CHAPITRE V

Juchée sur une haute branche du pommier, Cécile cueille une pomme, puis la laisse tomber vers Flavie, qui l’attrape et la dépose délicatement dans un petit baril de bois. Cécile s’est habillée d’une vieille jupe déchirée, qu’elle a retroussée sur ses hanches pour pouvoir grimper commodément. Avant, les deux sœurs se disputaient pour savoir laquelle se percherait, mais Flavie y tient moins maintenant, depuis que son statut d’apprentie sage-femme lui confère une nouvelle dignité.

Lassées par la monotonie de la tâche et par la chaleur de cette première journée de l’été indien, elles travaillent en silence jusqu’à ce que la forte voix de leur père les fasse sursauter.

– Flavie ! Viens ici, il y a une urgence !

Simon se tient sur le pas de la porte de la cuisine. Tandis que Flavie approche rapidement, il s’enquiert avec impatience :

– Où est ta mère ? Je suis en train de faire la classe, moi !

– Je m’en occupe.

Flavie essuie ses pieds nus dans l’herbe haute, se gratte le mollet où une mouche noire l’a piquée, puis elle entre tandis que Simon referme la porte de la classe derrière un homme assez âgé et barbu, bien vêtu, qui enlève son chapeau et qui met en quelques mots la jeune fille au courant. Flavie lui indique un siège en lui demandant de patienter. Elle ressort de la maison, traverse le jardin au pas de course, franchit la clôture en se faufilant entre deux planches disjointes et se retrouve dans le jardin de la famille Roy, leurs voisins d’à côté. Léonie et Philomène, cramoisies, sont penchées au-dessus d’un large chaudron où de l’eau bouillonne. Flavie informe sa mère que les douleurs de Josette Fortier ont commencé au cours de la nuit.

– Déjà ? s’exclame Léonie d’un air préoccupé. Pourtant, son terme était encore loin !

Me Fortier est un avocat dont la renommée s’étend déjà dans toute la ville. De faible constitution, les joues pâles et sans énergie, son épouse se lève très tard, passe plusieurs heures à se faire belle, puis elle va prendre le thé chez l’une de ses amies, avant de revenir se changer pour un souper tardif… Josette Fortier a mis cinq ans avant de concevoir et ses deux premières grossesses se sont terminées par des fausses couches.

Une dizaine de minutes plus tard, les deux femmes prennent place dans un joli fiacre. Depuis le début de son apprentissage, Flavie a fait plus de voyages en voiture à cheval que jamais auparavant. Elle se sent comme une grande dame qui peut promener sur le monde un regard hautain, puisqu’elle ne mettra jamais les pieds dans la boue, les déchets et les crottes de chien !

– Deux ou trois semaines d’avance, réfléchit Léonie à voix haute, ce n’est pas encore trop grave. S’il est costaud et qu’il est gardé bien au chaud, le bébé a beaucoup de chances de survivre.

– Ça fait pas mal de si…

– Il peut avoir de la difficulté à téter. Et sa mère est frêle et très nerveuse.

Vingt minutes plus tard, Léonie et Flavie mettent pied à terre, rue Dorchester, devant une belle maison de pierre à deux étages. Une femme de chambre les fait entrer dans le hall. Flavie se perd encore en conjectures sur la fonction de cette pièce, dont elle va finir par croire qu’elle ne sert qu’à impressionner les visiteurs à leur arrivée ! Léonie s’étonne : une canne et deux chapeaux d’homme sont accrochés au portemanteau. Fronçant les sourcils, elle se hâte vers les escaliers. Sur le palier de l’étage, un grand jeune homme se tient adossé au mur du corridor et Léonie reconnaît Bastien, l’apprenti du docteur Provandier. À la fois soulagée et inquiète, elle lui lance, en gravissant les dernières marches :

– Bien le bonjour, monsieur Renaud. Y aurait-il un problème ?

– Pas à ma connaissance, madame, répond-il d’une voix au timbre profond.

Sans vergogne, il jette un regard curieux à Flavie et Léonie fait de rapides présentations. Placé en apprentissage auprès de Marcel Provandier, le jeune Bastien est le fils du marchand Renaud et de sa femme, dame Prévost. Flavie considère un instant son visage aux joues trop pleines de garçon de bonne famille, puis sa taille qui remplit si bien sa veste que le tissu, sous la redingote ouverte, en est distendu, et elle se détourne pour cacher son expression dédaigneuse.

Léonie frappe vigoureusement à une porte fermée et, presque immédiatement, un homme rondelet et de taille moyenne, le crâne presque complètement dégarni, vient ouvrir. Antoine Fortier, qui semble ne plus se contenir d’inquiétude, étreint si fort les mains de Léonie qu’elle en tressaille.

