LIV

Juchée sur une échelle et une lanterne à la main, la petite créature s'examina avec des mines dans le miroir pendu au mur, puis rougit ses lèvres, enfarina son visage carré, lissa ses gros sourcils charbonneux, lécha son index pour en humecter son grain de beauté, se sourit, descendit enfin et courut vers l'autre bout de la cave, le long des murs suintants, hérissés de longs clous. Arrivée devant l'homme étendu, elle se mit en posture gracieuse, un poing sur la hanche, fredonna avec des sourires spirituels. Il tressaillit, se souleva, s'adossa au mur, passa la main sur son front ensanglanté.

—Bonne semaine, bonne semaine, chantonnat-elle d'une voix de contralto. Et dis-moi, cher homme, quel est ton nom, et es-tu de famille honorable?

Comme il la regardait sans répondre, fasciné par cette tête privée de cou, elle haussa les épaules et fit demi-tour. Rejetant en arrière sa petite traîne d'une ruade, elle se promena avec impétuosité, perchée sur ses souliers de bal à hauts talons, imprimant de brusques envols à sa robe de satin jaune et agitant furieusement son éventail de plumes.

—Peu m'importe, d'ailleurs, car je n'ai nulle envie de me marier, dit-elle, revenue vers lui et tou jours s'éventant à grand bruit de breloques. Mais 559

quelle ingratitude, en vérité ! Outre que c'est pour toi que je viens de me pavoiser, c'est moi qui t'ai vu tout à l'heure par le soupirail, faisant le mort dans la rue par ruse ou par vérité, et c'est moi qui ai avisé mes oncles, et ils sont sortis lorsque les bêtes de grande blondeur ont disparu, et vite ils t'ont ramassé et te ramassèrent ! Et voilà, tu es à l'abri ! Ici, mon cher, c'est chez mon père le riche antiquaire dont je suis la seule héritière, mais c'est un médecin connu que j'épouserai pour remuer mon éventail dans les salons ! Je le charmerai en lui chantant que dans mes bras oerccurs il connaîtra la douceur du bonheur! Il y a bien ma sœur de beauté, mais je ne crains pas sa concurrence car elle est aveugle et de plus son cerveau n'est pas au point !

D'ailleurs, on donnera double dot au docteur, à cause de mon dos ! Ma sœur, tu la verras tout à l'heure ! Elle dort encore dans sa cave personnelle ! Oh, elle est belle, et je suis fière d'elle, quoique je sois petite ! Mais que personne n'y touche par le regard. Elle est sacrée ! Ambivalents, ambivalents, mes sentiments ! J'en sais des mots ! Demande-moi n'importe quel mot difficile, je te le dirai ! Toutes les explications, je les connais ! D'un seul coup d'œil, je comprends le caractère de la personne ! C'est la peur, tu comprends? Et ma sœur est encore plus belle que toi ! Bisque et rage, mon cher ! Cela dit, grâce à mon mari le docteur double dot, je serai reçue dans les salons éminents, respectée, importante, et tu verras comme je m'éventerai ! Oui, oui, je sais que les hommes naissent libres et égaux en droit, mais ça ne dure pas longtemps ! Voilà, mon cher ami ! Dans un an, dans trois ans, tu verras! Ils ne se contenteront plus de nous battre, de nous faire nettoyer leurs parquets sales avec notre langue, de nous suspendre par les bras plies en arrière ! Attends, je vais crier ! De nous arracher les ongles ou de nous brûler la peau ou de nous étouffer dans l'eau ! Dans un an, dans trois

560

ans, ils feront bien plus ! Leur iniquité montera jusqu'au ciel, a dit mon oncle de religion ou bien de majesté. Ils feront des choses de la grande épouvante ! glapit-elle, et elle s'éventa, puis tourbillonna, puis glapit de nouveau. Toute la population les approuve ! Mon oncle me l'a dit ! Lis les journaux, instruis-toi, ignorant ! Et sais-tu, lorsque vient le Sabbat, sais-tu ce que font mes oncles, celui de majesté et celui de commerce, sais-tu quoi malgré notre malheur? Eh bien écoute ! Ils se regardent, et ils essayent de rire un peu, car le Sabbat est le jour du Seigneur, le jour de paix, et il faut être heureux ! Voilà qui sont mes oncles !

Donc respecte-les ! Et même ils m'ont appris une prière ! Je vais te la réciter à toute vitesse, écoute bien ! Je commence! Mais nous, nous sommes Ton peuple, nous sommes les enfants de Ton bien-aimé Abraham auquel Tu as juré alliance sur le mont Moria; les descendants d'Isaac qui a été offert en sacrifice; la postérité de Jacob, Ton fils aîné que dans Ton amour et pour la joie qu'il T'a donnée Tu as appelé Israël ! Sois loué, Éternel qui nous as choisis entre tous les peuples pour dépositaires de Ta sainte Loi ! C'est pourquoi, à chaque matin de malheur et à chaque soir d'angoisse, nous disons combien nous sommes heureux, combien notre part est belle et notre sort agréable !

