V

—Cabinet du sous-secrétaire général français, souffla Adrien Deume en désignant d'un coup d'œil craintif une haute porte.

Solal, tu sais, ajouta-t-il à voix encore plus basse, comme si de prononcer ce nom recelait des dangers, constituait une infraction. Il paraît que l'intérieur est somptueux, il y a des Gobe-lins, don de la France. (Il se repentit de son « il parait» qui faisait subordonné et prouvait qu'il n'avait jamais mis les pieds dans le sanctuaire. Pour en détruire l'effet, il se racla martialcment la gorge et alla plus vite, d'un pas décidé.) Tout au long des couloirs et des escaliers, il présenta à sa femme les splendeurs de son cher palais. Important et copropriétaire, épris de son noble fromage, s'attachant à en marquer l'émouvant caractère officiel, il mentionna fièrement les dons des divers pays : les tapis de la Perse, les bois de la Norvège, les tapisseries de la France, les marbres de l'Italie, les peintures de l'Espagne et toutes les autres offrandes, en en expliquant chaque fois l'exceptionnelle qualité.

—Et puis c'est immense, tu comprends. Mille sept cents portes, tu te rends compte, chacune avec quatre couches de peinture pour que le blanc soit impeccable, je suis au courant, tu penses bien, je suis souvent venu pendant les travaux pour voir où ça en

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était, et note bien, toutes les portes avec cadre en métal chromé.

Et puis mille neuf cents radiateurs, vingt-trois mille mètres carrés de linoléum, deux cent douze kilomètres de fils électriques, mille cinq cents robinets, cinquante-sept hydrants, cent soixante-quinze extincteurs ! Ça compte, hein? C'est immense, immense.

Par exemple, combien crois-tu que nous ayons de water-closets?

— Je ne sais pas.

— Mais dis un chiffre, à ton idée.

— Cinq.

— Six cent soixante-huit, articula-t-il, maîtrisant une fière émotion. Et ils sont vraiment bien compris, tu sais. Ventilation mécanique par machines renouvelant l'air huit fois par heure et chasse d'eau automatique toutes les trois minutes à cause des gens distraits ou pas consciencieux. Si tu veux, je peux t'en faire visiter un.

— Une autre fois. Je suis un peu fatiguée.

— Bon, bon, bon, une autre fois. Eh bien, voilà, nous sommes arrivés. After you, dear Madam, dit-il en poussant la porte. C'est mon petit repaire, tu vois, sourit-il, la gorge un peu serrée d'émoi.

Qu'est-ce que tu en dis ?

— C'est très bien.

— Évidemment, ce n'est pas le grand luxe, mais enfin c'est coquet, et puis pratique comme installation.

Soucieux de lui en démontrer l'excellence et d'en partager les délices, il expliqua avec empressement les divers agréments de sa nouvelle cage, scrutant chaque fois l'effet produit. Il termina par l'éloge de l'armoire métallique, si pratique avec ses deux cintres, un pour le pardessus et un pour le veston, et puis clef Yale, donc pas de risque de vol, et ce petit tiroir sous le rayon du haut, c'était bien commode pour renfermer des choses personnelles : l'aspirine, la teinture d'iode, les pas-76

tilles digestives, la benzine pour détacher. Il eut un petit rire. Il avait oublié de lui montrer le principal ! Eh bien oui, son bureau, donc ! Tout neuf, comme elle pouvait voir, au fond presque le même modèle que pour les membres A, très fonctionnel, vraiment bien conçu.

—Tu vois, en fermant à clef le tiroir du milieu, je bloque d'un seul coup les tiroirs de gauche et de droite, douze en tout. C'est assez formidable, tu ne trouves pas? La clef, c'est une Yale aussi, donc ce qui se fait de mieux.

Content de s'être acquis de la considération, il prit place dans son fauteuil, dont il signala qu'il était du plus récent modèle à pivot et qu'il soutenait bien les reins, posa ensuite ses pieds contre le bord de la table, comme van Vries, et imprima à son fauteuil un mouvement de bascule, comme van Vries. Ainsi, par lui-même bercé dans la grandeur et la puissance, mains jointes derrière la nuque à la manière de van Vries, ce futur cadavre trouva un joint pour raconter comme quoi, au cours d'une récente discussion avec son chef, il avait été audacieux, d'une indépendance farouche et fécond en reparties mordantes.

À la brusque pensée que ce supérieur hiérarchique pouvait entrer à ['improviste, il retira ses pieds et cessa de se balancer.

Sa pipe sur la table lui offrit une compensation de virilité. Il s'en empara, la vida en la tapant fort contre le cendrier, ouvrit sa blague à tabac.