– Je guettais votre arrivée depuis une heure ! Venez, vite ! Josette semble souffrir beaucoup ! J’étais parti au bureau à pied ce matin, vous savez, mon étude est au coin de Saint-Jacques. J’étais en train de dîner avec un client quand Joseph a retonti… Je vous remercie d’être venue si vite. Pour plus de sûreté, j’ai également mandé monsieur le docteur, que vous m’aviez si chaudement recommandé…

Le médecin est assis au chevet de Josette Fortier, à moitié étendue sur le sofa de son boudoir, dont le ventre se devine à peine parmi tous les plis soyeux de son négligé. Âgé et chauve, le menton dissimulé par un collier de barbe blanche, Provandier se lève et lance d’un ton jovial :

– Chère Léonie, comment allez-vous ? J’ai bien tenté de raisonner notre ami, mais toute once de bon sens semble l’avoir quitté !

– Que se passe-t-il ? interroge hâtivement Léonie. Des saignements ? Des douleurs intolérables ?

– Rien de tout cela, la rassure le médecin. Disons que M. Fortier est extrêmement prévoyant…

Se tournant vers lui, il ajoute :

– Madame Montreuil est une sage-femme de très grande valeur, vous savez. Je fais équipe avec elle depuis plusieurs années !

– J’en suis fort aise, répond l’interpellé en s’inclinant légèrement vers Léonie. Mais vous, les médecins, vous maîtrisez une science moderne et, de plus, vous manipulez des drogues et des instruments qui peuvent grandement aider la délivrance.

D’un ton grave, le docteur rétorque :

– Ces instruments et ces drogues doivent être utilisés avec parcimonie parce qu’ils peuvent causer plus de tort que de bien.

Il s’incline légèrement devant Flavie en disant avec galanterie :

– Mademoiselle, votre mère m’avait vanté vos qualités et je suis ravi d’avoir enfin le bonheur de vous rencontrer en personne !

Fort intimidée, Flavie balbutie quelques paroles inaudibles, puis le docteur se tourne vers Josette et la prie de les excuser un moment. Sans préciser davantage, il les entraîne à l’extérieur, refermant la porte derrière lui. Intégrant dans le cercle son apprenti et Flavie, il dit à Antoine Fortier :

– Cher ami, peut-être avez-vous remarqué que les douleurs de votre femme ont cessé depuis mon arrivée ?

Fortier considère le médecin d’un air interdit, tandis que Léonie marmonne :

– Je m’en doutais…

– Vous voulez rire, docteur ? bredouille Bastien Renaud, incrédule.

– Ce n’est pas rare, explique pensivement Léonie. De fortes émotions provoquent parfois ce phénomène.

Oubliant sa gêne, Flavie s’étonne à son tour :

– Quel genre d’émotions ?

– Dans ce cas-ci, je crois que la présence du docteur auprès d’elle…

– Impossible ! s’exclame le jeune Renaud. C’est complètement ridicule !

Provandier rétorque avec un regard sévère à son apprenti :

– Jeune homme, Mme Montreuil a parfaitement raison. Ne la sous-estimez pas, ce serait une grave erreur ainsi qu’un bien mauvais départ dans la profession.

Visiblement mortifié, l’apprenti se renfrogne. Provandier se tourne vers Antoine Fortier :

– Mon cher, votre épouse est mal à l’aise en ma compagnie. Pour l’instant, il est beaucoup plus sage de la débarrasser de ma présence.

– Cependant, monsieur Provandier, je vous prie instamment de demeurer jusqu’à la naissance. Mes voisins et amis font tous appel à leurs amis médecins pour les délivrances et je préférerais qu’ils ne sachent pas…

Sa voix meurt et il jette un regard à Léonie, qui le considère d’un air à la fois moqueur et exaspéré. Il marmonne :

– Je vous offre un remontant ?

Sans plus attendre, il fait passer le docteur et son apprenti devant lui et tous trois descendent l’escalier. Flavie chuchote à sa mère :

– Les douleurs vont-elles reprendre bientôt ?

– Généralement, ce n’est pas très long, mais j’ai entendu parler de cas où il avait fallu des jours et même des semaines… Dans le fond, la présence du docteur a peut-être été salutaire ! Si les douleurs de madame pouvaient cesser pour une escousse…

Dès qu’elles font leur entrée dans la pièce, Josette s’exclame plaintivement :

– Je ne voulais pas voir le médecin, mais Antoine a tellement insisté ! Sa présence m’indispose, j’ai l’impression qu’il sent la maladie ! Je ne veux pas qu’il approche de moi !

S’assoyant à côté d’elle, Léonie demande à Flavie de descendre à la cuisine faire préparer de la tisane.

– Ma cuisinière est partie au marché, précise faiblement Josette, mais ma mère est en bas.

Dès que Flavie est sortie, Josette reprend :

– Ces hommes me font peur avec leurs horribles instruments ! À chaque grossesse, Antoine insiste pour que nous engagions un médecin-accoucheur, comme l’ont déjà fait plusieurs de mes amies.

– Elles sont satisfaites de leurs services ? s’enquiert Léonie en feignant le détachement.

– Si les médecins demandent des honoraires si élevés, c’est qu’ils possèdent un grand savoir, n’est-ce pas ? Comme dit Antoine, pourquoi payer pour une sage-femme et un médecin si on peut payer pour un médecin seulement ?

