IV
Armé de sa lourde canne à corbin d'ivoire, conscient de ses guêtres claires et de ses gants jaunes, satisfait du délicieux déjeuner qu'il venait de faire à la Perle du Lac, il allait à grands pas importants, charmé de ses toxines brûlées par cette longue promenade de digestion.
Arrivé devant le Palais des Nations, il le savoura. Levant la tête et aspirant fort par les narines, il en aima la puissance et les traitements. Un officiel, il était un officiel, nom d'un chien, et il travaillait dans un palais, un palais immense, tout neuf, archimoderne, mon cher, tout le confort ! Et pas d'impôts à payer, mur-mura-t-il en se dirigeant vers la porte d'entrée.
Ennobli de sociale importance, il répondit au salut de l'huissier par un hochement protecteur et s'engagea dans le long couloir, humant la chère odeur d'encaustique et saluant avec féminité tous supérieurs rencontrés. Entré dans l'ascenseur, il se contempla dans la glace. Adrien Deume, fonctionnaire international, confia-t-il à son image, et il sourit. Oui, géniale, cette idée qui lui était venue hier de fonder une société de conférences littéraires. Ce serait le bon truc pour augmenter son capital de relations. Dans le comité d'honneur, toutes les huiles du Secrétariat, décida-t-il en sortant au quatrième étage. Oui, avoir des contacts
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avec des huiles à l'occasion de trucs non administratifs, des trucs un peu mondains et artistiques, c'était le joint pour arriver à des rapports personnels. Offrir la présidence d'honneur au grand patron avec qui il aurait des entretiens fructueux. Et plus tard, devenu intime, action astucieuse en vue de promotion au grade A !
—Et la vice-présidence d'honneur au Solal de mes fesses ! ricana-t-il en poussant la porte de son bureau.
Aussitôt entré, son premier regard fut, comme toujours, pour la caissette des entrées. Nom de Dieu, quatre nouveaux dossiers! Seize en tout avec les douze d'hier ! Et tous pour action ! Pas un seul pour information ! Charmante réception pour quelqu'un qui revenait de congé de maladie. Oui, d'accord, certificat de complaisance, mais enfin Vévé n'en savait rien, croyait qu'il avait été vraiment malade ! Quel manque d'humanité
! Salaud de Vévé ! (Son chef, le jonkheer Vincent van Vries, directeur de la section des mandats, signait ses notes de ses initiales. Entre eux, ses subordonnés l'appelaient donc Vévé.)
—Cochon ! cria-t-il à son chef.
Après avoir ôté ses gants de pécari et son manteau marron pincé à la taille, il s'assit et examina aussitôt les quatre nouveaux venus, l'un après l'autre. Si le travail subséquent sur un dossier lui était douloureux, la première prise de contact lui en était agréable. Il aimait à en suivre les péripéties et les voyages sur les minutes de gauche où s'échangeaient les brèves correspondances de collègue à collègue; à déceler, sous les formules courtoises, des ironies, des aigreurs, des hostilités; ou même, plaisir raffiné, à deviner et déguster ce qu'il appelait des crasses ou des coups de Jarnac. Bref, l'arrivée de nouveaux dossiers, aussitôt feuilletés avec avidité, lui apportait un peu d'air du dehors, était un événement piquant, une distraction,
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une diversion, et en quelque sorte la visite de touristes de passage à un solitaire cafardeux en son île déserte.
La lecture du quatrième dossier terminée, il s'offrit le plaisir de mettre en marge de la minute, devant une faute grammaticale d'un membre A, un point d'exclamation anonyme et vengeur. Il referma le dossier, soupira. Fini, le plaisir.
— Au travail ! annonça-t-il, son veston du dehors dûment remplacé par un vieux aux manches lustrées.
Avec les dents de devant, pour s'amuser, il croqua un morceau de sucre, puis saisit ses lunettes par la barre de liaison, les ôta d'un geste brusque pour ne pas en déformer les branches, en essuya les verres avec la peau de chamois qu'il gardait dans une tabatière d'écaillé, les chaussa, s'empara d'un dossier sans en regarder le titre, l'ouvrit. Pas de veine, c'était le Syrie (Djebel Druze), un dossier antipathique. Barrage mental pour le moment. À reprendre tout à l'heure. Il le referma, se leva et alla faire un brin de causette chez Kanakis avec qui il échangea de prudentes médisances sur Pei, le Chinois récemment promu A.
De retour quelques minutes plus tard, il rouvrit le Syrie (Djebel Druze), se frotta les mains, prit une provision d'air.
Allons, au travail ! Il salua la solennelle décision en déclamant les vers de Lamartine.
ô travail, sainte loi du monde, Ton mystère
va s'accomplir, Pour rendre la glèbe
féconde, De sueur il faut l'amollir.
