CHAPITRE X

La température est clémente, en ce 30 décembre, pour la randonnée de quelques heures qui emmène tous les membres de la famille Montreuil vers la maison de tante Catherine, la sœur de Léonie, qui les reçoit à Longueuil pour les festivités du Nouvel An. Le pont de glace a ouvert il y a seulement une semaine, et, depuis, les attelages s’en donnent à cœur joie entre la ville et la rive sud du fleuve Saint-Laurent. Le mari de Catherine, René Cadieux, est parti de chez lui de bonne heure pour venir les quérir en carriole. Après un copieux dîner, que René écourte parce que le ciel est en train de se voiler, Simon ferme la maison et ils partent, tous entassés à l’arrière sauf Laurent qui prend place aux côtés de son oncle. À cause de l’affluence sur les chemins, le court trajet jusqu’au fleuve prend un certain temps. À intervalles réguliers, chacun saute en bas de l’attelage pour se réchauffer. Puis, c’est la traversée du fleuve au trot, un moment exaltant à cause de l’immensité de ce désert glacé où souffle perpétuellement une légère bise qui soulève des voiles de neige. Flavie éprouve toujours une secrète gratitude lorsque la rive de Longueuil est atteinte. L’équipage traverse ensuite le village et trotte dans quelques rangs de la paroisse avant que René fasse bifurquer le cheval sur le chemin bordé de vieux arbres qui mène à la maison. Il est temps : les nuages commencent à échapper de rares flocons. L’heure est à la fête et c’est avec force embrassades que les deux cousines, Ladevine et Josephte, et leur jeune frère Germain accueillent leur parenté du faubourg Sainte-Anne. Catherine fait l’accolade à sa sœur avec exubérance, mais, presque aussitôt, elle se reprend et s’informe de leur voyage d’une voix mesurée, le visage inexpressif. La différence de personnalité qui existait au départ entre les deux sœurs s’est accentuée avec le temps. Femme de devoir, Catherine passe à travers la vie sans beaucoup parler ni sourire.

Puisque la parenté se réunira ici demain, les femmes se mettent à la tâche dans la cuisine et les hommes préparent la maison tout en s’occupant des bêtes dans la grange et au poulailler. Le souper est frugal et la veillée raccourcie; en prévision de la longue journée du lendemain, chacun se retire de bonne heure. Laurent partage la paillasse de son cousin, et Flavie et Cécile, celles de leurs cousines. Simon et Léonie s’installent près du poêle sur le tapis tressé, enroulés dans des courtepointes. Leurs rires feutrés parviennent aisément jusqu’à la pièce au-dessus où les quatre jeunes filles, bien installées sous leurs couvertures, devisent à voix basse. Josephte, qui a dix-sept ans, est particulièrement excitée par l’imminence de la fête et elle ne cesse de babiller, jusqu’à ce que la voix sévère de son père traverse le mur et lui intime l’ordre de se taire.

Selon les prévisions optimistes du grand-père Jean-Baptiste, il cesse de neiger pendant la nuit. Le temps de terminer les préparatifs, de casser la croûte, de faire une petite sieste et de revêtir les habits de fête, la carriole des premiers invités fait tinter sa clochette. Comme à l’habitude, les plus éloignés, à la sortie du village de Boucherville, arrivent en premier : le frère de Léonie et de Catherine, Plessis Bernier, son épouse Mathilde et les trois derniers enfants qui habitent encore avec eux, Maurice, Marguerite et Léon. Les suivent de peu Sophronie, la sœur de Jean-Baptiste, et son seul enfant et cousin de Léonie, Pierre Lebel, un vieux garçon d’une quarantaine d’années. Enfin, la dernière carriole amène une autre fille de Jean-Baptiste, Adrienne, ses deux filles Félicité et Adélaïde ainsi qu’un jeune homme inconnu, présenté comme leur petit-cousin.

De nombreux mets s’ajoutent à ceux qui sont déjà déposés sur la grande table et des couverts, apportés par chaque famille, s’empilent à côté. Même s’il fait déjà noir, les plus jeunes restent dehors à courir et à se lancer des pelotes de neige. À une extrémité de la vaste pièce commune, Flavie et ses cousines s’échangent les nouvelles de l’année. Au début, les jeunes hommes tournent autour d’elles, écoutant la conversation, interjetant parfois une remarque qui se veut spirituelle.

