LXXXV

Le lendemain, un peu avant quatre heures, ils descendirent prendre le thé dans le petit salon de l'hôtel, s'installèrent près de la fenêtre qui donnait sur la terrasse et qu'elle ouvrit pour jouir de cet air si doux. Le voyant cligner des yeux, elle tira les rideaux pour atténuer la violence du soleil. La première tasse bue, elle dit qu'on se croirait en avril plutôt qu'en novembre.

Puis il y eut un silence. Pour le remplir, il lui proposa de donner des notes aux robes achetées à Cannes. La conversation démarra aussitôt et ils furent d'accord pour donner le maximum à la robe du soir dont le rose foncé était vraiment adorable. Robe du soir, pourquoi faire? pensa-t-il. Pour quelle réception, pour quel dîner prié, pour quel bal ?

On passa aux autres robes et elle en discuta avec ardeur, sans se douter de la pitié qu'il éprouvait à la voir donner si facilement dans le panneau. Comme elle hésitait entre un dix-sept et un dix-huit pour le cardigan rubis, il eut envie de la baiser sur la joue. Mais non, ils étaient des amants, condamnés aux lèvres.

Lorsque toutes les notes eurent été décernées, elle proposa une promenade le long de la mer. La mer toujours recommencée, cita-t-elle pour lui plaire. Peu sensible à ce genre de joliesses, il fit un sourire d'appréciation, puis dit qu'il avait mal à la tête. Elle pro-819

posa aussitôt de l'aspirine, se leva, prête à aller en chercher. Il refusa, dit qu'il préférait se reposer une heure ou deux, lui demanda d'aller en attendant à Saint-Raphaël acheter quelques disques. Il avait envie

d'entendre les Concertos

brandebourgeois.

—Oh, je les adore ! dit-elle en se levant de nou veau. Mais j'irai à Cannes pour être sûre de les trou ver tous les six. J'ai juste le temps, il y a un train dans quelques minutes.

Il se leva, honteux de se débarrasser de cette innocente, si ravie de se rendre utile. Enfin, il paierait en écoutant ces concertos. Pour lui donner une rumination de bonheur dans le train, il lui dit d'un ton pénétré que leur union avait été si belle tout à l'heure, chez eux. Elle leva gravement les yeux vers lui, lui baisa la main, et il eut mal de pitié, chercha quelque autre joie à lui donner, un motif d'attente, un petit but pour le retour.

—Ce soir, j'aimerais que tu essayes une fois encore devant moi les nouvelles robe, l'une après l'autre, tu es si merveilleuse dans ces robes.

Elle eut un bouleversant regard reconnaissant, aspira fort, ravivée d'être admirée, dit qu'il lui fallait se dépêcher pour ne pas manquer le train, s'élança. Il la suivit du regard qui courait de toutes ses forces, avec tant de bonne foi, la malheureuse, pour lui rapporter des disques inutiles. Enfin, il lui avait tout de même donné une occupation. Il faudrait en trouver d'autres au retour, après les essayages des robes. Déçue, ce matin, lorsqu'il lui avait appris le téléphone du Forbes renvoyant la partie de tennis. Elle était déjà en short, toute prête, si contente. Vraie, cette maladie subite de la Forbes ?

Il se rassit, but une gorgée de thé tiède, regarda l'heure. Dans le train maintenant, pensant à lui, heureuse de lui rapporter de nouveaux disques. S'extasier beaucoup ce soir lorsqu'elle essayerait les nouvelles robes.

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Un bruit de voix. Il écrasa sa cigarette, regarda par la fente des rideaux rapprochés, reconnut l'Anglaise rousse, la Forbes en excellente santé, qui faisait des grâces à une longue quinquagénaire au menton démesuré, en compagnie de laquelle elle s'assit peu après sur le canapé de rotin adossé au rebord de la fenêtre. Il se rapprocha.

Mais oui, s'exclamait Mrs Forbes, elle connaissait très bien Alexandre de Sabrán qui leur avait si souvent parlé de son oncle, le colonel, attaché militaire à Berne ! Comme le monde était petit

! Qui aurait pu penser qu'elle rencontrerait à Agay la propre tante de cher Alexandre qu'elle voyait si souvent à Rome, qu'elle adorait, qui pour elle et son mari était tout simplement Sacha dear, un garçon absolument délicieux que d'ailleurs l'ambassadeur estimait beaucoup, elle le tenait du cher ambassadeur lui-même ! Oh, dès ce soir, elle écrirait à Sacha qu'elle avait eu le plaisir de faire la connaissance de sa tante !