(Essoufflée d'avoir récité si vite, elle s'arrêta pour reprendre haleine, mit sa main sur son cœur, lui sourit gentiment.) C'est une belle prière, n'est-ce pas? Quelquefois, quand je la dis, mon nez devient tout rouge parce que j'ai envie de pleurer tellement je suis fière! Il faudra que je rie aussi le jour du Sabbat ! Je me chatouillerai sous les bras pour me faire rire dans notre cave !

Belle, notre cave sombre, pleine de clous, notre cave ! Des clous partout ! Les grands pour les grands malheurs et les petits pour les petits malheurs ! C'est mon oncle de commerce qui les a plantés ! Des ongles arrachés, un clou! Une oreille coupée, un clou! C'est

561

un passe-temps, une consolation ! Il y en a beaucoup, peut-être cent ! Nous les compterons ensemble ! Que veux-tu, il faut se divertir, il faut oublier! Oh, j'ai envie d'un craquelin pour le croquer en courant vers toi avec des glissades et des rires pour te faire peur ! Dans un an, dans trois ans ! Les Allemands sont un peuple effrayant, effrayant, effrayant! hurla-t-elle soudain de toutes ses forces. Mais il n'y a que nous qui le sachions! Des bêtes, des bêtes, ils sont des bêtes! Ils aiment tuer! Oui, mon cher, habillés en hommes, mais des bêtes! Tu verras ce qu'ils nous feront, tu verras, tu verras ! cria-t-elle en le menaçant de l'index. Donc frissonne ! C'est parce qu'ils détestent notre Loi !

Ils sont des bêtes, ils aiment les forêts et les sauts dans les forêts, comme les bêtes vraies qui se cachent derrière l'arbre et te sautent à la nuque, han ! Ils n'ont pas peur dans les forêts, au contraire ils chantent dans les forêts ! Nous, il y a deux mille ans, nos prophètes ! Eux, il y a deux mille ans, des casques avec des cornes de bêtes ! C'est mon oncle de majesté qui me l'a dit ! Moi j'ai une bosse, mais je suis fílle humaine ! Voilà, je t'ai tout bien expliqué ! Oh, dis-moi des paroles belles, dis-moi de l'espoir!

Tu n'en as pas? Alors, rions, jouissons de la vie! Dis-moi bonne semaine ! Montre que tu es homme d'éducation, dis bonne semaine à ton tour, car c'est aujourd'hui le saint jour! Bonne semaine, vite! cria-t-elle en faisant tournoyer son réticule de fausses perles.

— Bonne semaine, murmura-t-il.

— Très bien, et de cette manière tu trouves grâce à mes yeux qui sont grands et charmants, tu auras beau dire ! Et lorsqu'on a des yeux charmants et qu'on sait faire toilette de visage on trouve toujours pointure à son pied et qu'importe qu'on soit un peu bossue et privée de cou ! Un peu de bosse augmente la perspicacité ! Pointure à son pied, expression française ! Car j'ai reçu éducation de demoiselle! Gouvernante fran-562

çaise depuis mon jeune âge, grâce aux avoirs de mon père !

Éducation élégante parmi les richesses et les brocarts ! Rien n'a été épargné pour faire de moi une jeune fille accomplie et plus tard une épouse modèle s'exprimant avec facilité dans la langue de Racine ! Connaissant tout, mon cher! Ainsi, sais-tu que c'est avec leurs moustaches piquantes pointues que les chats griffent? Non, tu l'ignores! Inutile de mentir! Oui, mon cher, tu as dit des paroles françaises pendant ton sommeil des frappes à la tête et c'est pourquoi je m'exprime dans ta langue, me faisant ainsi valoir! Piano, violon, guitare avec regards lancés, leçons de diction et regards hameçons ! J'en sais des mots ! chantonna-t-elle en tournoyant, ce qui fit ballonner sa robe et découvrit ses petites jambes torses et fortement musclées. Je n'ai qu'un mignon défaut, et c'est que quelquefois je cours en criant de peur et si la personne est sympathique je lui saute un peu dessus pour l'embrasser, mais c'est mutin câlin! Et puis j'aime manger les cartilages, ce qui est tendre mais qui résiste ! C'est mutin aussi !