Lutteur se préparant au combat, il retroussa ses manches, se pencha sur le Syrie (Djebel Druze), le referma. Non, décidément, il n'avait pas d'atomes crochus avec ce dossier. À
revoir ultérieurement lorsqu'on serait dans l'état d'esprit adéquat ! Il le fourra dans le dernier tiroir de droite, qu'il appelait le purga-57
toire ou encore la léproserie, réceptacle des dossiers écœurants dont il ne s'occupait que les jours de courage.
—Au suivant de ces messieurs! Au petit bon heur ! Pas de préférences !
Le second dossier, pris au hasard, se trouva être le N/600/300/42/4, Correspondance avec l'Association des Femmes juives de Palestine, déjà feuilleté la veille. Toujours à se plaindre de la Puissance mandataire, celles-là ! Mince de culot, vraiment ! Il y avait tout de même une différence entre une association de youpines et le gouvernement de Sa Majesté Britannique! Les faire attendre un mois ou deux, ça leur apprendrait. Ou même ne pas leur répondre du tout ! Aucun danger, c'était du privé. Allez, hop, au cimetière ! Il lança le maigre dossier dans le dernier tiroir de gauche, réservé aux travaux qui pouvaient être oubliés à jamais et sans risque.
Il s'étira en gémissant, sourit à la montre-bracelet achetée le mois dernier mais toujours nouvelle à son cœur. Il l'examina à l'endroit et à l'envers, en frotta le verre, l'aima d'être parfaitement étanche. Neuf cents francs suisses, mais ça valait le coup.
Encore plus belle que celle de Huxley, le snob qui ne vous saluait qu'une fois sur deux. Il s'adressa en pensée à son copain de Bruxelles, ce pauvre licencié es lettres de Vermeylen qui en ce moment enseignait la grammaire à des moutards, moyennant un traitement de famine, quelque chose dans les cinq cents francs suisses.
—Dis donc, Vermeylen, regarde-moi un peu cette montre-bracelet, une Patek Philippe, la meilleure marque suisse, mon vieux, chronomètre de première classe, mon cher, avec bulletin officiel de marche, et sonnerie de réveil, tu vois, si tu veux je te la fais son ner, et cent pour cent étanche, tu peux te baigner avec, tu peux même la savonner si ça te fait plaisir, et 58
pas du plaqué or, de l'or massif, dix-huit carats, tu peux vérifier le poinçon, deux mille cinq cents balles suisses, mon vieux !
Il eut un petit ricanement de plaisir et pensa avec sympathie à ce brave Vermeylen et à sa grosse montre en acier. Pas veinard, le pauvre Vermeylen, brave type vraiment, il l'aimait bien. Dès demain, il lui enverrait une grande boite de chocolats fins, le plus grand format. Vermeylen serait ravi de les déguster en compagnie de sa pauvre tuberculeuse de femme dans leur sombre petite cuisine. C'était agréable de faire le bien.
Il se frotta les mains à la pensée du plaisir qu'aurait Vermeylen, ouvrit un autre dossier.
— Zut, encore l'accusé Cameroun !
Increvable, cet accusé ! Il en avait marre d'accuser réception de ce mémoire du gouvernement français sur des histoires de trypanosomiase au Cameroun ! Il s'en foutait bien des bicots du Cameroun et de leur maladie du sommeil ! Et pourtant c'était urgent, cet accusé, il s'agissait d'un gouvernement.
Faudrait le concocter aujourd'hui sans faute. Il y avait des semaines qu'il traînait, ce sacré dossier. C'était la faute à Vévé qui le lui avait retourné un tas de fois, pour corrections. Et chaque fois il avait fallu tout refaire. La dernière fois à cause des en ce qui concerne. Depuis que le chef de cabinet du S.G.
avait dit à van Vries qu'il n'aimait pas les en ce qui concerne, Vévé faisait la chasse aux en ce qui concerne. Mentalité d'esclave ! Qu'est-ce qu'il voulait, cette fois? Il lut la note de son chef sur la feuille-minute. «M. Deume. Veuillez modifier le dernier paragraphe de votre projet. Il contient quatre fois le mot de. De quoi aurions-nous l'air vis-à-vis du gouvernement français? V.V.» Il relut le dernier paragraphe : «J'ai l'honneur de vous en remercier très sincèrement et de vous prier, Monsieur le Ministre, d'agréer les assurances de ma haute considération. »
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—Oui, évidemment, reconnut-il. Salauds de bicots du Cameroun! Qu'ils crèvent tous de leur maladie du sommeil et qu'on n'en parle plus !
Languissant et tristement rêveur, la tête affalée de côté sur la table, les yeux blancs, il ouvrit et referma à plusieurs reprises le dossier ennemi, chaque fois mélancoliquement prononçant un très gros mot. Enfin, il se redressa, relut le paragraphe à refaire, gémit.