— Sapristi, il ne me reste plus de tabac ! Écoute, je file en acheter au kiosque, j'en ai pour deux minutes. À tout de suite, hein?

— Excuse-moi, j'ai été retardé malgré moi, dit-il, entré en coup de vent et brûlant de raconter l'événement inouï. (Il aspira largement pour maîtriser son émotion et avoir un ton calme.) C'est parce que je viens de rencontrer le S.S.G.

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— Qui est-ce?

— Le sous-secrétaire général, articula-t-il avec lenteur, un peu froissé. Monsieur Solal, ajouta-t-il après s'être muni d'une nouvelle provision d'air. S.S.G. est l'abréviation habituelle, je te l'ai déjà expliqué plusieurs fois. (Un temps.) Je viens d'avoir un entretien avec lui.

— Ah?

Il la regarda avec curiosité. Un simple ah, à propos d'un entretien avec le bras droit de Sir John ! Décidément, aucun sens des valeurs sociales ! Enfin, tant pis, elle était comme ça, toujours dans la lune. Lui raconter la chose maintenant, mais attention, en parler froidement, ne pas avoir l'air d'y attacher trop d'importance.

Il se racla la gorge pour que l'étonnante nouvelle ne fût pas gâchée par une voix enrouée.

—Je viens donc d'avoir un entretien avec le sous-secrétaire général de la Société des Nations, un entre tien à l'improviste.

(Petit spasme aux lèvres, bizarre envie de sangloter.) On a causé, lui et moi. (Prise d'air pour supprimer le début de sanglot.) Il s'est même assis dans un fauteuil. Preuve qu'il ne voulait pas se débarrasser de moi. Enfin, je veux dire qu'il avait vraiment envie de me parler. Pas une simple question de politesse, tu comprends.

Il est vraiment formidable d'intelligence. (La dyspnée d'émoi l'empêchait de faire de longues phrases.) Voilà comment c'est arrivé. Je suis donc descendu au rez-de-chaussée, bon. Une fois mon Amsterdamer acheté au kiosque, il m'est venu l'idée, je ne sais pas pourquoi, de revenir par le couloir qui passe devant le bureau du S.S.G., enfin son cabinet plutôt, une drôle d'idée puisque ça me faisait un détour. Enfin, bref, juste à ce moment voilà qu'il sort de chez lui, et imagine-toi en costume d'équitation, ça lui arrive quelquefois. Ça lui va rudement bien, soit dit en passant. Mais alors c'est la première fois que je lui ai vu un monocle, et un monocle noir,

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imagine-toi, comme pour cacher quelque chose à l'œil. Il paraît qu'il a eu un accident cet après-midi, une chute de cheval, d'où blessure à l'œil. C'est Kanakis qui me l'a dit, je viens de le rencontrer en remontant, il revenait de chez miss Wilson, la secrétaire du S.S.G. donc, il est en bons termes avec elle, alors confidentiellement elle lui a tout raconté. Ça s'est passé il y a à peine quelques heures, il est arrivé à cheval avec un valet, c'est une habitude qu'il a, il vient souvent à cheval et puis le valet remmène le cheval, enfin c'est le gentleman, alors elle a vu tout de suite qu'il avait l'œil en sang, enfin la paupière plutôt, une blessure, il a dû tomber sur quelque chose de coupant, mais il n'a pas voulu de soins, il a seulement demandé à miss Wilson d'envoyer tout de suite acheter des monocles noirs chez un opticien, il paraît que ça se trouve facilement. Il est un peu coquet, hein? (Il eut un petit rire charmé, attendri.) Il a pensé tout de suite à un monocle, c'est amusant. Enfin, j'espère que ce n'est pas grave, cette blessure. Tu sais, c'est lui qui dirige tout ¡ci, c'est un as.

(Nouveau petit rire aimant.) Ça lui va rudement bien, ce monocle noir, ça fait hautain, grand seigneur, tu vois ce que je veux dire. Pas bête, Kanakis, hein? Il flatte miss Wilson à fond. Tu comprends, ça facilite les choses d'être bien avec la secrétaire d'une huile, ça facilite pour tout, si tu veux être vite reçu par l'huile, si tu veux avoir la primeur des nouvelles, si tu veux apprendre un tuyau confidentiel, et caetera. Enfin, pour en revenir à l'essentiel, il allait assez vite, le S.S.G. donc, et voilà que les pompiers qu'il tenait à la main, pardon, les papiers, sont tombés par terre. Alors je les ai ramassés. Je l'aurais fait naturellement pour n'importe qui, simple question de courtoisie. Alors il s'est arrêté et il m'a remercié très gentiment. Merci, Deume, il m'a dit. Enfin tout était dans le ton. Comme tu vois, il s'est rappelé mon nom, c'est tout 79

de même assez capital. Je dois dire que ça m'a fait plaisir de sentir qu'il sait qui je suis, enfin le sentiment que j'existe pour lui.

