CHAPITRE XVII

Un léger crachin glacé tombe en ce début de novembre lorsque Flavie et sa mère sortent de la maison, après un souper hâtif, pour se rendre à la Société compatissante. Malgré sa fatigue et la triste température, pour rien au monde Flavie n’aurait manqué ce deuxième cours aux élèves de l’École de médecine et de chirurgie de Montréal. Le mois précédent, retenue à la maison par un surcroît de travail, elle a dû se résigner à ne pas y assister.

D’après Léonie, lors de la première soirée, les six jeunes hommes étaient calmes et silencieux. Elle leur a fait visiter la clinique, puis elle a décrit son expérience auprès des femmes en couches. Enfin, ils ont discuté ensemble du protocole signé entre leur école et la Société, lequel permet une certaine liberté d’apprentissage tout en préservant l’anonymat des patientes et en protégeant le mieux possible leur intimité.

Trois étudiants au plus peuvent être admis en même temps pour examiner une patiente à tour de rôle et le nombre d’examens pour chacun d’entre eux, y compris le toucher vaginal, est restreint à deux avant le moment de la délivrance. De même, les étudiants sont regroupés en trios pour assister à cette dernière. Dès leur arrivée, les femmes enceintes sont mises au courant de ces exigences. quelques-unes d’entre elles s’y opposent farouchement, mais il leur faut d’excellentes raisons pour en être exemptées.

Flavie et sa mère entrent avec soulagement dans la petite bâtisse située aux abords du quartier irlandais de Griffintown. Après les salutations d’usage à la nouvelle concierge, qui occupe depuis octobre une petite pièce à l’arrière de la maison, elles se débarrassent de leurs châles et de leurs manteaux mouillés, qu’elles suspendent près du poêle, en bas, dans la cuisine, puis elles remontent sans attendre. Les étudiants sont sur le point d’arriver et Léonie veut, auparavant, faire le tour de la salle commune.

Depuis la réouverture de la Société, à la fin du mois d’août, de trois à cinq lits sont constamment occupés et, en septembre, Léonie secondait, avec succès, deux parturientes en même temps. Ce soir, il y a trois femmes qui en sont au dernier mois de leur grossesse. Plus tard seulement dans la saison hivernale, les femmes ayant épuisé toutes leurs ressources accumulées pendant l’été viendront chercher refuge à la Société. De plus, il y a au printemps une recrudescence d’accouchements, résultat d’étreintes de l’été précédent.

Dix minutes plus tard, rassurées sur l’état des patientes, Léonie et Flavie prennent place dans les vieux fauteuils élimés du salon. Pour masquer son impatience mêlée de crainte de revoir Louis Cibert, Flavie s’impose un calme inhabituel. Enfin, la porte d’entrée s’ouvre et le groupe suivi du docteur Rousselle fait irruption en discutant. Tous saluent Léonie, qui s’est levée à leur arrivée, puis ôtent chapeaux, casquettes et pardessus mouillés, qu’ils suspendent du mieux qu’ils peuvent.

Inconnus de Flavie qui se tient debout dans un coin de la pièce, quatre jeunes hommes pénètrent dans le salon – un rondelet, un grand et maigre plutôt grichou, un petit blond et un à moitié chauve – et lui jettent des coups d’œil intrigués. Plus grand que la moyenne et bien campé sur ses jambes, comme doté d’une prestance nouvelle, Bastien Renaud entre à son tour. Flavie note avec dédain qu’il est beaucoup mieux habillé que les autres. Sa courte redingote sombre est flambant neuve et ses souliers de cuir sont fraîchement cirés… par un domestique, sûrement.

Sitôt que le jeune homme aperçoit Flavie, son visage s’éclaire. Il vient vers elle et saisit sa main, qu’il baise avec affectation.

– Je suis enchanté de vous revoir, mademoiselle Montreuil.

Conscient de son petit effet auprès de ses camarades qui lui lancent des regards étonnés, il ajoute :

– Vous daignez enfin vous joindre à nous ?

Elle s’étonne un instant de son visage qui, selon ses souvenirs, était beaucoup moins avenant. Elle s’apprête à répondre une banalité lorsqu’une voix s’exclame dans le dos de Bastien, la faisant tressaillir de la tête aux pieds :

– Mademoiselle Montreuil, enfin !