Bon, d'accord, on allait s'y mettre tout de suite.
—Tout de suite, bâilla-t-il.
Il se leva, sortit, se dirigea vers le havre des toilettes, petit passe-temps légitime. Pour y justifier sa présence, il tenta puis feignit de les utiliser, debout devant la faïence ruisselante. Cela fait, il alla se regarder dans la grande glace. Le poing sur la hanche, il s'y aima.
Ce complet à petits carrés marron clair faisait vraiment épatant et le veston dessinait bien la taille.
—Adrien Deume, homme chic, confia-t-il une fois de plus à la glace tout en peignant tendrement ses cheveux chèrement lotionnés chaque matin à l'eau de quinine.
Il alla d'un pas guerrier. Passant devant le bureau de van Vries, il ne manqua pas d'informer son supérieur hiérarchique, à voix basse et en termes dépourvus de distinction, que ce salaud était le fils d'une femme de mauvaises mœurs. Content de lui-même, il fit un rire étouffé de cancre, un succédané de rire, un condensé et symbole de rire qui consistait, lèvres closes, à racler son arrière-nez. Puis, comme la veille, il entra dans un des patenôtres, ascenseurs sans portes, en mouvement perpétuel de descente et de montée, précieuse ressource pour les fonctionnaires qui s'ennuyaient. Arrivé au cinquième étage, il sortit et prit l'ascenseur de descente. Au rez-de-chaussée, il sortit d'un air affairé et s'en fut prendre l'ascenseur de montée.
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De retour dans sa cage, il décida de rattraper le temps perdu.
Pour se mettre en train, il exécuta consciencieusement des mouvements de gymnastique respiratoire. (S'aimant beaucoup, il était à l'affût de perfectionner sa chère santé, adorait les fortifiants qui se succédaient à quelques semaines d'intervalle, le dernier étant tellement plus efficace que le précédent vite tombé dans l'oubli. C'est ainsi qu'il se bourrait actuellement d'un tonique anglais dont il disait merveilles. «Ce Metatone est formidable, déclarait-il à sa femme, je me sens transformé depuis que je le prends.» Deux semaines plus tard il devait abandonner le Metatone en faveur d'un miraculeux complexe de vitamines. À peine changée, la formule devint: «Ce Vitaplex est formidable, je me sens transformé depuis que je le prends. »)
— Parfait, dit-il à la vingtième et dernière expiration.
Félicitations, mon cher. Et maintenant, au boulot, mon petit vieux !
Mais auparavant un coup d'œil sur la Tribune, juste pour se tenir au courant. Bien dressé, le vieil huissier, de lui apporter la Tribune et Paris-Soir tous les jours à quatre heures recta ! Eh oui, il était comme ça, lui, il savait se faire obéir ! Il ouvrit le journal genevois du soir, en marmonna les titres. Élections belges, nouvelle victoire du parti rexiste. Parfait. Degrelle était un type épatant. Oui, il se sentait des atomes crochus avec Degrelle qui débarrasserait bientôt la Belgique de la maffia judéo-maçonnique. Esprit dissolvant, ces Juifs. Ce Freud, avec ses théories à la noix de coco, on ne savait plus où on en était ! Bon, maintenant au travail !
Il s'assit devant son bureau, remplit d'essence son briquet qui n'en avait nul besoin, ayant déjà reçu son plein la veille, mais il aimait ce petit compagnon, se plaisait à l'entourer de soins.
Ce passe-temps épuisé, il se regarda de nouveau dans son miroir de poche
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pour avoir une compagnie. Il aima son rond visage enfantin, ses yeux bleus convaincus qu'encadraient les grosses lunettes à monture d'écaillé, approuva sa petite moustache en pinceau et sa barbe en collier courte et soignée, une barbe d'intellectuel en somme, mais d'intellectuel artiste. Parfait. La langue, chargée?
Non, normale, rose à souhait. Parfait.
— Pas mal, le sieur Deume. Bel homme vraiment, elle n'a pas à se plaindre, la légitime.
Il referma le miroir dans son étui de crocodile, bâilla. Mardi aujourd'hui, jour lugubre, jour sans espoir. Encore trois jours et demi à tirer. Pour se consoler, il considéra sa montre-bracelet.
Entre quatre murs, sûr du secret, il lui donna un petit baiser.