Le sang de Léonie ne fait qu’un tour mais, refrénant son indignation, elle objecte gentiment :

– Je pourrais lui renvoyer la question : pourquoi payer pour un médecin quand on peut payer seulement une sage-femme ? Vous savez comme moi que presque toutes les délivrances se déroulent parfaitement bien. Provandier ne remontera pas de sitôt, faites-moi confiance. Pour l’instant, racontez-moi ce qui s’est passé depuis cette nuit.

Une quinzaine de minutes plus tard, Flavie revient, portant un plateau, suivie par la mère de Josette, une femme encore jeune, mais d’un poids imposant, et qui grommelle en soufflant :

– Je ne déboule plus en bas des marches avant la fin, pour le sûr !

Réalisant qu’elles sont maintenant entre femmes, Célina Barbeau lance :

– Bon débarras ! Les hommes n’ont pas leur place dans la chambre d’une accouchée. Déjà qu’Antoine, avec sa mine à cracher dessus…

Elle s’interrompt et fait un clin d’œil à Flavie. Léonie laisse tomber quelques gouttes du contenu d’une fiole dans la tisane avant de la faire boire à Josette, mais le résultat escompté ne se manifeste pas : bientôt, la jeune femme se cabre sous l’arrivée d’une contraction et Léonie, soutenant son regard, l’encourage à garder son calme et à contrôler sa respiration.

Écartant délicatement le haut de son négligé, Léonie lui fait de gros yeux :

– Vous portez encore votre corset !

– Je l’ai beaucoup desserré ! riposte craintivement la jeune femme. Comment j’aurais pu me promener en ville, si je l’avais ôté ?

Sa mère grommelle entre ses dents :

– C’est rendu honteux de montrer son ventre de femme enceinte ! Comprenez-vous ça, madame Montreuil ?

Léonie secoue la tête avec un sourire contraint. Il semble bien que les femmes respectables doivent être capables de contrôler en tout temps la forme de leur corps, y compris pendant la grossesse ! Avec des gestes bourrus, faisant semblant d’être inconsciente de la gêne de sa patiente, elle force Josette Fortier à ôter son négligé, sa chemise et, finalement, son corset. Prenant garde de ne pas l’examiner ouvertement, Flavie ne peut s’empêcher d’observer avec curiosité la jeune femme maigre, dotée de très petits seins mais d’un ventre fort volumineux en comparaison. Avec un serrement de cœur, elle note les marques rouges mais heureusement peu profondes incrustées sur sa peau à intervalles réguliers, surtout sur le haut de son abdomen.

Pendant que le rythme des contractions de Josette Fortier s’accélère tranquillement, Flavie visite à la dérobée toutes les pièces de l’étage, puis elle descend aux latrines, passant sans bruit devant l’entrée de la bibliothèque où les hommes sont rassemblés. Lorsqu’elle revient sur ses pas, Provandier et Fortier sont debout, un verre à la main, en train de discuter, tandis que l’apprenti examine un livre. Le mouvement de Flavie attire son attention et leurs regards se croisent un très bref moment.

En haut des marches, elle tombe en arrêt devant la valise bien bombée du docteur, posée près de la porte de la chambre. Elle est si belle, songe Flavie avec une pointe de jalousie. Elle imagine sa mère portant fièrement un tel bagage au lieu de la valise que tante Sophronie lui a donnée, usée jusqu’à la corde… Flavie flatte un moment le cuir luisant, si doux au toucher. Que peut-il bien y avoir à l’intérieur ? Après un moment d’hésitation, dévorée par la curiosité, elle fait sauter le fermoir et la valise s’ouvre d’elle-même. Elle distingue des fioles, de grosses seringues et quelques instruments, dont une grosse pince en fer.

– Ça t’intéresse ? demande une voix masculine derrière elle.

Sursautant, elle découvre le jeune Renaud, qui a monté silencieusement. Irritée par son tutoiement trop familier et par son ton légèrement condescendant, Flavie reste muette.

– Je peux te montrer, si tu veux. Viens, on va s’approcher de la lampe.

Il saisit la valise et la dépose sur une petite table. Avec hésitation, Flavie le suit à quelques pas.

– Prends ce que tu veux, offre-t-il. Fais attention de ne pas échapper les flacons.

– Ma mère aussi a une valise avec des bouteilles précieuses, réplique vivement Flavie.

Elle plonge sa main et sort les fers, murmurant :

– J’en avais vu en croquis dans un livre.

– Parce que tu lis des livres ? plaisante-t-il en souriant.

– Mais d’où sortez-vous ? rétorque Flavie furieusement. Ce n’est plus comme avant : il faut comprendre la science médicale pour être une sage-femme de qualité !