Louis Cibert lui saisit la main, s’incline et la baise. Elle rougit et balbutie :

– Bonsoir, monsieur. Vous avez passé un bel été ?

– Plutôt terne, loin de vous, répond-il galamment.

Le compliment fait battre le cœur de Flavie. Muette et empourprée, elle baisse les yeux, non sans constater que son trouble ne semble pas le laisser indifférent.

– Messieurs, la leçon va commencer ! lance une voix forte à l’entrée de la pièce.

Nicolas Rousselle est debout à côté de Léonie. Lorsque Louis et Bastien se retournent, le médecin remarque, avec un sursaut d’étonnement, la présence de Flavie. Immédiatement, Léonie s’avance au milieu de la pièce :

– Quelques-uns d’entre vous connaissent déjà mon apprentie, Flavie, qui est également ma fille. Elle viendra à quelques cours pendant la saison. Flavie, laisse-moi te présenter ces jeunes messieurs et, en même temps, mettre ma mémoire à l’essai. Monsieur… Isidore Dugué ?

Le plus petit, un joli blond aux fines moustaches, s’incline profondément, lançant avec un détachement calculé à l’adresse de la jeune fille :

– J’étais en apprentissage chez le docteur Amiseau, du faubourg Québec, mais le cher homme vient de succomber à une consomption.

Grâce à Léonie, Flavie sait déjà que son père est l’un des propriétaires de la flotte d’attelages Benèche, Dugué et Radenhurst. Elle sait aussi, d’après le commentaire méprisant de Simon, que les conducteurs sont mal payés et qu’ils travaillent de très longues heures.

Le rondelet Jules Turcot fait une révérence si profonde que Flavie craint un instant qu’il ne salisse son nez sur le plancher. Celui dont la tête est ornée d’une couronne de cheveux noirs se nomme Étienne L’Heureux. C’est lui qui présente ensuite un maigre jeune homme au visage variolé :

– Et voici Paul-Émile Normandeau, le plus timide d’entre nous.

Se tournant vers Rousselle, Léonie dit :

– Cher docteur, vous n’avez pas encore fait la connaissance de ma fille…

Traversant la pièce à grandes enjambées, il vient la saluer d’un signe de tête très sec, puis il pivote sur ses talons et demande à Léonie, sur un ton très mondain :

– Avions-nous convenu que vos élèves pouvaient être présentes ?

– Nous n’avions pas abordé le sujet, répond Léonie plaisamment. Vous vous y opposez ?

– Monsieur Rousselle ! proteste Louis Cibert en jetant un regard de connivence à Flavie. Ne nous enlevez pas une si charmante présence ! Nous serons des modèles de bienséance !

Rousselle le foudroie du regard, mais avant qu’il puisse répliquer, Léonie les invite à s’asseoir. Chacun s’installe comme il peut tandis que, faisant mine de ne pas remarquer les regards invitants de Louis, Flavie choisit une chaise droite près d’une fenêtre, à l’écart. Ce soir, Léonie raconte la manière dont se déroule le premier contact avec une femme enceinte : les questions à lui poser, l’évaluation de son état de santé général et la palpation de son ventre, à laquelle les jeunes hommes pourront s’exercer sur les trois patientes.

Malgré son émoi, Flavie écoute attentivement sa mère, heureuse d’assister à son premier cours magistral dans l’art des accouchements. Le débit de Léonie, d’abord saccadé, acquiert rapidement une belle fluidité et elle se laisse même aller à raconter quelques anecdotes qui suscitent des rires. Après un certain temps, Flavie jette un coup d’œil à la massive silhouette de Nicolas Rousselle, assis derrière ses pupilles. Son expression rigide est impossible à déchiffrer, mais Flavie constate cependant que des éclairs d’amusement et d’intérêt allument parfois son regard.

Enfin, précédés par Léonie et suivis de Rousselle, tous se rendent à l’étage, les jeunes hommes insistant pour laisser monter Flavie devant eux. Ils s’assemblent autour du premier lit, celui de Rose, une femme plutôt dodue d’une trentaine d’années. Fille publique dans une maison déréglée, elle a été mise à la porte deux mois plus tôt, lorsque sa grossesse est devenue trop évidente. Pas trop aigrie malgré son métier pénible, ayant été relativement bien traitée dans son bordel, Rose se laisse dénuder le ventre sans gêne aucune. Léonie effectue quelques palpations en les accompagnant de ses commentaires, puis elle laisse la place à trois des jeunes hommes qui, empourprés, la tâtent tour à tour si timidement que la créature s’en amuse beaucoup.

