LXII
«Jeudi 23 août, 9 heures du soir.
«Ariane au Bienaimé que j'aime dans la vérité.
«Bienaimé, cette lettre est inutile puisque vous ne la lirez qu'à votre arrivée au Ritz, où j'irai la déposer demain matin. Mais j'ai besoin de faire quelque chose pour vous, d'être avec vous. Pas entièrement inutile tout de même car ainsi je serai en quelque sorte au Ritz après-demain pour vous souhaiter la bienvenue.
J'aurais aimé aller vous attendre à la gare mais je sais que vous n'aimez pas.
«C'est dans mon domaine que je vous écris, un petit pavillon au fond du jardin derrière la villa, et qui servait au jardinier des locataires précédents. J'en ai fait mon rêvassoir, personne n'a le droit d'y entrer. Je vous le montrerai et j'espère que vous l'aimerez.
Le plancher est moisi, défoncé, le plafond est écaillé, les papiers des murs sont décollés. Je m'y sens bien. Il y a des toiles d'araignée un peu partout mais je les laisse parce que j'aime les araignées et je ne pourrais avoir le cœur d'abîmer leurs délicats travaux. Il y a aussi mon cher pupitre d'écolier sur lequel je vous écris en ce moment. Je ne sais pas si on dit pupitre, c'est peut-être table qu'il faut dire. C'est un ensemble, la table inclinée et le banc à dossier forment un tout, vous voyez ce que je veux dire?
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«C'est sur cette table que j'ai écrit mes devoirs d'école en compagnie de ma sœur Éliane. Les deux fillettes en pantoufles rouges et petites robes semblables. Les fous rires, les jeux, les déguisements dans le grenier, les disputes, les grands discours indignés, tu es une sale fille, je ne te parle plus, les réconciliations, tu es fâchée, Éliane? Le chant que j'avais inventé et que, se tenant par la main, les deux petites de neuf et dix ans glapissaient lugubrement sur la route les matins d'hiver en se rendant à l'école. Ce chant, je vous en ai déjà parlé, je crois.
Oh, il ne s'agit que de quelques mots. Voici qu'il gèle à pierre fendre Sur les chemins Et nous, pauvres, devons descendre De grand matin.
« En face de la table, il y a l'armoire dont j'ai fait le sanctuaire de ma sœur. Sur le rayon d'en haut, ses photographies que je n'ose pas regarder, les livres qu'elle a aimés. Entre autres, le recueil de poèmes de Tagore que nous lisions avec concentration, petites mystiques de quatorze et quinze ans.
Dans cette armoire que je viens d'ouvrir, suspendue à un cintre, une robe d'Eliane, la plus belle, que je n'ai pas eu le courage de donner et qui garde peut-être l'odeur du beau corps arrêté dans sa course.
«Aimé, hier soir je lisais un livre et soudain je me suis aperçue que je ne comprenais rien et que je pensais à vous.
Aimé, j'ai fait repeindre mon petit salon et ma chambre. Les peintres mettront la dernière couche demain. Tant pis si je me dévalorise, mais c'est pour vous que j'ai fait repeindre. Pour vous aussi un tapis persan, un grand Shiraz, j'espère que vous l'aimerez. Les tons en sont vert, rose et or, d'une douceur et d'un éteint adorables.
«Aimé, les vêtements que j'ai commandés me donnent des angoisses. Je ne sais pas si vous aimerez ceux qui seront réussis, car il y en a dont je sais d'ores et déjà qu'ils sont ratés, mais par lâcheté je n'en ai rien
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dit au couturier et j'ai fait semblant d'en être satisfaite. Tant de retouches se sont révélées nécessaires que ces commandes ne seront prêtes que samedi, le jour de votre arrivée. À la grâce de Dieu ! Écoutez, aimé, les robes qui ne vous plairont pas, il faudra me le dire tout de suite, en toute franchise, afín que je ne les mette pas, en tout cas quand je devrai vous voir. Merci déjà.
« Aimé, ma cheville me fait mal car je me suis tordu le pied l'autre jour en courant pour sauver votre télégramme impardonnablement oublié dans une cabine téléphonique. Mais je ne voudrais pas que vous pensiez que je suis devenue une sorte d'infirme. Je précise donc que ma cheville n'est pas enflée et que je ne boite pas. Après-demain tout sera fini et j'aurai une cheville parfaitement normale.
