CHAPITRE XXXIV

L’après-dînée est avancée lorsque Flavie reprend le chemin de la rue Saint-Joseph, après avoir laissé les patientes de la Société compatissante aux bons soins de Sally Easton. La ville lui semble plus calme, mais les rues sont encombrées de débris qui compliquent la marche et surtout la progression des attelages. Quelques boutiquiers ont rouvert les volets de leur commerce et, au marché, comme la veille, plusieurs marchands se tiennent derrière les comptoirs.

Même si elle préférerait de beaucoup monter à sa chambre sans rien dire, Flavie signale son arrivée à ses parents qui s’activent dans la cour arrière. Aussitôt, Léonie vient la rejoindre dans la cuisine. L’examinant avec attention, elle lui demande si tout s’est bien passé et Flavie acquiesce silencieusement. Jetant un coup d’œil en direction du jardin, Léonie reprend :

– Et… tu n’as pas eu de la visite, hier soir ?

Vibrante d’indignation, Flavie s’écrie :

– Qu’est-ce qui t’a pris d’aller lui dire que j’étais là ? Après un temps, Léonie explique avec précaution :

– J’ai cru qu’une présence masculine ne serait pas de trop.

Je m’en voulais de t’avoir laissée seule là-bas. Il avait l’air sincèrement préoccupé par ton bien-être…

– Je ne veux plus le revoir, maman, c’est clair ? Plus jamais, jamais…

Léonie murmure doucement, avec tendresse :

– Tu l’aimes encore, n’est-ce pas ?

Complètement désarmée par son ton affectueux et par le regard franc que sa mère pose sur elle, Flavie prend un long moment avant de bégayer avec un désespoir tranquille :

– Qu’est-ce que ça peut bien faire ? Lui ne m’aime plus…

Léonie hoche lentement la tête d’un air dubitatif. Si Flavie avait pu voir le trouble avec lequel Bastien se débattait tandis que, debout devant elle sur la galerie, il justifiait sa présence avec un embarras touchant ! Serrant le bras de sa fille, Léonie lui murmure :

– Ton père ignore que Bastien est allé à la Société et il vaut mieux qu’il ne le sache pas.

Flavie couvre sa mère d’un regard étonné et Léonie hésite un moment avant de préciser :

– Simon l’a reçu comme un chien dans un jeu de quilles.

À la fois ulcérée et remplie d’un étrange contentement, Flavie presse sa mère de s’expliquer. Simon et Léonie étaient en train de bavarder avec plusieurs de leurs voisins en plein milieu de la rue lorsque le jeune homme s’est approché d’eux. Léonie l’a entraîné vers la galerie, à l’abri des oreilles indiscrètes, espérant que Simon, dont elle a senti tout de suite la colère, ne les suivrait pas. Mais il s’est empressé de grimper sur la galerie et l’a copieusement engueulé, lui reprochant de s’être enfui comme un poltron en causant à Flavie un grand chagrin. Raide comme un piquet, Bastien l’a écouté sans sourciller. Léonie a réussi à pousser Simon dans la salle de classe alors qu’il interdisait au jeune médecin de remettre les pieds chez eux, au risque de débouler en bas de la galerie.

Comme Simon, hors de lui, s’est immédiatement dirigé vers les latrines, Léonie a pu causer quelques minutes avec le jeune homme, lui expliquant à quel point son mari avait les nerfs à fleur de peau à la suite des violences perpétrées par les tories. Elle lui a ensuite indiqué où se trouvait Flavie et Bastien lui a demandé la permission de s’y rendre.

Sur ces entrefaites, Simon entre dans la cuisine et les deux femmes se taisent. Il serre les lèvres sans rien dire et, pour faire diversion, Flavie s’enquiert des provocations des Anglais depuis la veille. Son père lui apprend qu’à Montréal, la nuit dernière a été moins agitée et que les violences se sont déplacées aux Trois-Rivières et à Québec, où il y a eu des manifestations et des bagarres.

Avec satisfaction, il lui confirme que les députés ont fait parvenir une lettre à lord Elgin l’assurant de leur soutien pour maintenir la paix publique de quelque manière que ce soit. L’évêché a également envoyé une délégation au gouverneur pour l’assurer des sympathies du clergé et il a publié une circulaire pour que les curés encouragent parmi le peuple la fidélité au « bon gouvernement ». Simon s’emporte encore :

– C’est bien beau, tout ça, mais on interdit aux Canadiens de se défendre avec des armes ! Le gouverneur semble décidé à attendre que ces damnés tories s’écroulent d’épuisement !

Flavie fait mine de s’intéresser à la situation politique mais, pour dire vrai, elle est obsédée malgré elle par la visite de Bastien. Elle lui en veut terriblement d’avoir rouvert cette plaie encore douloureuse et, en même temps, elle tremble du désir de le retrouver comme avant, si avenant, si chaleureux…

Ce combat intérieur la garde éveillée une bonne partie de la nuit. Épuisée, elle sombre finalement dans un lourd sommeil dont elle sort très tard en maugréant. Elle erre sans but à travers la maison et le jardin, puis elle rend visite à Agathe, qui lui raconte avec humour comment son fonctionnaire de mari rentre bien après la noirceur, comment il avale sa soupe tel un automate puis se laisse tomber dans son lit, terrassé par la fatigue, et enfin comment il se relève à l’aube, lui posant un baiser sur le front pour ensuite décamper vers le marché Bonsecours…

Après le dîner, Léonie quitte la maison pour son quart de veille à la Société, accompagnée pendant une courte partie du trajet par sa fille et sa bru qui se rendent au marché ainsi que rue Notre-Dame faire d’indispensables emplettes. N’osant confier son désarroi à son amie, Flavie parle peu, se contentant d’écouter gentiment son bavardage.