C'est important, tu comprends? Et alors c'est donc à ce moment-là qu'il s'est assis dans un fauteuil et qu'il m'a indiqué gentiment le fauteuil d'en face. Parce que juste devant son cabinet il y a une petite salle des pas perdus, avec des sièges très confortables, forcément. Alors lui, d'une gentillesse, tu ne peux pas t'imaginer, me demandant dans quelle section je travaillais, de quoi je m'occupais spécialement, si mon travail me plaisait, enfin s'intéressant à moi. Tu vois que ça valait le coup que je revienne ici en retard ! Une conversation de presque dix minutes ! Au point de vue conséquences administratives, tu te rends compte ! Et lui, très simple, tu sais, cordial, ne me faisant pas sentir la différence de grade, tous les deux assis, l'un en face de l'autre. Enfin, absolument charmant. Moi, très à mon aise, tu sais, parlant. Et imagine-toi que Vévé a passé par là et qu'il nous a vus causer ensemble, le S.S.G. et moi, compère et compagnon ! Tableau ! Il doit être furieux, ce bon Vévé.

— Pourquoi furieux?

— Jalousie, bien sûr, sourit-il en haussant les épaules, au comble de la félicité. Et puis frousse aussi. C'est toujours dangereux pour un directeur de section qu'un de ses collaborateurs soit en bons termes avec une grande huile. Ça peut lui jouer un sale tour ! Tu comprends, le type peut dire à l'huile, en passant, sans en avoir l'air, il peut lui dire ce qu'il pense de son boss, faire des critiques indirectes, suggérer une réorganisation de la section, se faire valoir, quoi, au détriment de son boss, ou même, si tu veux, des critiques directes, selon l'accueil de l'huile, tu comprends, y allant carrément s'il sent que l'huile n'est pas tellement bien disposée à l'égard du boss, du boss du type, enfin de Vévé par exemple, bref s'il sent qu'il peut y aller à fond, tu comprends?

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— Oui, sûrement.

— Mais je connais mon Vévé, il avalera sa bile en douce et demain il sera tout sucre tout miel. Mon cher Deume par-ci, mon cher Deume par-là, si ça ne vous dérange pas trop, car je sais combien vous avez à faire, et ainsi de suite, et des sourires

! Mentalité d'esclave, quoi. Je deviens dangereux, il faut me ménager! Donc, on a causé ensemble assez longtemps, environ dix minutes ! Ce monocle noir, je me suis demandé s'il fallait lui en parler, lui demander s'il avait mal à l'œil.

Dans le doute, je me suis abstenu. Est-ce que tu crois que j'ai bien fait?

— Oui.

— Oui, je crois aussi, ça aurait été un peu familier. À la fin de la conversation, il s'est levé, il m'a serré la main, vraiment un chic type, tu sais. C'est chic qu'il se soit arrêté pour me parler, hein? D'autant qu'il allait voir le S.G. qui l'avait convoqué, tu te rends compte? En somme, à cause de moi il a fait attendre Sir John ! Qu'est-ce que tu en dis?

— C'est très bien.

— Je pense bien que c'est très bien ! Tu te rends compte, une conversation avec une huile qui se balade bras dessus bras dessous avec Sir John ! Et note bien, une conversation pas dans le bureau du S.S.G., pas officielle, mais dans le couloir, assis tous les deux dans des fauteuils du même genre, donc conversation privée, quoi, d'égal à égal ! Si c'est pas une amorce de rapports personnels, alors qu'est-ce qu'il te faut! Oh, et puis j'oubliais le principal, imagine-toi que quand il s'est levé pour partir il m'a tapé sur l'épaule, ou plutôt sur le dos, enfin près de l'épaule mais sur le dos, une forte tape, tu sais, très cordiale. Je trouve que c'est le plus gentil de tout, cette tape, c'était intime, spontané, camarade, quoi. De la part tout de même de quelqu'un qui a été ministre en France, qui est commandeur de la Légion d'honneur, tu te rends compte, après tout 81