«Je me rends compte que je devrais être plus féminine, ne pas tellement vous dire mon désir de vous plaire, ne pas sans cesse vous dire que je vous aime. En somme, j'aurais dû vous envoyer un télégramme très court, quelque chose comme d'accord 25 août, et rien d'autre, ou mieux encore impossible 25 août. Si j'étais femme je ne vous enverrais pas cette lettre, à vous qui n'avez pas le temps de m'écrire. Mais je ne suis pas une femme, je ne suis qu'une enfant malhabile aux roueries féminines, ton enfant qui t'aime. Et moi, vois-tu, jamais je ne t'aurais dit dans un télégramme que je n'ai pas le temps de t'écrire.
«Maintenant, je vais vous dire ce que j'ai fait hier et aujourd'hui. Mercredi après-midi, après le couturier, je suis allée à Jussy voir des fermiers très gentils que je connais depuis longtemps. C'était pour leur dire bonjour mais aussi pour leur demander de me laisser conduire en champ leur vache Brunette que je connais aussi depuis mon enfance. Ils m'ont permis et j'ai pris un gros bâton, parce que cela se fait. Hue Brunette ! Peu après, alors que je me baissais pour cueillir plusieurs beaux bolets, voilà que je me suis entendue
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murmurer machinalement, involontairement, ces deux mots : mon amour. Brunette et moi sommes restées dehors jusqu'à sept heures.
« Retour à la maison à huit heures du soir. À neuf heures moins cinq, ai couru au jardin pour regarder l'étoile polaire.
J'espère que vous y étiez. Il m'a semblé le sentir Ensuite, suis allée me promener dans ma forêt. Suis rentrée assez tard. Dans mon lit, j'ai relu vos télégrammes, mais pas trop pour qu'ils ne perdent pas leur saveur. Ensuite, j'ai regardé votre photographie par petits bouts, mais pas très longtemps. Je l'économise aussi pour qu'elle garde sa force. Je l'ai mise sous mon oreiller pour dormir avec elle. Mais j'ai craint qu'elle ne se froisse. Alors je l'ai retirée et je l'ai posée sur ma table de chevet pour que je puisse la voir tout de suite au réveil. À onze heures et demie j'avais sommeil, mais j'ai tenu les yeux ouverts jusqu'à minuit pour que ce soit vendredi et qu'il n'y ait plus qu'un jour à vous attendre.
«Maintenant ce que j'ai fait aujourd'hui. Ce matin, après le bain d'eau, j'ai pris un long bain de soleil au jardin, contre le mur, en pensant à vous parce que je n'étais pas très habillée.
Mon corps étendu, aussi chaud, aussi lourd, aussi compact et dur que le mur au soleil, sentant passer sur lui les doigts légers du vent, ne savait plus, boucle légère ou hanche frémissante, lequel était le mur et lequel était lui. C'est un peu littéraire, ce que je viens d'écrire, je sais. Un essai, assez raté, pour vous plaire. Pauvre Ariane, quelle déchéance. Ensuite, je suis sortie et j'ai erré en ville, au hasard. Me suis arrêtée devant un armurier, attirée par une pile de Spratts. Terrible tentation d'entrer et d'acheter ces biscuits pour chiens, tant convoités pendant mon enfance et qui doivent être délicieusement durs.
Mais j'ai résisté car on ne mange pas de biscuits pour chiens lorsqu'on est votre aimée. Alors, un peu plus loin, je me suis acheté des petits fouets en
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réglisse souple. Pour les manger sans être vue, je suis allée derrière le pont de la Machine. C'était mauvais et j'ai tout jeté dans le Rhône. En traversant le quai Besançon-Hugues, j'ai failli être écrasée par une auto dont le chauffeur m'a traitée d'idiote. Je lui ai dit que je ne le croyais pas.