Lorsque toutes deux reviennent chez les Sénéchal, Léocadie informe sa fille que Simon la fait demander immédiatement à l’école de la paroisse. Pâlissant, Agathe murmure :

– Tu crois que c’est à cause… ?

Sa mère fait une grimace d’ignorance et Agathe, après avoir déposé ses paquets sur la table de la cuisine, sort aussitôt. Léocadie révèle à Flavie que le directeur de l’école s’élève contre le fait qu’Agathe, même mariée, veuille conserver son poste.

– Il prétend qu’elle vole l’emploi d’un père de famille ou d’une jeune fille qui aurait peut-être davantage besoin de gagner cet argent. Tu imagines, Flavie ? Agathe en est toute chamboulée… Ton père la défend auprès de ce monsieur, qui menace d’en appeler aux marguilliers qui, eux, auront encore moins de scrupules !

– Par ces temps troublés, on croirait qu’ils auraient bien d’autres chats à fouetter, murmure Flavie, navrée.

Elle tente du mieux qu’elle peut de réconforter Léocadie, puis, chargée de ses victuailles, elle retourne à son logis. Ruminant le douloureux dilemme devant lequel Agathe se trouve, Flavie passe le temps à faire du rangement et du lavage. Elle est en train de se reposer en se berçant lorsque des coups retentissent à la porte et la jeune femme, ouvrant la porte, reconnaît Archange Renaud.

Le visage de Flavie se décompose et, avec une moue d’excuse, la mère de Bastien articule à toute vitesse :

– Je suis désolée de vous importuner… Il fallait que je vous voie. Vous permettez ? Quelques minutes seulement…

Résignée, Flavie invite Mme Renaud à la suivre jusqu’au jardin, où elle lui fait prendre place sur le banc. Incapable de s’asseoir à ses côtés, elle s’adosse, muette, au pommier. Après avoir jeté un coup d’œil au jardin à peine libéré de sa couverture de neige, Archange Renaud reprend d’une voix contrainte :

– J’entre tout de suite dans le vif du sujet. Il y a quelque chose que vous ignorez et je crois important de vous mettre au courant. Sachez pour commencer que mon fils n’est pas au courant de ma présence ici. Je me suis décidée à venir parce que j’ai le cœur trop gros de voir Bastien tourner comme un ours en cage. Il ne peut se résoudre à manquer à sa promesse et à vous confier le secret qui l’a obligé à partir. Il le faut pourtant, si vous me jurez de le garder uniquement pour vous.

Faisant un pauvre sourire, Flavie remarque :

– Vous me placez devant un choix impossible. Vous vous doutez bien que je brûle d’être mise au courant…

– Vous promettez de garder le silence ?

– Je n’ai guère le choix. Je vous le promets.

– Alors voilà. Marcel Provandier a menti à la famille de Mme Leriche et à votre mère. Il a inventé le prétexte du bassin trop étroit pour cacher la vérité. Quelque chose d’horrible s’est passé… Isidore et Bastien ont tiré sur le bébé avec tant de vigueur qu’ils lui ont arraché le bras. En fait, c’était surtout Isidore le coupable…

Il faut un certain temps à Flavie, d’abord très distante, pour réaliser la signification de ces paroles. Le bébé prisonnier de la matrice… Le bras arraché… Elle considère avec effroi son interlocutrice qui, bouleversée par le souvenir de ce triste événement, enlève soudain son joli chapeau et s’en sert comme éventail. Elle s’empresse de reprendre d’une voix sourde :

– D’après ce que Bastien m’a raconté, le bébé se présentait par le flanc et tout ce qu’Isidore a réussi à agripper, c’est son bras.

Après un long moment de silence, Archange Renaud poursuit avec lassitude :

– Après, le docteur Provandier a emmené Isidore et Bastien chez lui et tous trois ont tricoté cette explication. Enfin… J’ai compris plus tard que Bastien était tellement choqué qu’il a laissé son ancien maître et son ami décider à sa place. Le lendemain seulement, il s’est débattu contre ce mensonge mais… M. Dugué a usé de toute sa force de persuasion pour le faire changer d’idée et je dois avouer que nous aussi…

Une vive expression de souffrance marque les traits de la dame qui fixe le sol en parlant.

– Nous aussi, nous avons insisté auprès de Bastien pour que la vérité soit tue. Nous avons insisté pendant deux jours entiers jusqu’à ce qu’il plie enfin. Si vous saviez comme, par la suite, je l’ai regretté… J’ai eu amplement le temps d’y songer, pendant son année d’exil.

Suspendue à ses lèvres, Flavie n’ose pas même battre des paupières pour ne pas interrompre le fil de son récit.

– Ce n’est pas uniquement pour cela qu’il est parti. Vous n’avez pas idée, Flavie, à quel point mon fils a été éprouvé par la scène d’horreur qu’il a eue sous les yeux. Les médecins sont censés protéger la vie, n’est-ce pas ? Ils ne sont pas censés faire du mal… Mais lui-même s’est laissé entraîner dans une spirale infernale. Il m’a raconté ensuite qu’il s’est senti glisser comme dans un immense entonnoir de plus en plus étroit, où il tombait de plus en plus vite, jusqu’à perdre tout sens de la mesure. Il leur a fallu seulement dix minutes pour commettre l’irréparable…

Tandis que la mère de Bastien poursuit son récit d’une voix monocorde derrière laquelle se devine aisément un puissant remords, Flavie a l’impression que le temps a arrêté de s’écouler et que même la planète a cessé son mouvement perpétuel.