Laurent et son cousin Léon s’éloignent bientôt et il ne reste que le grand Maurice ainsi que le petit-cousin nommé Vital Papillon, un garçon de taille moyenne au teint cuivré et aux cheveux bruns. Il a revêtu des vêtements civils, mais sa tonsure révèle qu’il aspire à la prêtrise. Discret et peu volubile, il reste appuyé contre le mur non loin des jeunes filles, la tête légèrement baissée. Maurice, par contre, écoute peu mais parle beaucoup, avec une suffisance qui agace Flavie d’autant plus qu’il lui jette encore des regards trop appuyés. Déjà, l’été dernier, elle avait dû fuir sa présence à plusieurs reprises, incommodée par ses remarques pleines de sous-entendus et ses œillades suggestives. Elle avait espéré que son intérêt se serait émoussé…

Comme à chacune de leurs rencontres, les jeunes campagnardes sont avides de se renseigner sur les nouveautés de la ville et Flavie assouvit leur curiosité sans pouvoir masquer son orgueil d’habiter un endroit où, contrairement à la campagne, les choses bougent si vite. Elle leur raconte sa visite au parlement pendant la première session de la deuxième législature, leur décrivant avec force détails les déroutantes vociférations qui montaient du parquet et les étonnants luminaires alimentés au gaz et couverts d’abat-jour de tissu rouge.

Marguerite annonce ensuite, les joues rouges, ses fiançailles à un jeune paysan de la région, et les jeunes filles bavardent jusqu’à ce que Cécile, qui rentre tout juste de l’extérieur, les ébahisse avec l’annonce de l’apprentissage de Flavie. Cette dernière en est plutôt ennuyée : elle n’avait pas envie de se singulariser davantage auprès de ses cousines. Habitant la ville, ayant étudié très longtemps, elle est investie à son corps défendant d’un prestige qui la met à part des autres et qui rend certains membres de sa parenté soit désagréablement envieux, soit carrément réprobateurs.

Félicité, la plus âgée des cousines, déclare avec dédain qu’elle n’a jamais entendu une pareille chose et que ce n’est pas ici, dans une vieille paroisse de la campagne, qu’une jeune fille pourrait assister les femmes en couches. Bien que Léonie l’ait déjà fait, un quart de siècle plus tôt, avec Sophronie, Flavie ne prend pas la peine de la contredire. Josephte intervient :

– Reviens-en, Félicité ! C’est quand même normal qu’une fille veuille suivre les traces de sa mère !

– Voilà pourquoi, toi, tu te marieras à un habitant et tu lui feras beaucoup d’enfants ! lance Maurice avec sarcasme.

L’ignorant, Josephte poursuit :

– Moi, je trouve que c’est une bonne idée. Parfois, j’aurais envie de demander à tante Sophronie de m’enseigner son métier…

– Pour vrai ? s’étonne Flavie, souriant de toutes ses dents.

– Mais je sais à peine lire, tandis que toi…

Vital Papillon intervient avec une brusquerie qui révèle sa gêne :

– Si vous vous y mettez avec sérieux, vous apprendrez vite.

Tandis que les jeunes filles pouffent de rire, Maurice se tourne vers Vital :

– Ma chère cousine, j’ai l’impression que notre ami ici présent ne détesterait pas t’enseigner privément !

Donnant, au passage, une bourrade à son cousin, Félicité vient prendre le jeune homme par le bras et le tire à l’intérieur de leur groupe.

– Vital est surveillant au collège de Saint-Hyacinthe, en attendant de prononcer ses vœux. Nous l’avons gardé pour les fêtes pour lui éviter un trop long voyage vers son village.

– Je vous trouve chanceux, dit Flavie. Moi aussi, j’aurais bien aimé aller m’asseoir sur les bancs d’un collège.

– Parce que vous croyez que j’ai le temps d’étudier ? rétorque-t-il avec amertume. Entre neuf heures et neuf heures et quart le soir, avant de tomber de fatigue, peut-être… Je passe tout mon temps avec les élèves. Alors, vous comprenez… Malgré toutes les belles promesses, je n’aurai pas une minute pour la science théologique.