«Qu'ai-je fait encore? Ah oui, le chat papetier (je veux dire de la papeterie) dont j'avais fait la connaissance l'autre jour. Je suis allée le revoir car il est chou et bien élevé. Comme je lui avais trouvé une expression déprimée, je lui ai apporté un paquet de granulés fortifiants à base de foie et de poisson séché. Il a eu l'air de les aimer. Ensuite, suis allée regarder votre hôtel et les fenêtres de votre appartement. L'envie m'est venue alors de déjeuner au restaurant de votre hôtel. En entrant, j'ai failli tomber parce que je me suis accrochée au tapis. C'était très bon et j'ai pris deux desserts. Pendant tout le repas, un monsieur assez beau m'a regardée presque sans arrêt !
«Aimé, je me suis arrêtée un moment pour vous dessiner la Grande Ourse et la Petite Ourse sur la feuille ci-jointe, le point rouge étant l'étoile polaire. Gardez ce dessin, il vous servira pour vos prochains voyages en mission. En sortant du restaurant, je suis allée dire à la réception de l'hôtel que je voulais visiter un appartement censément pour renseigner une amie devant arriver bientôt à Genève. Ils m'ont dit qu'ils n'ont pas d'appartements libres en ce moment, ce à quoi je m'attendais. Alors, astucieusement, je leur ai demandé si je ne pourrais pas jeter un coup d'œil sur l'appartement d'un client absent, dans l'espoir qu'ils me montreraient le vôtre. Hélas, ils ont refusé. Fin de mon astuce. J'ai été alors tentée d'entrer dans un cinéma mais c'était un film d'amour. Le héros est toujours tellement moins bien que vous et cela m'indigne que l'héroïne fasse tant de chichis pour lui, et puis ils s'embrassent trop sur la bouche,
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ce qui m'agace. Ensuite, j'ai pris un taxi et je me suis fait conduire au Palais des Nations. Je suis restée à regarder les'
fenêtres de votre bureau. Puis je suis allée dans le parc retrouver notre banc. Mais sur ce même banc deux amoureux dégoûtants s'embrassaient devant tout le monde. J'ai fui.
«Ensuite errance morne dans des rues, plus sans vous que jamais et sac à main ballottant de tristesse. Achat d'un livre sur les soins de beauté et d'un autre sur la politique internationale pour n'être pas nulle. Ensuite ai pris le tram pour Annemasse, c'est une petite ville française tout près de Genève, mais en somme vous devez le savoir. J'ai oublié les deux livres dans le tram. Maintenant je vais vous dire pourquoi je suis allée à Annemasse ! C'est pour acheter une alliance ! Je n'ai jamais voulu en porter jusqu'à présent, mais maintenant j'en ai envie.
Cela m'a plu de l'acheter en France, c'était plus secret, plus entre nous. Aimé, j'ai dit au bijoutier d'Annemasse que la célébration de mon mariage est fixée au 25 août !
«À propos d'Annemasse, un souvenir de mon enfance me revient. Pardon, je vous l'ai déjà raconté un soir, excusez-moi.
Autre souvenir qui me revient, d'adolescence, celui-là. Quand j'avais quinze ou seize ans, je cherchais des mots défendus dans le dictionnaire, par exemple étreinte, baiser, passion, et d'autres mots que je ne peux pas dire. Maintenant ce n'est plus nécessaire.
«Je continue ma journée d'aujourd'hui. De retour à Genève, alliance au doigt, je vous ai acheté une très belle robe de chambre, la plus grande taille qu'ils avaient, et je l'ai emportée tout de suite pour pouvoir l'étaler sur mon lit. Puis j'ai acheté douze disques de Mozart, emportés aussi tout de suite malgré leur poids. Puis je suis allée me peser dans une pharmacie.
Épouvantée par l'augmentation de mon poids. Devenue obèse sans m'en apercevoir? Mais je me suis
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aperçue que c'était parce que j'avais gardé les deux albums de disques, très lourds. Suis sortie de la pharmacie en chantant tout bas : Ô mon amour, à toi toujours. C'est bête, je sais.
«Rentrée à Cologny à cinq heures et demie, après avoir ôté l'alliance pour éviter des questions, Mariette sachant bien que je n'en porte pas. Lu Hegel en essayant de comprendre. Ensuite me suis récompensée par la lecture honteuse d'un hebdomadaire féminin : courrier du cœur puis page de l'horoscope pour savoir ce qui va m'arriver cette semaine, sans y croire, bien entendu.