Abasourdi, il ouvre la bouche, puis la referme sans rien dire. Flavie tourne le forceps entre ses mains, examinant attentivement les extrémités en forme de pince arrondie et concave qui enserre la tête du bébé. D’un ton plus circonspect, Bastien Renaud dit avec précaution :

– Je n’ai pas encore vu Provandier s’en servir, mais j’avoue que c’est impressionnant. Il permet de délivrer des femmes dont le bébé, autrement, serait mort à l’intérieur. Tu vois, le forceps est introduit par le conduit…

Comme s’il prenait subitement conscience qu’il ne se trouve pas en compagnie d’un confrère de classe, mais d’une jeune fille, il s’interrompt en rougissant jusqu’à la racine de ses cheveux. Devant son trouble, Flavie ne peut retenir un sourire moqueur. Puis, elle s’imagine en train d’accoucher et, soudain, un médecin s’approche d’elle, tenant cet instrument dans la main… Cette image lui donne la chair de poule et un frisson la parcourt de la tête aux pieds. La voix altérée, elle proteste :

– C’est si dangereux ! On peut faire un grand mal au bébé et à la mère !

En même temps, elle ouvre et ferme les deux branches de l’outil, comprenant immédiatement à quel point, malgré son aspect menaçant, il peut dans certains cas être utile. Elle songe à ce qu’elle a lu dans le petit carnet de sa mère. Un des deux fœtus n’aurait-il pu être sauvé et la mère n’aurait-elle pas survécu si Léonie avait su utiliser cet instrument ? Comme s’il lisait dans ses pensées, le jeune homme dit, avec un sourire suffisant :

– Jamais une femme n’aurait la force de s’en servir. Je me suis déjà exercé sur un mannequin. Il faut une grande vigueur et surtout beaucoup de précision dans le geste pour ne pas déchirer les tissus. Je doute fort qu’une sage-femme, même formée par un obstétricien…

Il s’interrompt de nouveau, impressionné par le regard meurtrier que Flavie lui jette en replaçant brusquement le forceps entre ses mains. Depuis qu’elle est petite, elle entend partout ces idées toutes faites sur la prétendue faiblesse des femmes, répétées par le curé aux fillettes, colportées dans le voisinage, reprises à voix haute par de doctes conférenciers et même imprimées dans les journaux !

Au début, Flavie était indifférente à tout cela. Aucune des fillettes de son quartier, sauf, peut-être, celles dont les mères, dévotes, aspiraient à grimper dans l’échelle sociale, ne s’empêchait de courir les champs. Son père enseignait à tous de la même manière et il se rengorgeait des succès scolaires de ses élèves, garçons ou filles. Sa mère pratiquait un métier qui lui conférait une grande liberté, celle d’aller et de venir à sa guise, à toute heure du jour et de la nuit.

Mais, comme toutes les jeunes filles, Flavie avait compris très vite que le fait d’être née femme la privait d’une série de libertés. Pourtant, elle sentait une telle énergie courir dans ses veines ! Elle s’exaltait de la somme de connaissances contenues dans les livres et il lui semblait qu’avec un peu de concentration et de volonté elle arriverait à comprendre les sciences les plus compliquées ! Elle aurait aimé parcourir le monde entier pour en découvrir toutes les curiosités…

Flavie lance très sèchement au jeune apprenti, légèrement empourpré :

– Les médecins sont très jaloux de leur savoir, surtout si leur élève est une sage-femme. Pourtant, Mme Boivin savait très bien manipuler les instruments de fer, comme Mme Lachapelle, d’ailleurs…

–Mme Boivin ?

– Vous connaissez sûrement la sage-femme en chef de la maternité Port-Royal de Paris ? Elle a écrit un livre célèbre, une véritable somme documentaire sur son expérience auprès des femmes en couches…

Retrouvant son sang-froid après un moment d’égarement, Bastien Renaud affirme :

– Je m’en souviens, bien sûr. L’année dernière, justement, j’étais à Paris, où j’étudiais la médecine dans l’une des meilleures écoles de la capitale.

Impressionnée malgré elle, Flavie reste silencieuse un moment, puis elle demande avec ironie, appuyant fortement sur le premier mot :

Tu es en apprentissage depuis combien de temps ?

Il écarquille les yeux, puis il lance un éclat de rire vers le ciel, sans moquerie cette fois. La porte de la chambre s’ouvre et Léonie demande :

– Tu es là, Flavie ? Viens, j’ai besoin de toi !

Lorsque l’église Notre-Dame sonne six heures du soir, alors que la femme de chambre se promène pour allumer les lampes à huile, Antoine Fortier entre dans la pièce. Abasourdi, il regarde successivement les quatre femmes, puis il se tourne vers Léonie, assise sur une chaise, et s’écrie :

– Mais que se passe-t-il donc ? Il y a des heures que vous êtes arrivée et ma femme est encore dans les douleurs !

Sans se démonter, Léonie répond patiemment :

– L’enfant n’est pas encore paré à sortir. À un premier accouchement, la délivrance peut parfois prendre douze ou quinze heures…

Fortier marche jusqu’à Léonie, qui se lève pour lui faire face. Un peu hors de lui, maîtrisant difficilement sa nervosité et son angoisse, il s’écrie :

– Mais l’enfant est peut-être en danger ! Vous vous rendez compte, madame, cet enfant sera mon seul héritier, il faut absolument que tout se passe le mieux du monde !