À part cela, quelle élégance! Ah, mon cher ami, si tu me voyais dans ma matinée rose à poils de singe et pantoufles de même couleur avec bandes de duvet de cygne ! Si tu me voyais en boa de plumes, ou en parure d'été avec canotier bien penché en avant, faux col dur convenable et petits charmes divers ! La boucle d'oreille est encore attachée à l'oreille flottante ! Et si de plus tu m'entendais chanter les bonheurs fous et les tendres promesses !

Elle rajusta le nœud de ses cheveux, un ruban bleu ciel, humecta ses sourcils, monta sur un escabeau, mit un poing sur la hanche et chanta avec passion et des sourires de cantatrice, sa grosse tête en avant : Pourquoi douter de ton bonheur —

Puisque je t'aime ? — Pourquoi garder de la rancœur —

Puisque je t'aime?

— C'était juste pour te donner une idée, sourit-563

elle, descendue de son escabeau. Qu'en penses-tu? (Dans le silence, elle croqua à grand bruit une dragée sortie de son réticule.) Tu ne veux pas répondre? Grand bien te fasse ! Mes grandes belles dents, je les nettoie avec une allumette pointue et mon parfum est le Rêve de Paris ! Car tu auras beau dire, le parfum est le charme de la femme ! Mon cœur a pris ton cœur dans un jour de folie, chantonna-t-elle, yeux impérialement baissés. À propos de mon oncle de majesté, quand il est sorti l'autre jour malgré le danger, pour diverses questions religieuses, car tu ne peux imaginer à quel point notre Dieu est grand, c'est bien simple, Il n'a pas son pareil, eh bien j'ai regardé par la fente et j'ai vu les bêtes qui lui arrachaient la barbe! Ils riaient avec bêtise et puissance, mais mon oncle de religion les regardait tout droit avec grandeur et silence, comme un roi! Oh, comme j'étais fière! Ils aiment aussi arracher les ongles ! Ce sont des Allemands. Écoute, homme, tu seras mon passe-temps désormais, car j'adore parler dans les langues que je connais et je m'ennuie dans le sombre et la fermeture lorsque mes oncles vont par le souterrain dans les autres caves pour des nourritures, des diamants indispensables et l'étude de la Loi ! Indispensables, indispensables ! On peut les cacher ! On peut les emporter! Deux oncles, un de religion et un de commerce! J'adore bavarder et ma langue est brodée d'intelligence ! Paroles françaises à volonté ! tournoya-t-elle avec un grand envol de robe jaune. Ainsi suis-je, cher homme, mutine et devineuse par un seul coup d'œil de tout ce que l'autre pense, instruite et parlant diverses langues, chacune avec le bon accent du pays, pour passer les frontières sans difficulté ! Mais quel insensé es-tu d'être sorti dans les rues, et habillé en Juif, avec lévite longue et phylactères

! Bien fait que les bêtes t'aient frappé et entaillé ta poitrine d'homme ! Leçon ! (Elle s'éventa fort.) Ne sais-tu pas que les fils 564

du peuple élu doivent rester cachés et enfermés à cause des bêtes du dehors? En ce Berlin tout est à l'envers, mon cher ! Les humains en cage et les bêtes en liberté ! Paroles françaises tant qu'on en voudra ! Toutes les règles de grammaire, accord des participes ! Et ne sais-tu pas que lorsqu'ils défilent en bravade, ils chantent qu'ils sont contents quand le sang juif gicle sous leur couteau? Wenn Judenblut unter'm Messer spritzt ! Gicle, gicle !

Tu vois toutes les paroles françaises que je connais! Il y a un manque entre ma tête et mes épaules, c'est vrai, mais eux, avec leurs yeux bleus et leurs musiques, ils aiment le sang, et tu verras, ils nous tueront tous, c'est mon oncle de majesté qui l'a dit ! Ils sont habillés en hommes, mais ils aiment tuer, c'est leur bonheur, et ils sont contents s'il y a du sang, mais nous, nous sommes des humains. Louange à notre maître Moïse ! Dis aussi louange ! Vite, sinon je mords ! Allons, ne me fais pas mourir de rire ! C'était seulement pour t'effrayer ! Oui, mon cher, ils nous tueront jusqu'au dernier ! Mais en attendant nous ne sommes pas morts, mais chauds et calfeutrés, et moi j'adore vivre et bavarder! Ici, c'est chez mon père, et dans ce bahut Renaissance authentique il y a l'oreille que les bêtes ont coupée pour s'amuser, en criant Heil et le nom de leur Allemand qui aboie !