Ensuite, ai essayé de dessiner votre visage. Résultat affreux.
Ensuite, ai regardé votre nom dans l'annuaire des organisations internationales. Ensuite, comme j'ai votre photo en plusieurs exemplaires, j'ai découpé votre tête et je l'ai collée sur une carte postale représentant l'Apollon du Belvédère, à la place de la tête du type. Horrible. Puis me suis demandé ce que je pourrais bien faire pour vous. Tricoter? Non, vulgaire.
«Je suis descendue voir où en étaient les peintures du salon.
Mariette y était et j'ai dû affronter un de ses accès médicaux. Elle s'est mise à me décrire avec gloutonnerie diverses maladies récentes de diverses nièces et cousines. La narration des maladies est sa fête et son sombre régal. J'ai essayé de l'arrêter en lui disant qu'il valait mieux ne pas penser à de si tristes sujets. En transe et toute à son ravissement, elle ne m'a même pas entendue et elle a continué à me décrire diverses interventions chirurgicales, tous organes familiaux déposés devant moi.
«Aimé, il y a quelques jours, mon oncle est arrivé à Genève, retour d'Afrique où il était médecin missionnaire. Pourquoi il est revenu et pourquoi il s'est remis à exercer aussitôt, je vous le dirai de vive voix pour ne pas allonger cette lettre. Je vais vous le décrire en style télégraphique pour aller plus vite.
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«J'ai changé de position, je me suis mise à plat ventre par terre pour écrire, c'est agréable. Alors je commence. Agrippa Pyrame d'Auble que depuis mon enfance j'appelle oncle Gri.
Soixante ans. Long, maigre, cheveux blancs tondus court, moustaches gauloises, yeux bleus candides, monocle parce que myope d'un œil seulement. Lorsque gêné, ôte et remet sans cesse son monocle, tout en agitant sa pomme d'Adam.
Ressemble à Don Quichotte. Vieux costume noir tirant sur le vert.
Faux col à ailes rabattues, manchettes rondes empesées. Cravate blanche mal nouée. Gros souliers ferrés, pour n'avoir pas à les faire ressemeler, ce qui décomplique, explique-t-il. Pourtant il est loin d'être avare, au contraire. Mais il a peu de besoins, ne s'occupe absolument pas de lui. Malgré costume râpé et souliers ferrés, très distingué. Le lendemain de son arrivée, je l'ai persuadé non sans peine d'acheter un nouveau complet. Il n'a pas voulu entendre parler d'un vêtement sur mesure, fidèle qu'il est à un vieux magasin de confection qui s'appelle l'Enfant Prodigue. Je l'y ai mené, agneau conduit à l'abattoir. Peu de besoins matériels, et pourtant il habite une belle villa. Il n'y a contradiction qu'en apparence. Dernier descendant mâle des Auble, il croit devoir à son nom de vivre dans un cadre digne de ses ancêtres. C'est un petit travers. Quel saint en est dépourvu?
«J'ai oublié de dire qu'il a la Légion d'honneur et d'autres décorations. Malgré ces honneurs qu'il n'a pas sollicités, il est très timide, surtout avec les gens à esbroufe. C'est un poème de le voir tendre la main lorsqu'on lui présente quelqu'un. Hésitant, le coude au corps, il la tend comme si on allait la lui tremper dans de l'huile bouillante. Il me fait souvent penser à un enfant perdu, et pourtant, bien qu'il soit loin d'avoir l'allure et l'assurance du grand médecin, il en est un, très respecté de ses confrères. Il a découvert
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quelque chose d'important qui s'appelle le syndrome d'Auble.
L'Académie de médecine de Paris l'a élu membre correspondant, ce qui est, paraît-il, un grand honneur pour un médecin étranger. Dès que son retour à Genève a été connu, le Journal de Genève lui a consacré un article très élogieux.
« Je me suis remise devant la table parce que cela me faisait mal à la nuque d'écrire à plat ventre. Aimé, je me languis de vous.
