XII
Les voici, les Valeureux, les cinq cousins et amis fieffés, tout juste arrivés à Genève, les voici, les grands discoureurs, Juifs du soleil et du beau langage, fiers d'être demeurés citoyens français en leur ghetto de l'île grecque de Céphalonie, fidèles au noble pays et à la vieille langue.
Voici Saltiel des Solal, l'oncle du beau Solal, vieillard de parfaite bonté, ingénu et solennel, maintenant âgé de soixante-quinze ans, si sympathique avec son fin visage rasé aux petites rides aimables, sa houppe de cheveux blancs, sa toque de castor posée de côté, sa redingote noisette toujours fleurie, ses courtes culottes assujetties par une boucle sous le genou, ses bas gorge-de-pigeon, ses souliers à boucles de vieil argent, son anneau d'oreille, son col empesé d'écolier, son châle des Indes qui protège ses épaules frileuses, son gilet à fleurs dans les boutons duquel il passe souvent deux doigts, féru qu'il est de Napoléon non moins que de l'Ancien Testament et même, en grand secret, du Nouveau.
Voici Pinhas des Solal, dit Mangeclous, dit aussi Capitaine des Vents, faux avocat et médecin non diplômé, long phtisique à la barbe fourchue et au visage tourmenté, comme toujours en haut-de-forme et redingote croisée sur sa poitrine velue, mais en ce
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jour chaussé de souliers à crampons, par lui déclarés indispensables en Suisse. Et voilà pour lui.
Voici Mattathias des Solal, dit Mâche-Résine, dit aussi Veuf par Économie, homme sec, calme, circonspect et jaune aux yeux bleus, pourvu d'oreilles pointues, mobiles appendices toujours à l'affût de profitables bruits. Il est manchot et son bras droit se termine par un gros crochet de cuivre avec lequel il gratte son crâne tondu lorsqu'il suppute la solvabilité d'un emprunteur.
Voici le transpirant et majestueux quinquagénaire, Michael des Solal, huissier chamarré du grand rabbin de Céphalonie, bon géant et grand dégustateur de dames. Dans son île lorsqu'il se promène dans les nielles tortueuses du quartier juif, une main sur la hanche et de l'autre tenant sa pipe à eau, il se plaît à chanter de sa voix de basse, accrochant les regards serviles des jeunes filles qui admirent sa haute taille et ses grosses moustaches teintes.
Voici enfin le plus jeune des Valeureux, Salomon des Solal, vendeur d'eau d'abricot à Céphalonie, petit chou dodu d'un mètre cinquante, touchant avec son rond visage imberbe, constellé de rousseurs, son nez retroussé, son épi frontal toujours dressé. Un ange qui toujours admire et respecte, que tout éblouit et transporte. Salomon, cœur pur, mon petit ami intime, les jours de nausée.
— Voici messieurs, commença l'oncle Saltiel le poing sur la hanche et les mollets cambrés. Avec l'aide de la patronne j'ai obtenu l'ajustement électrique de l'engin porteur des voix humaines avec l'engin correspondant de la Société des Nations et j'ai dit à une voix raffinée du sexe opposé que je voulais parler à mon neveu. Alors a surgi comme une fleur une autre voix de dame encore plus raffinée et mélodieuse, un vrai loukoum, qui m'a dit être la détentrice des
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secrets politiques de mon neveu et à laquelle j'ai explique que nous venions d'arriver aujourd'hui trente et unième de mai à Genève selon les prescriptions de mon Sol, et que notre toilette étant achevée par des bains complets pris en ce Modest'Hôtel, nous étions à la disposition du bon plaisir de Son Excellence, ajoutant même pour faire sourire la charmante que Salomon avait oint de vaseline son épi et toupet dans l'espoir insensé de le rabattre. Apprenant que j'étais l'oncle maternel, la voix d'or filé m'a expliqué alors que mon neveu a retardé son retour à Genève, ayant dû se rendre d'urgence en diverses capitales pour affaires secrètes.
— Elle a dit secrètes? demanda Mangeclous, légèrement agacé.
— Non, mais le ton le faisait deviner. Il sera de retour demain et il a eu l'attention de laisser hier par téléphone lointain une note verbale pour moi !
— D'accord, d'accord, on a compris que tu es le grand préféré ! dit Mangeclous. Sors la note verbale et finissons-en de ces longueurs de discours !
— La communication transmise par la dame cultivée, qui doit gagner un argent considérable d'après sa voix, est que je suis invité à venir seul demain, premier de juin à neuf heures, à l'hôtel de luxe Ritz.
— Comment seul? s'indigna Mangeclous.
— Seul a-t-ellc dit, et qu'y puis-je s'il veut me voir en intimité ? dit Saltiel qui puisa dans sa tabatière et prisa finement.
Vous serez reçus sans doute un des jours suivants, ajouta-t-il non sans perfidie.
— Bref, j'ai pris un bain pour rien, dit Mange-clous. Saltiel, tu me le rembourseras, car tu penses bien que ce n'est pas pour moi que j'ai affronté ce trempage total ! Cela dit, je vais sortir car la neurasthénie me prend quand je suis enfermé.
— Où iras-tu? demanda Salomon.
— Déposer en gants blancs une carte chez le rec-142
teur de l'Université de Genève, simple obligation de courtoisie en ma qualité d'ancien recteur de l'Université israélite et philosophique de Céphalonie que je fondai avec le succès que vous savez.
— Quelle Université? demanda Mattathias cependant que l'oncle Saltiel haussait les épaules. C'était dans ta cuisine et tu étais le seul professeur.
— La qualité importe et non le nombre, mon cher, répliqua Mangeclous. Mais il suffit et trêve à l'envie. J'ai donc confectionné la carte de visite en dessinant joliment mon nom en caractères d'imprimerie. Après les indications de mes anciennes fonctions, j'ai mis simplement « de confrère à confrère, avec distinction », et j'ai ajouté l'adresse de notre hôtel s'il veut venir déposer une carte à son tour et m'inviter à une conversation courtoise entre recteurs devant le mets suisse appelé fondue, à base de fromage, d'ail, de vin blanc, de muscade, et de kirsch versé au dernier moment. Tout dépendra de son éducation. Adieu, messieurs.