– Bien entendu, monsieur. Pour l’instant, il n’y a pas lieu de s’inquiéter.

Fortier pivote brusquement sur lui-même et observe sa femme qui halète sous l’effet d’une contraction, s’appuyant sur le bras de sa mère. Il décrète :

– Je fais monter le docteur Provandier.

– Le docteur ? balbutie Josette. Il est encore ici ?

– Le docteur est un savant en qui j’ai une grande confiance, intervient Léonie, fixant sur sa patiente un regard intense. Depuis que j’accompagne les femmes, j’ai dû faire appel à lui à plusieurs reprises et j’ai toujours été satisfaite de ses interventions. Il fait rarement des saignées et il fait montre d’une grande patience, ce qui n’est pas le cas, je vous assure, de plusieurs de ses confrères ! Alors vous n’avez rien à craindre avec lui.

– Ma chérie, supplie l’avocat, laisse-moi faire montrer notre bon ami le docteur Marcel !

– Vous n’imaginez tout de même pas que j’en suis rendue à la toute dernière extrémité ?

– Bien sûr que non ! C’est de l’histoire ancienne, tout ça ! La science médicale a beaucoup progressé depuis le début du siècle et les médecins peuvent maintenant hâter une délivrance ou soulager des souffrances inutiles ! Je veux que le docteur Provandier soit présent. Vous aussi, vous souhaitez, n’est-ce pas, ce qu’il y a de mieux pour notre enfant ?

– Antoine ! s’interpose soudain sa belle-mère, excédée par son comportement. Vous troublez ma fille ! Les frayeurs sont tout à fait déconseillées aux femmes enceintes ! Le corps de l’enfant peut porter les marques des tourments de sa mère !

Fortier fixe Célina Barbeau avec des yeux hagards. Avec autorité, elle poursuit, indiquant la sortie de son bras tendu :

–Mme Montreuil et moi, nous sommes parfaitement capables de décider quand il faudra faire appel au docteur !

Mme Barbeau se concentre ensuite sur sa fille haletante, qui se laisse aller contre elle de tout son poids. À la fin de la contraction, Josette pousse un gémissement particulièrement profond, puis elle ouvre de grands yeux étonnés, s’exclamant :

– Mon bébé veut sortir !

– La poussée commence ! se réjouit Léonie. Laissez-nous, monsieur Fortier ! Je vous tiendrai au courant.

Débarrassée de sa robe à froufrous, vêtue seulement d’une légère chemise de nuit, Josette Fortier s’assoit sur une chaise très basse pourvue d’un dossier et d’accoudoirs et dont le siège prend la forme d’un croissant. Léonie n’apprécie pas beaucoup ce meuble transmis de génération en génération dans les familles, estimant que la position assise ne favorise pas aussi bien l’expulsion. Pour plus de commodité, elle enjoint à Josette de relever les jambes de chaque côté et de s’appuyer fermement sur sa mère, assise au pied du lit derrière elle.

Une demi-heure plus tard, Léonie reçoit dans ses mains un bébé bien formé, mais petit et maigre. Après les soins d’usage et ayant constaté qu’il respire et crie tout à fait normalement, elle le place sur sa mère, peau contre peau. Lorsque l’arrière-faix est expulsé, Josette se lève avec l’aide de sa mère qui, d’émotion, pleure et transpire abondamment. La jeune accouchée s’installe dans son lit, le dos soutenu par des oreillers. On ne distingue de sa fille, sous la couverture, que le haut de la tête. Souriante, Léonie se tourne vers Flavie.

– Il est temps de faire venir monsieur. Tu veux bien aller le chercher ?

Un quart d’heure plus tard, lorsque Antoine Fortier et le docteur Provandier émergent de la chambre de l’accouchée, Flavie, qui est assise dans le corridor, sur la première marche de l’escalier, entend l’avocat confier au médecin, à voix basse :

– Mon bonheur serait total si cet enfant était un garçon…

Apercevant la jeune fille, il s’exclame avec exubérance :

– Le repas est servi, petite, et tout le monde est invité !

Interloquée, Flavie balbutie :

– Merci bien, monsieur…

Tandis que les deux hommes descendent, Flavie retourne dans la chambre. Josette repose, bien couverte, son bébé toujours contre elle. Tandis que Léonie s’affaire à ranger son matériel, Célina Barbeau, sur le pas de la porte, s’informe si elle descend bientôt souper.

– Dans quelques minutes.

D’un ample geste, la dame entoure les épaules de Flavie :

– Je vous vole votre fille. Elle doit mourir de faim !

Pendant qu’elles descendent l’escalier, Flavie s’enquiert avec angoisse :

– Tout le monde va être là, même le docteur ?

– Je crois, oui.

– C’est que je ne suis pas accoutumée à souper à la même table que tout ce beau monde…

Célina pouffe de rire.

– Profites-en, on mange bien ici !