Aimé, nous voyagerons ensemble, n'est-ce pas? Je veux voir avec vous les pays "que j'aime. Nous irons en Angleterre, par exemple, près de Norwich. Vous aimerez ce pays vaste, le large horizon, le grand vent, les bois aux allées de cathédrale, les collines adoucies de fougères et au fond la mer. Nous rôderons au plus profond des bois, nous marcherons doucement sur la mousse épaisse et les faisans passeront devant nous et les écureuils dégringoleront des arbres. Et puis nous irons au haut de la falaise, face au large, le vent en plein visage et nous nous tiendrons par la main.
«Maintenant, je reviens à mon oncle. J'ai oublié aussi de dire qu'il a été président du Consistoire protestant et vice-président du parti national démocratique qui est le parti des gens bien. Il est profondément croyant et je respecte sa piété parce qu'elle est vraie et noble. Tout le contraire de la fausse piété de la vieille Deume. Je vais vous expliquer pourquoi il est allé en Afrique. Il y a plusieurs années, lorsqu'il a appris qu'il y avait pénurie de médecins missionnaires au Zambèze, il a décidé d'aller s'y mettre à la disposition des Missions évangéliques, à titre bénévole. À son âge et de santé fragile, il a abandonné une grande situation médicale pour aller soigner des noirs et leur apporter ce que dans son cher langage il appelle la bonne nouvelle.
«Si j'osais dire à mon oncle que je vous connais, que je vous vois très souvent, je suis sûre qu'il ne se
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douterait de rien. Avec un bon sourire de ses yeux bleus qui ne soupçonnent pas le mal il me dirait qu'il est content pour moi de cette «bonne amitié masculine». C'est justement pourquoi je n'aurai pas le courage de lui parler de vous. Il n'est pas un nigaud, bien au contraire. II est seulement angélique. Il est si véri-dique que l'idée ne lui vient pas que je puisse lui dissimuler la vérité. C'est un vrai chrétien, une sorte de saint, si plein de bonne volonté, si prêt à aimer et à comprendre, à être l'autre, ayant détruit tout amour de soi, préférant autrui à lui-même. Et si généreux. Des honoraires qu'il reçoit des riches — c'est à eux seuls qu'il envoie des notes lorsqu'il y pense — il ne garde que le strict nécessaire à son modeste train de vie. Tout le reste va à des pauvres et à des œuvres.
«Quand j'étais petite, chaque fois qu'il venait nous voir chez ma tante à Champel, il garnissait en catimini le tiroir de ma table d'un tas de petits écus en chocolat au lait qui étaient tellement bons, surtout en hiver lorsque je les mettais à ramollir sur le radiateur. L'autre soir, il est venu me rendre visite à Cologny. Eh bien, après son départ, lorsque j'ai ouvert un tiroir, j'ai trouvé les mêmes petits écus en chocolat !
«Chéri, soudain je me rappelle les après-midi de grand soleil bourdonnant dans le jardin de ma tante. Etendue sur la terrasse, fillette maigre de douze ans, je regardais l'air chauffé qui tremblait. Dans l'herbe, le chat posait avec précaution ses quatre capitons et le miracle naissait. La terrasse dallée de petites pierres devenait une plaine désertique jonchée de rochers effrayants, géants maudits et pétrifiés, et plus loin l'herbe était la jungle d'où sortait en formidable douceur un tigre mangeur de petites filles.
Puis le décor changeait et c'était un petit monde qui apparaissait.
Sous la gouttière, des caravelles chargées d'épices faisaient voile vers des villes surpeuplées, près de la chaise longue ; et des dizaines de mignons chevaux,
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grands comme le pouce mais très bien conformés, galopaient autour de l'arrosoir.
«Un autre souvenir me revient de lorsque j'avais quatorze ans et que mon oncle était venu passer ses vacances à Champel, dans la villa où il habite maintenant, parce qu'elle lui a été léguée par ma tante. Une nuit que je n'arrivais pas à m'endormir et que j'avais faim, je suis allée le réveiller pour qu'il me tienne compagnie, et nous sommes allés en cachette à la cuisine, lui en robe de chambre et moi en pyjama, faire un petit repas clandestin tout en causant tout bas, de peur de Tantlérie. C'était exquis. Mais voilà que tout à coup j'ai laissé tomber une assiette qui a fait un bruit épouvantable. Nous étions tous les deux pétrifiés à l'idée que ma tante allait nous découvrir. D'horreur, j'ai un peu enfoncé mes ongles dans mes joues et oncle Gri a machinalement éteint l'électricité, ce qui n'aurait servi de rien si Tantlérie s'était réveillée. Je nous revois ramassant doucement les débris de l'assiette qu'il a emportés dans sa chambre et cachés dans sa valise.
