que depuis quelque temps, j'avais pris les conclusions à mon compte.

—         Je sais... C'est d'ailleurs tout ce que je connais de toi. (J'ai cogné sur son front comme sur une porte.) Il y a vraiment quelqu'un, là-derrière ?

Je n'ai pas eu à attendre le Chat très longtemps ; moins de vingt-quatre heures. Il s'est efforcé d'être drôle et de dédramatiser la situation, exactement ce qui était irréalisable. Je le lui ai dit et, comme je n'avais pas de pincettes sous la main, j'ai pris un bulldozer.

—         Pour ce qui est d'opérer, tu es le meilleur, le Chat. Alors remets ton masque, tu es en train de me rater.

Un moment, je me suis demandé si Soufi allait lui aussi baisser dans mon estime, mais il s'en est bien gardé. Dziiya, en revanche, s'est offert le luxe d'une réception en hélium liquide. J'ai été expéditif.

—         Fous-moi la paix, Dziiya, et arrête de m'envoyer tes chiens de garde. Je vais mal et ça me convient très bien.

Elle n'avait pas encore ouvert la bouche, elle l'a fait très vite :

—         D'une, je ne t'ai envoyé personne. De deux, la pratique ici veut que ce ne soit pas le malade qui juge de son état. De trois, tu vas arrêter de foutre la merde dans l'équipe ou tu vas te casser.

Elle m'a planté là, incrédule, puis furax. Elle croyait pouvoir encore me manipuler ! S'il est une chose qui m'est totalement insupportable, c'est la bêtise ; et pour moi, la bêtise, c'est ne tirer aucune leçon des événements. Contre cette cécité, je pouvais lui rendre un ultime service : me tirer. Je l'ai fait.

 

*

**

 

J'ai tout de même beaucoup réfléchi, suffisamment pour que la nuit arrive et qu'elle se consume pour une bonne moitié. Puis j'ai chargé une jeep d'eau et d'essence, j'ai pris une carte, une pharmacie, une cantine, les papiers dont j'avais usé pour revenir de la lune et j'ai démarré. Soufi m'attendait cent mètres après le camp.

—         Tiens. (Il me tendait des papiers avec ma photo.) Les autres sont grillés.

Je ne savais pas quoi dire. Dans ce cas, on dit :

—         Merci.

—         Fais gaffe à toi, l'Interne. (Il m'a refilé un portefeuille plein de dollars.) Je ne peux pas faire plus. Ça, ce sont des trucs que Dziiya n'a jamais vus.

—         Merci, ai-je répété.

—         Tu as une minute ? (Il était plus attentif que gêné. J'ai hoché la tête.) Je n'ai pas toujours été très propre...

—         Je sais.

—         Ah... Dziiya ? C'est elle qui m'a montré un autre chemin, c'est pour ça que je reste. Tu comprends, j'aime ce qu'elle fait, j'aime ce qu'elle m'a fait faire. Je... C'est con... (Il est resté un moment en suspens puis a décidé d'aller jusqu'au bout.) Je n'ai pas oublié les bombes, et les pillages non plus, mais je peux me souvenir de chaque seconde passée avec Dziiya et en être heureux... Plus que fier, tu vois ? Je suis un homme très riche, l'Interne, parce que je suis mort avant de vivre :

Il ne me disait pas qu'il était reconnaissant, il me disait que lui avait de quoi l'être. Il a poursuivi.

—         Je n'ai pas cherché à te connaître. (Il me demandait de l'excuser, moi !) Je le regrette. Aujourd'hui, tu t'en vas parce que tu penses que le chemin de Dziiya ne mène nulle part. Tu te trompes, mais tu vois juste sur un point : on peut aller au même endroit par une autre voie. J'ignore laquelle, mais je sens que c'est possible. (Soufi, qui atteignait toujours son but dans le désert.) Je reste pour elle, tu comprends ?

—         Veille sur elle, ai-je dit.

Et j'ai fui avant de renoncer. Oui, je comprenais Soufi.