Toutes deux entrent dans la salle à manger. Au grand désarroi de Flavie, même Bastien Renaud est présent. Les trois hommes se lèvent à leur arrivée, puis se rassoient. Très embarrassée, Flavie obéit à la dame qui lui indique la chaise à sa gauche. Devant elle, deux assiettes, un bol, une coupe et quatre ustensiles sont posés, que Flavie examine très attentivement. Remarquant que la dame a posé sa serviette de tissu sur ses genoux, elle l’imite, ignorant avec dignité le regard amusé de Bastien qui suit son petit manège.

– Nous pouvons commencer, annonce Célina Barbeau à son gendre. Mme Montreuil viendra bientôt.

Antoine Fortier sonne la clochette posée devant lui et, quelques secondes plus tard, la femme de chambre pénètre dans la pièce, une lourde soupière entre les mains. Jetant un coup d’œil à la jeune domestique, Flavie remarque avec malaise ses yeux baissés, ses traits tirés et son visage sans expression. Quelle vie personnelle peut-elle avoir, au service des autres de l’aube jusqu’au soir, sauf le dimanche après-midi ? Fortier et le docteur, qui discutent avec animation, ne lui manifestent aucun signe de reconnaissance. Bastien Renaud, attentif à la conversation, lui adresse simplement un léger signe de tête, comme Mme Barbeau, qui commence aussitôt à avaler sa soupe avec gourmandise.

Flavie mange néanmoins avec appétit. Provandier est le dernier à racler son bol à soupe et, aussitôt qu’il dépose sa cuillère, la femme de chambre entre de nouveau avec un grand plat contenant des tranches de viande, qu’elle pose au milieu de la table. Elle revient ensuite avec un bol de purée de pommes de terre et un autre contenant des petits légumes cuits. Léonie fait alors irruption dans la pièce et, avisant la domestique sur le point de se retirer, elle lui demande avec gentillesse :

– Mademoiselle, votre maîtresse prendrait bien une petite assiette de nourriture, avec un thé. Voudriez-vous lui monter ?

La jeune femme hoche la tête, puis disparaît. Léonie se laisse tomber sur sa chaise, au bout de la table, face à Antoine Fortier. Elle souhaite d’une voix qui trahit sa fatigue :

– Bon appétit, messieurs et mesdames.

– Vous de même, répond la mère de l’accouchée. Servez-vous, je crois que vous avez besoin d’un remontant !

Léonie tend son assiette à Flavie, qui entreprend de la garnir. Posant son regard sur le maître des lieux, elle prononce lentement :

– Tout est bien qui finit bien, n’est-ce pas, monsieur Fortier ?

L’interpellé, avec un sourire contrit, lève son verre en son honneur.

– Madame Montreuil, votre travail et votre savoir-faire seront récompensés à leur juste valeur.

Léonie le remercie d’un signe de tête. Elle continue :

– Votre fille est un peu petite, mais vigoureuse, et sa mère peut rester au lit pendant des jours, à s’occuper d’elle, à l’allaiter à la demande et à la garder au chaud. Elle a toutes les chances de survivre et de grandir en beauté. Si elle était née dans une maison pauvre des faubourgs…

Elle s’interrompt pour prendre l’assiette que Flavie, avec un sourire d’encouragement, lui retourne, puis, de la même voix lente, elle poursuit :

– J’ai vu des situations difficiles dans ces maisons, mais j’ai vu de belles choses. J’ai vu une grand-mère passer une semaine au lit, sous un manteau de fourrure prêté par une dame de la charité, à tenir un nouveau-né dans ses bras. J’ai vu une fillette de onze ans faire pendant trois semaines tout l’ouvrage de sa mère. Et puis j’ai vu des maris sacrifier une partie de leurs repas, pendant des mois, pour donner des forces à leurs femmes…

Bastien Renaud se racle la gorge :

– Ma mère est une dame de la charité. Je suis souvent allé avec elle faire la visite des pauvres et leur distribuer des biens.

– Madame votre mère a un grand cœur, souligne Célina Barbeau. Il en faudrait plus comme elle. J’ai souvent songé à me joindre à ces dames, mais ma santé ne me le permet pas…

– Vous devez vous occuper de votre fille, intervient Antoine Fortier, cela prend beaucoup de votre temps. Et maintenant, avec votre petite-fille…

Le docteur Provandier intervient :

– Notre ville a tellement changé depuis que j’ai commencé ma pratique. J’ai ouvert mon cabinet en dix-huit, à mon domicile, rue Saint-Denis, près de Dorchester. Les enfants passaient l’hiver à faire du toboggan sur la Côte-à-Baron ! Aujourd’hui, les constructions atteignent presque le haut de la côte.

– Tous les faubourgs se peuplent, commente Fortier, sans prendre garde à la coulisse de jus de viande qui descend son menton. C’est scandaleux, tous ces Irlandais qui nous arrivent d’outre-mer, de plus en plus nombreux à chaque année ! La Grande-Bretagne s’en débarrasse en les mettant sur des navires et en leur donnant un peu d’argent pour s’établir. Mais ici, il faut leur construire des maisons, leur fournir de l’emploi !

– Mon père dit que tous y trouvent leur compte, intervient courageusement Bastien Renaud. Les hommes d’affaires ont besoin de main-d’œuvre pour faire prospérer leurs entreprises.