l'homme le plus important du Secrétariat après Sir John ! Tu me diras moins important que le secrétaire général adjoint, eh bien pas du tout, plus important que le secrétaire général adjoint qui est plus haut en grade, d'accord, mais entre nous... (Après un regard méfiant de tous côtés, à voix basse :) Entre nous, sans aucune influence, il y a un tas de papiers qu'on ne lui passe pas, et il ne proteste jamais, tu te rends compte ! (Il la regarda. Oui, elle était impressionnée par la tape.) Tout ça entre nous, hein? Et naturellement beaucoup plus important que les deux autres sous-secrétaires généraux qui sont de la crotte de bique à côté. La preuve c'est que quand on dit le S.S.G. on sait que c'est de lui qu'il s'agit. Et puis des égards pour lui ! Il est le seul sous-secrétaire général à avoir un chef de cabinet ! Tu te rends compte ? (À voix plus basse encore :) Je dirais même, très entre nous, qu'il est en réalité plus important que le secrétaire général. Parfaitement !

Parce que Sir John, c'est le golf et puis le golf, et à part ça, garniture de cheminée, disant amen à tout ce que décide le S.S.G.

! Donc tu vois l'importance de la tape. (Il eut un sourire rêveur, féminin :) Et puis, je ne sais pas, il a un charme fou, cet homme.

Un sourire d'une séduction ! Et puis le regard chaud, pénétrant. Je comprends que les femmes se toquent de lui. Même ce monocle noir lui va tellement bien, ça lui donne un air, je ne sais pas moi, romantique. Et puis cette allure en costume de cheval ! Le gentilhomme, quoi. Évidemment, tout le monde au Secrétariat ne peut pas se permettre d'arriver à cheval. Naturellement, ce serait... (Il faillit dire « un sous-fifre », mais se ravisa, soucieux de ne pas se dévaloriser.)... un fonctionnaire d'un grade moins élevé, ça ferait scandale. Tu te rends compte, l'effet que ça ferait si Vévé débarquait en bottes un de ces quatre matins ! Mais le S.S.G., on trouve ça tout naturel. Soixante-dix mille balles-or, plus les frais de représentation ! Il paraît qu'il a un appartement grand

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luxe à l'hôtel Ritz, avec deux salons. À propos, que je n'oublie pas. À Kanakis naturellement je n'ai rien dit de mon entretien avec le S.S.G., c'est plus prudent. Enfin je te dis ça à toutes fins utiles, si jamais tu le rencontrais. Deux salons, tu te rends compte? Ça doit lui faire une de ces notes d'hôtel ! Enfin, c'est le grand seigneur, quoi, très chic, très élégant, de la branche. Enfin bref, là n'est pas la question. C'est un type formidable d'intelligence. Et en plus, il y a ce charme, indéfinissable, tu sais, quelque chose de doux et puis d'un peu cruel en même temps, c'est connu que Sir John l'adore, on les voit souvent bras dessus bras dessous qui discutent, lui très à l'aise, il paraît qu'il lui dit John, tout bonnement, tu te rends compte? Et il paraît que Lady Cheyne l'adore encore plus! D'ailleurs c'est connu qu'il est un Don Juan, toutes les filles du Secrétariat sont en extase. Et la comtesse Kanyo donc, la femme donc du ministre de Hongrie à Berne qui est mort il y a deux ans, c'est sa maîtresse, elle est folle de lui, c'est connu. Kanakis l'a vue une fois ici en train de baiser la main du S.S.G. ! Tu te rends compte?

Follement cultivée, il paraît. Très belle, encore jeune, dans les trente-deux, trente-trois, très élégante, et puis très riche, ¡I paraît, conclut-il avec fierté. (Avec l'index, elle lui effleura la joue.) Pourquoi tu fais ça?

— Parce que tu es mignon.

— Ah bon, dit-il, vaguement vexé.

Être mignon ne lui plaisait qu'à demi. Il préférait être l'homme catégorique, la pipe au bec et les yeux froids, un dur à cuire. Pour montrer qu'il n'était pas si mignon que cela, il tendit son menton en avant. Cette pose d'homme décidé à vivre dangereusement, il la prenait devant sa femme chaque fois qu'il y pensait Mais il n'y pensait pas souvent.

(Si l'homme fort, sacrement viril et casse-cou, était l'idéal habituel d'Adrien Deume, il en avait d'autres, tout différents, archétypes contradictoires et inter-83

changeables. Tel jour, par exemple, ébloui par Huxley, il tâchait d'être le diplomate un peu efféminé, de courtoisie légèrement glacée, très mondain, un chef-d'œuvre de civilisation, quitte à muer le lendemain, après avoir lu la biographie d'un grand écrivain. Il devenait alors, selon le cas, exubérant et force de la nature, ou sardonique et désabusé, ou tourmenté et vulnérable, mais toujours pour peu de temps, une heure ou deux. Puis il oubliait et redevenait ce qu'il était, un petit Deume.)