D’un ton moqueur, Maurice lance de nouveau :

– Vous pourrez vous reprendre dès que vous serez curé. Entre les messes et les confessions, vous aurez amplement le temps.

– Être curé par ici, dans une vieille paroisse, ça laisse pour le sûr quelques loisirs. Mais comme je risque fort d’être envoyé là où les colons défrichent… je ne pourrai pas ouvrir mes livres avant l’âge de cinquante ans.

– Parlant de confession… Est-ce qu’ils vous donnent des cours là-dessus ? Je veux dire, avec toutes ces confidences de femmes… Ça doit être dérangeant, non ?

– Tais-toi donc, ahuri ! s’exclame sa sœur. Tu nous fais honte !

– Je ne sais pas pour vous, intervient Flavie, mais moi, j’ai eu très peur à ma première confession.

À dire vrai, elle avait failli en faire pipi dans ses pantalettes, mais cela, elle n’ose pas le dire tout haut. Elle poursuit :

– Mon tour approchait et j’avais complètement oublié de quels péchés je m’accusais. C’étaient des niaiseries : avoir été impertinente avec mon père, avoir bâclé un ouvrage important… J’ai finalement sorti un mensonge, que j’avais volé un bout de tissu à Cécile.

Maurice se faufile jusqu’à elle et, approchant son visage à quelques pouces du sien, il glisse :

– Tu es bien trop vieille maintenant pour ce genre de confessions. Ton curé doit exiger autre chose… Des mauvaises pensées ? Des plaisirs solitaires ?

– La boisson te rend idiot, riposte Flavie avec exaspération. Toi, tu devrais t’accuser au confessionnal du péché d’ivrognerie !

Souriant avec suffisance, son cousin fait mine de vouloir lui voler un baiser, mais elle s’écarte vivement. Considérant son gobelet vide, le jeune homme les quitte abruptement au milieu des rires moqueurs. Puis le cercle se défait : Josephte répond à l’appel de sa mère tandis que Marguerite et Félicité s’absorbent dans une conversation à mi-voix. Profitant de l’accalmie, Vital Papillon s’approche légèrement de Flavie en déplorant que la nécessité de se confesser suscite, depuis longtemps, tant de réticences.

– Le mot est faible, réplique Flavie sans vergogne aucune. Je dirais plutôt bien des railleries et des moqueries.

– Ce sont des blasphèmes ! s’exclame-t-il avec ferveur. Dieu voit du haut de son trône les pécheurs qui s’égarent et il envoie les prêtres pour les réconcilier avec lui !

– Beaucoup prétendent que ce sont les prêtres qui ont inventé la confession.

– Faux et impossible, mademoiselle. Cet usage de l’aveu des péchés remonte jusqu’à l’origine du monde. Il n’y avait pas de prêtres dans le paradis terrestre et pourtant, Dieu a exigé de nos premiers parents qu’ils avouent leur désobéissance. La confession existait aussi chez les Égyptiens, chez les Grecs, chez les Romains… Mais il ne suffit pas d’avouer une faute privément à Dieu. Notre Créateur exige et impose la confession auriculaire et seuls les incrédules le nient.

Ennuyée, Flavie regarde par-dessus l’épaule du jeune homme, vers son père, engagé avec d’autres hommes dans une quelconque discussion politique, et vers sa mère qui, assise en compagnie de sa tante Sophronie, met sans doute celle-ci au courant de tous ses projets. Sophronie, qui ne fait pas ses soixante-dix ans, est longue et sèche, les épaules larges et les bras solides, et son visage raviné est éclairé par un regard profond et doux.

On a répété bien souvent à Flavie que, dans les Écritures, répandues depuis presque deux millénaires sur toute la terre, les apôtres et leurs successeurs se sont établis juges et médecins des âmes. Personne ne peut absoudre sans entendre les accusations. Et si l’on descend la chaîne des siècles, partout on entend répéter l’équivalent de ce commandement : tous tes péchés tu confesseras au moins à Pâques humblement. En instituant la confession, Jésus-Christ a voulu fortifier l’âme humaine au moyen d’une ressource infaillible, celle de faire expier une partie de la pénitence par la peine à se confier. La honte est un frein capable de réprimer la fougue et l’impétuosité des passions…

Flavie se rend soudain compte que Vital Papillon s’est tu depuis un bon moment et qu’il la considère avec un léger sourire.

