III

Assise sur le bord du lit, elle grelottait dans sa robe du soir. Un fou, avec un fou dans une chambre fermée à clef, et le fou s'était emparé de la clef. Appeler au secours? À quoi bon, personne dans la maison. Maintenant il ne parlait plus. Le dos tourné, debout devant la psyché, il s'y considérait dans son long manteau et sa toque enfoncée jusqu'aux oreilles.

Elle tressaillit, s'apercevant que dans la glace il la regardait maintenant, lui souriait tout en caressant l'horrible barbe blanche. Affreuse, cette lente caresse de méditation. Affreux, ce sourire édenté. Non, ne pas avoir peur. Il lui avait dit lui-même qu'elle n'avait rien à craindre, qu'il voulait seulement lui parler et qu'il partirait ensuite. Mais quoi, c'était un fou, il pouvait devenir dangereux. Brusquement, il se retourna, et elle sentit qu'il allait parler. Oui, faire semblant de l'écouter avec intérêt.

— Au Ritz, un soir de destin, à la réception brésilienne, pour la première fois vue et aussitôt aimée, dit-il, et de nouveau ce fut le sourire noir où luisaient deux canines. Moi, pauvre vieux, à cette brillante réception ? Comme domestique seulement, domestique au Ritz, servant des boissons aux ministres et aux ambassadeurs, la racaille de mes pareils d'autrefois, du temps où j'étais jeune et riche et puissant, le temps

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d'avant ma déchéance et misère. En ce soir du Ritz, soir de destin, elle m'est apparue, noble parmi les ignobles apparue, redoutable de beauté, elle et moi et nul autre en la cohue des réussisseurs et des avides d'importances, mes pareils d'autrefois, nous deux seuls exilés, elle seule comme moi, et comme moi triste et méprisante et ne parlant à personne, seule amie d'elle-même, et au premier battement de ses paupières je l'ai connue. C'était elle, l'inattendue et l'attendue, aussitôt élue en ce soir de destin, élue au premier battement de ses longs cils recourbés. Elle, Boukhara divine, heureuse Samarcande, broderie aux dessins délicats. Elle, c'est vous.

Il s'arrêta, la regarda, et ce fut encore le sourire vide, abjection de vieillesse. Elle maîtrisa le tremblement de sa jambe, baissa les yeux pour ne pas voir l'horrible sourire adorant. Supporter, ne rien dire, feindre la bienveillance.

— Les autres mettent des semaines et des mois pour arriver à aimer, et à aimer peu, et il leur faut des entretiens et des goûts communs et des cristallisations. Moi, ce fut le temps d'un battement de paupières. Dites-moi fou, mais croyez-moi. Un battement de ses paupières, et elle me regarda sans me voir, et ce fut la gloire et le printemps et le soleil et la mer tiède et sa transparence près du rivage et ma jeunesse revenue, et le monde était né, et je sus que personne avant elle, ni Adrienne, ni Aude, ni Isolde, ni les autres de ma splendeur et jeunesse, toutes d'elle annonciatrices et servantes. Oui, personne avant elle, personne après elle, je le jure sur la sainte Loi que je baise lorsque solennelle à la synagogue devant moi elle passe, d'ors et de velours vêtue, saints commandements de ce Dieu en qui je ne crois pas mais que je révère, follement fier de mon Dieu, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, et je frissonne en mes os lorsque j'entends Son nom et Ses paroles.

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«Et maintenant, écoutez la merveille. Lasse d'être mêlée aux ignobles, elle a fui la salle jacassante des chercheurs de relations, et elle est allée, volontaire bannie, dans le petit salon désert, à côté. Elle, c'est vous. Volontaire bannie comme moi, et elle ne savait pas que derrière les rideaux je la regardais. Alors, écoutez, elle s'est approchée de la glace du petit salon, car elle a la manie des glaces comme moi, manie des tristes et des solitaires, et alors, seule et ne se sachant pas vue, elle s'est approchée de la glace et elle a baisé ses lèvres sur la glace. Notre premier baiser, mon amour. Ô ma sœur folle, aussitôt aimée, aussitôt mon aimée par ce baiser à ellemême donné, ô l'élancée, ô ses longs cils recourbés dans la glace, et mon âme s'est accrochée à ses longs cils recourbés. Un battement de paupières, le temps d'un baiser sur une glace, et c'était elle, elle à jamais. Dites-moi fou, mais croyez-moi.

Voilà, et lorsqu'elle est retournée dans la grande salle, je ne me suis pas approché d'elle, je ne lui ai pas parlé, je n'ai pas voulu la traiter comme les autres.