– M. Renaud est un modèle pour notre ville, déclare Provandier en inclinant la tête vers le fils. Sa réussite dans le commerce de céréales en fait un concurrent de nos compatriotes anglophones les plus entreprenants, ce qui est assez rare dans notre province où, pour réussir, il faut généralement être de connivence avec nos conquérants les Anglais !

– Il a aussi des intérêts dans plusieurs compagnies, précise Bastien avec fierté. Ces temps-ci, il s’intéresse beaucoup aux chemins de fer.

– J’ai entendu parler de cette innovation ! s’exclame Antoine Fortier avec animation. Après avoir conquis les fleuves et les océans, la vapeur veut envahir la terre ferme !

Ravi de partager la science qu’il possède, le jeune homme affirme :

– Selon mon père, on voudrait rapprocher Montréal de la mer pour lui faire profiter des avantages d’un port océanique ouvert pendant toute l’année.

– Balivernes que tout cela ! lance Mme Barbeau. Une entreprise trop gigantesque pour notre province qui sort à peine de l’enfance !

Flavie mange sans vraiment écouter la conversation animée qui s’engage maintenant sur la pertinence de consacrer une si importante somme d’argent à ce projet. Il est tard et elle commence à bâiller derrière sa main. Elle repousse son assiette et appuie sa tête contre le haut dossier de la chaise.

Laissant Antoine Fortier et le jeune Renaud converser, Léonie se penche vers le docteur Provandier, qui se tourne vers elle pour l’écouter.

– La médecine aussi a beaucoup changé depuis vingt ans. Un jour, docteur, il faudrait que nous en discutions… Il paraît que certains médecins souhaitent se réunir en corporation professionnelle ?

Son attention immédiatement attirée par cette nouvelle discussion, l’apprenti de Provandier s’y joint avec flamme :

– Il est plus que temps que la profession s’organise, n’est-ce pas, docteur ? Il y a trop de charlatans qui pratiquent la médecine, des hommes qui ne sont même pas au courant des dernières découvertes scientifiques !

– Se pourrait-il, cher docteur, que, dans l’esprit de quelques-uns d’entre vous, les sages-femmes soient confondues avec ces charlatans ?

La question reste un moment en suspens, pendant que Provandier dépose sa fourchette et s’essuie la bouche, visiblement saisi par le franc-parler de Léonie. Elle en profite pour ajouter :

– J’entends dire de drôles de choses sur notre compte… jusque dans vos revues savantes !

– Je vous assure, chère madame, que j’ignore l’origine de toutes les… remarques condescendantes dont les accoucheuses sont l’objet. Pour ma part, je ne peux que me réjouir de leur compétence et, surtout, de leur empressement à prendre soin même des femmes les plus pauvres.

– Bien entendu, cher Marcel, je ne vous visais pas personnellement, s’empresse de préciser Léonie. J’apprécie beaucoup la relation de confiance mutuelle que nous avons établie au cours des années.

– J’en dirais de même, reconnaît-il à son tour avec un franc sourire, en inclinant la tête vers elle. Ce n’est un secret pour personne que vous êtes ma sage-femme de prédilection. Si je pouvais le faire sans froisser quelques susceptibilités, je vous enseignerais certaines techniques opératoires et l’usage des instruments !

Étonnée par cette déclaration inattendue, Léonie interrompt le mouvement de sa fourchette à sa bouche. Interceptant le regard ahuri de son apprenti, Provandier affirme avec force :

– Vous m’avez parfaitement entendu, Bastien ! Mme Montreuil est plus douée avec les femmes en couches que la plupart de mes confrères médecins, tenez-vous-le pour dit !

Plutôt rouge, il avale quelques gorgées de vin, puis il laisse tomber :

– Les médecins estiment posséder une science assez complète pour procéder à des accouchements. Malheureusement, dans le but de convaincre la clientèle, peut-être se livrent-ils à des attaques… maladroites.

Léonie objecte d’un ton légèrement moqueur :

– L’empressement des médecins auprès des femmes en couches a bien peu à voir, il me semble, avec la gloire du savoir médical. Ils sont surtout les meilleurs… pour avoir accès au porte-monnaie des maris.

Célina tousse et porte sa serviette à sa bouche, tandis que Bastien Renaud prend un air indigné et que Fortier, toujours porté par l’allégresse due à sa condition de nouveau père, lance avec bonne humeur à Provandier :

– Moi aussi, j’ai cru constater que les médecins – je ne vous vise pas, docteur – aiment bien la couleur de l’argent !

Un léger ronflement réduit la tablée au silence. Toutes les têtes se tournent vers Flavie, qui dort profondément, appuyée contre le dossier, la bouche grande ouverte. Un rire court autour de la table. Léonie s’essuie les lèvres et repousse son assiette :

– Je vous remercie pour cet excellent repas. Néanmoins, nous devons vous quitter. Ma fille n’a pas encore l’habitude de ces longues journées de travail…

D’un ton qui n’admet pas de réplique, Marcel Provandier offre de les conduire, dans son boghei, jusqu’au faubourg Sainte-Anne. Le médecin et son apprenti grimpent sur le siège du cocher, laissant les deux femmes s’installer sur le siège arrière et se couvrir les jambes d’une fourrure. Ranimée par l’air froid, Flavie ouvre de grands yeux sur la ville nocturne qu’elle a si peu l’occasion de contempler.