Chouchou, lui dit-il. Puis il pensa à Ariane. Eh oui, il était le mari d'une belle femme, il avait le droit de la toucher partout, la poitrine, le bas du dos, comme il voulait, quand il voulait. Une belle femme rien que pour lui. Vraiment, ça avait du bon, le mariage. Oui, ce soir, sans faute. Enfin, pour le moment, au travail, puisque c'était la sainte loi du monde. Par quoi commencer? Oh nom de Dieu, il avait complètement oublié, le mémo britannique, bien sûr, puisque commentaires d'extrême urgence ! Salaud de Vévé ! Toujours des urgences ! Il feuilleta l'épais document. Deux cents pages, les cochons ! Ils en avaient du temps à perdre au Colonial Office! Quelle heure? Bientôt quatre heures vingt. Plus qu'une heure et quarante minutes jusqu'à six heures. En une heure et demie plus ou moins il n'aurait pas le temps de lire deux cents pages simple interligne. Ce qu'il aimait, lui, c'était d'avoir une belle tranche de temps devant lui, quatre heures au moins pour pouvoir en mettre vraiment un coup, et savoir qu'il pourrait terminer ce qu'il avait commencé, bref faire du boulot sérieux. D'ailleurs, c'était nécessaire de la lire d'un seul coup, cette saloperie, pour avoir une vue d'ensemble.
D'ailleurs quoi, extrême urgence, même sou-
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ligné, ça ne voulait pas dire le jour même. Deux cents pages, nom de Dieu ! Perfide Albion ! Bon, on lirait la saloperie demain matin, d'un seul trait !
—Promis et juré, demain matin sans faute ! À partir de neuf heures tapantes, tu verras ça, mon vieux ! Ah là là, quand le nommé Deume s'y met, ça barde et ça fait trembler les vitres !
Il referma le mémorandum britannique. Mais l'épaisseur lui en étant attristante, il l'enferma dans la léproserie, fit claquer sa langue. Pour cette fin d'après-midi, il lui fallait un travail léger, quelque chose de rafraîchissant. Voyons un peu. L'accusé de réception Cameroun? Non, trop peu de chose parce qu'il avait tout de même plus d'une heure devant lui. Réserver le Cameroun pour un bouche-trou plutôt. Oui, mais cet accusé Cameroun était urgent aussi. Bon, on préparerait ça tout à l'heure.
—Oui, tout à l'heure, dit-il avec un accent bourguignon pour se désennuyer, tout à l'heure, quand on sera dans l'attitude intérieure appropriée.
Mais ce mémo britannique enfermé, il serait capable de l'oublier ! Or, c'était une toute première priorité. Eh là, pas de blague ! Il ouvrit la léproserie, en sortit le mémorandum, le déposa courageusement dans la corbeille des urgents, s'en félicita. Ça, c'était tout de même la preuve qu'il était de bonne foi, fermement décidé à s'occuper de ce mémo demain à la première heure. Peu après il en atténua la désobligeante présence en le recouvrant de sa Tribune de Genève.
Rasséréné, il bourra sa pipe, l'alluma, tira une bouffée.
Excellent, ce mélange hollandais, très aromatique, en envoyer à Vermeylen. Tout en tétant le tuyau, il fit des calculs sur un bloc-notes et se plut à convertir les francs-or de son traitement en francs belges, puis en francs français, pour en mieux savourer l'importance. Formidable, en somme, ce qu'il gagnait! Dix fois plus de pèze que le sieur Mozart !
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(Le ricanement qui suivit requiert explication. La veille de son départ en congé de maladie, il avait lu une biographie de Mozart et il avait été vivement intéressé par le chapitre consacré aux pauvres gains du compositeur, mort dans la misère et jeté dans la fosse commune des indigents. Après une enquête auprès de la section économique sur le pouvoir d'achat de diverses monnaies européennes entre 1756 et 1791, il en était venu à la conclusion que lui, Adrien Deume, gagnait dix fois plus d'argent que l'auteur des Noces de Figaro et de Don Juan.)
—Pas débrouillard, en somme, le sieur Wolfgang Amadeus! ricana-t-il de nouveau. C'est pas lui qui aurait pu se payer une montre de neuf cents balles suisses !
Lancé, il fit de nouveaux calculs. Un membre A à son plafond gagnait seize fois plus que Mozart, un premier secrétaire d'ambassade idem, un directeur de section vingt fois plus que Mozart, un ministre plénipo idem, enfin à peu près, et un ambassadeur quarante fois plus que Mozart ! Quant à Sir John, nom d'un chien, cinquante fois plus que Mozart, si on tenait compte des frais de représentation ! En somme, le secrétaire général de la Société des Nations gagnait plus que Beethoven, Haydn, Schubert et Mozart réunis! Quelle institution tout de même, la Société des Nations ! Ça vous avait une allure !
De plaisir, il sifflota un air sublime du pas débrouillard dont une symphonie avait été, la veille, respectueusement écoutée puis avec ferveur applaudie par la bande des débrouillards, membres B et membres A, directeurs de section, ministres et ambassadeurs, tous mélomanes mais malins.
—Bref, mon vieux Mozart, tu es baisé, conclut-il.
Bon, d'accord. Et maintenant, occupons-nous un peu de nos rapports sociaux.