« Maintenant il faut que je vous parle de son auto. Née en 1912, buvant trente litres aux cent kilomètres, elle est de marque inconnue, son constructeur n'ayant sans doute pas osé s'en avouer l'auteur, ou peut-être, pris de remords, s'est-il suicidé après l'avoir mise au monde. Cette effarante bagnole a des lubies. Parfois elle se met à sauter sur place puis zigzague puis s'arrête pour se remettre à sauter. Il refuse de s'en défaire et d'en acheter une neuve. C'est par piété filiale, cette tarasque lui ayant été offerte par son père au début du siècle, lorsqu'il a commencé à exercer. Je sais qu'elle n'a pas très bon caractère, m'a-t-il dit, mais je sais comment la prendre, et puis j'y suis habitué.
«Euphrosine maintenant. Elle a servi comme cuisinière chez ma tante pour qui elle nourrissait une véritable passion. À la mort de sa sœur, mon oncle a
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estimé qu'il était de son devoir d'engager Euphro-sine.
Lorsqu'il a décidé de partir pour l'Afrique, elle s'est retirée chez des neveux, mon oncle lui faisant servir une rente. Samedi, il a fait la gaffe d'aller s'enquérir de sa santé. Alors, elle l'a supplié de la reprendre à son service, geignant que ses neveux lui faisaient des affronts. Pris de pitié, il a accepté et m'a placée devant le fait accompli. Arrivée d'Euphrosine à la villa de Champel dès le lendemain. Décision catastrophique. Cette sorcière a plus de soixante-dix ans et l'âge a altéré sa raison. Son service a d'ailleurs peu duré. Deux jours après son arrivée à la villa de Champel, elle s'est déclarée fatiguée et s'est alitée. Bref, depuis avant-hier, elle coule des jours heureux, les passe au lit, et c'est mon pauvre oncle qui s'occupe d'elle. En attendant de trouver une bonne, j'ai engagé hier matin une femme de ménage.
« Encore ceci et puis fini. Depuis des années, mon oncle mène de front trois manuscrits. Un livre dont le titre est « Choses et gens du vieux Genève », une traduction de l'Enéide et une vie de Calvin. Ce dernier manuscrit assez ennuyeux. Quand il m'en lit des pages je fais des yeux émerveillés et il est content.
«Encore une chose de lui. De temps à autre, il intercale une phrase en anglais, surtout s'il est gêné, l'anglais lui semblant sans doute faire écran. Mais ce n'est pas seulement de la gêne, c'est aussi l'amour de l'Angleterre. Dire quelques mots anglais le rassure, lui rappelle l'existence du cher pays. Les Auble ont toujours été anglophiles. C'était par exemple une tradition dans notre famille d'envoyer ses rejetons en Angleterre et de préférence en Ecosse où la vie religieuse est plus intense. Ils y passaient un ou deux ans et en revenaient, parfois fiancés à une jeune lady, et toujours férus de l'Angleterre et de son gazon.
Cette anglophilie est partagée par tout le patriciat genevois qui a plus d'affinités avec le Royaume-Uni qu'avec
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les autres cantons suisses. D'ailleurs mon oncle ne se dit jamais suisse mais genevois. Voilà, vous le connaissez maintenant. Aimez-le, s'il vous plaît.
«J'ai pensé longuement à vous ce matin à mon réveil, dans mon lit, trop pensé même. J'espère que vous ne comprendrez pas ce que cela signifie. Mais après, je n'ai pensé qu'à vos yeux. Ils sont parfois absents, j'adore ça. Parfois enfantins et ravis, et je les adore. Parfois glacés et durs, c'est affreux mais j'adore ça aussi. Je me procurerai demain un horaire des trains pour pouvoir vous suivre samedi. Tiens, il est maintenant à Dijon, maintenant à Bourg, maintenant à Belle-garde, chic ! Darling, please do take care of yourself. Ne fumez pas trop, s'il vous plaît.