Ainsi donc le colonel de Sabrán suivait en ce moment les manœuvres de l'armée suisse? Comme c'était intéressant!

Évidemment, en sa qualité d'attaché militaire, il y était bien obligé, sourit-elle, suçant un sucre d'orge social. L'armée, ah comme elle adorait l'armée! soupira-t-elle, palpitant des paupières. Ah, l'armée, l'honneur, la discipline, les vieilles traditions, l'esprit chevaleresque, la parole d'officier, les charges de cavalerie, les grandes batailles, les géniales stratégies des maréchaux, les morts héroïques ! Il n'y avait pas de plus belle carrière ! Ah, si elle avait été homme ! Quoi de plus beau que de vouer sa vie à la défense de la patrie ! Car il y aurait toujours des guerres, malgré les parlotes de la Société des Nations. Et le colonel viendrait bientôt la rejoindre? demanda-t-elle avec un regard brillant de sympathie. Dans trois jours? Son mari et elle seraient ravis de faire sa connaissance et de lui donner des nouvelles fraîches de Sacha dear.

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Sut quoi, elle proposa à Mme de Sabrán de se désaltérer, s'enquit de ses préférences, convoqua de l'index un valet, commanda du Chine pour madame et du Ceylan très fort pour elle, exigea des toasts brûlants enveloppés dans une serviette, le tout sans un regard vers le domestique. L'ayant ainsi informé de sa boue originelle et qu'il n'existait que pour servir les épouses d'attachés militaires et de consuls généraux, elle se tourna poétiquement vers l'attachante colonelle et baronne. Après une brève évocation du cher Sir Alfred Tucker et de la vicomtesse Layton, âme d'élite s'il en fut, elle s'apprêta à harponner. Quel bonheur d'être à Agay, de n'être plus que physique, de pouvoir enfin faire du tennis tous les jours, libérée pour un temps de cette terrible vie mondaine, si peu intéressante en fin de compte, n'est-ce pas?

— À propos, feriez-vous une partie de tennis avec nous? Peut-

être demain à onze heures?

Mme de Sabrán accepta avec modération et un sourire étroit, consciente de l'abîme séparant la carrière diplomatique de la consulaire. Ce manque d'enthousiasme enthousiasma Mrs Forbes, lui fit sentir l'importance de sa capture, accrut sa concupiscence. Elle sourit amoureusement à Mme de Sabrán qui se leva et dit qu'elle reviendrait dans quelques instants. Sûre de son carat social, elle sortit avec importance.

De retour, girafe altière aux yeux de glace bleutée, elle toisa de loin la pouponnette rondelette qui faisait son numéro habituel dans le hall, sautant et battant des mains. D'une main posée à plat le long de sa maigre croupe, la baronne s'assura, tout comme la mère Deumc, que sa jupe était bien retombée, puis se rassit et complimenta Mrs Forbes de sa maîtrise de la langue française. À quoi la rousse répondit modestement qu'elle n'y avait nul mérite car depuis sa tendre enfance elle avait toujours parlé français avec sa gouvernante. Cette précision amena un sourire d'appro-822

bation sur les lèvres minces de Mme de Sabrán qui, après un silence, s'enquit de ce couple bizarre qui ne parlait à personne.

Qui étaient donc ces gens, d'où venaient-ils, que faisait l'homme? Le concierge lui avait dit le nom mais elle avait oublié.

— Solal? demanda Mrs Forbes, les yeux pleins d'espoir.

— Oui, c'est le nom, je me rappelle maintenant.

— À fuir comme la peste, dit Mrs Forbes avec un sourire aimant. Mais voici notre thé qui arrive, désaltérons-nous d'abord, et je vous raconterai tout ensuite, vous verrez, c'est du joli. J'ai mes renseignements de première main. Je les tiens de mon cousin Robert Huxley, conseiller à la Société des Nations, un grand ami de Sir John Cheyne que vous connaissez sûrement. (Comme elle ne le connaissait pas, Mme de Sabrán fit un visage impassible.) Bob est arrivé hier après-midi avec mon mari et passera quelques jours en notre compagnie, un garçon charmant que j'aurai plaisir à vous présenter. Oui, ces deux, à fuir comme la peste.

Il essuya la sueur de son front. Ce matin, en short de tennis, si contente, déjà prête pour le rendez-vous avec la Forbes.

Dans quoi l'avait-il embarquée? Mrs Forbes posa sa tasse vide, soupira aimablement, dit qu'il n'y avait rien de plus rafraîchissant que le thé, se cala dans le canapé, sourit d'aise et commença sa bonne action quotidienne.