Le menton dictatorial et trop tendu lui faisant mal à la nuque, il lui redonna une position pacifique, puis regarda sa femme et attendit la réaction, assoiffé de commenter avec elle le merveilleux événement, d'en discuter longuement, de supputer ensemble les perspectives ouvertes.

— Alors, chérie, qu'est-ce que tu en dis?

— Eh bien, c'est encourageant, dit-elle après un silence.

— Voilà, sourit-il avec gratitude, prêt aux développements.

Tu as dit le mot. C'est juste, c'est un entretien encourageant. Je ne dis pas qu'on en est déjà à des rapports personnels, mais enfin c'est le commencement de quelque chose qui peut aboutir à des rapports personnels. Surtout que ça s'est terminé par la tape. (Il cligna des yeux pour arriver à une définition subtile, pour parvenir jusqu'au fond de la tape.) Cette tape, c'était, comment dirais-je, un signe d'intimité, de sympathie. Un contact humain, voilà. Surtout qu'elle était forte, tu sais, cette tape, j'ai failli tomber. Enfin, tout ça peut être capital pour mon avenir, tu comprends?

— Oui, je comprends.

— Écoute, chérie, j'ai à te parler sérieusement. (Il alluma sa pipe pour bien introduire le sujet, pour faire tension dramatique, et surtout pour se sentir important et parler de manière convaincante.) Chérie, j'ai quelque

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chose d'assez important à te dire. (Cet «assez» était pour faire homme fort qui se garde d'expressions excessives.) Voilà, cette nuit, je n'ai pas beaucoup dormi et j'ai ruminé une idée dans mon lit. Je voulais ne t'en parler que ce soir, mais autant le faire tout de suite parce que ça me tracasse. Eh bien voilà, mon idée c'est de profiter de ce que Papi et Mammie vont s'absenter pour un mois à partir de vendredi prochain, d'en profiter, dis-je, pour commencer à avoir une vie vraiment sociale, pas un peu et au hasard comme on a fait jusqu'à présent, mais une vie sociale à fond, planifiée, en établissant un plan bien mûri, un plan écrit de dîners et de cocktails. J'ai beaucoup à te dire à ce sujet, d'autant que j'ai l'intention de me séparer de Papi et de Mammie pour avoir mes coudées franches. Je t'en parlerai tout à l'heure ainsi que de quelques grands dîners que je médite. Mais parlons d'abord des cocktails qui constituent l'aspect le plus urgent du problème. Mon idée c'est de préparer dès ce soir une liste de gens à inviter pour un premier grand cocktail.

— Pourquoi faire?

— Mais, ma chérie, commença-t-il, se forçant à la patience, parce que dans ma situation je dois avoir un minimum de vie sociale. Tous mes collègues se débrouillent pour faire des cocktails de vingt, trente personnes. Kanakis en a eu jusqu'à soixante-dix chez lui et tous des gens intéressants, ayant de la surface. Nous, on est mariés depuis cinq ans et on n'a rien fait encore de concerté, selon un plan établi d'avance. Il y a en tout premier lieu des cocktails que nous devons rendre. Si nous ne les rendons pas, les gens enregistreront et ne nous inviteront plus. Déjà les invitations aux cocktails ont fortement diminué.

C'est un signal d'alarme qui me préoccupe. Dans la vie, ma chérie, on n'arrive à rien sans relations, et il n'y a rien de plus commode que les cocktails pour se faire des relations. D'un seul coup, on peut inviter un tas de gens

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sympathiques qui alors vous rendent votre cocktail, ce qui vous donne l'occasion d'en connaître d'un seul coup un tas d'autres faisant boule de neige, et ça vous permet de faire votre choix pour des invitations de nouvelles relations à des cocktails subséquents, parce que bien entendu, il s'agit de sélectionner, de se borner à ceux avec qui on a des atomes crochus, des sympathiques. Et note bien que du point de vue de l'inviteur ça coûte bien moins cher qu'un dîner et au fond ça revient presque au même. Je dis presque car au point de vue rapports personnels rien ne vaut tout de même les dîners, et il faudra bien que nous commencions à inviter à dîner aussi, en ce qui concerne les plus sympathiques, en écartant résolument Papi et Mammie, donc même avant la séparation que j'envisage pour un avenir proche.