Oui, un coup de fil à cette chère Pénélope, épouse 64
Kanakis, ça se devait. D'ailleurs, d'après le guide mondain, il fallait remercier le lendemain du dîner. Ainsi fit-il. Le téléphone à la Kanakis terminé, il soupira. Ah là là, cette Ariane qui le forçait à raconter des blagues de migraine parce qu'elle ne gobait pas les Kanakis, des amis charmants pourtant Bon, maintenant un coup de fil soigné à Mme Rasset qui n'était pas de la crotte de bique, fille du vice-président du Comité international de la Croix-Rouge! Ça avait bien marché hier soir avec elle chez les Kanakis. Ça, pour lui plaire, il lui avait plu, c'était visible à l'œil nu. N'empêche qu'il y avait quatre mois que les Ras-set ne leur avaient pas fait signe, et pourtant ils avaient beaucoup reçu ces mois derniers, un tas de gens intéressants, même une princesse, d'après Kanakis. Tout ça, bien sûr, parce qu'on ne leur avait pas rendu leur dîner. D'où représailles, et ils avaient bien raison au fond.
Du moment que les Deume ne leur faisaient pas connaître des gens intéressants, pourquoi est-ce qu'ils en feraient connaître aux Deume? Tout ça, c'était la faute d'Ariane qui ne les gobait pas non plus. Il fallait d'urgence rétablir la situation avec les Rasset, précieux au point de vue capital mondain.
Il composa le numéro, racla sa gorge, se prépara à avoir un accent distingué.
— Madame Rasset? (Puis, d'un ton très doux, feutré, calfeutré, confidentiel, ecclésiastique, soigneux, insinuant, pénétrant, qu'il imaginait être le summum du charme mondain, il s'annonça :) Adrien Deume. (Il était inexplicablement fier de son nom.) Bonjour, chère petite madame, comment allez-vous ?
Bien rentrée hier soir? (Avec une intention de flirt :) Avez-vous fait de jolis rêves? Y figurais-je? (Il sortit sa langue effilée, puis la rentra, d'un mouvement vif; comme il en avait l'habitude lorsqu'il faisait le mondain spirituel.) Et caetera. Il raccrocha, se leva, boutonna son veston, se frotta les mains. Ça y était ! Les Rasset à dîner 65
mardi vingt-deux mai! Parfait, parfait. Eh oui, ça marchait rudement bien, les rapports sociaux ! Ascension foudroyante mon cher! Très relationnés, les Ras-set! Adrien Deume, lion mondain! s'écria-t-il et, de bonheur, il se dressa d'un trait, pirouetta, s'applaudit, s'inclina pour remercier, se rassit. Par lui-même charmé, il se redit les phrases fines et cultivées qu'il avait servies à la petite Rasset et de nouveau sa langue surgit en rouge éclair, aussitôt cachée après preste humectation de la lèvre supérieure.
Parfait, félicitations. Maintenant, songer à inviter d'autres couples s'harmonisant avec les Rasset Les Kanakis en tout cas.
C'était dû. Vévé aussi, se tenir bien avec ce salaud. Pour les autres couples, on verrait ça ce soir à la maison en consultant les fiches d'adresses. En somme, une bonne idée serait de mettre sur ces fiches des cavaliers de couleurs différentes selon l'importance sociale. Par exemple, des cavaliers rouges sur les fiches des gens vraiment chic. Ça faciliterait la composition des invitations. Les rouges rien qu'avec des rouges, les bleus rien qu'avec des bleus. Si un B était promu A, il n'y aurait qu'à enlever le cavalier bleu et mettre un rouge à la place, et lorsque le fichier aurait une majorité de cavaliers rouges, on se débarrasserait des fiches à cavaliers bleus. Au panier, les bleus !
— Bon, assez perdu de temps. Au boulot, maintenant. Mais d'abord un petit tour, juste deux minutes pour se dégourdir les jambes et s'aérer les méninges, avant de s'y remettre.
Dans le parc, se joignant à un groupe de quatre collègues sortis dans le même but, il prit aussitôt part à la conversation qui porta sur les trois sujets capitaux. Il fut d'abord question de succulents projets de voyage pour les vacances proches, communiqués et écoutés avec un égal intérêt par les cinq fonctionnaires communiant en un ravissant sentiment de caste et d'alliance dans le privilège. Ensuite, affectueux complices 66
en veinardise et s'aimant de partager une même vie de confort, ils s'informèrent réciproquement, optimistes et charmés, de la marque déjà choisie de leur prochaine voiture.
Enfin, passant au dernier sujet, ils discutèrent avec ardeur des promotions injustes qui pointaient à l'horizon. Garraud, un B de la section économique, parla du concours sur titres qui venait d'être affiché pour un poste A. Les qualifications requises, en matière de nationalité et de connaissances linguistiques, étaient telles qu'il était clair comme le jour que le concours avait été fabriqué tout exprès pour Castro, le Chilien B de la section. On s'indigna.