– Bastien a perdu toutes ses illusions, non seulement sur la noblesse de sa profession, mais sur l’intégrité morale des personnes qui l’entouraient. Isidore et son père, Marcel Provandier et même nous, ses parents, nous étions prêts à travestir la vérité pour sauver les apparences et l’honneur de la famille ! Bastien voulait s’accuser et offrir réparation, mais aucun d’entre nous ne souhaitait perdre la face. Parce que, dans notre monde, c’est ainsi : la gloire comme la honte rejaillissent sur tout l’entourage.

Levant enfin vers Flavie un regard ardent, elle plaide :

– Sur mon âme, je vous jure que les choses se sont passées comme je vous le raconte !

Flavie hoche faiblement la tête. Quelques mouches à peine dégelées bourdonnent autour d’Archange Renaud qui les chasse machinalement d’un coup de chapeau. D’une voix très basse, elle reprend :

– Avec vous, Bastien était condamné au mensonge, même s’il était déchiré entre sa loyauté envers vous et sa promesse envers nous. Il y était condamné parce que… vous êtes sage-femme, Flavie, et fille de Léonie Montreuil. Il était persuadé que vous ne lui pardonneriez jamais cette erreur. Il se détestait tellement qu’il lui semblait impossible qu’une femme puisse encore l’aimer, surtout une femme telle que vous, dont il se sentait indigne.

– Il ne m’a laissé aucune chance, murmure Flavie, de lui prouver le contraire.

Avec tristesse, son interlocutrice acquiesce. Réalisant ensuite la portée des paroles de la jeune femme, elle la considère avec espoir, interrogeant avec précaution :

– Parce que… ainsi, vous ne l’avez pas détesté ?

Après un temps, Flavie balbutie :

– C’est uniquement parce qu’il est parti que je l’ai détesté.

La mère de Bastien se lève pesamment et vient à elle. Appuyant sa tête contre une branche de l’arbre, elle confie encore dans un murmure :

– Pour mon fils, le monde s’est écroulé. Il était trahi par sa profession, par ses amis… Il était dégoûté de tout. Je vous dis des choses très dures, Flavie, mais c’est la stricte vérité. J’ai eu très peur qu’il en perde la raison ou qu’il soit accablé au point de croire que seule la mort le délivrerait…

Bouleversée par les larmes qui coulent sur les joues de Mme Renaud, Flavie lui fait impulsivement une accolade. Après un moment de surprise, la mère de Bastien l’étreint vivement, puis les deux femmes, un peu embarrassées, s’écartent l’une de l’autre. Ravalant son chagrin, Archange Renaud esquisse un bien faible sourire.

– Dans ses lettres, Bastien m’a toujours demandé de vos nouvelles. Il ne m’a pas fait de confidences depuis son retour, mais je suis persuadée qu’il n’est attaché à personne… à personne d’autre que vous.

La jeune fille tressaille et veut riposter, mais Mme Renaud pose fugacement sa main gantée sur sa bouche, la réduisant ainsi au silence.

– Croyez-moi, Flavie, à ce sujet, une mère ne se trompe pas. Si vous estimez encore Bastien…

Elle a un grand mouvement du corps et, soudain gênée, elle murmure :

– Mais j’ai déjà trop abusé de votre temps. Merci de m’avoir écoutée, Flavie. À bientôt, j’espère. Laissez, je connais le chemin.

Sa visiteuse s’éloigne prestement et, s’agrippant à la branche du pommier de ses deux mains, Flavie appuie son visage contre l’écorce rugueuse. Elle a le tournis comme sur la traverse de Longueuil par mauvais temps. Le tragique événement lui apparaît enfin avec clarté et un immense ressentiment, décuplé par sa rancune contre Bastien, l’envahit tout entière. Ces jeunes hommes présomptueux et imbus d’eux-mêmes ont agi en tortionnaires, en bouchers ! Parce que la profession médicale leur assure une situation sociale enviée, ils s’y précipitent comme des loups affamés sur leur proie, sans envisager réellement la lourde responsabilité qui leur échoit ensuite ! Plutôt que de soigner avec compassion et humilité, ils ne songent qu’au montant de leurs gages et à leurs prétendus privilèges, quitte à écraser tous ceux qui se placent en travers de leur chemin !

Après un long moment à ruminer ainsi, Flavie s’apaise progressivement à mesure que sa colère reflue. Si Bastien est coupable d’un acte d’une grande violence, il l’a chèrement payé, bien plus qu’Isidore qui a poursuivi sa pratique comme si de rien n’était ! Flavie ne peut s’empêcher de croire encore qu’il aurait dû se confier à elle, mais le dilemme quasi insoluble devant lequel il se trouvait lui apparaît clairement. Imaginant l’ampleur de son tourment, elle étreint l’arbre comme si elle consolait Bastien de toute la vigueur de ses bras.

Essoufflée comme si elle avait couru des lieues, elle flatte le pommier jusqu’à ce que, avec un profond soupir, elle s’en détourne pour revenir vers la maison. Mme Renaud vient de mettre en son cœur un immense espoir, un espoir absurde, sans doute, et qui sera déçu parce que, malgré tout, Flavie n’arrive pas à concevoir qu’il ait pu lui infliger une telle peine, s’il l’aimait encore…

Après avoir écrit un mot à son père, après avoir changé de corsage, Flavie se met en route, marchant rapidement jusqu’au bureau de Bastien, rue Saint-Denis. L’enseigne est la même qu’avant son séjour aux États-Unis, mais il y a fait ajouter, à la hâte, ses nouvelles compétences. Effrayée à l’idée qu’il ait quitté les lieux, elle sonne, puis, comme il est écrit de monter, elle tourne la poignée et, à son grand soulagement, la porte s’ouvre.