—À fuir comme la peste, chère madame, redit-elle. (Elle brûlait de dire chère amie mais elle estima qu'il serait plus prudent d'attendre jusqu'à demain, à la faveur de la partie de tennis.) Le couple est irrégu lier. Irrégulier, répéta-t-elle. Mon cousin m'a docu mentée à fond. La créature est la femme d'un de ses collègues à la Société des Nations. Tout s'est su très vite, le pauvre mari ayant tenté de se suicider le jour même de la fuite des coupables. Enfin, on a pu le sau ver. Quand je pense qu'elle a eu le front de me dire 823

qu'elle est la femme de l'individu alors qu'elle a un époux légitime à Genève, bien vivant !

— Je m'étonne qu'on accepte ça ici, dit Mme de Sabrán.

— D'autant plus qu'ils ont bien été obligés de s'inscrire sous leurs vrais noms, à cause des papiers d'identité. J'ai pris mes renseignements au bureau de l'hôtel. Mais ce n'est pas tout, il y a mieux. Imaginez-vous que l'individu avait une grosse situation à la Société des Nations. Il faut dire qu'il est israélite.

— Vous m'en direz tant, dit Mme de Sabrán. Cette espèce s'insinue partout. Il y en a même deux au Quai d'Orsay. Nous vivons dans une drôle d'époque.

— Une très grosse situation, donc.

— La maffia, dit Mme de Sabrán d'un air entendu. Vraiment, plutôt Hitler que Blum. Au moins le chancelier est un homme d'ordre et d'énergie, un vrai chef. Je vous écoute, madame.

— Eh bien, j'ai été documentée par mon cousin Bob que Sir John aime beaucoup. Il y a trois ou quatre mois, l'individu a été révoqué ou plutôt forcé de démissionner, ce qui revient au même naturellement, pour conduite, comment dites-vous, disgraceful.

— Conduite infâme, dit Mme de Sabrán qui savoura sa salive. Il fallait s'y attendre, vu l'origine. Qu'a-t-il fait exactement?

— Malheureusement Bob n'a pas pu me donner de détails. Il est pourtant très renseigné en général, vu les relations personnelles tout à fait charmantes qu'il a avec Sir John et Lady Cheyne. Mais l'affaire a été tenue secrète. Il paraît que seules quelques hautes personnalités sont au courant. L'individu a commis une action si grave et si déshonorante (Mme de Sabrán approuva de la tête) qu'on a étouffé le scandale pour qu'il ne rejaillisse pas sur la Société des Nations ! Tout ce qu'on sait, c'est qu'il en a été chassé.

— À la bonne heure, dit Mme de Sabrán. Une

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affaire de trahison probablement. D'un coreligionnaire de Dreyfus, il faut s'attendre à tout. Ah, pauvre colonel Henry !

— Donc ignominieusement chassé. (Mme de Sabrán salua au passage.) Et c'est alors, d'après mon cousin, qu'il est rentré en grande hâte à Genève d'où il s'est enfui avec sa complice. Il n'est donc plus rien. A nobody. Quand je pense que cette gourgandine a eu le front hier de m'inviter à une partie de tennis! Sur son insistance, n'écoutant que mon cœur, j'ai plus ou moins accepté pour ce matin, pensant que j'avais affaire à des gens convenables, de notre milieu, présentant des garanties, ayant de la surface. Naturellement, dès que Bob Huxley nous a renseignés et édifiés, nous avons coupé les ponts. Mon mari a téléphoné ce matin à l'homme et lui a dit que j'étais souffrante.

Que voulez-vous, il est trop bon, c'est dans sa nature. Ce n'est pas pour rien que la vicomtesse Lay-ton l'appelle le consul généreux, au lieu de général ! Chère Patricia, toujours si spirituelle, avec un grain de malice !

— J'estime que la bonté ne doit pas exclure la fermeté, dit Mme de Sabrán. À la place de votre mari, j'aurais mis les points sur les i.

— Il faut dire qu'au téléphone son ton a été suffisamment significatif.

— À la bonne heure, dit Mme de Sabrán.

Les deux honorables, l'humide et la sèche, continuèrent à commenter le sujet délicieux, exprimèrent jusqu'au dernier suc le plaisir d'une mise hors la société, plaisir .accru par le sentiment d'être des impeccables, reçues et recevant. De temps à autre, communiant dans leur rectitude, elles se souriaient. On s'aime de haïr ensemble.

Lui, il songeait à son innocente, revoyait son visage animé hier lorsqu'elle était venue lui annoncer l'invitation de la Forbes.