«Une autre splendeur d'elle, écoutez. Une fin d'après-midi, des semaines plus tard, je l'ai suivie le long du lac, et je l'ai vue qui s'est arrêtée pour parler à un vieux cheval attelé, et elle lui a parlé sérieusement, avec des égards, ma folle, comme à un oncle, et le vieux cheval faisait des hochements sagaces. Ensuite, la pluie a commencé, et alors elle a cherché dans la charrette, et elle en a sorti une bâche, et elle a recouvert le vieux cheval avec des gestes, gestes de jeune mère. Et alors, écoutez, elle a embrassé le vieux cheval sur le cou, et elle lui a dit, a dû lui dire, je la connais, ma géniale et ma folle, elle a dû lui dire, lui a dit qu'elle regrette mais qu'elle doit le quitter parce qu'on l'attend à la maison. Mais sois tranquille, elle a dû lui dire, lui a dit, ton maître va venir bientôt et tu seras au sec dans une bonne écurie bien chaude. Adieu, mon chéri, elle a dû lui dire, lui a dit, je la 49

connais. Et elle est partie, une pitié dans le cœur, pitié pour ce vieux docile qui allait sans jamais protester, allait où son maître lui commandait, qui irait jusqu'en Espagne si son maître l'ordonnait. Adieu, mon chéri, elle lui a dit, je la connais.

« Hantise d'elle, jour après jour, depuis le soir de destin, ô elle, tous les charmes, ô l'élancée et merveilleuse de visage, ô ses yeux de brume piqués d'or, ses yeux trop écartés, ô ses commissures pensantes et sa lèvre lourde de pitié et d'intelligence, ô elle que j'aime, ô son sourire d'arriérée lorsque, dissimulé derrière les rideaux de sa chambre, je la regardais et la connaissais en ses folies, alpiniste de l'Himalaya en béret écossais à plume de coq, reine des bêtes d'un carton sorties, comme moi de ses ridicules jouissant, ô ma géniale et ma sœur, à moi seul destinée et pour moi conçue, et bénie soit ta mère, ô ta beauté me confond, ô tendre folie et effrayante joie lorsque tu me regardes, ivre quand tu me regardes, ô nuit, ô amour de moi en moi sans cesse enclose et sans cesse de moi sortie et contemplée et de nouveau pliée et en mon cœur enfermée et gardée, ô elle dans mes sommeils, aimante dans mes sommeils, tendre complice dans mes sommeils, ô elle dont j'écris le nom avec mon doigt sur de l'air ou, dans mes solitudes, sur une feuille, et alors je retourne le nom mais j'en garde les lettres et je les mêle, et j'en fais des noms tahitiens, nom de tous ses charmes, Rianea, Eniraa, Raneia, Aneira, Neiraa, Niaera, Ireana, Enaira, tous les noms de mon amour.

«ô elle dont je dis le nom sacré dans mes marches solitaires et mes rondes autour de la maison où elle dort, et je veille sur son sommeil, et elle ne le sait pas, et je dis son nom aux arbres confidents, et je leur dis, fou des longs cils recourbés, que j'aime et j'aime celle que j'aime, et qui m'aimera, car je l'aime comme nul autre ne saura, et pourquoi ne m'aimerait-elle pas, celle qui peut d'amour aimer un crapaud, et elle m'ai-50

mera, m'aimera, m'aimera, la non-pareille m'aimera, et chaque soir j'attendrai tellement l'heure de la revoir et je me ferai beau pour lui plaire, et je me raserai, me raserai de si près pour lui plaire, et je me baignerai, me baignerai longtemps pour que le temps passe plus vite, et tout le temps penser à elle, et bientôt ce sera l'heure, ô merveille, ô chants dans l'auto qui vers elle me mènera, vers elle qui m'attendra, vers les longs cils étoiles, ô son regard tout à l'heure lorsque j'arriverai, elle sur le seuil m'attendant, élancée et de blanc vêtue, prête et belle pour moi, prête et craignant d'abîmer sa beauté si je tarde, et allant voir sa beauté dans la glace, voir si sa beauté est toujours là et parfaite, et puis revenant sur le seuil et m'attendant en amour, émouvante sur le seuil et sous les roses, ô tendre nuit, ô jeunesse revenue, ô merveille lorsque je serai devant elle, ô son regard, ô notre amour, et elle s'inclinera sur ma main, paysanne devenue, ô merveille de son baiser sur ma main, et elle relèvera la tête et nos regards s'aimeront et nous sourirons de tant nous aimer, toi et moi, et gloire à Dieu. »

Il lui sourit, et elle eut un tremblement, baissa les yeux.

Atroce, ce sourire sans dents. Atroces, ces mots d'amour hors de cette bouche vide. Il fit un pas en avant, et elle sentit le danger proche. Ne pas le contrarier, dire tout ce qu'il voudra, et qu'il parte, mon Dieu, qu'il parte.