La petite troupe passe ensuite à la deuxième femme, une immigrante timide qui, pendant toute la durée de l’examen, regarde vers le plafond, la bouche hermétiquement close. Enfin, Léonie les entraîne vers la troisième patiente, qui est installée sur sa paillasse dans une position semi-assise, une jeune fille âgée de dix-sept ans à peine, domestique dans une famille riche du faubourg Saint-Antoine. Remarquant que Bastien Renaud et le corpulent Jules Turcot traînent à quelque distance en discutant à mi-voix, Léonie lance avec une certaine impatience :

– Messieurs, approchez ! Le cours est sur le point de se terminer, il faut se presser !

Léonie se penche vers la jeune femme, mais son mouvement est interrompu par une exclamation étranglée :

– Monsieur Bastien, c’est vous ?

Stupéfaite, Léonie se redresse et tous considèrent la jeune domestique, très pâle et égarée. Les regards convergent ensuite vers le jeune homme qui, interloqué, répond d’une voix altérée :

– Pour l’amour de Dieu, Anne, que faites-vous ici ?

Puis, il rougit jusqu’aux oreilles. Rompant le lourd silence, Léonie s’enquiert vivement, fort contrariée :

– Vous la connaissez ?

Il faut un bon moment à Bastien pour bégayer :

– Elle était servante chez mon meilleur ami.

Il ne peut s’empêcher de demander à la jeune fille :

– M. Clarke ne vous a tout de même pas mise à la porte ?

Elle secoue la tête en baissant les yeux. Léonie intervient :

– Vous pourrez lui causer plus tard, monsieur Renaud. Pour l’instant, nous devons terminer l’examen. La grossesse de cette demoiselle présente une particularité que vous devez tenter de déceler à la palpation.

Bastien fait partie du groupe de trois étudiants dont le tour est venu, mais il reste immobile à quelque distance, les bras croisés, le visage fermé. Sans dire un mot, Étienne L’Heureux le remplace. Comme Léonie s’y attendait, aucun ne découvre quoi que ce soit de particulier. Elle se tourne alors vers Flavie, demeurée à l’écart :

– Je te laisse le soin de leur démontrer.

Saisie, Flavie reste un moment clouée sur place. Après un regard de reproche à sa mère, elle s’approche d’Anne et la palpe d’une main tremblante. Tous les jeunes hommes font un cercle et Flavie sent derrière elle, assez près, la présence de Louis Cibert. Elle se redresse finalement, laissant sa main posée sur le ventre très bombé de la jeune domestique. Elle tousse, puis déclare :

– Anne porte deux bébés…

La suite de sa phrase est couverte par des exclamations et des commentaires qu’échangent les étudiants. Intervenant pour la première fois, Rousselle lance d’une voix forte :

– Silence, messieurs !

Flavie se tourne et croise le regard intense de Louis. Elle articule :

– Venez toucher ici et… ici. Si vous appuyez fortement, vous sentirez une tête, et là, un dos.

Une dizaine de minutes plus tard, le cours est terminé et la petite troupe redescend au rez-de-chaussée, sauf Léonie, qui s’attarde auprès d’Anne, et Nicolas Rousselle, qui discute dans un coin avec Bastien. Louis entraîne Flavie au salon et lui intime gentiment l’ordre de prendre place au milieu du canapé. D’autorité, il s’assoit à sa droite et Isidore à sa gauche. Les trois autres s’installent plus loin et se plongent dans une conversation à mi-voix. Flavie reste immobile, consciente de la chaleur qui, lui semble-t-il, irradie de Louis. Ce dernier se penche légèrement et glisse à Isidore :

– Longue journée, n’est-ce pas ? Cours avec Rousselle ce matin, étude cet après-midi, cours ce soir…

– Par bonheur, réplique Isidore, nous avions à nos côtés une présence stimulante !

Flavie lui jette un coup d’œil et, réalisant qu’il parle d’elle, lui adresse un sourire hésitant.

