LXVIII
Étendue sur l'herbe du jardin, elle relut le télégramme cependant que les oiselets du cerisier, écoliers en récréation, échangeaient des gentillesses, que sur le toit un merle sifflotait, trouvant la campagne plus agréable que la ville, et que devant elle un moineau bouffi s'offrait un bain de poussière, ailes tremblotantes. Il sera ici ce soir à neuf heures, annonça-t-elle au petit dodu qui resta impassible. Gentil d'avoir pensé à lui confirmer sa venue dès son retour à Paris, si occupé pourtant.
Des missions très importantes, secrètes sûrement. C'est un grand personnage, expli-qua-t-ellc au moineau qui s'était redressé, content d'être propre, et qui la regardait avec intérêt, penchant sympathiquement la tête à droite pour mieux la comprendre.
— Vous êtes mon seigneur, je le proclame.
Pour le plaisir du sacrilège et parce qu'elle était heureuse, elle répéta sa déclaration de vassalité avec des accents successivement anglais, italien et bourguignon, puis avec une voix de vieille gâteuse. Elle bâilla, alluma une cigarette avec sa dernière allumette soufrée. Sympathiques, ces allumettes françaises, on pouvait les frotter n'importe où, même contre la semelle des souliers, ça faisait paysan savoyard, et puis quand on les avait frottées, elles vous piquaient 655
le nez, c'était agréable. La prochaine fois qu'elle irait à Annemasse, elle en achèterait une douzaine de boîtes.
Non, ne pas fumer, ne pas sentir le tabac ce soir à neuf heures, lorsque. Elle jeta la cigarette, se raconta qu'elle était une vache, mugit pour s'en persuader. Réflexion faite, elle décida qu'elle n'était pas une vache, mais l'amie d'une vache blanche et noire, très gentille, propre et bien élevée, qui la suivait partout et qui s'appelait Flora. «Allons, chérie, assieds-toi près de moi et rumine gentiment. » Elle tapota son genou, censé être le front de sa compagne, ne rencontra pas de cornes, s'expliqua que c'était une vache très jeune. «Tu sais, Flora, il arrive ce soir.» Elle bâilla de nouveau, mâchonna un brin d'herbe. Oh, cette vache qui ne pouvait pas rester tranquille, qui s'était levée pour aller brouter! «Flora, veux-tu venir immédiatement ici ! Allons, viens, si tu es sage, je t'emmènerai au jardin botanique demain, je te montrerai les fleurs de montagne, ça t'instruira.»
Pour la faire se tenir tranquille, elle lui chanta un air de Mozart en italien, lui demanda si elle comprenait l'italien, vu son origine savoyarde. Non, dit la vache. Alors elle lui expliqua que Voi che sapete che cosa è amor signifiait Vous qui savez ce qu'est amour.
« Est-ce que tu sais, toi, ce qu'est amour? Non? Eh bien, tu es une pauvre vache. Moi, je sais. Et maintenant, file, je t'ai assez vue. Je vais commencer les préparatifs. »
Dans le petit salon, elle se noua au cou la cravate de commandeur qu'il lui avait donnée, se fît le salut militaire devant la psyché, puis joua à tourbillonner et à s'abaisser brusquement pour faire ballonner la robe voilière. Elle alla ensuite à la cuisine voir s'il restait du chocolat. Juste une plaque. De retour au petit salon, elle décida de la faire durer en la laissant fondre dans la bouche, oublia sa décision et l'expédia en moins de deux minutes.
Tant pis, chantonna-t-elle,
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et elle s'étendit sur le sofa, pour un avant-goût de ce soir.
Quatre heures trente. Il serait là à neuf heures, donc dans quatre heures et demie. Deux cent soixante-dix minutes, deux cent soixante-dix attentes. La solution serait de faire des préparatifs très minutieux pour avoir juste assez de deux cent soixante-dix minutes. Oui, un plan d'action, avec un certain nombre de minutes pour chaque préparatif. Bain et séchage. Shampooing et séchage avec le truc à air chaud. Masque de beauté avec la nouvelle recette de l'hebdomadaire féminin idiot.
