LVIII
Tout en lissant son accroche-cœur, Mariette en sa cuisine lisait Chaste et Flétrie, un roman que lui avait prêté la femme de chambre des voisins, une longue sauterelle noire, aérophage et cérémonieuse. Arrivée à la fîère réponse de l'héroïne, pauvre mais honnête, elle tourna la page avec une telle ardeur que le bol de café tomba à terre. Faites chauffer la colle, dit-elle d'un ton calme destiné à proclamer son indépendance et qu'elle n'était pas femme à s'émouvoir pour si peu.
Munie d'un petit balai et d'une pelle, elle ramassa les débris qu'elle vida dans un seau, déclara que valait mieux ça que de se casser une jambe, se rassit et reprit sa lecture. Elle en était à la déconfiture du vilain marquis lorsque le grincement de la porte d'entrée lui fit refermer le livre qu'elle fourra dans sa corbeille à ouvrage, sous un tricot commencé. C'est la grande cachotteuse qu'elle rapplique, vous allez voir ce que jui dirai, elle l'emportera pas en paradis, murmura-t-elle tout en s'emparant d'un balai de justification.
— Tiens, vous êtes là, madame Ariane, je vous avais pas entendue. Ce térégramme, c'était pas une mauvaise nouvelle, j'espère ?
— Non, pas une mauvaise nouvelle. (Un silence.) On m'annonce une visite dans quelques jours.
— Ah bon bon bon, tant mieux, parce que moi je 589
m'étais pensé que c'était peut-être un inconvénient d'arrivé à monsieur Adrien et que ça vous avait beaucoup chagrinée, vu que vous êtes partie en grande vitesse. Ça serait une dame, cette visite ?
— Non.
— Un monsieur, alors, peut-être ?
— Un ami de monsieur. Et de moi aussi d'ailleurs.
— Ah, voilà, bien sûr, dit Mariette qui continua son balayage étudié. Dommage que monsieur Adrien soye en voyage, ça y aurait fait plaisir de voir son ami. Enfin, vous le recevrez à sa place, ça vous fera un changement. Un ami de votre mari, c'est gentil, ça fait plaisir. Par le fait, vous êtes bien contente, ça se voit.
— Oui, en effet. Il y a longtemps que je ne l'ai vu, et naturellement je suis contente de le revoir, même très contente, je dois dire. J'ai beaucoup de sympathie pour lui.
— Bien sûr, faut de la sympathie dans la vie. C'est la nature qui veut ça. La sympathie c'est le charme de la vie. Et puis ça vous fera un passe-temps, un peu de conversation, c'est plus meilleur que toute seule dans votre lit à réfréchir. Dommage que monsieur Adrien il soit en voyage. Enfin, je ferai tout bien à fond, vous verrez.
— Merci, Mariette. J'aimerais en effet que tout soit impeccable. À propos, en rentrant, je suis passée chez Gentet.
Ses ouvriers viendront repeindre les plafonds et les boiseries.
— De partout?
— Non, seulement le vestibule et mon petit salon.
— Le principal, pour de dire. Mais dites, madame Ariane, vous devriez profiter pour un coup de peinture à votre chambre aussi, qu'elle en a besoin, vous croyez pas?
— Peut-être, je verrai.
— Ces barbouillons vont tout me cochonner par
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terre. Enfin, je ferai bien tiptop quand ils seront partis pour que tout soye bien implacable. Il est joli, ce monsieur?
— Pourquoi cette question ?
— Comme ça, pour savoir, vu que je me réjouis de le voir, ça fera un changement, alors j'aimerais mieux qu'il soit joli vu que j'aime ça.
— Il n'est pas mal, sourit Ariane. Il est surtout intelligent et cultivé. J'aime causer avec lui.
— Bien sûr, il y a rien de tel comme la conversation, surtout quand il y a la sympathie. Moi je dis qu'il faut profiter de la vie parce que quand on est vieux, c'est fini, et moi quand je serai malade jui dirai à la bonne sœur de l'hôpital qu'elle me flanque un bon coup de carafe sur la tête et que ça soye fini, et même ça me fait rien qu'on m'enterre pas. Qu'on me jette aux balayures si on veut ! J'aime mieux profiter de mes sous pour me payer un plaisir, le cinéma ou un gâteau pistache kirsch, et pas qu'on achète avec mon argent une caisse que je saurai même pas que j'y suis dedans. (Elle poussa vigoureusement son balai.) Allez, allez, qu'on me balaye quand je serai morte, et qu'on la dégringole dans les escaliers, la Mariette, allez, allez, dans le ruisseau, la Mariette ! Et il ferait quoi votre monsieur? Dans les écritures je pense?
— Il est un des directeurs à la Société des Nations, dit Ariane qui fabriqua aussitôt après une dissimulation de bâillement.
— Forcément, dit Mariette. Doit être calé. Le chef de monsieur Adrien donc. Raison de plus pour rafraîchir avec un peu de peinture pour que ça soye joli quand il viendra. Ça ui fera plaisir à monsieur Adrien que vous recevrez son chef comme il faut. Faut se mettre bien avec les chefs. Tiens, voilà midi qui sonne. Je sers le déjeuner à une heure?
— Non, tout de suite, j'ai faim.
— C'est le grand air, ça vous a fait du bien de sor-591
tir. Et vous mettrez quoi comme toilette pour faire figure quand ce monsieur arrivera vu que c'est un grand personnage ?
— Je n'en sais rien, je vais vite prendre un bain, en attendant mettez la table, je meurs de faim, dit Ariane qui virevolta avec un brusque envol de robe et sortit, entonnant soudain dans l'escalier, à pleine voix, l'air de la Cantate de la Pentecôte.
Sur quoi, soulevant ses jupons dont les poches, fermées par des épingles doubles, recelaient son petit magot, la petite vieille improvisa un cancan effréné tout en chantant que c'était de la sympathie, de la sympathie, rien que de la sympathie.
Scandant ainsi sa petite danse, tête en arrière et grasses jambettes ryth-miquement relevées à la manière des chevaux savants, elle galopa longtemps sur place cependant que, là-
haut, la folle d'amour en sa baignoire clamait de nouveau l'air glorieux de Bach, annonçait la venue d'un divin roi.