Lentement, ayant l’impression de sombrer plutôt que de s’élever, Flavie grimpe les marches. Elle ouvre la porte du haut et sursaute en voyant une dame assez âgée assise dans la salle d’attente. La gratifiant d’un sourire hésitant, elle prend place sur l’une des autres chaises. Elle est totalement insensible au décor, son attention fixée sur la porte qui sépare la salle d’attente du cabinet de Bastien.

Sa voix étouffée lui parvient et elle se dit que, s’il ne sort pas d’ici quelques minutes, elle n’aura jamais le courage d’attendre davantage et elle prendra ses jambes à son cou ! La porte s’ouvre et le jeune médecin apparaît. Sur le point de l’accueillir comme une nouvelle patiente, il écarquille les yeux et reste ainsi, stupide, sans voix. Pour rompre le lourd silence, Flavie articule :

– Bonjour, docteur.

– Bonjour, mademoiselle, répond-il faiblement. Je suis à vous dans quelques minutes. Venez, madame Aubertin. Votre mari vous attend.

Il fait passer la dame devant lui et referme la porte. Épuisée, Flavie renverse la tête et ferme les yeux. Quand tout cela sera fini, comme elle dormira longtemps ! La porte s’ouvre de nouveau et Bastien reconduit le vieux couple jusqu’à l’escalier. Il se tourne ensuite vers elle, passant son doigt dans son cou pour desserrer le nœud de son col, qu’il défait finalement avec une brusque impatience. Venant s’asseoir en face de Flavie, il s’enquiert froidement :

– J’imagine que tu n’es pas venue pour une consultation ?

Sans attendre la réponse, il poursuit :

– J’ai eu trois patients aujourd’hui. C’est décourageant… D’accord, ces jours-ci, les gens ont d’autres préoccupations que leur petite santé, mais j’ai hâte que les affaires reprennent…

Avec un sourire plein de dérision, il ajoute :

– Les affaires… Je parle comme mon père. Je croyais que tu ne voulais plus jamais me revoir ?

Désarçonnée par sa franche question, Flavie rassemble ses idées avant de répondre qu’elle vient tout juste de recevoir la visite de sa mère qui lui a dit la vérité sur la tragédie qui a entraîné son départ. Choqué, il s’exclame avec agitation :

– Mais pourquoi a-t-elle fait ça ? C’était un secret qu’il ne fallait…

– Je suis contente qu’elle soit venue, l’interrompt tranquillement Flavie, et de savoir enfin… En fait, il y a bien longtemps que tu aurais dû me mettre au courant.

– Ça aurait changé quelque chose ? réplique-t-il, défiant.

Déroutée, Flavie prend un moment pour réfléchir avant de répondre avec hésitation :

– Peut-être que tu serais parti quand même. Mais peut-être aussi que… Sur le coup, je t’en aurais voulu, pour le sûr. peut-être même que je t’aurais donné l’impression d’être trop fâchée pour… t’estimer encore. Mais je connais bien ta valeur…

Flavie a l’impression de s’empêtrer dans ses phrases. Il en profite pour laisser faiblement tomber :

– Je ne pouvais rien te raconter. Moi, je connais la force de ton indignation. Tu n’aurais pas accepté le mensonge.

Sans relever la remarque, Flavie poursuit avec une détermination renouvelée :

– Je ne suis pas venue ici pour te faire des reproches. Je veux savoir… Quand tu m’as dit que jamais tu ne m’emmènerais avec toi, même si tu étais riche…

Comme une bête aux abois, il saute sur ses pieds et se précipite à la fenêtre où il s’appuie des deux mains, posant ensuite son front sur la vitre. Le cœur dans la gorge, Flavie reste parfaitement immobile jusqu’à ce qu’il se retourne lentement et demande, presque suppliant :

– Est-ce que tu pourras me pardonner un jour ? Cette phrase-là est devenue mon pire cauchemar.

Flavie baisse les yeux et, après un temps, elle murmure :

– Peut-être que… dans le fond, tu étais content de partir. Peut-être que tu étais lassé de moi…

Il jette avec force :

– Mon départ n’avait rien à voir avec toi, Flavie. Est-ce que tu peux le comprendre ? Je sais que… tu avais sans doute raison de te poser bien des questions, mais crois-moi, je suis parti parce que c’était mon seul moyen de… de guérir. Flavie laisse échapper :

– C’est Suzanne qui…

Elle se mord les lèvres. Bastien lui demande impérativement :

– Suzanne ? Qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ? Inspirant profondément, Flavie jette sans le regarder :

– D’après elle, tu t’es servi de ce prétexte pour te débarrasser de moi. Parce que toi aussi, comme Louis, tu as fini par être rebuté par… mes manières…

Quittant l’appui de la fenêtre, Bastien franchit la distance qui les sépare en deux rapides enjambées et il s’accroupit à ses pieds. Prenant appui sur les accoudoirs de sa chaise, il articule avec colère, la regardant intensément :

– Comment as-tu pu en croire un traître mot ? Tu as oublié tout ce qui s’est passé entre nous ?

Désespérée, Flavie secoue fortement la tête. Instantanément radouci, il marmonne :

– Pardonne-moi. Je suis bien le dernier à pouvoir te faire des reproches…

Se remettant debout, il fait quelques pas dans la pièce, puis il se tourne brusquement vers elle. Croisant son regard, il s’y accroche comme à une bouée et il dit, butant sur chaque mot comme s’il l’arrachait péniblement des tréfonds de son être :

– J’ai eu tant peur que tu me dédaignes ! Alors, j’ai sacré le camp. Mais je n’ai cessé de penser à toi. Je t’aime comme avant, Flavie.