– Notre ami Bastien est en train de se faire passer un savon ! rigole Louis en se frottant les mains. Non seulement il a… des fréquentations illicites, mais il a transgressé la règle de l’anonymat des patientes !

Déconcertée, Flavie se demande ce qu’il peut bien vouloir dire par « fréquentations illicites » tandis qu’Isidore réplique :

– Je me fiche de cet anonymat. Je ne les reverrai jamais, de toute façon.

– Ne traite pas les patientes à la légère, reproche Louis, faisant exprès pour croiser le regard de Flavie. Ce ne sont pas des femmes du monde, mais elles ont droit à tous nos égards.

Flavie le considère un moment avec gratitude.

– Pour le sûr, ici, on ne peut pas allumer…, grommelle Isidore en tripotant un mince cigare tiré de sa poche.

– Seulement en bas, dans la cuisine, indique Flavie.

– La fumée incommode les dames, dit Louis sur un ton de reproche.

– Vous parlez de moi ? s’enquiert avec un air coquin Flavie, qui retrouve progressivement un certain aplomb.

– De qui d’autre ? réplique-t-il d’une voix forte, en riant. D’Étienne, peut-être ?

En train de discuter avec ses deux condisciples Turcot et Normandeau qui s’échangent un regard de connivence, l’interpellé fait comme s’il n’avait rien entendu. Flavie lance brusquement :

– Mon grand-père dort avec sa pipe.

Ses voisins s’esclaffent et, encouragée, elle ajoute :

– Il dit toujours : « Quand on aura fini cette partie de l’ouvrage, ma petite-fille, on ira dehors allumer ! » Comme si je fumais ! Ou à ses amis : « Si tu passes sur le rang, viens allumer ! »

Le visage plutôt rouge, Bastien Renaud fait irruption dans la pièce. Il promène sur l’assemblée un regard absent, puis il saisit une chaise par le dossier et s’y assoit à califourchon. Tous ses futurs collègues le regardent avec curiosité et, après un moment, il grogne :

– Qu’avez-vous à me reluquer comme ça ?

– Dans l’intimité, demande Louis suavement, tu nous raconteras ?

– Rien à dire, réplique-t-il. Secret professionnel.

Moqueurs, ses confrères lui lancent des taquineries qu’il reçoit sans se démonter. Puis il réplique, goguenard :

– Vous racontiez à mademoiselle vos nobles intentions de futurs médecins ?

– Attendez, je vais deviner, répond Flavie.

Elle est bien obligée de reconnaître qu’en présence du jeune Renaud elle a toujours une sérieuse envie de discuter et même de brouscailler ! Elle poursuit, le regardant franchement :

– Dans votre cas, c’est pour user les instruments coûteux que votre père vous a achetés ?

Tout le monde s’esclaffe sauf Bastien qui, évitant de la regarder, fait une grimace expressive et légèrement piteuse.

– Moi, c’est pour la dissection, intervient Étienne L’Heureux qui fait quelques pas vers elle, brisant le petit cercle qu’il formait avec Jules et Paul-Émile. Quand j’étais petit, je découpais des grenouilles et des rats. Alors, vous imaginez, des cadavres…

– Tu parles à une demoiselle ! jette au milieu des rires un Louis mi-amusé, mi-scandalisé.

– Je me promenais dans la maison avec une cuisse de grenouille ou un œil de rat, que je déposais dans le lit de mes sœurs…

Flavie ne peut se retenir :

– Ça ne vous aurait pas tenté, le métier de boucher ?

– Ou de fossoyeur ? renchérit Bastien, sans se départir toutefois de l’air sombre qu’il arbore depuis son arrivée parmi eux.

Le très grand et très sec Paul-Émile Normandeau, qui impressionne Flavie par sa pomme d’Adam proéminente sous son foulard lâchement noué autour de son col, déclare soudain :

– Moi, c’est pour faire plaisir à mes parents et au curé qui a payé mes études au collège. Quand même, j’aimais ça, travailler sur la ferme…

Après un silence étonnamment respectueux, Isidore indique à son tour, en regardant sa voisine :

– Mon père ne m’a pas laissé le choix : devenir médecin ou lui succéder. Je n’ai jamais compris pourquoi il avait une fixation sur cette profession.

– Peut-être pour avoir des soins gratis ? suggère Paul-Émile, hilare.