L'oreille garantie de ma chère maman ! Je la conserve cérémonieusement dans l'eau-de-vie, à côté de mon trousseau au grand complet, trois cent soixante pièces, pur fil ! Quelquefois j'embrasse le bocal pour être admirée ! (Elle fit des bruits de baisers.) Quelquefois je remue le bocal pour que l'oreille vive! Je te la montrerai une fois, quand j'aurai confiance ! Eh oui, mon ami, c'est cher d'être le peuple de Dieu! Indispensables, indispensables, car alors nous pouvons acheter des complicités parmi les bêtes et continuer un peu à vivre ! Allons, bavarde !

Après tout, ils ne t'ont pas tué ! (Elle fouilla dans l'escar-565

celle jaune pendue à sa ceinture, lui tendit précipitamment un petit miroir.) Regarde ! Rien que du sang ! Et pas beaucoup, note bien ! Mais je m'éloigne de mon raisonnement ! (Elle s'approcha confidentiellement.) Une fois je suis allée à minuit pour mes besoins et alors mon cou est entré à l'intérieur! Il ne faut jamais aller dans les lieux à minuit car c'est l'heure des Personnes méchantes qui vous enfoncent le cou ! Peu importe, l'intelligence remplace tout ! Oh, comme je suis contente ! J'ai de la compagnie et je peux parler autant que je veux ! Tu sais, ce n'est pas le Sabbat aujourd'hui, mais que veux-tu, il faut mentir dans notre ancienne situation. (De nouveau, elle s'approcha.) C'est ma mère qui m'a faite petite par vengeance !

Elle saisit une guitare qui traînait sur une cathèdre, la gratta avec pétulance, parfois souriant à grandes dents et parfois lançant des regards malins, la remit en place et s'éventa de plus belle.

— En somme, je ne sais rien sur ton compte, et je suis bien bonne de te parler à cœur ouvert, en cachant ce qui convient. Je ne sais d'où tu viens, ni quel fut le ventre. En conséquence, ton nom, vite ! Sinon, Dieu sait ce que je vais faire ! Allons, en avant, ton nom en Israël ! cria-t-ellc en frappant de son petit pied chaussé de satin. Présentation dans toutes les règles ! Le nom, vite ! Les naines sont terribles et gare à la morsure !

— Solal, dit-il, et il porta la main à son front ensanglanté.

— C'est bien, je connais! Famille de quelque renom ! Mais sache qu'un de mes anciens parents en Russie du temps du tsar fut directeur de la Banque Russo-Asiatique, avec grade de conseiller d'État effectif, correspondant au grade de général ! Donc inutile de faire l'important avec moi ! Ton prénom maintenant, en avant ! Le gentil prénom pour celle qui t'aura en mariage légal !

566

— Solal.

— Tous les goûts sont admissibles et peu m'importe !

s'écria la naine en faisant bouffer ses cheveux plats qui retombaient en frange mal taillée sur le front. C'est son affaire à elle ! D'ailleurs, cela te passera et tu resteras avec nous ! En vérité, ils ne t'ont pas fait beaucoup de mal à toi ! Oui, d'accord, ils t'ont marqué leurs araignées sur ta poitrine, mais des marques, c'est peu de chose ! Rien pour un bocal ! (Elle se pinça les narines, nasilla:) Allons, couvre cette poitrine d'homme ! Je ne veux pas la voir ! (Elle mit ses mains devant ses yeux mais regarda entre deux doigts écartés tandis qu'il ramenait les pans de la lévite sur son torse entaillé de croix allemandes, noires de sang séché.) Us t'ont entaillé, ils t'ont frappé le crâne et le nez et les yeux, mais ce n'est rien, mon cher, tu verras l'augmentation bientôt! C'est mon oncle de religion qui l'a dit ! (Elle boucla et déboucla ses cheveux pour mieux réfléchir.) Et sais-tu quoi? Les autres peuples ne feront rien pour nous sauver ! Ils seront contents que les Allemands se chargent du travail ! Mais pour le moment nous ne sommes pas morts mais chauds et calfeutrés! Oh, quel bonheur! (Elle cassa une noix entre ses dents.) Et moi je suis Rachel et mon père était Jacob Silberstein, le plus riche antiquaire de Berlin !

Avant, nous étions en haut dans un magasin superbe sublime spacieux! cria-t-elle en appuyant sur les consonnes sifflantes.

Mais nous ne sommes pas bêtes, pas bêtes — elle bêla ce dernier mot — et quand mon vénéré père, auteur de mes jours maudits, a senti venir le vent noir, il a fait semblant de partir!

Oui, semblant de quitter Berlin, imbécile ! Il te faudra quelques oreilles coupées pour devenir un peu intelligent! Semblant, nous devons faire semblant, toujours semblant ! Mais avec la complicité, tu vois, j'en sais des mots, avec la complicité du propriétaire, il est de la nation des bêtes, mais il 567

aime les dollars, on a tout descendu et on est venus s'enfouir ici !