Stupéfiée par cette révélation, Flavie pousse un cri de joie étranglé qui se transforme en une exclamation de colère. Se levant d’un bond, elle se précipite sur lui et le pousse violemment, de ses deux mains, contre le mur. Avec une fureur sauvage, elle s’écrie :

– Je te déteste, Bastien Renaud ! Tu as compris ? Je te déteste ! Tout ce temps-là, moi, je… j’ai cru que tu ne voulais plus de moi ! Tu ne m’as jamais écrit ! Tu as fait comme si tout était fini entre nous ! Tu n’avais pas le droit ! Tu es un goujat de la pire espèce, un saligaud, un… un… le pire sans-dessein que la terre ait jamais porté !

Une lueur d’amusement passe sur le visage de Bastien mais il se garde bien de rire. La colère de Flavie la quitte aussi soudainement qu’elle était venue, remplacée par un lourd chagrin. La voix enrouée, elle balbutie :

– Je devrais te planter là, c’est tout ce que tu mérites.

– Pardonne-moi, bégaye-t-il encore.

– J’aurais tant voulu t’aider, Bastien, murmure-t-elle en le regardant intensément. Tu aurais dû me laisser t’aider…

Il fait une grimace impuissante et, après un temps, Flavie s’enquiert, avec un regard de biais :

– Ta mère disait que… tu étais comme fou…

– De rage, pardi ! À cause d’Isidore, à cause de la triste nature humaine, égoïste et sans scrupule, ma vie était foutue en l’air, revirée comme une crêpe dans la poêle ! Je m’étais précipité dans le malheur tête baissée et je me retrouvais obligé de te trahir !

Après un moment de silence, s’éloignant de quelques pas, il ajoute en lui tournant le dos :

– C’est difficile pour moi de t’avoir tout près sans pouvoir te toucher. Alors, si tu n’as plus rien à me dire, j’aimerais que tu partes.

Te toucher… Flavie reste pétrifiée, parcourue par un courant chaud de la racine des cheveux jusqu’à l’extrémité des doigts. Sa tristesse et sa révolte refluent encore et elle balbutie :

– Patrice… je veux dire mon nouveau cavalier… eh bien… ce n’est pas vraiment sérieux.

– Ah non ?

– Non. Comme je croyais que… tu m’avais bien oubliée…

Il tressaille comme s’il venait de recevoir un coup douloureux, mais il ne proteste pas. Elle ajoute encore, immensément soulagée de ne pas avoir son regard à soutenir :

– J’ai essayé très fort de t’oublier, moi aussi. J’ai cru que j’avais réussi… Mais pas du tout. Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu t’es installé à demeure dans mon cœur.

Bouleversée par cet aveu qu’elle se fait enfin à elle-même, Flavie laisse les larmes déborder de ses yeux. La main de Bastien tâtonne et saisit la sienne, et, lentement, elle lève la tête vers lui. Il a les yeux agrandis par la surprise et par l’exaltation mais, d’une voix blanche, il s’enquiert cependant :

– Est-ce que… tu m’en veux encore beaucoup ?

– Tu m’en as donné, de la misère, souffle-t-elle.

Fébrilement, elle essuie du revers de sa main les larmes qui coulent abondamment. Il arrête son geste en disant avec tendresse :

– Cesse donc… Tu es déjà toute rouge.

Il la fait asseoir et il prend place face à elle, à une certaine distance, la considérant d’un air soucieux. Flavie renifle et se tamponne les yeux avec ses manches, puis elle pousse un profond soupir. Posant les yeux sur Bastien, elle le caresse du regard, osant enfin, de nouveau, se laisser toucher par la vue de ses cheveux dont les boucles ondulent comme les vagues du fleuve, de ses yeux magnifiques maintenant soulignés par de fines rides, de sa bouche qu’elle connaît si bien…

Attirée comme par un aimant, elle se penche, tend le bras et appuie délicatement ses doigts sur sa joue. Il ferme les yeux et elle reste ainsi un bon moment, savourant intensément la sensation, puis elle fait glisser sa main vers sa bouche. Comme elle avait envie de toucher ses lèvres pleines et moelleuses…

Le jeune homme saute sur ses pieds et, obligeant Flavie à se lever, il l’attire contre lui avec un gémissement de bête blessée, l’étreignant avec tant de violence qu’elle en perd le souffle. Il la soulève légèrement du sol et, chancelant, il tourne lentement sur lui-même, puis il la dépose en chuchotant à son oreille un flot si décousu et si attendrissant de mots d’amour qu’elle ne peut s’empêcher de rire. Il s’exclame :

– Ton rire, Flavie ! Comme je m’ennuyais de ton rire ! Tu m’aimes encore un peu, alors ? Même un peu, je m’en contenterais…

– Grand bêta… Il paraît que mon père t’a foutu la frousse ?

– La frousse ? s’indigne-t-il. Jamais de la vie ! Je l’ai laissé dire, un point c’est tout !

– Il m’a un peu vengée, susurre-t-elle, et je n’en suis pas fâchée…

– Alors nous sommes quittes ? demande-t-il avec espoir.

Elle recule brusquement et, désemparé, il laisse ses bras retomber contre lui.

– Je veux que tu ne recommences plus jamais. Si, plus tard, tu subis une nouvelle épreuve, je veux que tu me fasses confiance. Le sentiment que j’ai pour toi, Bastien… il ne vire pas sous le vent comme une girouette.