– Je crois que je vous perds avec mes considérations théologiques… J’ai entendu dire que vous étiez apprentie sage-femme. Voilà qui est original ! Je ne croyais pas que les jeunes filles…

– L’arrière-grand-mère de tante Sophronie avait fait son apprentissage avec une sage-femme de France, qui avait traversé avec son mari médecin juste avant la Conquête. Cette dame avait étudié à l’Hôtel-Dieu de Paris. Il y avait alors beaucoup de jeunes filles et même des femmes mariées qui s’inscrivaient au cours. Même en Angleterre…

– Je vous crois, la coupe-t-il, riant de sa véhémence. Mais ici, au Bas-Canada…

– Dans les campagnes, ce sont surtout des veuves, plutôt âgées. Elles le font pour rendre service, sans réclamer de salaire, se contentant de ce qu’on leur donne. Mais en ville, les sages-femmes formées sont des professionnelles, comme les médecins, qui se montent une clientèle payante.

– Vous avez réponse à tout, constate-t-il, amusé. Mais racontez-moi, c’est à cause de votre mère ?

Trouvant soudainement le jeune homme beaucoup plus sympathique et voyant qu’il témoigne d’un intérêt qui semble sincère, Flavie s’engage ainsi dans un échange de vues qui dure une bonne demi-heure. Elle est interrompue par le début officiel des réjouissances. Comme le temps est doux, tous sortent pour une promenade aux flambeaux dans le rang, à chanter des chansons de circonstance d’une voix assez forte pour couvrir les refrains grivois qu’entonnent l’oncle Plessis et le cousin Maurice, qui tricotent déjà. De retour à la maison, la musique et la danse réjouissent les convives. Sophronie manie fort bien un petit accordéon, René souffle dans sa musique à bouche et plusieurs autres, avec divers instruments improvisés, battent la mesure. Enfin, après le dernier coup de minuit et les embrassades, tout le monde garnit copieusement son assiette.

Un peu plus tard, alourdie par la nourriture et presque incommodée par la chaleur et l’odeur de tabac qui règnent dans la pièce, Flavie s’habille discrètement et sort à l’extérieur, sur la galerie. La nuit est magnifique, joliment éclairée par le croissant de lune. Elle s’adosse au mur et inspire profondément, à plusieurs reprises. La porte d’entrée claque et une silhouette d’homme vient vers elle.

– Besoin d’air frais, Flavie ?

Maurice a l’articulation pâteuse des hommes saouls et Flavie, qui a passé la veillée à esquiver ses mains moites et ses frôlements de corps, lui lance avec énergie :

– Je veux être seule, Maurice ! Je ne tiens pas à ta compagnie, c’est clair ?

Il siffle doucement et répond en rigolant :

– Mademoiselle devient prétentieuse… La ville, ça donne des idées de grandeur… Le petit cousin de la campagne ne vaut pas grand-chose à côté des jeunes messieurs des beaux quartiers !

– Ça n’a rien à voir, réplique Flavie avec acidité. C’est juste une question d’affinités.

Elle tente de le contourner pour retourner à l’intérieur mais il la saisit par le bras et la tire vers lui, en grommelant :

– Si tu me laissais une chance, Flavie ? Une toute petite chance. Les jeunes filles farouches, ça me connaît…

– Je n’ai pas le goût de toi ! Lâche-moi !

Poussant un grognement de rage, il secoue Flavie avec force, puis il l’attrape par les deux bras et la plaque contre lui, cherchant goulûment ses lèvres. Flavie se tortille avec vigueur, lui assenant des coups de poing dans la poitrine. Jurant, il veut l’obliger à pivoter pour l’adosser contre le mur mais, sans plus tergiverser, elle lui donne un coup de genou dans l’entrejambe. Il pousse un cri étouffé et la délivre. Elle se précipite à l’intérieur de la maison et referme la porte derrière elle, exultant d’avoir réussi à le repousser. Un profond dégoût l’envahit ensuite et elle reste adossée à la porte, bouleversée, jusqu’à ce que Cécile la remarque au milieu de la cohue générale.