Les torches allumées par les veilleurs de nuit et accrochées à intervalles réguliers sur les murs extérieurs des maisons sont remplacées, sur les grandes artères, par l’éclairage au gaz dont la lueur intense fascine la jeune fille. Flavie observe avec curiosité les silhouettes féminines qui se tiennent debout à proximité de certains lampadaires. Elle a compris depuis longtemps de quelle manière ces « ébraillées », comme on les nomme, vendent à leurs clients le plaisir que leur corps peut donner. Elle s’imagine à leur place, obligée de se soumettre à tous les hommes qui l’abordent, les gros comme les maigres, les sales comme les ivrognes, et elle frissonne de dégoût. Quel commerce étrange et dégradant, et comme ces femmes doivent souffrir malgré leur gouaille apparente !

Marcel Provandier et Bastien Renaud discutent avec une animation inusitée et, soudain, le jeune homme se tourne vers elles en désignant un point à l’horizon :

– On dirait que ça brûle par là-bas !

Les deux femmes se redressent du mieux qu’elles peuvent tout en préservant leur équilibre. Vers le sud-ouest, soit le faubourg Sainte-Anne, le ciel est éclairé par une lumière jaune. Flavie crie :

– C’est par chez nous !

Pour toute réponse, le docteur encourage son cheval. Au loin, les cloches des casernes sonnent, appelant les pompiers volontaires à la tâche. Des volets claquent et des têtes apparaissent, scrutant l’horizon, s’interpellant avec inquiétude. Envahie par une crainte vive, Flavie jette un coup d’œil à sa mère. Blême, se mordant l’intérieur des joues, Léonie est tout entière tendue vers l’avant, comme si sa seule volonté pouvait forcer le cheval à accélérer son allure. La jeune fille entend le docteur rappeler à son apprenti que, depuis l’incendie du faubourg Québec, en 1825, où plus d’une centaine de maisons avaient été détruites, la ville a été, par la grâce de Dieu, épargnée par ce fléau…

Plutôt que de descendre par la rue McGill vers la rue Saint-Joseph, le docteur pénètre dans le faubourg Saint-Antoine par la rue du même nom. Retrouvant ses couleurs, Léonie lance avec allégresse à Flavie, en lui étreignant l’épaule :

– Ce n’est pas chez nous, c’est plus bas, vers Griffintown !

D’abord intensément soulagée, Flavie s’inquiète de nouveau en songeant à Daniel et à sa famille qui, comme bon nombre de leurs compatriotes, ont choisi de s’installer dans ce quartier à leur arrivée à Montréal, en 1839. Tout ce territoire appartenait auparavant à un Irlandais prospère, Robert Griffin, qui l’a ensuite revendu en lots parés à bâtir pour répondre à la demande pour de nouvelles habitations, à la suite de l’accroissement de l’immigration irlandaise.

Obliquant vers le sud, le boghei parvient sans encombre rue Saint-Joseph, où une bonne partie de la population est dans la rue qu’éclaire une lueur de soleil couchant. Lorsque le docteur stationne devant leur maison, Simon dévale les marches de la galerie et vient ouvrir la portière. Après un échange de salutations, le boghei s’ébranle de nouveau et disparaît dans une rue transversale. Immédiatement, Léonie s’informe de l’emplacement exact de l’incendie, mais Simon hausse les épaules avec impuissance et explique que Laurent est allé aux nouvelles.

Sautant comme un cabri, le visage creusé par la crainte, Cécile veut entraîner sa sœur vers le lieu du sinistre, mais leur père s’y oppose formellement. Les maisons peuvent s’embraser en un clin d’œil, affirme-t-il, et le péril est grand de se retrouver encerclé par les flammes. Cécile a beau protester que ce n’est pas juste puisque Laurent est déjà là-bas, Simon demeure inflexible.

Personne ne dort à Montréal, cette nuit-là, tandis que l’incendie, alimenté par des vents puissants, dévore une soixantaine de maisons et d’édifices. Pour en arrêter le progrès, en l’absence de réservoirs d’eau dans Griffintown, l’artillerie doit se résoudre à placer un baril de poudres dans une maison de briques et à la faire sauter.

Laurent rentre à la fin de la nuit, sale et fourbu, et rassure sa famille : le domicile des Hoyle a été épargné et aucun Montréaliste, à ce qu’il sache, n’a perdu la vie. Le feu, qui a pris naissance dans une brûlerie de café, est quand même un désastre économique puisque plusieurs fabriques sont réduites en cendres, dont la très moderne manufacture de clous coupés mue par la vapeur, propriété de M. Wragg. L’hiver prochain, le spectre de l’indigence viendra hanter plusieurs familles.