Attirant doucement Flavie contre lui, le jeune homme pose longuement ses lèvres sur sa tempe, puis il murmure :

– Parfois, je m’étonne tant que… tu puisses m’aimer même si je suis médecin. Compte tenu de ce que ma profession fait endurer aux sages-femmes…

Narquoise, Flavie réplique :

– Moi aussi, je m’étonne grandement de ce que tu éprouves pour moi. Je ne me contenterai jamais d’être tout bonnement une épouse. Je ne sais pas comment organiser une réception et je déteste les toilettes compliquées, surtout ces horribles corsets raides comme des armures. Aucun homme de ta qualité ne pourrait vraiment songer à me prendre pour femme. D’ailleurs, aucun médecin ne peut vraiment songer à marier une sage-femme ignorante qui lui vole sa clientèle !

– J’ai compris, murmure-t-il en l’étreignant fortement. On cesse tous les deux, d’accord ?

Appuyant sa tête contre son épaule, Flavie ferme les yeux et elle dit avec tendresse :

– J’aime que tu sois médecin parce que je peux causer avec toi de tout ce qui me passionne. Mais si tu décidais sur-le-champ d’être fossoyeur, je t’aimerais quand même. Parce que tu es bon et généreux. Parce que ton esprit est libre comme le vent. Parce que je ne peux pas supporter de vivre sans toi…

Comme s’il était inscrit à jamais dans sa chair, Flavie ressent encore avec acuité le grand choc du départ de Bastien et de l’année de solitude qui s’est ensuivie. Le sentant, il l’enveloppe de ses bras et la presse étroitement contre lui. Peu à peu, une chaleur bienfaisante remplace son désarroi. Soudain consciente du contact de ses formes contre les siennes, elle redresse la tête et supplie :

– Embrasse-moi, s’il te plaît…

Il glisse ses doigts dans ses cheveux et, lorsqu’il se penche, elle agrippe ses avant-bras et se hisse à sa rencontre, soudant avidement sa bouche à la sienne. Ce baiser semble effacer, comme par magie, l’année terrible qui vient de s’écouler et, avec une joie sauvage, Flavie retrouve enfin, intact et magnifique, l’homme qu’elle aime. Ses émotions menacent de la submerger et, à bout de souffle, Flavie se pelotonne de nouveau contre lui. Elle reste ainsi de longues minutes, sans bouger, les yeux fermés, tandis qu’il flatte tout son corps de ses mains avec des grognements de satisfaction. Il s’exclame :

– Je revis… Grâce à toi, Flavie, je revis !

– Moi aussi, soupire-t-elle. Je n’avais pas senti que c’était le printemps…

– Sûrement que ce Patrice…, grommelle-t-il, sans oser aller plus loin cependant.

Flavie se dégage légèrement pour observer son visage. Il tente de paraître détaché, mais elle voit qu’il lutte contre un puissant accès de jalousie. Frondeuse, elle lance :

– Tu espérais peut-être que je m’enferme dans un couvent pour le restant de mes jours ?

La boutade le laisse de glace et il réplique farouchement :

– Oui, je le voulais ! Je voulais que plus aucun homme ne pose ses yeux sur toi et surtout que tu…

S’interrompant, il lève son visage vers le ciel et il déglutit avec difficulté à plusieurs reprises. Baissant enfin vers elle un regard attendri, il murmure :

– Mais on n’enferme pas un chat sauvage, n’est-ce pas ? Pas plus qu’on n’empêche la vie de circuler dans ses veines… J’étais là-bas, à Boston, et je t’imaginais en train de te promener avec ce garçon qui était ton cavalier. En train de te laisser caresser, dans ce bois où nous sommes allés plusieurs fois…

– Je n’y suis jamais retournée, pas même seule, le coupe-t-elle sèchement en se dégageant. Je ne pouvais pas.

– Pardonne-moi, lance-t-il.

– Oui, je te pardonne ! s’écrie-t-elle avec exaspération. Vas-tu cesser de t’excuser ainsi ?

Lui prenant la main d’un air contrit, il dit :

– Je sais bien que tu n’avais aucune raison de te priver. C’est moi qui suis parti comme un grossier personnage ! Mais c’était vraiment dur, toutes ces pensées qui m’obsédaient.

– Et toi ? s’enquiert-elle en scrutant son visage. Pour le sûr, tu as courtisé la brune et la blonde…

Il ne répond pas tout de suite et Flavie réalise qu’il lui cache quelque chose. Plantée bien droite devant lui, elle noue ses mains derrière son dos et le regarde fixement. Il sourit avec une douce ironie.

– Même si je voulais te mentir… N’aie crainte, si on se réconciliait, j’avais bien l’intention de tout te dire. Peut-être pas au moment même, mais enfin… Pendant les cinq premiers mois, je suis resté… parfaitement vertueux. Je n’aurais pas eu à me confesser de rien, je t’assure… sauf des pensées qui me tourmentaient. Puis, à la clinique, j’ai rencontré une dame, une patiente. Après son traitement, qui a réussi, elle m’a invité chez elle. Et j’y suis allé, parce qu’elle me plaisait bien et parce que j’avais vraiment besoin de… C’était purement hygiénique, tu peux me croire.

– Hygiénique, répète Flavie avec une moue moqueuse. J’adore ce mot.

– J’ai fréquenté Carolyn pendant quelques mois. Elle était gentille. Ce n’était pas la première fois qu’elle trompait son mari.

– Elle était âgée ?

– Plutôt, oui… Au moins quarante ans.