Voilà pourquoi il nous faut des dollars, beaucoup de dollars.!

C'est leur faute et non la nôtre ! Et voilà, on est enfouis et en hiver le poêle est grand et aimable et on est en sécurité quand gronde le mal de la nuit ! Le mal de la nuit ! ulula-t-elle en faisant des signes. À propos de lit, il faut que je fasse le mien. Ma couche, en un mot !

Elle cligna de l'œil, referma d'un coup sec son éventail de plumes d'autruche et se dirigea avec importance, petite croupe ondulante et musclée, vers un lit d'enfant en bois sculpté et doré.

Tout en secouant les couvertures et les draps, elle chanta avec expression que Jacob Silberstein était un riche antiquaire, et du coin de l'œil elle guetta l'effet.

— Regarde mes biens! Tout est à moi car je suis l'héritière directe ! Meubles garantis d'époque, tableaux de maîtres avec certificats officiels ! Et si tu n'en veux pas gratis, achète-les en payant ! Je connais les prix et les valeurs ! Avec mon minois je peux les chanter à ton minois, si tu veux! Mais si tu avais quelque sagesse, tu les aurais pour rien, après une conversation raisonnable avec mes oncles. (Comme il restait silencieux, elle tapa du pied.) Ils t'ont trouvé dans la rue et ils t'ont ramassé ! Tu leur dois reconnaissance ! Que veux-tu que je te dise de mieux?

Ils t'ont ramassé ! Ou peut-être est-ce moi dans un certain intérêt convenable? Occupe-toi de moi au lieu de t'occuper de toi ! Le sang te va bien, c'est du velours sur ton minois. De plus, je parle plusieurs langues à la perfection, sans accent étranger, ce qui fait que nous nous débrouillerons dans n'importe quel pays avec la police ! Bonne maîtresse de maison aussi ! Salant et puis lavant et puis brossant la viande avant de la faire cuire ! Ainsi pas de sang ! Et sucrant mon thé avec de la confiture de cerises ! Je t'en ferai goûter et de ma carpe farcie aussi ! De plus, une bonne épouse doit

568

savoir enlever le sang séché sur le minois de l'époux et aussi elle doit être prête à partir avec lui en cachette de la police, l'argent bien caché contre son petit corps, un bouclier contre les méchants ! Cela dit, les fiançailles sont la plus belle période de la vie, et heureux qui les goûte ! Attends, je vais refaire ma toilette de frimousse et tu verras !

De nouveau, elle barbouilla ses lèvres, puis poudra sa face carrée tout en lui souriant à grandes dents, masséters saillants.

— Qu'en dis-tu? demanda-t-cllc, et elle lui donna une tape coquette avec son éventail. Après tout, seuls les yeux comptent

! Et ne te moque pas de ma bosse ! Elle est une couronne dans mon dos ! Et ne t'avise pas de faire déclaration à ma sœur, la belle ! Oui, d'accord, je ne suis pas l'héritière unique ! Que veux-tu, il m'arrive d'escamoter selon mes intérêts ! Mais si elle est belle et haute, elle est somnambule, et c'est justice ! Et maintenant, attends-moi, Juif, mais parle fort pour me tenir compagnie et que je n'aie pas peur!

Elle courut vers l'autre bout de la cave, jusqu'à l'échelle, s'empara de la lanterne et revint avec un long cri. Essoufflée, sa main à son cœur, elle lui confia avec un sourire enfantin qu'elle l'avait échappé belle. Puis elle le prit par la main et ils allèrent le long des tableaux suspendus aux murs en pleurs, elle tenant haut la lanterne, nommant les peintres, et à chaque tableau lui ordonnant d'admirer, avec des coups de talon. Mais lorsqu'il avança la main pour soulever le voile qui recouvrait le dernier tableau, elle tressaillit, le saisit par le bras. Défendu, cria-t-elle, défendu de regarder Celle avec l'Enfant ! Danger de bûcher! Le tirant à elle, elle le promena le long des vieilleries, armures, piles d'étoffes, robes anciennes, mappemondes, verreries, tapis, statues, les commentant avec des moues et en disant les prix. Soudain, elle s'arrêta devant une haute statue de fer, se gratta furieusement.

569

—La Vierge allemande, la Vierge de Nuremberg !

annonça-t-elle avec grandiloquence. Elle est creuse, mon cher ! Ils nous enfermaient dedans et les longs couteaux de la porte entraient dans le Juif! Mais sur tout ils nous brûlaient ! Dans toutes les villes d'Alle magne, à Wissembourg, à Magdebourg, à Arnstadt, à Coblence, à Sinzig, à Erfurt, ils étaient fiers de se dire rôtisseurs de Juifs! Judenbreter dans leur langue du temps! Oh, j'ai peur d'eux ! Ils nous ont brûlés au treizième siècle ! Ils nous brûleront au ving tième siècle ! Il n'y a pas de salut pour nous, sache-le, mon cher ! Ils adorent leur méchant chef, l'aboyeur avec la moustache ! Ils sont tous d'accord avec lui !