Cousu de fil blanc, ce concours ! Et naturellement, tout ça parce que Castro était le petit chéri de sa délégation ! Dégoûtant, pur favoritisme ! s'écria Adrien. Sur quoi, Garraud déclara que si vraiment Castro était nommé, il demanderait illico son transfert dans une autre section ! Être sous les ordres d'un Castro, non et non ! Parfaitement, son transfert ! Ils n'auraient qu'à se débrouiller sans lui !
— Messieurs, je vous quitte, dit Adrien. Le devoir avant tout.
J'ai un gros boulot qui m'attend.
De retour dans son bureau, il considéra ses ongles, soupira.
Un incapable comme Castro ! Il ricana en se rappelant un projet de lettre que cet ignorant avait commencé par un Vous n'êtes pas sans ignorer et terminé par un pallier à ces inconvénients !
Et on allait faire de ça un membre A, avec fauteuil de cuir, bibliothèque vitrée fermant à clef et tapis d'Orient ! Décidément on aurait tout vu dans cette boîte.
Puisant de temps à autre dans la boîte de fondants sortie de la léproserie, il médita rêveusement sur l'achat d'un monocle.
Huxley avait un chic fou avec son monocle. Tant pis si c'était moins commode que des lunettes, il pourrait s'y habituer.
Seulement voilà, comment faire avaler le verre par les collègues?
En le voyant débarquer tout à coup avec, ils rigoleraient, 67
surtout les premiers jours. Huxley, ce n'était pas la même chose, on l'avait toujours vu avec un monocle, dès son entrée au Secrétariat, et puis quoi, c'était un parent de Lord Galloway.
Heller aussi faisait rudement chic avec son monocle. Ils en avaient de la veine, ces deux. D'après Kanakis, Heller était baron, un ancêtre ayant été anobli par l'empereur d'Autriche. Baron de Heller. Baron Deume, c'est ça qui ferait bien, hein?
— Faudrait trouver un joint pour faire digérer le monocle.
Dire que l'oculiste a trouvé que je ne vois mal que de l'œil droit?
Peut-être, oui, mais c'est prématuré. Attendre que je sois A, j'aurai plus de culot. Et puis d'ailleurs un monocle, ça risquerait de déplaire à ce Solal de mon derrière. Comment est-ce qu'il a fait, celui-là, pour se faire bombarder sous-secrétaire général? Un youpin né en Grèce et naturalisé français, c'est du propre ! Évidemment, la confrérie du sécateur! En tout cas si vraiment c'est vrai que Castro va être promu A, par pur et ignoble piston, je réagirai ! Grève perlée, parfaitement !
Réduction de cinquante pour cent de ma production !
Après le dernier fondant, il émit un petit hennissement de plaisir. Après-demain, séance d'ouverture de la dixième session de la Commission permanente des mandats ! Il aimait ça, les sessions de la C.P.M. Plus besoin de rester enfermé dans son bureau, on assistait aux débats, on était en pleine politique avec intrigues de couloir, tuyaux confidentiels, et puis Vévé ne vous embêtait plus avec des projets de lettres, ne vous envoyait plus de dossiers, on ne s'occupait plus que de la commission, c'était amusant, ça faisait théâtre, allées et venues, vite chercher un document, revenir s'asseoir à la droite de Vévé, dire un mot à l'oreille d'un bonze de la commission, faire des sourires entendus, apprécier un coup de Jarnac, et puis surtout causer d'égal à égal, enfin presque, avec les délégués
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pendant les suspensions de séance, les mains dans les poches, aller redire à Vévé telle confidence de tel délégué, enfin la grande politique. Pas mal sa combine concernant Garcia. Le coup de génie, c'était de s'être procuré la dernière plaquette de poèmes du délégué argentin et d'en avoir appris un par cœur.
— Monsieur l'ambassadeur, je prends la liberté de vous dire combien j'ai admiré les Galions du Conquistador, et là alors lui réciter sa saloperie, la réciter les yeux baissés, genre émotion, ça fera sincère, bref une bonne couche de pommade et que l'Académie française s'est honorée en le couronnant et caetera.
Il aime ce que je lui dis, on parle littérature, on se revoit, on déjeune ensemble, et à la troisième rencontre je lui glisse que je plafonne B ! Il en parle à Sir John et le tour est joué!