C'était la vie revenue, l'intérêt à

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vivre. Elle avait frappé fort à la porte, était entrée en coup de vent, plus sûre d'elle, sans la componction habituelle. Et tout de suite après, un baiser profond, pour la première fois depuis des semaines. Et adorant soudain le tennis, et trouvant sympathique l'affreuse rousse. Et vite allant à Cannes pour acheter une tenue de tennis. Elle en avait rapporté deux, la pauvre, une sérieuse à short, une frivole à jupette, les avait aussitôt essayées devant lui.

Si animée qu'elle avait imité la pouponnette, avait sauté et glapi qu'elle voulait une Chrysler. Et cette nuit, ardente comme au temps de Genève. Ô force du social. Ce matin, en tenue de tennis à neuf heures, deux heures à l'avance, et essayant des coups avec sa raquette, lançant des balles imaginaires devant la glace. Et puis la sonnerie du téléphone, et les meules du social avaient commencé à tourner.

Après un nouveau sourire d'alliance en la vertu, Mme de Sabrán passa à un autre sujet agréable, à savoir le bal de charité qu'elle avait coutume d'organiser chaque année au Royal, afin de venir au secours de plusieurs chères familles pauvres d'Agay et de Saint-Raphaël, familles dont elle raconta en détail l'atroce misère, savourant de se sentir bonne et de se savoir à l'abri de tout malheur.

Oui, une charmante amie de Cannes, qui recevait beaucoup, lui fournissait chaque année une liste tenue à jour de personnes en séjour dans la région et susceptibles de s'intéresser à une action de bienfaisance. Elle allait dès demain envoyer des invitations à tout ce qu'il y avait de distingué sur la Côte d'Azur, entre autres à une Altesse Royale, actuellement à Monte-Carlo.

Faire le bien en se divertissant, quoi de mieux? Et puis, on rencontrait parfois des gens intéressants, sympathiques, dans ces bals de charité. Mais naturellement, ce n'était qu'un côté accessoire, l'important étant de faire le bien.

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Mrs Forbes s'enthousiasma, dit qu'elle adorait les bals de charité, enfin tout ce qui était philanthropie, altruisme, se pencher sur la misère. Elle se déclara donc prête à aider de son mieux Mme de Sabrán pour l'envoi des invitations. Elle se voyait déjà présentée à l'Altesse Royale.

Sur ces entrefaites, le consul général et son cousin arrivèrent, tous deux en tenue de golf. Après les présentations, dents montrées, et l'évocation de Sacha dear, le ravissant Huxley compléta le récit de sa tante, fit l'éloge du pauvre mari trompé, un fonctionnaire distingué, très travailleur, estimé de ses collègues. Il s'était assez vite remis de sa blessure, la balle ayant traversé l'os temporal sans toucher au cerveau, heureusement. Il avait dû tenir maladroitement son arme ou bien sa main avait peut-être tremblé, ce qui était bien compréhensible. Vraiment un charmant garçon qui gagnait à être connu. Depuis presque deux mois il avait repris ses fonctions au Palais et tous ses collègues avaient été si heureux de le revoir, lui avaient témoigné leur sympathie, l'avaient beaucoup entouré, beaucoup invité. Son chef aussi avait été très chic avec lui, l'avait chargé d'une longue mission en Afrique, afin de lui changer les idées, et le brave garçon était parti en avion lundi dernier pour Dakar.

Passant ensuite à son ancien chef et ponctuant chaque détail scabreux d'un sourire gourmand suivi d'une langue serpentine et malicieuse, aussitôt rentrée après preste humectation de la lèvre supérieure, il raconta que de chers amis du Quai d'Orsay, alertés par la révocation du sieur Solal pour un motif tenu secret, avaient découvert une irrégularité dans la naturalisation dudit sieur, à savoir insuffisance de délai de séjour préalable. D'où retrait de la nationalité française par décret publié dans le Journal Officiel. Un naturalisé par-dessus le marché, c'était complet ! s'indigna Mme de Sabrán. Eh bien pour une fois le 827

gouvernement républicain s'était conduit convenablement, elle ne craignait pas de le dire, bien que fille, épouse et mère d'officiers! Sans nationalité et sans profession, l'individu était socialement mort, conclut avec un dernier coup de langue l'ancien chef de cabinet et protégé de Solal.

Ayant dit, sensible qu'il était à la beauté masculine, ce que les Forbes feignaient d'ignorer puisqu'il n'y avait jamais eu de scandale, il dirigea prudemment un regard inquisiteur vers un ravissant adolescent qui rentrait, raquette sous le bras. Après un silence et pour le remplir, il mentionna le récent appel du physicien Einstein en faveur des Israélites allemands. Mme de Sabrán se cabra.