À ce moment précis, une image s’anime dans l’esprit de Flavie, celle de ces ébraillées qui se tiennent, la nuit, sous les lampadaires ou qui sont enfermées dans des maisons déréglées, sous l’autorité absolue des tenancières et des maquereaux. Depuis que Flavie les côtoie à la Société compatissante, ces pauvres femmes ne sont plus uniquement de vagues silhouettes aperçues par hasard. Elles ont acquis à ses yeux une humanité terrible et Flavie ne peut supporter l’idée que celui qu’elle aime…

Le regardant gravement, elle demande :

– Dis-moi, Bastien… À Boston, si tu n’avais pas rencontré cette dame… Est-ce que tu serais allé avec une créature ?

Déconcerté par la question inattendue, il répond après un long moment :

– Je n’ai pas vraiment eu l’occasion d’y songer.

Avec agitation, elle demande encore :

– Est-ce que, pour toi, c’est normal de payer une femme pour ce… service ?

Impatient soudain, il réplique :

– Mais quel intérêt ? Nous venons de nous retrouver et tu…

Devant l’expression obstinée de Flavie, il s’interrompt et, après un silence, elle explique farouchement :

– Je voudrais tant que tous les hommes comprennent à quel point ils s’avilissent en fréquentant ces femmes ! Ils ont peut-être l’impression que c’est un échange de gré à gré, un simple marchandage, mais c’est faux ! Ces femmes se font violence pour les accueillir ! Est-ce que tu comprends ?

– En tout cas, je t’entends parfaitement, rétorque-t-il avec mauvaise humeur.

– Est-ce que tu sais aussi, poursuit Flavie vivement, que ces pauvres filles font ça uniquement pour l’argent dont elles ont grand besoin ? Est-ce que tu sais que c’est de l’exploitation, de l’esclavage même, et que les hommes qui se servent d’elles sont des êtres immoraux ?

– J’en prends bonne note. Il faut que tu comprennes à ton tour que, parmi nous, une rumeur circule qui dit que ces femmes ne font que se laisser aller à une dévorante envie de luxure.

– C’est complètement idiot, riposte Flavie, et ça ne prend pas la tête à Papineau pour s’en rendre compte !

– Je commence à voir, dit-il en souriant, où tu veux en venir…

– Je ne te demanderai pas si, comme tous les jeunes bourgeois, paraît-il, tu t’es initié avec une créature. Mais ne t’avise jamais, tant que tu seras avec moi, d’en fréquenter une.

– Jamais, sur mon honneur, acquiesce-t-il d’un ton apaisant. Calme-toi, maintenant. Tu en es toute remuée… Si tu veux bien, on en jasera un autre jour et tu prendras le temps de m’instruire. Parce que, si tu négliges encore de t’occuper de moi, Dieu sait où va me mener mon goût pour la débauche…

Devant la mine offensée de Flavie qui se laisse enlacer à contrecœur, il éclate de rire :

– Allez, viens ici…

Retrouvant presque aussitôt son sérieux, il s’enquiert :

– Tu es très fâchée à cause de Carolyn ? Tu sais, j’ai découvert que les femmes mûres sont loin d’être froides.

– Mais qu’est-ce que tu t’imaginais ? maugrée-t-elle avec humeur.

– Et j’ai appris quelques petits trucs que je serai ravi de partager avec toi…

Se penchant vers elle, il pose ses lèvres sur les siennes, sans forcer, avec une pudeur si aguichante que Flavie se radoucit d’un seul coup. La bouche contre son oreille, il murmure ensuite :

– Ne la déteste pas trop. Elle m’a aidé à voir clair en moi, d’abord concernant mon avenir, et puis… Parce que, Flavie, j’ai essayé très fort, moi aussi, de me détacher de toi. C’était tellement pénible de t’aimer encore en croyant que tous mes espoirs étaient perdus… Alors j’ai voulu te chasser de mon cœur. Tous les préjugés en vogue, je les ai utilisés contre toi…

Flavie a un mouvement de recul, mais Bastien la tient plaquée contre lui.

– Ne me laisse pas… Avec toi dans mes bras, je suis au paradis.

– D’autres diraient en enfer, réplique-t-elle avec détresse.

La saisissant par les épaules, il l’écarte brutalement de lui :

– Pas moi ! Je ne suis pas fait de ce bois-là !

Plus gentiment, il prend la main de Flavie et la porte à sa joue. Il dit encore, les yeux fermés :

– J’ai utilisé toutes les armes possibles pour te repousser. Je me suis dit qu’en t’épousant je me créerais d’énormes embêtements. C’est à ce moment-là que j’ai cédé aux avances de Carolyn. Je me croyais alors libre de toute attache et je voulais m’établir là-bas, ne plus jamais revenir.

Même si chacune des phrases de Bastien lui transperce le cœur, Flavie s’oblige à rester immobile et attentive. La couvant d’un regard à la fois grave et ardent, il ajoute avec un abandon saisissant :

– Mais quand je faisais l’amour à Carolyn…, c’est à toi que je pensais. Au début, j’ai tenté de ne pas y faire attention. Mais tu t’es attachée à moi, ma douce Flavie, pour ne plus me lâcher… J’ai bien fini par comprendre. Quelle bêtise d’avoir peur que ton appétit pour les hommes me fasse cocu ! Quelle prétention que de vouloir qu’en société, une femme se comporte d’une telle façon et pas d’une autre ! Quel mirage que les foutues bonnes manières ! J’ai été tellement soulagé, si tu savais ! Comme si je quittais une vieille peau sale qui sentait le moisi.

Il attire de nouveau Flavie contre lui.

– Alors j’ai tout laissé et je suis revenu.

Flavie demande d’une petite voix :

– Même si tu savais que j’avais un cavalier ?