Mais restons sur le plan cocktails. À ce sujet, j'irai jusqu'au bout de ma pensée. Voilà, mon plan, quelque peu revu et augmenté depuis mon entretien de tout à l'heure, c'est d'inviter en tout premier lieu le S.S.G. à notre premier cocktail. Il viendra sûrement, vu la tape. Et si je peux dire qu'il vient, j'aurai tout ce qui se fait de mieux non seulement au Secrétariat mais encore aux délégations permanentes ! Sois tranquille, je ne m'amuserai pas à inviter du menu fretin. Donc, en ce qui concerne le S.S.G., cocktail comme première approche, puis plus tard, dîner grand gala. Ça te goûte ? (Petite expression de Mammie qui lui échappa tant il était pris par son sujet.)

— Il ne m'est pas sympathique. Pourquoi tiens-tu tellement à l'inviter?

— Ma chérie, dit-il avec une douceur sentencieuse qui recouvrait un début d'agacement, je te répondrai primo, qu'une huile n'a pas à être sympathique pour être invitée; secundo, que pour ma part j'ai toujours trouvé le S.S.G. extrêmement sympathique; tertio, que si je tiens tellement à l'inviter, comme tu dis,

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c'est pour la très bonne raison que je dépends de van Vries et que van Vries dépend justement du S.S.G. Depuis sept mois je plafonne B et van Vries ne fera rien, tu entends, rien pour que je devienne A ! Il ne fera rien parce que c'est un froussard!

Froussard parce que se disant que sa proposition de promotion sera peut-être mal accueillie par les hautes sphères et lui fera en conséquence du tort. Par contre, il agira s'il apprend que je suis dans les bonnes grâces du S.S.G., et ça tu penses bien que si ça se confirmait je me chargerais de le lui faire assavoir en douce !

D'ailleurs, je n'aurais même pas à le lui faire assavoir puisque à mon grand cocktail il verrait que le S.S.G. est venu et qu'il en tirerait toutes conclusions appropriées, ce qui fait qu'il aurait alors le courage de me proposer A parce qu'il sentirait que sa proposition serait reçue sympathiquement et ne comporterait nul danger pour lui. Que dis-je, le courage, il aura du plaisir à le faire, il se dépêchera de me proposer à fond, avec l'accent de la sincérité, un tas de fleurs sur moi, parce que ça le fera bien voir du S.S.G. ! Tu comprends la manigance de la chose?

— Tu as dit toi-même que cela a agacé ton chef que tu aies parlé avec ce monsieur.

— Excuse-moi, chérie, mais tu n'y connais rien, dit-il avec bonhomie. Moi, je suis du sérail et j'en connais les détours. Ça l'a agacé, bien sûr, il me déteste, bien sûr. Mais, je te l'ai dit, ça ne l'empêchera pas de me faire mille mamours. Et lorsqu'il saura que c'est de l'amitié solide, c'est-à-dire que je reçois le S.S.G. chez moi, que le S.S.G. mange chez moi, il sera à mes pieds, littéralement! Ça a très bien commencé avec le S.S.G.

mais il faut battre le fer pendant qu'il est chaud et consolider cette sympathie qu'il m'a fait l'honneur de me témoigner, oui, l'honneur, je ne crains pas de le dire ! Mais pour ça, il faut qu'il me connaisse davantage. Un cocktail où je l'in-87

viterais, ça amorcerait des rapports, je causerais avec lui, il m'apprécierait. Vois-tu, des rapports personnels avec les supérieurs hiérarchiques, c'est l'alpha et l'oméga de la réussite.

Mais les rapports personnels, ça ne commence vraiment que dans le domicile personnel, quand on reçoit chez soi, sur un pied d'égalité. Et c'est tout naturel que je l'invite. La tape dans le dos a été forte, tu sais. L'inviter tout de go à dîner, ce serait un peu trop, un peu osé. Mais un grand cocktail ferait transition et préparation pour le dîner ultérieur. Le cocktail, on ferait ça assez grandiose. Cartes gravées pour l'invitation. Il faut savoir dépenser quand il le faut. Avec R.S.V.P. en bas à droite, enfin tout à fait comme ça se fait, quoi. Et note bien, si je tiens à avoir le S.S.G. chez moi, c'est surtout au fond parce que je l'ai trouvé vraiment sympathique. Il gagne à être connu. Bien entendu, s'il me donne un coup de main au point de vue promotion, tant mieux, mais enfin, ce n'est pas la raison principale. Il me serait antipathique, il n'y aurait rien à faire, je ne songerais pas à l'inviter, mais je me sens des affinités avec lui, tu comprends?