L'évêque Berning est d'accord ! Il a dit que tous les évêques allemands sont d'accord ! C'est mon oncle qui me l'a dit, mon oncle de grande majesté ! Mainte nant, viens !

La tête confuse, mené par elle qui parfois se retournait pour une œillade, il alla le long des coffres, des bergères, des bahuts et des lustres gisant à terre, docilement la suivant cependant que les pendules battaient à contretemps et que les mannequins de cire souriaient, les surveillant dans l'ombre. De nouveau, elle s'arrêta brusquement, caressa un hibou empaillé aux yeux orangés et aux grands sourcils qui les regardait aussi, puis elle approcha sa lanterne d'un sarcophage où reposait une momie.

—Pharaon aussi ! dit-elle. Il nous a détruits jus qu'au demier! Ils nous détruisent jusqu'au dernier et ensuite ils crèvent !

Muet, le crâne en douleur, il souriait d'orgueil, devenait comme elle, le savait. Soudain la petite main humide le dégoûta, mais il n'osa pas s'en détacher, craignant une lubie de représailles. Elle s'arrêta devant une grille ouvragée, leva sa lanterne, fit claquer sa langue, désigna dramatiquement un vieux carrosse de cour, écaillé d'or pourri, enfumé par endroits, mais 570

scintillant de petits miroirs à facettes et orné de chérubins tenant des torchères.

—Souvenir, souvenir ! Mon grand-père, le rabbin miraculeux ! Le célèbre rabbin de Lodz ! Dans ce car rosse, la nuit, on le promenait dans le quartier juif!

Pas de toit parce qu'il se tenait debout pour bénir ! Un carrosse royal ! J'ai envie de mordre tellement je suis fière ! On s'en servira pour mon mariage ! Je sais dire mariage en sept langues! Et si on te dit que j'ai de l'hypertension, n'en crois pas un mot ! Je n'ai que des idées! clama-t-elle, et elle agita ses petites mains avec des expressions ravies et malicieuses. Et mainte nant, viens voir, et ne crains rien car ils sont attachés !

Il la laissa passer devant lui, sachant tout à coup que si elle restait derrière lui elle aurait la tentation de la nuque, se mettrait à hurler de peur, lui sauterait au cou, le mordrait peut-être. Vite, dit-elle, et elle le tira avec violence. Derrière le carrosse, deux etiques chevaux dolents gisaient, attaches par un licol. La tête de l'un reposait sur la terre battue et sa langue sortait à demi. L'autre remuait sagement sa longue face humaine dont l'ombre agrandie allait en hésitant d'un mur à l'autre.

—Les chevaux de mon grand-père ! annonça-t-elle.

Mon père a voulu les garder jusqu'à leur mort finale !

Par respect, par respect ! Avant, ils étaient dans l'écu rie en haut, mais maintenant ils se cachent aussi avec nous, les pauvres vieux, Isaac et Jacob ils s'appel lent ! Et voilà, et assez ! Regarde-toi ! cria-t-elle avec une farouche frénésie, et de nouveau elle lui tendit son miroir. Voilà ce que c'est de vivre dehors, écervelé! Dans la cave, Juif! Tu seras bien avec moi, mais sache que ma foi est déjà engagée à un certain baron que j'ai préféré à Nathaniel Bischoffsheim qui est trop jeune ! Je les aime un peu faits, à point, que cela s'enfonce quand on appuie ! De plus, l'eau-devie conserve les oreilles, ne l'oublie pas si un jour tu ramasses la tienne. À Lodz, il y a eu le pogrome lors-571

qu'elle était enceinte de moi, et alors elle s'est vengée, et je suis née petite. D'ailleurs, tout ce que tu me diras, j'en prendrai et j'en laisserai ! Libre à toi, mon cher, et qui ment se casse les dents, et quelle fille voudra de toi avec des dents cassées? Ne sais-tu pas qu'on ne peut prétendre à rien sans charme de mâchoire? (Elle sourit largement pour montrer sa solide denture, mit son poing sur la hanche.) On me dit naine, mais on s'intéresse à moi !