– Niaiseux ! réplique Isidore en lui donnant une bourrade plus forte que nécessaire. Toi, on sait pourquoi tu étudies la médecine… C’est pour trouver un onguent miracle pour tes cicatrices !

– Moi aussi, j’ai une cicatrice, intervient aussitôt Flavie, outrée par le manque de sensibilité du jeune homme.

– Et moi, ajoute Louis, mais elle est située à un endroit que je ne peux pas montrer…

– Et vous-même ? demande Flavie en se tournant vers lui. Pourquoi voulez-vous devenir médecin ?

Un léger rire moqueur court d’un jeune homme à l’autre. Tandis que l’interpellé réfléchit avec une mine compassée, Jules Turcot suggère à mi-voix :

– Ce cher Louis a jugé que la profession offrait des occasions magnifiques de rencontrer ces dames…

– Ne l’écoutez pas, l’interrompt aussitôt Louis en se penchant vers elle. En vérité, je suis fasciné par ce dérangement qu’est la maladie. Vous savez que l’homme n’est que le reflet, en plus petit, de l’univers. Aux quatre éléments que sont l’air, l’eau, le feu et la terre correspondent dans le corps quatre humeurs fondamentales : la bile, le flegme, le sang…

– Je vais allumer dehors ! annonce Isidore en se tirant des profondeurs du canapé.

Plusieurs lui emboîtent le pas, mais, imperturbable, Louis poursuit :

– Le sang et, finalement, l’atrabile. Lorsque l’une des quatre humeurs l’emporte sur les autres, l’individu sera de tempérament mélancolique, sanguin, bilieux ou flegmatique. Cela le prédispose à certaines maladies dont nous devons avoir une connaissance exacte, ainsi que des causes qui ont pu les provoquer…

À ce moment, Nicolas Rousselle survient et met un terme à la discussion. Après des adieux rapides, toute la troupe masculine quitte la maison, et Flavie et Léonie se préparent avec lassitude à affronter la pluie. Léonie est soulagée de voir que Nicolas n’intervient pas dans le déroulement des cours et qu’il laisse une distance respectueuse entre eux deux. De son côté, Flavie passe la soirée en revue, heureuse de la personnalité charmante de Louis et de l’intérêt manifeste qu’il lui porte. Avant de la quitter, il lui a chuchoté qu’il aimerait bien prendre rendez-vous avec elle pour une promenade et, le cœur battant, elle lui a signifié son accord.

Les semaines suivantes filent à la vitesse de l’éclair. Léonie prépare d’abord son prochain cours à l’intention des élèves de l’École de médecine, puis elle s’attelle au programme de formation de l’École de sages-femmes de Montréal, maintenant légalement constituée. Elle n’a jamais élaboré un programme scolaire et la tâche lui semble si insurmontable qu’elle en pleure presque. Ce soir-là, complètement déconfite, incapable d’avaler une bouchée du souper, elle confie son impuissance à Simon et à ses enfants.

– Je ne suis même pas capable de mettre mes idées en ordre. Par quoi commencer ? La description des organes de la génération devrait sans doute passer en premier, mais il y a aussi la question de la circulation sanguine et celle de l’étude des plantes qui est plutôt compliquée…

Léonie repousse son écuelle d’un geste vif.

– Je vais tout arrêter. Je ne sais pas comment être professeur. Déjà qu’avec les étudiants en médecine ça me prend tout mon petit change…

– Tout arrêter ? s’exclame Flavie. Toi, une vraie tête d’Allemand ? Hardi donc, nous allons t’aider ! Papa a l’habitude d’enseigner, il peut te donner des conseils !

– Je suis sûr que tu es parfaite, commente Simon plutôt froidement. Tu t’inquiètes pour rien.

– Qu’est-ce que tu en sais ? réplique Léonie, piquée au vif. Tu t’es déguisé en souris pour assister à l’un de mes cours ?

– J’y étais, moi, intervient Flavie prudemment. Je n’ai aucun reproche à te faire.

– Je n’ai pas de plan de cours, s’écrie Léonie, et je ne sais pas comment le faire !

– Nous avons des livres. Il n’y a qu’à en recopier la matière et à l’ajouter à ta propre expérience. Calme-toi, maman, ce n’est pas si compliqué. Il me semble que le déroulement de l’année scolaire devrait suivre les étapes de la grossesse et de la délivrance d’une femme, tu ne crois pas ?