— Bien sûr, la vieille rengaine des persécutions ! Tout cela est très exagéré. Le chancelier Hitler les a remis à leur place, un point c'est tout. Et que demande ce monsieur?

— Que les frontières des divers pays soient ouvertes à ces personnes pour qu'elles puissent quitter l'Allemagne.

— Cela ne m'étonne pas, dit Mme de Sabrán, ils se tiennent tous! Charmant vraiment, ces gens ne doutent de rien, ils se croient tout permis !

— Cet appel a été d'ailleurs fraîchement accueilli par les grandes puissances, sourit le charmant Bob.

— J'espère bien ! s'écria Mme de Sabrán. C'aurait été du joli, tous ces coreligionnaires de Dreyfus venant s'installer chez nous

! Après tout, ils sont allemands, ils n'ont qu'à rester chez eux.

Et si on les y tient quelque peu à l'écart, ce n'est que justice.

Après un nouveau silence, on échangea de souriantes remarques cultivées, et l'on causa évidemment musique, ce qui permit à Mme de Sabrán de mentionner enfin une duchesse, une chère amie d'enfance, musicienne dans l'âme, avec laquelle elle se réjouissait de faire une croisière au printemps pro-828

chain. À quoi, les Forbes ripostèrent par une autre croisière en compagnie de l'inévitable Sir Alfred Tucker et de la vicomtesse Layton, ce qui permit à Huxley de dire qu'il avait rencontré la nièce de cette dernière chez une adorable et si intelligente reine en exil qu'il allait voir souvent dans sa ravissante propriété de Vevey, ce qui lui valut un regard attentif de Mme de Sabrán qui dit qu'elle espérait bien le voir à son bal de charité, ce qui amena tout naturellement cette dame à citer avec admiration une phrase de Tolstoï sur le plaisir moral d'aimer, ce qui donna l'occasion au consul général et généreux de dire la sienne et d'évoquer la dignité de la personne humaine.

Sur quoi, de nobles survols prirent leur essor. On se gorgea de réalités prudemment invisibles, et l'on se dit certains d'une vie future dans l'au-delà, les deux dames semblant tenir particulièrement à ce que leur âme durât toujours. Le tout avec force exhibitions d'incisives et de canines car il était agréable de se sentir entre personnes de même milieu, ayant les mêmes aspirations et le même idéal.

Dans sa chambre il errait avec la majesté des solitaires, s'arrêtant parfois devant l'armoire à glace, passant sa main sur son front, puis reprenant sa marche, sans cesse voyant le mari avec l'arme contre la tempe, le pauvre bougre qui avait souffert par lui, souffert au point de vouloir quitter cette vie, le petit Deume si désireux d'avancer. Oui, il avait péché contre lui, mais il était puni, paria à jamais et muré vivant dans de l'amour. Le petit Deume, lui, plein de semblables, bien inséré, bien entouré, maintenant en mission en Afrique, avec un casque colonial, important, officiel, ventre en avant. J'en suis heureux pour toi, petit Deume.

Bientôt elle serait de retour avec les disques, leurs pitoyables disques. Que faire pour la préserver? Descendre, supplier la Forbes d'inviter l'innocente une

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fois? Une seule fois, madame, pour qu'elle ne se doute pas qu'elle est rejetée à cause de moi. Après, nous partirons, nous irons dans un autre hôtel, vous ne nous verrez plus. Elle est tout ce que j'ai maintenant, je veux qu'elle continue à m'aimer.

Ayez pitié d'elle, madame, elle n'est pas juive, elle n'est pas habituée. Au nom du Christ, madame.

Folie, folie. Il aurait beau les supplier, ces deux, elles resteraient ce qu'elles étaient, sûres de leurs vérités, fortes d'être le nombre et la règle, caparaçonnées de social, sans cœur et sans gaffes et sans angoisses, et croyant en Dicù, bien sûr. Toutes les veines, et même de se croire bonnes.

Y aller tout de même? Les regarder, leur sourire, leur sourire avec des larmes, leur dire que leur temps de vie était court et qu'elles ne devaient pas le consacrera la haine? Folie, folie. Le Christ lui-même n'était pas parvenu à les changer. Assez, assez. Bientôt, elle serait de retour. Que faire pour lui cacher qu'il était un paria, un vaincu? Que faire pour la garder en amour? C'était tout ce qui leur restait, leur amour, leur pauvre amour.

Belle Du Seigneur
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