Vérifications diverses du petit salon et du vestibule. Essayage de robes, comparaisons, méditations, éliminations progressives et choix définitif, le tout devant être largement calculé. Sur toutes ces robes Volkmaar qui venaient d'être livrées, il y en aurait en tout cas plusieurs de possibles. Bain supplémentaire éventuel à envisager. Divers autres préparatifs, y compris pertes de temps, contemplations dans la psyché, essais de sourires et de mines, coups de peigne, chants divers, grimaces de joie, imprévus et catastrophes.
Le plan d'action crayonné au dos du télégramme, elle additionna, trouva deux cent trente minutes de préparatifs.
Quelle heure maintenant? Quatre heures trente-cinq. Donc il ne serait ici que dans deux cent soixante-cinq minutes. Donc solde de trente-cinq minutes à ne rien faire. Donc trente-cinq minutes de vraie attente, puisque occupée le reste du temps.
Trente-cinq minutes d'attente, ce n'était pas beaucoup, elle avait bien combiné son affaire. Zut, les lettres de l'iram pas encore ouvertes. Lire au moins la dernière, on ne savait jamais.
La longue lettre était datée de Bruxelles, château van Offel, mercredi 22 août. Elle la balaya des yeux, sautant des pages entières, péchant çà et là quelques phrases.
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«Ma Rianounette adorée, arrivé à Bruxelles depuis quelques heures et installé dans la luxueuse chambre d'amis que M. et Mme van Offel ont eu l'amabilité de mettre à ma disposition, je me dispose à t'écrire, assis devant une table Empire authentique.» Passons. «Ainsi donc, me voici presque au bout de mon périple diplomatique. Dire qu'hier encore je me trouvais à Jérusalem ! Avec les avions, il n'y a vraiment plus de distances.» D'accord, passons. «Ma chérie, merci de ton affectueux télégramme reçu à Jérusalem. J'avoue que j'aurais aimé recevoir aussi une bonne longue lettre détaillée me disant comment se passent tes journées, mais je sais que ma Rianounette déteste écrire.» Très juste, passons. «Dans mes précédentes lettres, je t'ai donné au fur et à mesure tous détails pertinents sur mes quatre semaines en Palestine. Il ne me reste en conséquence qu'à ajouter un complément d'informations sur les derniers jours, trop occupé que j'ai été par mes absorbantes obligations officielles pour t'envoyer la lettre trihebdomadaire promise, ce dont je bats ma coulpe. Eh bien non, réflexion faite, je m'abstiens de te donner ce complément car il s'agit du zénith de ma mission, de deux honneurs formidables reçus en Palestine, primo un large tour d'horizon avec Son Excellence le Haut-Commissaire et secundo un déjeuner au palais de Son Excellence. Cela me coûte de ne pas t'en parler tout de suite, si grands ont été les honneurs susdits, mais je désire qu'on puisse les commenter et les déguster ensemble. Or, si je t'en parle par écrit, cela les éventera. Et d'ailleurs, par écrit on ne peut donner tous les détails qui rendent l'ambiance. Donc le récit des deux honneurs de vive voix ! J'en viens maintenant à la dernière partie de ma mission, partie tout particulièrement délicate, notre souci majeur étant de ne froisser en rien les légitimes susceptibilités des gouvernements.» Passons. «J'espère que tout ce qui précède ne t'aura
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pas trop ennuyée, mais à qui dirais-je mes luttes et mes espoirs sinon à mon épouse, compagne de ma vie?» Pauvre petit, passons. «Ma chère femme, tu m'as beaucoup manqué, il m'était si douloureux d'être l'objet de tant de flatteuses prévenances officielles sans toi à mes côtés pour les savourer avec moi. Et toi aussi, tu as dû broyer du noir, ma petite abandonnée pendant tant de semaines. » Passons. «Je joins à la présente une photo de moi prise à Londres, afín que mon effigie te donne un avant-goût de mon arrivée. Le jeune homme qui est avec moi est le baron de Baer, premier secrétaire à la légation de Belgique chez qui j'ai déjeuné, un homme charmant. » Passons.