Malgré son incertitude, Léonie considère sa fille avec un léger espoir. Flavie ajoute en regardant son père dans les yeux :

– Quand nous aurons recueilli la matière théorique, tu nous aideras à l’organiser ?

– C’est que je suis très occupé, grommelle Simon en se levant subitement. Je vais bientôt emménager dans l’école…

– Papa ! proteste Flavie avec exaspération. Maman a besoin de ton aide !

Déconcertée par l’apathie de son père, elle le regarde rincer son écuelle dans le seau d’eau tiède.

– Je vous aiderai, moi, intervient Laurent. J’ai quand même failli être instituteur ! Tu verras, maman, quand tu auras ta matière, tout se mettra en place naturellement.

Réconfortée, Léonie remercie ses enfants avec un large sourire, tâchant d’ignorer la douleur sourde qui l’habite à l’idée que Simon ne la juge pas digne de bénéficier de sa science.

Par un beau dimanche après-midi du début de décembre, Louis vient cogner rue Saint-Joseph pour convier Flavie à une promenade sur le Champ-de-Mars. Simon est absent et Léonie, après un moment d’hésitation, lui accorde sa permission. Le jeune homme jette des regards curieux dans la salle de classe maintenant vidée de l’essentiel de son contenu et la jeune fille, en s’emmitouflant, lui décrit la bénédiction solennelle de la nouvelle école de la paroisse par le curé, le dimanche précédent, devant un grand concours de peuple et au son d’une fanfare.

Lorsque Flavie met le pied dehors, suivie par Louis qui referme la porte derrière lui, elle lui lance par-dessus l’épaule en resserrant son foulard autour de son cou :

– Le vent s’est tourné du côté des mitaines !

Laissant échapper un rire léger, il se place à ses côtés :

– Ma famille habite la ville depuis au moins deux générations, alors je ne connais pas ces proverbes populaires. Vous pouvez m’en dire d’autres ?

Flavie se creuse la tête :

– Ma tante Catherine dit souvent : il a été reçu comme un chien à vêpres. Ou : il est grossier comme un pain d’orge.

– Au collège, ceux qui utilisaient ces expressions se faisaient réprimander, raconte le jeune homme en lui prenant familièrement le coude pour franchir une profonde ornière.

– J’aurais fièrement aimé apprendre le latin, soupire-t-elle. Dans les livres, il y a plein d’expressions que je ne comprends pas.

– Le latin ? réplique-t-il plaisamment. Mais l’apprentissage de cette langue est beaucoup trop ardu pour une jolie tête comme la vôtre !

– J’ai déjà lu des livres savants, vous savez, indique-t-elle.

– En effet, grommelle-t-il, Bastien nous a raconté votre intérêt pour la médecine.

– Vraiment ?

Plutôt contente, Flavie essaie de se souvenir de ses conversations avec le jeune Renaud.

– Il a eu la chance de vous côtoyer plus souvent que moi…

Il lui coule un regard appuyé et Flavie, ravie mais légèrement embarrassée, baisse les yeux. Le jeune homme reprend avec suffisance :

– D’après lui, vous feriez un excellent médecin, meilleur que beaucoup d’entre nous. Une femme médecin ! Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! C’est sûr, une idée aussi absurde ne vous a sûrement jamais effleuré l’esprit ! Aucune femme digne de ce nom ne voudrait s’abaisser à un tel degré ! D’ailleurs, on se moquerait d’elle et on aurait bien raison ! Elle y perdrait, aux yeux des hommes, tous ses attraits… Sérieusement, les femmes préfèrent, et de loin, cultiver leur beauté ! Cette beauté que les hommes apprécient tant, il faut la protéger par une vie bien réglée, dispensée de tout travail pénible.

Flavie lui jette un regard outragé et il éclate de rire. Glissant sa main sous son bras, il la tire légèrement vers lui.