– Trop mangé, Flavie ? Tu es toute pâle. Débougrine-toi, c’est la canicule, ici…

– Va chercher papa, s’il te plaît. Ça presse.

Un peu vexée par son ton de commandement, Cécile s’exécute néanmoins. Flavie dénoue son foulard et enlève sa capuche. Elle sent que la porte s’entrouvre dans son dos et elle pivote en lançant furieusement :

– Tu restes là, espèce de cochon !

La porte se referme. Lorsque Flavie se retourne, Simon est devant elle. Il a beaucoup mangé et dansé, mais il a bu modérément, comme d’habitude. Jamais la sobriété de son père n’a apporté à la jeune fille autant de réconfort. Elle lui raconte d’une voix hachée que son cousin, depuis l’été précédent, voudrait avec elle une intimité qui lui déplaît et que ce soir, il a dépassé les bornes en tentant de lui faire violence. Simon se rembrunit et il lui fait signe qu’il va s’habiller. Une minute plus tard, tous deux sortent sur la galerie. Piteux, frissonnant parce qu’il s’est à peine vêtu pour sortir, Maurice fait les cent pas. À larges enjambées, Simon marche jusqu’à lui et l’oblige à lui faire face. Il jette :

– Qu’est-ce que je viens d’apprendre, Maurice ? Tu voulais forcer ma fille à t’accorder ses faveurs ?

– Elle m’aguiche depuis l’été, proteste-t-il, avec ses mines…

Simon lui assène une forte gifle. Maurice vacille un instant en se tenant la joue, puis il reprend à grand-peine son équilibre. La lumière en provenance de la fenêtre éclaire son visage hébété aux yeux ronds. Simon rétorque :

– Pas de ça avec moi. Flavie est honnête. Elle me dit qu’elle ne veut pas de toi, je la crois. Et puis, à quoi tu penses, elle est ta cousine ! Une cousine, c’est presque comme une sœur ! Tu la laisses tranquille, tu m’as compris ? Même avec tes yeux, même avec tes farces !

– Compris, grommelle Maurice. Je gèle.

– Rien de mieux pour dessaouler. Rentre, maintenant.

Dès que la porte a claqué, Simon prend Flavie par les épaules et la serre contre lui, sans un mot. Puis, la tenant toujours étroitement serrée, il pivote pour contempler un moment le ciel et les étoiles. Flavie murmure :

– Tu me crois, papa ? Je ne lui ai jamais fait d’accroires.

Simon lui presse l’épaule et répond sur le même ton :

– Ils sont dangereux, ces hommes qui rejettent la responsabilité de leurs actes sur les femmes. Ne t’en approche pas.

Avec un rire de dérision, Flavie lance :

– Comment faire quand ce sont eux qui collent ?

Simon pousse un profond soupir d’impuissance, puis tous deux retournent à l’intérieur.

Le lendemain midi, René reconduit les Montreuil au village de Longueuil, chez Sophronie et son fils qui habitent une petite maison tout près de l’église, dans une rue étroite en terre battue. Chaque année, Sophronie tient comme à la prunelle de ses yeux à recevoir sa nièce préférée, son mari si original et leurs trois enfants délurés. Quant au cousin Pierre, fort amical malgré ses apparences de vieux garçon bourru, il en profite pour discuter de l’actualité avec Simon et pour apprendre aux enfants, quand le temps est mauvais, d’innombrables jeux de cartes.

Ce soir-là, au souper qu’ils prennent tôt, fatigués par le réveillon, Sophronie ne peut se retenir longtemps d’interroger davantage sa nièce au sujet de la future Société compatissante. La veille, leur conversation a été constamment interrompue… Léonie lui explique que l’assemblée de fondation, où une cinquantaine de femmes étaient présentes, a donné d’excellents résultats. Le conseil d’administration a été complété, les journalistes ont écrit des comptes rendus enthousiastes et une dame a même proposé de leur prêter une maison dans le quartier irlandais, sur une artère importante.

– C’est assez près de la ville, précise Flavie, et en même temps, toutes les femmes du faubourg se sentiront à l’aise d’y venir.