«Ainsi donc, ma mousmé chérie, pour les susdites raisons d'ordre professionnel non moins que mondain et familial, il me faudra hélas rester à Bruxelles encore dix jours, soit jusqu'au vendredi 31 août inclus. Donc à samedi 1er septembre le bonheur de revoir ma Ria-nounette à laquelle je me réjouis de raconter mes exploits, car vraiment, modestie à part, je reviens chargé de lauriers ! » Passons. « Ma chérie, dis-toi que la séparation est sur le point d'être terminée et que bientôt nous aurons l'immense joie de nous revoir. En attendant cette heure merveilleuse, je te serre contre ma mâle poitrine. »
Elle jeta la lettre dans un tiroir et, sans la regarder, la photographie. Lui téléphoner tout de suite à Bruxelles, lui dire des choses gentilles? Non, trop affreux mélange avec les préparatifs. Plutôt lui envoyer un télégramme demain. Ouvrir les autres lettres? II y en avait trop. Elle rouvrit le tiroir, reprit la photographie, la considéra. Pauvre, avec sa tête ronde, si content d'être à côté d'un vrai diplomate. Terrible, ce regard de bonne foi. Terrible, sa certitude qu'il était attendu avec impatience. Elle remit la photographie dans le tiroir. Enfin, il ne serait de retour que dans une
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semaine. Donc sept jours de bonheur avec Sol, et puis on verrait.
En tout cas, ne pas y penser aujourd'hui.
Dans la salle de bains, elle étala le dentifrice sur la brosse, commença le nettoyage consciencieux, s'arrêta pour se pencher sur l'horaire. Dans dix minutes le train serait à Bourg. Bon, elle avait tout le temps. En avant ! Brosser à fond pendant cinq minutes au moins. Brusquement, elle retira la brosse. Il y avait des trains qui déraillaient, avec des blessés gémissant sous les essieux ! Sans prendre le temps de se rincer la bouche, elle s'adressa au Tout-Puissant avec un accent rendu auvergnat par la mousse du dentifrice.
— Cheigneur, que demain tous les trains che fra-cachent et qu'il y ait des chentaines de morts chi Tu y tiens vraiment, mais aujourd'hui que tout che pache bien, ch'il Te plaît, très cher Dieu, ajouta-t-elle pour l'amadouer. (La bouche rincée, elle continua sa prière intéressée, comme toutes les prières, d'ailleurs.) Fais cela pour moi, Seigneur, modula-t-elle en donnant à sa voix son charme le plus féminin. Tu sais combien je T'aime. Alors, je T'en prie, laisse-moi cette soirée, veux-Tu? Seigneur, protège le train de mon ami, conclut-elle pudiquement, ce dernier mot lui paraissant mieux approprié pour s'adresser à l'Eternel. (Elle se releva, se pinça les narines pour se donner une voix de pasteur.) Chers frères et chères sœurs, je vais prendre un bain, accompagnée de mon jeune buste quelque peu volumineux.
Mais d'abord, ne vous en déplaise, encore un petit coup d'œil sur la photo du type, mais juste cinq secondes pour ne pas s'y habituer et qu'elle garde sa nouveauté bouleversante. Voilà, très bien, pas plus. Et maintenant, un peu relire son télégramme d'aujourd'hui pour me faire du bien. Voyons un peu ce qu'il raconte.
Elle déplia la feuille verte, lut à haute voix avec des effets de théâtre. Le mot merveilleux de la fin la fou-660
droya. Ô joie, ô gloire et chérubins délirant au ciel sous les ailes des grands anges aux harpes sonnantes, ô homme merveilleux! Il avait signé simplement vôtre ! Vôtre et rien d'autre ! Comme c'était beau ! Soudain, elle fronça les sourcils. Ce vôtre, c'était peut-être un mot qu'il avait mis sans y penser, comme un banquier anglais au bas d'une lettre, un yours quelconque? Non, non et non, il y avait une intention !
Ce mot avait tout son sens et signifiait qu'il était à elle, rien qu'à elle, son bien, sa propriété. Vôtre, murmura-t-elle, et elle aspira de toutes ses forces. Le bain maintenant, faire couler l'eau chaude.
—Allons, dépêche-toi, imbécile, dit-elle au robinet.
