XV

Dans la rue du Mont-Blanc les passants se retournaient pour considérer la toque de castor, les culottes et les bas gorge-de-pigeon du petit vieillard, sans trop s'étonner pourtant, habitués qu'ils étaient à la faune de la Société des Nations. Que faire? se demandait l'oncle Saltiel allant à petits pas, parfois s'arrêtant pour tapoter la joue d'un enfant, puis reprenant sa marche et ses pensées, le dos courbé.

— En somme, oui.

En somme oui, ce qu'il fallait, c'était opposer à cette demoiselle chrétienne une concurrente israélite de premier choix. Mais où la trouver? Il n'avait pas pu voir le rabbin qui était malade, et à la synagogue cet imbécile de bedeau n'avait en stock que la fille d'un boucher, donc démunie de poésies et ne sachant sûrement pas glisser sur la neige. Se rabattre' sur Céphalonie? Voyons un peu, qu'y avait-il comme filles à marier là-bas? Il les passa en revue, les comptant sur ses doigts. Huit, mais seulement deux de possibles. L'arrière-pctite-fille de Jacob Meshullam qui avait une agréable dot et qui n'était pas mal, sauf qu'il lui manquait une dent, et malheureusement c'était une dent de devant. On pourrait la mener vite chez le dentiste.

Non, impossible de fournir à Sol une fiancée à dent postiche. Il ne restait plus que la fille

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du grand rabbin, mais elle n'avait pas de dot, cette idiote.,

—À vrai dire, quel besoin á-t-il de dot? J'ai cal culé qu'il lui tombe un napoléon d'or toutes les trois minutes dans la poche de son pantalon. D'ailleurs, entre nous, ces deux filles sont des poux quant au visage et cette demoiselle Ariane n'a qu'à souffler dessus.

De dégoût, il cracha sur les deux candidates et décida d'aller dès demain à Milan inspecter un peu la fille d'un grand bijoutier dont un cousin de Manchester rencontré à Marseille lui avait dit du bien. Et puis, un bijoutier, c'était toujours intéressant. Mais non, une fille de bijoutier, ce n'était pas le genre de Sol. Cette disgraciée ne saurait que lui parler de rubis et de perles. Et puis, les filles de bijoutiers étaient toujours grasses. Tandis que la demoiselle Ariane était d'une grande beauté, sûrement. Yeux de gazelle et ainsi de suite. Bref, pour lutter contre elle il fallait trouver une fille d'Israël parfaite comme la lune en sa plénitude et rondeur. Oui, une belle Israélite, absolument ! L'Éternel n'avait-il pas interdit à son peuple les filles étrangères pour épouses, au chapitre trente-quatrième de l'Exode?

—Mais où est-elle, où la trouver cette parfaite en Israël?

Il alla, toujours méditant. Un gendarme étant apparu, il changea de trottoir en prenant un air innocent et non concerné, ce qui faillit le faire écraser. Bien sûr, il n'avait rien à se reprocher, ayant toujours suivi la voie de droiture, mais avec ces diables de la police, savait-on jamais? Devant la gare Cornavin, il s'arrêta brusquement, pointa son front car une idée merveilleuse venait de le visiter.

—Mais oui, mon cher, une annonce dans des jour naux Israélites !

Au buffet des troisièmes, les mains tremblantes d'impatience, il demanda «du papier blanc, de l'eau 175

du lac, par faveur, et un loukoum». Ce dernier mot ayant provoqué l'ironie hostile du garçon, il se contenta d'un café noir, «mais bien sucré, par bonté ». La première gorgée avalée, il chaussa ses vieilles lunettes de fer dont les verres ¿raillés troublaient sa vue perçante, puis suça la pointe d'un crayon retrouvé dans ses basques.

— Ceins ton glaive, ô héros, se murmura-t-il à lui-même, et en selle pour défendre la pureté du peuple !

Après quelques ronds préliminaires tracés dans l'air et destinés à appeler l'inspiration, il se mit à écrire, s'arrêtant parfois pour approuver avec des hochements ou pour, d'un air charmé, puiser dans sa tabatière une pincée de tabac à priser. Son œuvre achevée, il la relut à mi-voix, souriant d'aise et admirant son écriture. Oui, pour la calligraphie, il ne craignait personne !