– Pas seulement un, réplique-t-il avec malice, mais deux, comme Suzanne a bien pris soin de m’en informer. D’après elle, entre eux, ton cœur balançait…

– C’est un mensonge ! s’écrie Flavie, outrée. Tu ne l’as pas crue, n’est-ce pas ?

Il hausse les épaules et l’embrasse dans le cou, puis, glissant ses mains sous sa croupe, il la presse contre lui avec un appétit qui la galvanise. Elle répond avec ardeur à ses caresses et, bientôt, tous deux sont emportés dans une valse lente qui les fait trébucher contre les fauteuils et les chaises. Le bruit d’une porte qui s’ouvre et se referme réussit cependant à attirer leur attention, et lorsqu’un pas pesant se fait entendre dans l’escalier, tous deux retrouvent hâtivement leur aplomb. Flavie se laisse choir dans un siège tandis que Bastien, après avoir prestement reboutonné sa redingote, ouvre la porte précisément au moment où l’homme allait mettre la main sur la poignée.

– Bienvenue, monsieur. C’est pour une consultation ?

Jetant un coup d’œil à Flavie, l’homme hoche la tête et Bastien l’invite à entrer, disant :

– Venez tout de suite, mademoiselle n’est pas pressée…

Avant de disparaître dans son cabinet, il fait un clin d’œil à Flavie et lui chuchote :

– Tu m’attends ? Je ferme ensuite et je te raccompagne. Je veux m’entretenir avec ton père…

Une demi-heure plus tard, les deux jeunes gens pressent le pas jusqu’au faubourg Sainte-Anne. Assise sur les marches de la galerie à surveiller ses jeunes frères et sœurs qui jouent dans la rue, Agathe les voit approcher et en reste médusée. Flavie lui envoie une salutation pleine d’allégresse tandis qu’avec gêne, Bastien lui fait un léger signe de la main. Entraînant Bastien à sa suite, Flavie franchit les dernières foulées en courant. Essoufflés, tous deux montent les marches au moment précis où Simon ouvre la porte pour aller prendre le frais, la pipe à la bouche. Tous trois se figent littéralement sur place et, l’expression fort peu amène, Simon fixe le jeune homme qui, très rouge, reste stupide et muet. Flavie le rappelle gentiment à l’ordre :

– Bastien ?

Courageusement, il fait un pas, tend la main à Simon et débite d’un seul trait :

– Bonsoir, monsieur Montreuil. Flavie et moi, nous venons de nous raccommoder et je viens vous dire que j’aimerais beaucoup épouser votre fille.

Flavie en est estomaquée. Elle qui croyait que Bastien voulait seulement se faire admettre de nouveau comme son cavalier ! Acceptant enfin, du bout des doigts, la poignée de mains du jeune homme, Simon demeure stupéfait, la bouche grande ouverte, puis ses yeux se plissent dangereusement et il rétorque :

– Vraiment, jeune blanc-bec ? Vous aimeriez marier Flavie ?

– En fait, se hâte de préciser Bastien en jetant un coup d’œil à Flavie, je viens vous demander la permission de l’épouser le plus tôt possible.

– Ce qui veut dire ?

– Euh… hésite-t-il avec un mince sourire. Demain matin ?

Flavie éclate de rire et se jette au cou de Bastien, qui vacille sous le choc. Contre toute attente, levant son visage vers le ciel, Simon se laisse emporter lui aussi par un accès d’hilarité sonore. S’essuyant les yeux, il s’exclame ensuite :

– À ce que je vois, ma fille, tu n’es pas contre ! Venez me raconter tout ça. Parce que moi, je crois que j’en ai perdu des bouts…

Prenant les deux jeunes gens par les épaules, Simon est sur le point de les pousser vers l’intérieur de la maison quand une exclamation retentit dans la rue :

– Bonsoir, Flavie ! Bonsoir, monsieur Simon !

Flavie se retourne lentement. À grandes enjambées, Patrice suit le sentier qui mène à leur maison. L’expression figée de la jeune femme et celle de Simon, plutôt embarrassée, lui mettent immédiatement la puce à l’oreille et il lance à Bastien un regard suspicieux. Sans tergiverser, Simon s’avance vers lui.

– Bonsoir, Patrice. Laisse-moi te présenter le docteur Bastien Renaud, un… euh, un ancien cavalier de Flavie.

Bastien incline sèchement la tête dans sa direction tandis que Patrice réussit à articuler à l’intention de Flavie :

– Je ne suis pas venu depuis une escousse à cause des troubles en ville, mais je venais m’assurer que tu étais en bonne santé.

– Je vais très bien, je te remercie, répond Flavie plaisamment.

Descendant la première marche de l’escalier, elle prend son courage à deux mains :

– Je ne veux pas te faire des accroires, Patrice… Bastien revient tout juste d’un long voyage et… nous allons nous marier bientôt. Je ne savais pas, je me croyais libre, mais… la vie a de ces retournements, parfois…

Blêmissant, le jeune homme considère Flavie avec incrédulité. Il ouvre la bouche pour protester, mais aucun son n’en sort et, abruptement, il fait demi-tour et détale comme un lièvre. Désolée, elle le suit du regard. Il croit sans doute qu’elle s’est jouée de lui… Un jour, peut-être, quand la blessure à son orgueil se sera cicatrisée, elle aura l’occasion de lui expliquer.

Flavie secoue la tête avec regret, puis elle tressaille parce que, tout contre son oreille, Bastien murmure :

– Viens, ma belle blonde. Ton père nous attend…

Elle accepte la main qu’il lui tend et tous trois, silencieux, entrent dans la maison.