Sur le tabouret près de la baignoire, elle déposa la photo, le télégramme, l'horaire, le petit ours en chapeau mexicain et la montre de son père. Et parce que personne n'était là pour se moquer, elle baisa le télégramme et l'horaire.
Et si ça ne plaisait pas aux chères sœurs, tant pis pour elles !
L'eau tâtée et trouvée à point, elle dénoua la cravate de commandeur, laissa tomber la robe voilière, entra dans le bain, s'y allongea, poussa des soupirs d'aise, sortit un pied pour en agiter les orteils et croire qu'ils étaient ses cinq petits garçons revenant de l'école. Allons, vite qu'on se débarbouille, leur ordonna-t-elle, et les cinq petits garçons rentrèrent sous l'eau.
Ensuite, elle fît des mouvements de brasse pour être dans la mer. Ensuite, du plat de la main, elle tapa le fond de la baignoire pour faire des bulles qui la caressèrent en montant entre les cuisses. Ensuite, elle sortit de nouveau son pied, agita ses orteils, leur enjoignit de rester tranquilles, de prendre sagement leur bain et puis de vite filer à l'école tous les cinq en se tenant gentiment par la main.
—Et si vous ne rapportez pas de bonnes notes en rentrant, gare !
Maintenant se savonner à fond. Ou plutôt non, pas 661
tout de suite, se la couler un peu douce d'abord puisqu'on avait des heures devant soi. Elle rama doucement, les mains posées à plat sur l'eau verte où des ronds de soleil tremblaient, trouva jolies ces petites vagues, cadettes des vraies de la mer où ils iraient bientôt ensemble, sûrement. Changeant d'occupation, elle se raconta que deux mignonnes perruches, bleu clair, étaient perchées sur un des robinets, celui de l'eau froide, pas l'autre qui était trop chaud et qui pourrait brûler leurs petites pattes. Tiou, tiou, petites chéries, vous êtes bien, vous êtes heureuses? Moi aussi, tellement, oh tellement, si vous saviez ! Grave soudain et saluant la venue merveilleuse de ce soir, elle entonna l'air de la Cantate de la Pentecôte, substituant non sans remords le nom bien-aimé au Nom sacré.
Mon âme croyante, Sois fière et contente,
Voici venir ton divin roi, Solal est près de
toi !
Le travail sérieux maintenant. Debout et les jambes écartées, tour à tour chantant et sifflant, avec de temps à autre des regards vers la montre et l'horaire, tous deux bientôt aspergés d'eau, elle procéda à l'important nettoyage de son corps, ardemment se savonnant, studieuse et les sourcils froncés, puis se trempant, puis se relevant et se savonnant de nouveau et se ponçant fort les pieds. Promise à la mort, elle se donnait tant de peine, travaillait consciencieusement à se faire parfaite, en bon artisan, langue un peu sortie.
— Ouf, c'est éreintant d'être amoureuse, dcclara-t-elle en se laissant retomber dans l'eau savonneuse.
Après avoir soufflé sur la pierre ponce pour la faire naviguer toute seule, elle vida la baignoire, la remplit d'eau pure dans laquelle, pour se récompenser, elle
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versa des sels parfumés. Oui, il fallait sentir follement bon, tant pis si ça faisait catholique. Étendue et délicieuse, elle pensa qu'elle était une idiote d'avoir pris ce bain trop tôt. Lorsqu'il arriverait, il y aurait sur elle plusieurs heures de destruction d'impeccabilité. Enfin, on aviserait plus tard.
— Vôtre.
Elle ferma les yeux pour mieux entendre le mot le plus beau de la terre, le prononça avec des intonations variées, s'en reput, tout en contemplant sa nudité que l'eau insidieuse flattait.
Gémissant une mélopée inarticulée, elle soupesa ses seins durs et chauds, en effleura les pointes, soupira, fit couler l'eau chaude pour se réconforter, sourit aux deux fidèles perruches si chouquettes sur leur robinet, qui soulevaient si joliment leurs petites pattes l'une après l'autre, qui faisaient des exercices de gymnastique digitale pour les décontracter. Elle ferma les yeux, engourdie, rêvassa.