Et pour te dire le fond de ma pensée, ça me fait mal pour mon pays de penser qu'à part Debrouckère il n'y a pas un seul autre Belge qui soit A. La Belgique mérite mieux. On le doit à un pays qui a tant souffert ! Sa neutralité violée en quatorze, une neutralité garantie par les traités de 1839 ! La destruction de Louvain ! Le calvaire de l'occupation allemande ! Et tu sais pour le cocktail, je m'occuperai de tout, extras en veste blanche, consommations, sandwiches, canapés. Tout ce que tu auras à faire, toi, ce sera de t'habiller épatamment et d'être aimable avec tous, y compris le S.S.G.

Il se tut, s'épongea le front, sourit à des visions. Parfaitement, un cocktail grand genre ! Le coup de Trafalgar serait d'avoir l'ambassadeur de Belgique qui devait rappliquer bientôt pour la Quatrième. Oui,

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se faire présenter par Debrouckère et inviter l'ambassadeur au cocktail. La combine serait de dire à l'ambass, comme chose acquise, qu'il y aurait le S.S.G., alors l'ambass accepterait sûrement, et puis après inviter le S.S.G. en glissant qu'il y aurait l'ambass! Ce jour-là, une cinquantaine d'autos garées devant la villa ! Tableau ! Les voisins seraient estomaqués !

De plaisir, il croqua un morceau de sucre à la manière des lapins. Lui, conversation animée avec le S.S.G., cigare au bec, un martini ou un porto flip à la main tous les deux, des plaisanteries d'égal à égal. Juste avant l'arrivée des invités, un demi-verre de whisky pur pour avoir de l'assurance et du brio.

Non, ne pas lui parler tout de suite d'avancement au cocktail, ne pas lui donner l'impression d'une invitation intéressée. Un peu de patience. Les huiles s'agaçaient vite lorsqu'on parlait promotion. Ne glisser le plafond B que lorsqu'on serait devenus amis.

Oui, désormais vie sociale à fond ! Cartes de Nouvel An à toutes ses connaissances ! Mais rien au-dessous de membre de section ! Cartes de vœux chères pour les A et au-dessus ! Et avec quelques mots écrits à la main!.Ça rapportait! Des relations, nom de Dieu! L'homme ne valait que par ses relations ! Bien plus, l'homme était ses relations! D'urgence, louer une villa avec cuisinière et valet de chambre faisant maître d'hôtel ! Tous les jours, des invités de calibre à déjeuner et à dîner, c'était le secret de la réussite ! Le maître d'hôtel servant en gants blancs ! Des dépenses de ce genre, ça rapportait ! Cuisine extra-fine, ça rapportait aussi ! On mange très bien chez les Adrien Deume ! Faire abattre le mur entre deux pièces pour avoir un salon immense, il n'y avait rien de tel pour vous poser ! Et au centre du salon, un piano à queue, pour le standing ! Et une fois par semaine, bridge ! Avec le bridge non seulement on se faisait des relations mais encore on les gardait ! Et une chambre d'amis luxueu-89

sèment installée ! À chaque session de l'Assemblée, à chaque réunion du Conseil, inviter le délégué belge le plus important à venir loger chez lui ! Plus agréable qu'à l'hôtel, mon cher ministre ! Et un soir, après le dîner, en se promenant dans le.

jardin, la brusque confidence d'une voix douce et triste, au clair de lune, que voulez-vous, mon cher ministre et ami, il y a ixe ans que je plafonne A. Et puis un soupir, simplement, rien d'autre. Et avec la protection conjointe et coordonnée du premier délégué belge et du S.S.G. le petit Adrien subitement promu conseiller ou même directeur de section !

La serveuse étant entrée pour enlever le plateau du thé, il la taquina galamment sur sa permanente. Puis il s'excusa auprès d'Ariane de devoir s'absenter un instant et sortit, tout rayonnant de cocktails futurs, d'invitations subséquentes et de fructueux délégués belges couchant dans la chambre d'amis. Dans le couloir, il alla rapidement. Il avait envie de courir, de crier, de baiser passionnément ses mains. Douloureux de joie, retenant les cris qui voulaient sortir, il s'aimait à la folie. Ô mon Adrien, ô mon trésor, je t'adore, murmurait-il.

— Tape dans le dos, tape dans le dos ! s'écria-t-il, entré dans les toilettes désertes. Adrien Deume vainqueur! claironna-t-il, campé devant l'urinoir aux eaux perpétuelles.