— Devant toi, me voici, dit-il, me voici, un vieillard, mais de toi attendant le miracle. Me voici, faible et pauvre, blanc de barbe, et deux dents seulement, mais nul ne t'aimera et ne te connaîtra comme je t'aime et te connais, ne t'honorera d'un tel amour. Deux dents seulement, je te les offre avec mon amour, veux-tu de mon amour?

— Oui, dit-elle, et elle humecta ses lèvres sèches, essaya un sourire.

— Gloire à Dieu, dit-il, gloire en vérité, car voici 51

celle qui rachète toutes les femmes, voici la première humaine

!

Ridiculement, il plia le genou devant elle, puis il se leva et il alla vers elle et leur premier baiser, alla avec son noir sourire de vieillesse, les mains tendues vers celle qui rachetait toutes les femmes, la première humaine, qui soudain recula, recula avec un cri rauque, cri d'épouvante et de haine, heurta la table de chevet, saisit le verre vide, le lança contre la vieille face. Il porta la main à sa paupière, essuya le sang, considéra le sang sur sa main, et soudain il eut un rire, et il frappa du pied.

—Tourne-toi, idiote ! dit-il.

Elle obéit, se tourna, resta immobile avec la peur de recevoir une balle dans la nuque, cependant qu'il ouvrait les rideaux, se penchait à la fenêtre, portait deux doigts à ses lèvres, sifflait. Puis il se débarrassa du vieux manteau et de la toque de fourrure, ôta la fausse barbe, détacha le sparadrap noir qui recouvrait les dents, ramassa la cravache derrière les rideaux.

—Retourne-toi, ordonna-t-il.

Dans le haut cavalier aux noirs cheveux désordonnés, au visage net et lisse, sombre diamant, elle reconnut celui que son mari lui avait, en chuchotant, montré de loin, à la réception brésilienne.

—Oui, Solal et du plus mauvais goût, sourit-il à belles dents. Bottes ! montra-t-il, et de joie il cravacha sa botte droite. Et il y a un cheval qui m'attend dehors !

Il y avait même deux chevaux ! Le second était pour toi, idiote, et nous aurions chevauché à jamais l'un près de l'autre, jeunes et pleins de dents, j'en ai trente-deux, et impeccables, tu peux vérifier et les compter, ou même je t'aurais emportée en croupe, glorieuse ment vers le bonheur qui te manque ! Mais je n'ai plus envie maintenant, et ton nez est soudain trop grand, et de plus il luit comme un phare, et c'est tant mieux, et je vais partir! Mais d'abord, femelle, écoute !

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Femelle, je te traiterai en femelle, et c'est bassement que je te séduirai, comme tu le mérites et comme tu le veux. À notre prochaine rencontre, et ce sera bientôt, en deux heures je te séduirai par les moyens qui leur plaisent à toutes, les sales, sales moyens, et tu tomberas en grand imbécile amour, et ainsi vengerai-je les vieux et les laids, et tous les naïfs qui ne savent pas vous séduire, et tu partiras avec moi, extasiée et les yeux frits ! En attendant, reste avec ton Deume jusqu'à ce qu'il me plaise de te siffler comme une chienne !

— Je dirai tout à mon mari, dit-elle, et elle eut honte, se sentit ridicule, mesquine.

— Bonne idée, sourit-il. Duel au pistolet, et à six pas pour qu'il ne me manque pas. Qu'il ne craigne rien, je tirerai en l'air. Mais je te connais, tu ne lui diras rien.

— Je lui dirai tout, et il vous tuera !

— J'adore mourir, sourit-il, et il essuya le sang de la paupière qu'elle avait blessée. Les yeux frits, la prochaine fois !

sourit-il encore, et il enjamba la fenêtre.

—Goujat ! cria-t-elle, et de nouveau elle eut honte.

La terre détrempée le reçut et il enfourcha le pur-sang blanc qui piaffait, maintenu par le valet. Éperonné, le cheval chauvit des oreilles, se cabra, puis se rua au galop, et le cavalier eut un rire, sûr qu'elle était à la fenêtre. Un autre rire, et il lâcha les rênes, se mit debout sur les étriers, bras écartés, haute statue de jeunesse, riant et essuyant le sang de la paupière qu'elle avait blessée, sang répandu en traînées sur le torse nu, bénédictions de vie, ô le cavalier ensanglanté, riant et encourageant sa monture et lui disant des mots d'amour.

Revenue de la fenêtre, elle écrasa du talon les débris du verre, puis arracha des pages au livre de Bergson, puis lança son petit réveil contre le mur, puis tira à deux mains sur le décolleté de sa robe, et le sein droit jaillit hors de la longue déchirure. Oui, aller voir

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Adrien, tout lui raconter, et demain le duel. Oh, demain voir le vilain blêmir sous le pistolet de son mari et s'abattre mortellement blessé. Remise en état de décence, elle s'approcha de la psyché, examina longuement son nez dans la glace.

Belle Du Seigneur
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