Pas plus de vingt par jour! Aimé, je vous quitte parce qu'il est neuf heures moins dix. Je cours au jardin en vous aimant !
« Voilà, je suis de retour. Je suis restée à regarder l'étoile polaire de neuf heures moins neuf à neuf heures dix, la tête rejetée en arrière et la nuque douloureuse, luttant contre le vertige et considérant sans arrêt cette palpitation lointaine, notre rendez-vous céleste, y cherchant votre regard. Si j'ai couru à neuf heures moins dix et si je suis restée vingt minutes à la regarder, c'est pour plus de sécurité parce qu'il est possible que votre montre avance ou retarde et je n'ai pas voulu risquer de vous manquer. J'ai bien fait d'ailleurs parce que c'est seulement à neuf heures quatre que j'ai senti votre présence et nos regards se rencontrer là-haut. Merci, mon aimé. Mais mettez votre montre à l'heure, s'il vous plaît, elle doit retarder de quatre minutes.
«Les mignonnes perles bleues que je viens de coudre ci-contre en forme de corolle représentent un myosotis dont je n'ai pas besoin de vous dire que la devise est ne m'oubliez pas. Cela n'a pas été facile de les coudre sans déchirer le papier, bien que j'aie utilisé une aiguille très fine. Étrange, il y a quelques 623
semaines je ne vous connaissais pas et maintenant parce que nos lèvres se sont unies un soir vous êtes le seul vivant, le seul qui compte. C'est un mystère.
«Hier soir, je suis restée longtemps devant la glace pour voir comment je vous apparaîtrai après-demain. J'aurai tant de choses à faire après-demain. Il faudra que je me lève de bonne heure.
« Je reprends la plume. Je suis allée un moment à la fenêtre écouter le silence de la nuit dans le jardin piqueté de vers luisants. Au loin, dans la partie noble de Cologny, une chatte amoureuse a imploré en vain car ses maîtres, les Chapeaurouge, attendent pour couronner sa flamme le retour d'un matou Sarasin très propre, très bien tenu et dont on peut être sûr à tous égards, mais qui malheureusement est en ce moment en séjour matrimonial chez une chatte d'Aubigné.
«Je me rends compte que tout ce que j'écris, c'est pour faire l'intelligente et la charmante, pour vous plaire. Pauvre de moi, j'ai pitié de moi. Tant pis, tant pis, pourvu que vous m'aimiez.
Vous aussi, ayez pitié de moi, je suis tellement à votre merci.
Je vous écris trop, je vous aime trop, je vous le dis trop. Et en plus de tout le reste, cette tendresse que je ressens lorsque dans ton sommeil tu te blottis, confiant, contre moi. Et alors en moi-même je te dis moï dorogoï, moï zolotoï. Ô mon amour si tu savais comme tu es mon amour! Lorsque j'étais folle de douleur de ne rien savoir de toi, je m'étais fixé une date limite après laquelle je me suiciderais avec deux tubes de barbituriques et veines coupées dans le bain.
« Vôtre.
«Mon ami très chéri, je viens de relire cette lettre. Si je vous ai parlé si longuement de mon oncle, c'est parce que je vous ai dit passablement de mal de la vieille Deume. Or, je tiens à ce que vous compreniez.
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en la comparant à mon oncle, que cette personne est tout le contraire d'une chrétienne, qu'elle en est la caricature. Le vrai chrétien, c'est mon oncle qui est tout bonté, tout pureté, tout désintéressement, tout générosité. Si je vous en ai tant parlé, c'est aussi pour que vous l'aimiez et qu'en ce grand chrétien et grand Genevois vous aimiez et estimiez le protestantisme genevois, cette admirable nation morale dont il incame si bien les vertus. Oui, il est une sorte de saint, comme doit l'être, je crois, votre oncle à vous. «Hier soir, avant de me coucher, j'ai passé à mon doigt l'alliance secrète. Après avoir éteint, je l'ai touchée, je l'ai fait tourner à mon doigt pour mieux la sentir, et je me suis endormie, heureuse, femme de mon aimé. Les quatre mots russes de plus haut signifient mon adoré, mon trésor. Aimé, c'est exprès que j'ai écrit Bienaimé en un seul mot au début de cette lettre. Je trouve plus beau. »