Consulte Rothschild, consulte Bischofïsheim ! D'ailleurs, c'est ton sort de devenir ennuyé de la tête. Oui, mon câlin minois, ne le nie pas, tout à l'heure tu as voulu attraper l'ombre de Jacob sur le mur! Je t'ai vu et je me suis étranglée de rire! Écoute, je vais te dire un secret. Quand je suis toute seule, j'attelle Isaac et Jacob au carrosse et puis je monte dedans, je prends les rênes et je me promène dans la cave ! Une vraie petite reine! Tout à l'heure, j'ai dit somnambule, c'était par délicatesse, pour ne pas dire aveugle ! Ou bien, quand je suis trop seule, les autres étant allés dans diverses caves pour des achats ou des conversations, et moi étant trop petite et avec une bosse et pas de cou, alors je tâche de dormir pour ne pas penser. Chien endormi n'a pas de puces. Allons, viens, entre dans le carrosse de mon grand-père !

Vite, sinon je te pince !

Elle ouvrit la portière étincelante de nombreux miroirs, le poussa à deux mains, le força à s'asseoir sur la banquette, se hissa auprès de lui, s'assit à son tour. D'aise, elle balança ses petites jambes, s'arrêta soudain, lui fit signe de se taire.

— Tu les entends dehors? Ils sont contents de marcher derrière une musique, les imbéciles ! Tandis que nous, en carrosse royal ! Ô ma cave belle, ô grand destin, ô clous chéris !

Maintenant, veux-tu être gai ? Nous avons des masques pour la fête des Sorts, des masques achetés avant ma naissance ! Pense si je suis

572

jeune ! Veux-tu rire? Nous avons des jeux pour la fête des Sorts

! Regarde ! cria-t-elle d'une voix vibrante, et elle se pencha, ramassa sous la banquette une cou-ronnede carton, ornée de faux rubis, se la posa sur la tête. À la fête des Sorts, je faisais toujours la reine Esther, j'étais gracieuse, délice de mon père !

Et pour toi, voilà, un faux nez pour te réjouir ! Sais-tu de quoi, ignorant? De la mort d'Aman, apprends-le ! Quelquefois je fais la méchante parce que c'est triste d'être petite ! Alors je dis que je les aime à point ou bien que je te mordrai, mais ce n'est pas vrai, c'est seulement la gaieté de malheur. Enfin, peut-être que je me trompe quand je dis que les autres nations seront contentes. Attendons de voir ! En tout cas, je me méfie de la Pologne! Allons, ne me regarde pas ainsi, stupide comme une harpiste ! Allons, mets ton faux nez !

Il obéit, et elle battit des mains tandis qu'il caressait le grotesque appendice de carton, glorieusement le caressait.

Soudain, il tressaillit aux coups venus des profondeurs, trois coups, puis deux. Elle lui tapota la main avec importance, lui dit de n'avoir pas peur, que c'était des Juifs de la cave à côté qui demandaient l'ouverture de la trappe, des ennuyeux qui venaient souvent pour des nouvelles ou des nourritures.

Descendue du carrosse, elle alla en se dandinant, traîne soulevée et mouvante petite croupe.

— Je vous ferai attendre et gémir, mal élevés! cria-t-elle, penchée au-dessus de la trappe. Je suis en grande occupation, riant et me poudrant ! Dans une heure, je vous ouvrirai, pas avant ! Silence, les Juifs !

De nouveau assise auprès de lui dans le carrosse, sérieuse, la naine Rachel promenait ses doigts sur une autre guitare, en tirait des mélancolies, avec parfois vers lui un regard perspicace. Lui, il la considérait et il avait pitié, pitié de cette petite difforme aux grands yeux, beaux yeux de son peuple, pitié de cette petite

573

insensée, héritière de peurs séculaires, et de ces peurs le fruit contrefait, pitié de cette bosse, et en son âme il révérait cette bosse, bosse des peurs et des sueurs de peur, sueurs d'âge en âge et attentes de malheurs, sueurs et angoisses d'un peuple traqué, son peuple et son amour, le vieux peuple de génie, couronné de malheur, de royale science et de désenchantement, son vieux roi fou allant seul dans la tempête et portant sa Loi, harpe sonnante à travers le noir ouragan des siècles, et immortellement son délire de grandeur et de persécution.

— Je suis laide, n'est-ce pas? demanda-t-elle, et elle porta sa petite main à sa frange avec le geste bouleversant d'un singe malade.

— Tu es belle, dit-il, et il lui prit la main, la lui baisa.

Sans plus parler, ils se tinrent par la main dans l'antique carrosse, lui avec son faux nez, elle avec sa couronne de carton, frère et sœur, se tinrent fort par la main, reine et roi de triste carnaval que les deux chevaux regardaient mélancoliquement, remuant leurs têtes chastes et professorales.