Il fit un ricanement théâtral de traître victorieux, puis posa son front sur la table et gémit, puis se redressa et ouvrit le dossier Cameroun. Les yeux vagues, il le feuilleta tout en chantonnant des bâillements, puis le referma, sortit son briquet, le fit fonctionner. Est-ce que la flamme n'était pas un peu courte ? Il examina la mèche, estima non sans regret qu'elle avait la bonne longueur, sortit ensuite la pierre de ferrocérium, la trouva bien usée, en mit une neuve, chantonna. C'était agréable d'avoir une pierre toute neuve dans son briquet. Tu peux pas te plaindre, je te soigne bien, dit-il au briquet. Puis il fronça les sourcils. Eh non, ce n'était pas sûr que ça réussirait son truc avec Garcia, pas sûr du tout.
En somme, la seule protection efficace, c'était l'intervention d'une huile de la maison. Eh oui, les huiles savaient comment manier la machinerie des promotions, les trucs du budget, les combines de virements de postes d'une section à l'autre, et ainsi de suite. Et l'huile la plus appropriée, c'était le Solal qui décidait de tout dans cette boite. En cinq minutes, ce cochon-69
là pouvait vous transformer en A. Ah là là, dire que son sort dépendait d'un youpin !
—Comment le faire intervenir en ma faveur?
Il prit sa tête entre ses mains, appuya de nouveau son front sur la table, resta longtemps immobile, son nez respirant l'odeur déprimante de la moleskine. Soudain, il se redressa. Héhé, s'écria-t-il à l'apparition de l'idée qui venait de surgir. Héhé, s'il allait se balader aux alentours du cabinet du sous-secrétaire général? S'il s'y postait assez longtemps, il finirait bien par le voir passer. Alors, il le saluerait et, qui sait, le youp s'arrêterait peut-être cette fois, et on échangerait des propos.
—D'accord, je suis d'accord, c'est à tenter. La décision est prise, messieurs, déclara-t-il en se levant et en boutonnant son veston avec énergie.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Il se recoiffa, peigna son collier de barbe, se regarda dans son miroir de poche, perfectionna sa cravate, déboutonna son veston, en tira les pans, le reboutonna et sortit, en proie à un grand sentiment vague.
—Struggle for life, murmura-t-il dans l'ascenseur.
Débarqué au premier étage, il s'offrit une crise morale. Etait-ce digne dé se balader dans l'espoir de rencontrer le sous-secrétaire général? Sa conscience lui répondit aussitôt que c'était son devoir de lutter. Il y avait des types qui étaient A et qui ne le méritaient pas. Lui, il le méritait. Par conséquent, en essayant d'attirer sur lui l'attention du S.S.G., il luttait pour la justice. Et puis, s'il était promu A, il pourrait rendre de plus grands services à la cause de la Société des Nations car alors il serait sûrement chargé de missions vraiment politiques, de tâches à sa taille. Et puis, avec un traitement plus élevé, il pourrait faire le bien autour de lui, donner un coup de main à ce brave Vermeylen. Et puis quoi, il s'agissait de l'honneur de la Belgique.
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En règle avec sa conscience, il fît les cent pas dans le couloir, s'assurant de temps à autre de la décence de son pantalon. Tout à coup, il s'arrêta. Si on le surprenait à se balader, les mains vides, de quoi aurait-il l'air? Il courut à son bureau, en revint tout essoufflé, un gros dossier sous le bras, ce qui faisait sérieux, occupé. Oui, mais se balader lentement faisait oisif. Il alla donc d'un pas vif d'une extrémité du couloir à l'autre. Si le S.S.G.
apparaissait, eh bien il ferait celui qui se rend en hâte chez quelque collègue, le dossier justificateur sous le bras. Oui, mais si le S.S.G.
le surprenait au moment délicat où, arrivé au bout du couloir, il faisait demi-tour pour aller en sens inverse ? Selon le calcul des probabilités, peu de risques. D'ailleurs, s'il était surpris durant la seconde périlleuse du demi-tour, il trouverait bien une explication. Oui, voilà, il dirait qu'il avait changé d'avis, qu'avant d'aller voir X, il avait pensé qu'il était préférable de consulter Y.
Il commença ses allées et venues frénétiques. Transpirant, il espérait
— Oh, bonjour Rianounette, quelle bonne surprise, comme c'est gentil de me téléphoner. Pardon, chérie, un instant. (Il feignit de s'adresser à un collègue censément entré dans son bureau et dit d'une voix hautaine et la bouche près du récepteur pour être bien entendu par sa femme : Je regrette, mon cher, je n'aurai pas le temps de vous recevoir aujourd'hui. Si j'ai un instant de libre demain, je vous ferai signe.) Excuse-moi, chérie, c'était Huxley qui venait me demander un renseignement, tu sais c'est le type qui s'en croit, mais avec moi ça ne prend pas. (Huxley, le chef de cabinet de Solal, était l'Anglais le plus chic et le plus insolent du Secrétariat. Adrien l'avait choisi comme victime parce qu'il était sûr, hélas, de n'être jamais invité chez Huxley. Il n'y avait donc nul risque qu'Ariane s'aperçût qu'il pouvait, en d'autres circonstances, être très aimable avec ce snob.) Alors
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chérie, quel bon vent m'apporte ta délicieuse voix? (Coup de langue effilée, sortie et aussitôt rentrée, tic imité de Huxley.) Tu veux venir me voir? Mais c'est magnifique, j'en suis ravi !