– Bastien a raison : vous avez tout un caractère ! Une fois, nous avons discuté de l’empêchement des demoiselles à étudier la médecine. Entre nous, bien sûr, en dehors de l’école, parce que nos maîtres, en particulier Nicolas Rousselle, y sont absolument opposés. Lorsque le sujet vient sur le tapis, il beugle : « Je refuse de laisser une femme manier un instrument aussi potentiellement dangereux qu’une lancette ou un scalpel ! La santé du public en dépend ! »

– La santé du public ! Il peut bien en parler, oui, avec ses opérations qui conduisent ses patients au cimetière !

– C’est un excellent chirurgien, rectifie Louis, une nuance de reproche dans la voix. J’ai fait une bonne partie de mon apprentissage avec lui. Il est très habile à réduire les fractures et même exciser les tumeurs. Je l’ai vu opérer quelques fois. Je vous jure qu’il ne faut pas cligner des yeux parce qu’il ouvre et referme en quelques minutes à peine !

– Les pauvres patients ! murmure Flavie. Comme ils doivent souffrir !

– La dernière fois, devant nous, il a mis à l’essai une nouvelle substance endormante, l’éther, relate-t-il avec excitation. Enfin, il a pu prendre son temps pour opérer ! Il nous expliquait tout ce qu’il faisait, c’était grandiose !

Tous deux débouchent bientôt sur le Champ-de-Mars. Souvent occupée par les militaires pour leurs manœuvres, la vaste esplanade est un lieu de prédilection des Montréalais pour la promenade. Située en hauteur, elle permet d’embrasser du regard un magnifique panorama, de la rue Craig en contrebas jusqu’au faîte de la Côte-à-Baron. Entre les deux, à part quelques chemins bordés de maisons qui s’étirent vers le nord et la cathédrale Saint-Jacques qui dresse fièrement la pointe de son clocher vers le ciel, l’essentiel de l’espace est couvert de vergers, de champs et de fermes.

– Si vous n’avez pas froid, on peut s’asseoir, propose Louis.

Opinant de la tête, Flavie l’entraîne vers l’un des bancs situés en périphérie du terrain. Le vent du nord souffle dru, mais elle choisit un site protégé par de jeunes sapins. En s’assoyant, il enfonce son casque sur sa tête d’un geste résolu, puis il passe son bras par-dessus l’épaule de Flavie en affirmant qu’il leur faut se réchauffer mutuellement ainsi. Flavie n’est pas opposée à cette proximité, bien au contraire, mais quelque chose dans l’attitude de son cavalier, elle ne saurait dire quoi au juste, la met légèrement mal à l’aise. Peut-être est-ce simplement parce que, bien que cette promenade soit leur première sortie, il a des gestes déjà très familiers ?

Puis elle songe à Vital et à la rapidité avec laquelle leur désir d’intimité s’est déclaré. Il n’a pas eu besoin d’user de jolies tournures de phrases pour lui faire comprendre son attirance ! Ainsi calée contre Louis, effleurée par son regard, elle se sent plutôt confortable, mais elle a besoin de temps pour s’habituer à l’idée de fréquenter un jeune homme qui n’est pas de son monde. Elle ne connaît pas les usages chez les riches… Après un instant de réflexion, fronçant les sourcils, elle s’enquiert :

– Si j’étais la fille d’un de vos voisins, est-ce que vous m’auriez aussi emmenée en promenade ?

– La fille d’un de mes voisins ? répète-t-il, dérouté.

– Une fille de votre classe. Bien habillée et bien éduquée.

– Pas nécessairement, répond-il avec une désinvolture étudiée. Je ne crois pas que ses parents m’auraient accordé la permission.

– Vous auriez fait quoi, alors ?

– J’aurais passé l’après-midi avec elle, au salon, à boire du thé et à causer.

– C’est vrai qu’il n’y a pas de salon chez nous, murmure-t-elle, déconfite.

– Je préfère nettement les promenades loin des parents. J’ai entendu dire que les mœurs sont beaucoup plus… libres parmi… enfin, dans votre monde, mais honnêtement, je ne croyais pas que votre mère vous laisserait sortir seule en ma compagnie.

Il lui sourit d’un air gourmand et lui flatte doucement l’épaule d’un geste discret. Flavie se laisse aller légèrement contre lui, soudain avide de sa chaleur, mais quelque chose dans son attitude la tracasse toujours et elle demande encore :

– Vous avez entendu dire bien des choses sur mon monde ?