– Dès que nous pourrons, nous paierons un loyer, poursuit Léonie. L’aménagement va commencer dans les prochaines semaines. La grande salle est en haut, avec quelques chambres privées et, en bas, un salon et la cuisine. Les patientes devront se mettre à l’ouvrage, nous pouvons à peine payer une cuisinière à mi-temps, en plus des deux sages-femmes.

Brusquement, Simon se lève et lance d’un air écœuré à la cantonade :

– J’en ai assez de ces discussions de femmes. Une partie de cartes, quelqu’un ?

Laurent, Pierre et Cécile se dirigent vers le petit salon, où une table de jeu est dressée, tout en se plaignant que c’est toujours pareil, la conversation finit toujours par retomber dans les mêmes ornières. Sophronie n’y prête aucune attention et s’informe sur le travail précis qui attend Léonie.

– Pour l’instant, le conseil est en train de préparer un contrat, qui sera discuté et adopté à la première assemblée générale des membres. La semaine sera divisée en deux, quatre jours pour moi et trois jours pour une autre sage-femme, qui sera engagée plus tard. Nous ferons affaire avec deux médecins pour les urgences.

– Maman a la charge de la maternité, commente Flavie avec orgueil. C’est elle qui décide de tout. Et l’école de sages-femmes, maman, tu lui en as parlé hier ?

Vivement étonnée, Sophronie promène son regard clair de l’une à l’autre, puis elle éclate de rire et s’exclame :

– Qu’est-ce que vous mijotez encore, mes vlimeuses ?

En quelques mots, d’une voix essoufflée, Flavie lui expose le projet. Léonie s’empresse de préciser :

– C’est encore très vague, je ne sais pas encore exactement…

– Mais je sais, moi ! lance Flavie. Comme une nouvelle école va être construite dans la paroisse, tu peux te servir de la classe de papa ! Tu fais des annonces dans les gazettes, et voilà !

– C’est d’une simplicité enfantine, convient Léonie en riant. J’aurais dû y penser plus tôt !

Elle ajoute, pour le bénéfice de sa tante :

– Flavie déborde d’imagination, ces temps-ci.

– N’empêche que les messieurs qui veulent donner des cours de médecine, ils font comme ça ! Ils publicisent leur cours !

– C’est un bon point ! estime Sophronie en donnant une tape amicale sur la main de sa petite-nièce. Tu crois que les jeunes filles vont se bousculer à votre porte ?

– En tout cas, moi, je m’inscris !

– Moi aussi, pourquoi pas ? Est-ce que tu offriras le pensionnat, Léonie ?

Les trois femmes s’esclaffent et Léonie réplique :

– Je devrais plutôt t’embaucher comme maîtresse ! Imaginez la réclame : dame Sophronie Lebel, sage-femme de réputation internationale, qui a fait des études avancées… dans les rangs de notre belle campagne de Longueuil !

– Cette idée d’école de sages-femmes est géniale ! jubile Flavie. Quand est-ce qu’on commence ?

– Ralentis ton cheval, ma fille ! proteste Léonie en exagérant sa prononciation pour imiter l’accent paysan. Je vais commencer par suivre mes dernières clientes, puis mettre sur pied la maternité ! Il faut que j’enseigne aux étudiants en médecine, moi ! Ça va me demander tout un travail de préparation !

– Qui m’aurait dit que ma nièce, à qui j’ai patiemment montré le métier, se rendrait si loin ? lance Sophronie avec admiration.

– Elle était une bonne élève ? demande Flavie malicieusement.

– Plutôt chicaneuse. Pourquoi tu attaches le cordon de cette manière, ma tante ? Pourquoi tu laisses une telle se délivrer debout ? Pourquoi tu tires les tétons des bébés filles ?

– Tirer les tétons ? répète Flavie, à la fois amusée et scandalisée. Vous faisiez ça ?

– C’est ce qu’on m’avait enseigné. Certaines femmes ont les tétons tellement rentrés à l’intérieur que leur bébé est incapable de prendre le sein. De tirer les tétons des bébés filles, ça prévient cet accident de la nature.