Voyons, il est maintenant quatre heures cinquante. Prends la voiture et tâche de venir tout de suite, hein? Je te montrerai ma petite Brunswick, tu sais, je t'en avais parlé, la meule à crayons perfectionnée que j'avais commandée au matériel avant le départ pour Valescure, le messager vient de me l'apporter. Je ne l'ai pas encore essayée mais je crois qu'elle est assez formidable.
Pas de réponse, elle avait déjà raccroché. Il essuya ses lunettes. Drôle de numéro, sa Rianounette, mais quel charme, hein? Oui, baisemain quand elle entrerait, ça ferait délicat et chic. Ensuite, lui faire signe de s'asseoir, avec un geste un peu Quai d'Orsay. L'embêtant, c'était que sa main n'indiquerait qu'une chaise ordinaire au lieu d'un fauteuil de cuir. Ah là là, vous n'êtes pas sans ignorer! Et pallier à des inconvénients !
Enfin, patience.
— Quoi? Mais mon vieux, moi j'y peux rien, j'ai fait de mon mieux pour le rencontrer, ce Solal de malheur non moins que de mes fesses. Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse, c'est pas ma faute si ce sacré cochon de Huxley est passé devant moi en me regardant d'un drôle d'air, forcément se demandant ce que je fichais là avec mon gros dossier. Alors, qu'est-ce tu veux, j'ai dû partir, il y avait rien d'autre à faire. Je recommencerai demain, quoi. Bon, d'accord, fous-moi la paix, et puis d'ailleurs, c'est pas tout ça, faut encore voir comment se comporte notre petite Brunswick. Viens, ma chérie.
Non sans émotion, il introduisit le premier crayon dans l'orifice, tourna délicatement la manivelle, en aima le roulement huilé, retira l'opéré. Parfaite, cette pointe. Une bonne petite travailleuse, cette Brunswick, on ferait bon ménage ensemble.
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—Je t'adore, lui dit-il. Et maintenant au suivant de ces messieurs! annonça-t-il en s'emparant d'un autre crayon.
Quelques minutes plus tard, le téléphone sonna. Il retira le septième crayon de la meule et décrocha. C'était l'huissier de la porte principale qui demandait si madame Adrien Deume pouvait monter. Il répondit qu'il était en conférence et qu'il téléphonerait dès qu'il serait libre. Le récepteur raccroché, il sortit le bout de sa langue, le rentra aussitôt. Ça faisait bien d'être en conférence et de la faire un peu attendre !
—En conférence, articula-t-il souverainement, et il remit le crayon dans la meule, donna trois tours, le sortit, l'examina, le trouva à point, s'en picota la joue pour en déguster l'acuité. Une merveille. On continuerait demain. Bon, les préparatifs, maintenant. Il mit à la bonne place la chaise où elle s'assiérait.
Hélas, humble et inconfortable, cette chaise, squelettique, cette chaise, faisant petit fonctionnaire ! Et le Castro qui allait s'appuyer un fauteuil de cuir pour visiteurs ! — Bon, refaisons-nous une beauté, et tout d'abord chassons toutes pellicules éventuelles.
Son miroir de poche posé contre le Statesman's Year Book, il brossa le col de son veston, puis son collier de barbe, lissa ses sourcils, serra sa cravate, inspecta ses ongles, les déclara propres, scruta ses rondes joues, découvrit un comédon.
—On va le presser, ce petit salaud.
Le petit salaud extirpé, il le considéra avec satisfaction puis s'en débarrassa en l'écrasant sur le buvard. Après un coup de chiffon sur ses souliers, il vida le cendrier dans la corbeille à papier, souffla sur son bureau, ouvrit trois dossiers pour faire occupé, recula son fauteuil. Oui, un peu loin du bureau, de manière à pouvoir croiser les jambes. Enfin, il introduisit son mouchoir dans sa manche gauche, comme Huxley. Ça faisait Oxford, élégance négligente, un
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peu pédé, mais pédé chic. Paré, on pouvait la faire monter, la conférence était terminée. Non, en somme non, ne pas téléphoner à l'huissier, descendre la chercher, ce serait plus galant, plus Foreign Office. Et puis on pourrait lui faire visiter le Palais puisque c'était la première fois qu'elle y venait depuis que le Secrétariat s'y était installé. Elle serait épatée.
— Adopté, on va l'épater, dit-il, et il se leva, boutonna son veston, respira un grand bol d'air pour se sentir viril.