«Un Oncle Célibataire désire marier son Neveu d'une Grande Beauté Situation Splendide bien plus qu'Ambassadeur, ce n'est rien à côté ! Situation méritée et une Cravate de Commandeur! Je ne dis pas la couleur de la Cravate par Discrétion ! N'ayant comme petit défaut à sa Grande Beauté qu'une petite cicatrice à la paupière, chute de cheval, il m'a expliqué ! Ayant l'habitude mondaine du cheval ! Mais cette cicatrice est une chose de rien ! Une petite ligne blanche ne se remarquant pas ! Il a fallu l'œil d'un oncle pour la voir! Mais enfin par honnêteté je dis la cicatrice! C'est son seul défaut !

Un défaut ayant du charme ! À part cela il est Superbe ! La candidate doit être Saine et sans Tares Cachées ! Jeune ! D'une Beauté Extraordinaire ! Yeux de biche ! Dents comme un troupeau de brebis tondues remontant de l'abreuvoir ! Cheveux comme une bande de chèvres suspendues aux flancs de Galaad ! Joues comme des moitiés de grenade ! Et tout le reste !

Mais très Sérieuse aussi ! N'ayant pas eu des amourettes avec celui-ci puis celui-là ! L'Oncle

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n'aimant pas cela ! D'une famille Israélite Bien Connue et Honorable! Croyant en Dieu naturellement! Vertueuse et Raisonnable ! Ayant beaucoup de Jugement et pouvant donner de Bons Conseils et même qu'elle le Gronde un peu quelquefois! Cela ne fait rien pourvu que ce soit aimablement ! Bref une Colombe et inutile de faire des feintes et prétendre qu'elle est Colombe si elle n'est pas Colombe car l'Oncle est Psychologue et il les passera toutes au Filtre de la Perspicacité! La Dot n'est pas nécessaire car le Neveu gagne des Sommes! Peu nous importe l'argent ! Il nous faut Vertu et Beauté ! Réponse à la Poste Restante de Genève aux initiales S. S. ! Envoyez une photographie récente et non d'il y a dix ans car il nous la faut Jeune et Charmante ! Bonne ménagère aussi et économe ! Pas tout le temps à acheter des robes de Paris !

Mais enfin s'il y a une dot nous ne la refuserons pas ! Surtout dans l'intérêt de la Jeune Fille pour qu'elle ait son Indépendance et qu'elle n'ait pas l'Humiliation de tout le temps l'assourdir de Demandes d'Argent avec Voix de Perroquet disant je n'ai pas ceci et je n'ai pas cela et il me faut un Nouveau Chapeau ! Mais enfin ce n'est pas du tout indispensable ! L'important étant qu'elle soit Vertueuse et Raisonnable ! Et qu'elle sache aussi se tenir Un Peu Tranquille et ne pas bavarder à tort et à travers comme Certaines Riches Assourdissantes ! Mais tout de même qu'elle soit Instruite et qu'elle puisse tenir des Conversations Intéressantes ! Musique ! Poésies diverses ! Enfin qu'elle ait un peu le Genre Moderne tout en allant à la Synagogue ! Et que le porc n'entre jamais chez eux ! Pas d'escargots et pas d'huîtres ! D'ailleurs c'est malsain ! Et qu'elle ne parle pas toujours de ses grandes relations comme font certaines de notre religion ! Nous devrions inviter la femme du Préfet et ainsi de suite ! Qu'elle ne lui casse pas la tête car il est lui-même une Grande Relation et n'a pas besoin d'un Préfet !

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Chaque fois qu'il voit un Préfet il crache ! Et qu'elle le laisse tranquille avec les cours de la Bourse ! C'est vulgaire pour une femme ! Et pas tous les soirs aller au Théâtre ou Danser! Et pas se pomponner tout le temps ! Pas de rouge aux lèvres ! Un peu de poudre suffit ! Donc une Jeune Fille Parfaite ! »

—L'Ariane est battue à plate couture ! conclut-il.

Il se sentit soudain très las, appuya son front contre sa main, ferma les yeux et s'endormit brusquement, car il était vieux. Il se réveilla presque aussitôt, relut son annonce, comprit qu'elle ne servirait de rien. Qui pouvait lutter contre la plus belle des Chrétiennes, une vierge qui était comme la pleine lune sur la mer calme par une nuit d'été et qui de plus devait savoir par cœur un grand nombre de poésies? La solution, oui, c'était de faire de cette demoiselle chrétienne une fille d'Israël! Eh bien, il s'en chargerait! Il lui parlerait d'une manière émouvante, il lui dirait la sainteté des Commandements, la grandeur des prophètes, les malheurs du peuple élu et surtout il lui expliquerait que Dieu était vraiment Un, et voilà, elle se convertirait sincèrement !