– C’est une vieille croyance, explique Léonie. Pour ma part, je n’ai jamais vu de femmes ainsi, et je n’en ai même jamais entendu parler.

– C’est parce que, petites, elles ont été tirées par une sage-femme ! proclame Sophronie d’un air triomphant.

Léonie secoue la tête en affectant un découragement exagéré. Considérant Flavie d’un air songeur, sa grand-tante s’enquiert, d’un ton bourru :

– Je crois que tu aimes lire, comme ta mère ?

Flavie acquiesce et Sophronie repousse sa chaise en lui faisant signe de la suivre. Intriguée, Léonie leur emboîte le pas. Sophronie se rend dans un coin de la pièce et ouvre le tiroir d’un bahut. Derrière une nappe et des linges de table, elle prend un paquet enveloppé dans un vieux bout de tissu. Elle défait l’emballage et deux livres, très anciens mais bien protégés par leur reliure de cuir, apparaissent entre ses mains. Léonie s’exclame :

– Tes bouquins !

Les flattant doucement, Sophronie murmure comme un secret :

– Je n’ai pas pu les lire parce que mon père croyait que les femmes n’avaient pas besoin d’instruction. Mais heureusement, Léonie m’en a raconté de longs bouts… Je te les donne, Flavie. Prends-en bien soin.

Sophronie dépose les livres entre les mains de sa petite-nièce, qui balbutie :

– Pour le sûr, ma tante ? Je veux dire…

– Oui, pour le sûr. J’ai compris que tu apprécieras la valeur de ce cadeau.

Le premier livre est intitulé Observations diverses sur la stérilité, perte de fruict, fécondité, accouchement et maladies des femmes et enfants nouveaux naiz, amplement traictées et heureusement praticquées par Louise Bourgeois dite Boursier, sage-femme de la Reine. Le second, écrit par une Anglaise, Jane Sharp, est The Midwives Book or the Whole Art of Midwifry Discovered. Tenant les ouvrages contre elle, Flavie saute au cou de la vieille femme et lui donne deux baisers sonores. Émue, Sophronie marmonne qu’il n’est pas nécessaire d’en faire tout un plat et que, par ailleurs, il est temps d’aller se coucher. Léonie intervient alors avec précaution :

– Il faut que je te raconte, ma tante… Tu te souviens du docteur Rousselle ?

Sophronie ouvre de grands yeux courroucés et elle lance d’une voix tremblante :

– Et comment, que je m’en souviens ! Il disait que j’envoyais les nouveau-nés direct au ciel… Moi, je faisais mon gros possible, comme je l’avais appris ! Il racontait toutes sortes de niaiseries : j’étais trop pressée, ou pas assez, je ne savais pas mesurer le bassin, j’avais la main trop grosse…

– La main trop grosse ? répète Flavie, abasourdie, considérant les mains encore solides mais à la peau parcheminée de sa grand-tante.

– Maintenant, je me moque, souffle-t-elle, soudain toute pâle, mais mon défunt mari vous le dirait, il me faisait pleurer souvent…

– Les femmes de la paroisse savaient qui était la meilleure, la rassure Léonie en lui caressant l’épaule.

– Je fais ce que je peux pour ces femmes qui souffrent comme j’ai souffert, murmure Sophronie avec lassitude.

Sophronie est encore la sage-femme préférée de toute la paroisse, mais elle commence à ralentir ses activités, acceptant seulement les patientes qui habitent à proximité. Heureusement, deux nouvelles sages-femmes, dont une veuve, sont en train de prendre la relève. Rapidement, Léonie met sa tante au courant de la requête de Nicolas Rousselle auprès du curé de Notre-Dame, ajoutant :

– Je suis loin d’être enchantée d’avoir affaire avec lui. Mais au moins, je sais comment me défendre, n’est-ce pas ? Nicolas a su mes quatre vérités quand je l’ai quitté.

Plus tard, alors que Léonie s’est éloignée, Flavie se penche vers Sophronie et chuchote :

– Est-ce que maman a vraiment aimé ce docteur ?

Sur le même ton, elle répond :

– Quand elle se donne, ta mère, elle ne se donne pas à moitié ! Allez, jeune fille, au lit ! Vois, ta sœur dort par-dessus son jeu de cartes !