De retour auprès de sa femme, il s'assit gravement, croisa ses mains derrière sa nuque, appuya ses pieds contre le bord de la table et imprima de nouveau à son fauteuil un mouvement de bascule, comme van Vries, tout en faisant une tête impassible comme le sous-secrétaire général. Mais de nouveau, à la pensée soudaine de Vévé entrant en coup de vent, il ôta ses pieds du bord de la table et cessa de se balancer. Pour compenser la perte du bénéfice des pieds désinvoltes, il avança de nouveau la lèvre inférieure et le menton comme le dictateur italien, le cou raidi.

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—Dis donc, tu sais, réflexion faite, je crois qu'on pourrait carrément l'invitera dîner, ou enfin à déjeuner, directement, sans passer par le cocktail, vu la tape, tu comprends? C'est tout de même plus gentil qu'un cocktail. Plutôt à dîner, on a plus de temps pour la conversation après le repas. Je verrais assez un dîner aux bougies, comme chez Kanakis, ça classe. À propos, il faudra voir si tout est en règle chez nous au point de vue services, assiettes, couteaux, fourchettes, verres de diverses tailles, nappes, serviettes, et caetera. Parce qu'il faudrait que tout soit parfait, il est habitué à ce qui se fait de mieux, ru comprends? (Il résista à l'envie d'introduire son index dans son nez, se contenta d'un substitut de curetage en se caressant les narines.) Au fond, ce Hitler, c'est une brute, hein, et puis il va fort avec ces pauvres Israélites qui sont des humains comme les autres, avec des défauts et des qualités. D'ailleurs, Einstein, quel génie ! Maintenant, pour en revenir à la question table, il y aura une décision à prendre, dans l'hypothèse invitation du S.S.G. à dîner ou à déjeuner, c'est le problème nappe. Je me demande s'il ne vaudra pas mieux renoncer à la nappe parce que j'ai l'impression que ça ne se fait plus beaucoup dans les grands dîners. Tu me diras que chez les Kanakis il y a toujours une nappe, mais ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est que dans Art et Décoration, tu sais la revue chic à laquelle j'ai fait abonner le service des périodiques, j'ai vu des photos de salles à manger grand luxe avec tables en bois précieux, eh bien sans nappe, rien qu'un nappe ron sous chaque assiette, ça faisait vraiment formidable. Enfin, on en discutera à tête reposée.

La sonnerie du téléphone le fit sursauter et remettre son menton en position moins impérieuse. Il soupira de lassitude excédée, dit qu'on ne pouvait jamais être tranquille dans cette boîte, décrocha.

—Deume. Oui, monsieur le directeur, certaine ment je l'ai, je vous l'apporte tout de suite. (Il se leva,

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boutonna son veston.) C'est Vévé, ce qu'il peut m'embêter, ce coco-là, il veut le verbatim de la troisième C.P.M., je ne suis tout de même pas l'archiviste de la section, il commence à me courir sérieusement. (Il déboutonna son veston et se rassit courageusement. Faire attendre Vévé deux ou trois minutes ne comportait pas un réel danger et Ariane verrait qu'il n'était pas l'esclave qui accourt dès qu'on l'appelle. Il expliquerait à van Vries que la recherche de ce vieux verbatim lui avait pris beaucoup de temps. Et puis zut quoi, il y avait eu la tape.) Eh bien donc, haute et puissante dame, reprit-il, que penses-tu de ce grand dîner aux bougies en l'honneur de ce cher sous-secrétaire général?

— Je vais te dire, commença-t-elle, décidée à tout lui révéler.

— Un instant, chérie, je t'arrête. Je réfléchis à quelque chose.

(Vévé n'aimait pas attendre et son ton lui avait semblé plus sec que d'habitude. Et puis ça ferait mauvaise impression s'il lui disait qu'il avait dû chercher longtemps le verbatim. Ça ferait fonctionnaire désordonné, ne sachant pas où il fourrait sa documentation. Il se leva, ouvrit un classeur, en sortit un document, boutonna son veston.) Écoute, chérie, réflexion faite, j'aime mieux y aller maintenant. Quoique, en général, j'éprouve un malin plaisir à faire attendre ce bon Vévé. Mais cette fois, je veux pouvoir rester un peu tranquille à deviser avec toi, alors autant m'en débarrasser tout de suite. Donc j'y vais et je reviens illico. Quel casse-pieds! Alors, à tout de suite, hein? sourit-il, et il se dirigea vers la porte avec lenteur pour maquiller sa capitulation.

Aussitôt dans le couloir, il courut vers la tuile qu'il pressentait. Le ton de van Vries n'avait pas été bon. Devant la porte de son supérieur hiérarchique, il prépara un sourire, frappa doucement, ouvrit avec précaution.

Belle Du Seigneur
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