—Voilà, Sol, j'ai beaucoup réfléchi, et je suis d'accord ! Puisque c'est ton destin, épouse cette demoi selle ! Ton bonheur avant tout, que veux-tu, et c'est peut-être la volonté de Dieu. Qui sait, qui peut savoir?

Et après tout, notre roi Salomon a bien épousé des demoiselles qui n'étaient pas de notre peuple. Donc je suis d'accord et si tu veux, en qualité de père spiri tuel, comme tu disais dans ta belle lettre, je la garde toujours sur moi, tu sais, dans mon portefeuille, oui, si tu veux, j'irai parler aux parents, leur notifier ma décision positive et mon autorisation, justement en qualité de père spirituel, et alors demander la main en ton nom, c'est plus convenable, et puis discuter de certaines questions. Je m'habillerai comme il se doit, gants blancs, bouquet, tout en règle. Et si tu permets, 178

pendant les fiançailles, je lui parlerai un peu, je la raisonnerai. Et qui sait, enfin, tu comprends, Dieu aidant, une bonne chose peut arriver.

Qui sait, peut-être même qu'elle lui demanderait de lui apprendre Phébreu. Il hocha la tête, sourit aux charmantes leçons de langue sacrée et aux pieux entretiens. Chaque jour, deux heures de leçons, une heure d'hébreu, une heure de Bible, avec développements sur les Saints Commandements, lui expliquant bien tout Elle assise à côté de lui, écoutant avec ferveur, et lui éloquent, émouvant. Comment ne se convertirait-elle pas, avec le beau visage qu'elle avait? Donc mariage à la synagogue, les deux fiancés sous le dais nuptial, elle délicate et rougissante ! Il obtiendrait sûrement l'autorisation de célébrer le mariage à la place du rabbin. N'en savait-il pas autant qu'un rabbin ? II se vit buvant le vin de la coupe rituelle, puis donnant à boire à Sol et à la charmante confuse, puis prononçant la bénédiction en hébreu. À

voix basse, il récita.

— Que ce couple uni par les sentiments les plus purs se réjouisse comme Adam et Eve dans le jardin d'Éden. O Dieu, que bientôt on entende dans les rues de Jérusalem la voix de la joie, les voix du fiancé et de la fiancée sortant du festin. Sois loué, Étemel, qui réjouis et fais prospérer les mariés !

Il sortit son mouchoir pour essuyer de douces larmes, renifla, sourit. Après la bénédiction, il goûterait de nouveau le vin, en donnerait à Sol et à la jeune ravissante toute en dentelle blanche, puis il répandrait le vin et il casserait le verre en mémoire de Jérusalem perdue. Ensuite, il les accompagnerait jusqu'au train du voyage de noces, il les bénirait encore, il les embrasserait. Oui, il embrasserait respectueusement la jeune dame, sa nièce après tout.

Sorti du buffet de la gare, il alla à petits pas le long de la rue de Chantepoulet, le dos courbé, remuant

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d'agréables pensées. Un baiser sur les deux joues donc. Merci pour tout, cher oncle, lui dirait-elle. Que Dieu vous protège, ma chère enfant, et attention à tout, pas d'imprudences, ne pas sauter, surtout à partir du troisième mois. Et neuf mois après la cérémonie, le premier serait là, et puis il y en aurait un deuxième et un troisième. Deux garçons et une fille. Le deuxième s'appellerait peut-être Saltiel, si la maman était d'accord. Enfin, on verrait. S'en remettre à la volonté de Dieu.

Dieu, comme Dieu était grand ! Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ! Ce soir il irait à la synagogue pour saluer la venue du sabbat, pour chanter à l'Eternel avec des frères, pour baiser la sainte Loi de l'Éternel ! Quel bonheur et quel honneur d'être du peuple de Dieu ! Et quelle chance ! D'enthousiasme, il tapa du pied très fort et trois fois, sans se préoccuper des regards curieux ou moqueurs.

Sans se préoccuper des regards curieux ou moqueurs, il allait en sa voie, invincible et chantant l'Éternel, invincible et chantant que l'Éternel était sa force et sa tour et sa force et sa tour, chantant de tout son cœur, tapant du pied de toute son âme, parfois soulevant sa toque devant les passants dont la tête lui plaisait, et leur souriant parce que Dieu était sublime dans son cœur, et de nouveau tapant du pied et chantant la louange de l'Étemel.

Belle Du Seigneur
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