Et voici, la naine ôta sa couronne et la posa sur la tête de son frère aux yeux clos, et elle lui couvrit les épaules de la soie de prière, et elle lui mit entre les bras les saints rouleaux des Commandements. Ensuite, descendue du carrosse, brinquebalante, elle détacha les chevaux languissants, les fit entrer dans les brancards, les attela, les recouvrit d'un velours brodé d'or et de lettres antiques, rideau d'arche sainte, tandis que le cheval de gauche, le plus vieux, qui avait des tumeurs aux jointures, approuvait tristement mais avec majesté, et que le cheval de droite levait joyeusement la tête, hennissait un appel.

Alors, sortie de l'ombre, elle apparut, haute et merveilleuse de visage, vierge souveraine, Jérusalem vivante, beauté d'Israël, espoir dans la nuit, douce

574

folle aux yeux éteints, lentement allant, une ancienne poupée dans ses bras, la berçant et parfois sur elle se penchant. Elle s'est trompée, souffla la naine, elle croit que c'est la Loi.

Soudain, il y eut de nouveau une grande rumeur dehors, et en même temps que le martèlement des bottes retentit le chant allemand, chant de méchanceté, chant de la joie allemande, joie du sang d'Israël giclant sous les couteaux allemands. Wenn Judenblut unter'm Messer spritzt, chantaient les jeunes espoirs de la nation allemande, tandis que de la cave voisine s'élevait un autre chant, chant à l'Éternel, grave chant d'amour, surgi du fond des siècles, chant de mon roi David.

Et voici, debout sous le soupirail devant quoi défilaient les bottes allemandes, revêtu de l'ample soie de prière, soie barrée de bleu, soie à franges venue d'un auguste passé, couronné de tristesse, le roi au front sanglant leva haut la sainte Loi, gloire de son peuple, la présenta aux adorateurs de la force, de la force qui est pouvoir de meurtre, l'appuya contre les barreaux devant lesquels, mécaniques et victorieux, défilaient au pas de parade les jeunes espoirs de la nation allemande, tous chantant leur joie du sang juif versé, fiers d'être forts, forts d'être nombreux, salués par les filles suantes à nattes blondes, bras niaisement levés, grosses sexuelles excitées par tant de virilités bottées.

Inlassable, fils de son peuple, il tenait haut levée la Loi vêtue d'or et de velours, couronnée d'argent, glorieusement élevait et présentait la lourde Loi emprisonnée, Loi de justice et d'amour, honneur de son peuple, cependant que dehors, fiers de leur pouvoir de mort et orgueil de la nation allemande, aux sons des fifres et des tambours, et à grands coups de cymbales, toujours chantant leur joie du sang d'Israël giclant sous leurs couteaux, défilaient les tortureurs et tueurs de chétifs désarmés.

Belle Du Seigneur
titlepage.xhtml
index_split_000.html
index_split_001.html
index_split_002.html
index_split_003.html
index_split_004.html
index_split_005.html
index_split_006.html
index_split_007.html
index_split_008.html
index_split_009.html
index_split_010.html
index_split_011.html
index_split_012.html
index_split_013.html
index_split_014.html
index_split_015.html
index_split_016.html
index_split_017.html
index_split_018.html
index_split_019.html
index_split_020.html
index_split_021.html
index_split_022.html
index_split_023.html
index_split_024.html
index_split_025.html
index_split_026.html
index_split_027.html
index_split_028.html
index_split_029.html
index_split_030.html
index_split_031.html
index_split_032.html
index_split_033.html
index_split_034.html
index_split_035.html
index_split_036.html
index_split_037.html
index_split_038.html
index_split_039.html
index_split_040.html
index_split_041.html
index_split_042.html
index_split_043.html
index_split_044.html
index_split_045.html
index_split_046.html
index_split_047.html
index_split_048.html
index_split_049.html
index_split_050.html
index_split_051.html
index_split_052.html
index_split_053.html
index_split_054.html
index_split_055.html
index_split_056.html
index_split_057.html
index_split_058.html
index_split_059.html
index_split_060.html
index_split_061.html
index_split_062.html
index_split_063.html
index_split_064.html
index_split_065.html
index_split_066.html
index_split_067.html
index_split_068.html
index_split_069.html
index_split_070.html
index_split_071.html
index_split_072.html
index_split_073.html
index_split_074.html
index_split_075.html
index_split_076.html
index_split_077.html
index_split_078.html
index_split_079.html
index_split_080.html
index_split_081.html
index_split_082.html
index_split_083.html
index_split_084.html
index_split_085.html
index_split_086.html
index_split_087.html
index_split_088.html
index_split_089.html
index_split_090.html
index_split_091.html
index_split_092.html
index_split_093.html
index_split_094.html
index_split_095.html