– Toutes sortes de choses, murmure-t-il, la voix altérée. Par exemple, que les jeunes filles y sont belles et délurées…

Elle sourit du compliment et il rapproche son visage du sien jusqu’à ce qu’elle sente son souffle chaud sur sa joue.

– C’est tellement compliqué, avec les demoiselles… Il faut les fréquenter pendant des mois, on ose à peine leur prendre la main et leur baiser la joue. Il leur faut une demande formelle en mariage pour s’abandonner à des étreintes qui sont pourtant bien naturelles entre un homme et une femme ! Tandis que toi… Tu es moins sauvage, n’est-ce pas ? Tu as compris que le temps passe si vite et que la vie est faite pour en tirer le plus de plaisirs possible…

Par les promesses de délices qu’il contient, le tutoiement familier fait frissonner Flavie de la tête aux pieds. En même temps, elle le trouve précipité. Ils se connaissent à peine ! Elle tourne la tête vers lui et détaille pendant un bref moment son visage. Il a les yeux mi-clos et la bouche étirée par un sourire lascif. Elle sait qu’elle pourrait l’embrasser sur-le-champ mais elle ne peut s’y résoudre, malgré le souvenir des baisers de Vital. Brusquement, la proximité de Louis l’oppresse. De sa main couverte de sa mitaine, elle lui fait une légère caresse sur le nez, puis elle se lève en déclarant qu’il fait trop froid et qu’elle veut rentrer.

Sur le chemin du retour, un lourd silence s’installe entre eux, à peine rompu par quelques remarques banales. Il la frôle constamment de son bras ou de son flanc. Ils sont encore loin de la maison lorsqu’elle insiste pour terminer la route seule, mais il refuse obstinément et tient à la reconduire jusqu’à son perron. Il lui prend alors la main et dit avec un sourire entendu :

– Je te ferai signe bientôt… Mais ne m’attends pas avant la nouvelle année, je suis très pris ces temps-ci. Je peux t’embrasser ?

Elle lui offre sa joue, puis elle recule après un signe de la main et lui ferme la porte au nez. Léonie, qui se berçait seule près du poêle, suit du regard sa fille qui tire une chaise et s’assoit devant la flambée pour se réchauffer les pieds et les mains. Après un temps, Léonie se racle la gorge :

– Tu ne m’avais pas dit que ce jeune homme te portait de l’intérêt…

– C’est tout nouveau.

– Sa compagnie te plaît tant ?

– Il est confortable. J’ai envie de m’offrir du bon temps, je travaille comme une nonne !

– Pour ça, pas de doute…

Léonie se jette à l’eau :

– Tu me connais, je suis vive sur le déboutonnage… Son père est un avocat très riche, tu le savais ?

– Pas de soin. Où tu veux en venir, maman ?

– Je suis prête à avaler mon chapeau que jamais une famille de ce rang ne permettrait un tel mariage…

– Un mariage ? Mais je n’y ai pas pensé une seule minute !

– Je vais être franche, Flavie. J’ai connu un certain nombre de jeunes filles qui se sont laissé emberlificoter par les discours des garçons de la belle société. La chose se conçoit aisément, ces hommes ont des envies qu’ils veulent assouvir, et les filles aussi ! Tu sais, Anne, la domestique que la Société héberge ? Elle n’a pas été forcée par le fils Clarke. Elle était consentante. Mais c’est elle qui en subit les tristes conséquences tandis que lui s’en tire avec un voyage à l’autre bout du monde…

Irritée mais troublée et songeant à certaines attitudes de Louis, Flavie réplique sèchement en se levant :

– Je sais tout ça, maman. Je ne suis pas sotte, quand même !

– La prochaine fois, ton cavalier devra veiller ici, avec nous.

Le ton de Léonie est sans appel et Flavie lance à sa mère un regard furibond, puis elle monte les escaliers quatre à quatre et se jette sur son lit. Il fait déjà presque noir et elle reste un long moment couchée sur le dos, à observer le carré de ciel où quelques étoiles s’allument. Elle ne l’avouera jamais à Léonie, mais elle est plutôt soulagée à l’idée de fréquenter Louis dans la sécurité de sa maison, sous les yeux des siens. Même si elle aime discuter librement avec lui, même si elle est impatiente de sentir, de nouveau, le corps d’un homme contre le sien, elle tient à le connaître davantage avant de s’abandonner dans ses bras.