CHAPITRE XXIX
Après une crue des eaux du fleuve qui sème la désolation dans les basses terres du quartier de Griffintown, l’hiver s’installe enfin sur Montréal au milieu du mois de janvier. Déjouant les prédictions les plus pessimistes, le pont de glace se forme rapidement sur le Saint-Laurent. Peu après, le paysage se couvre de neige, mais en moins grande quantité qu’à l’accoutumée, ce qui complique les opérations d’abattage et de transport du bois de chauffage. La rumeur qui court alors en ville, selon laquelle cette précieuse denrée coûtera une vraie fortune la saison prochaine, ajoute au climat économique morose. Les faillites sont nombreuses et les propriétés se déprécient, même dans les places et les rues réputées les plus avantageuses pour le commerce.
Le Parlement ayant été dissous en décembre, le début de l’année 1848 est marqué par une nouvelle période d’élections générales. Depuis l’adoption de l’Acte d’Union, les Anglais tentent avec l’énergie du désespoir de fléchir un destin pourtant inéluctable, celui du contrôle presque total exercé par la Chambre d’assemblée légitimement élue sur les destinées du pays.
Comme par les années passées, dans cette lutte à finir entre les libéraux modérés, ou réformistes, et les tories, chacun redoute une explosion de violence. Depuis le commencement de la décennie, les élections prennent l’allure de véritables cabales et donnent lieu à des batailles à coups de poing et de bâton pour empêcher les partisans de l’autre parti d’entrer sur les lieux de scrutin.
Dès 1841, des troupes de mercenaires ont tenté, dans plusieurs comtés, de contrôler le déroulement du scrutin en faveur des tories. Personne n’a été dupe : seule la fortune personnelle du gouverneur avait pu couvrir ces frais énormes. En octobre 1844, alors que Montréal était la toute nouvelle capitale du pays, la ville s’est littéralement préparée à un siège, comme si elle allait subir une invasion ennemie ! Et tout cela, maugréait Simon, à l’occasion de l’exercice du plus beau privilège de la liberté du citoyen, le choix de ces personnes quasiment sacrées auxquelles il entend confier la confection des lois qui doivent régir l’État et le protéger !
Chacun des deux camps a fait venir ses mercenaires : matelots transportés en vapeur de Québec jusqu’à Montréal, Écossais descendus du Haut-Canada, travailleurs du canal de Lachine… Les lieux de scrutin ont été établis dans les rues les plus étroites, entourés de barricades et surveillés la nuit par des piquets de soldats. Des centaines de connétables spéciaux ont été assermentés en prévision des troubles, des soldats ont été appelés des frontières et l’armée entière, artillerie, infanterie et cavalerie, était basée dans les différents quartiers de la cité !
Pendant les deux journées consacrées au scrutin, il semblait bien qu’aucune autre pensée ne pouvait occuper l’esprit des habitants, tous les travaux ayant été suspendus, les chantiers désertés et les magasins fermés. Tous ont dû convenir que les précautions extraordinaires n’ont pas été inutiles pour empêcher les désordres et peut-être même les massacres. Malgré quelques tumultes et d’assez vives escarmouches, les voix des électeurs et électrices ont été enregistrées avec régularité, les barricades tenant les partis antagonistes parfaitement isolés. Les troupes, que l’on savait prêtes à marcher au moindre signal, ont puissamment refroidi l’ardeur belliqueuse des auxiliaires à la solde de chacun des deux partis.
Même lors des élections municipales, Canadiens et tories ne pouvaient s’empêcher de se faire la guerre. En 1846, alors que de nouvelles divisions du territoire augmentaient la composition du corps municipal, les autorités policières ont semblé impuissantes à réprimer les émeutes. Dans les quartiers où candidats anglais et canadiens s’affrontaient, ceux de Saint-Laurent et de Saint-Jacques surtout, des bandes de gens sans aveu, nullement qualifiés à voter, armés de bâtons, de manches de hache et même d’armes à feu, prenaient possession de la rue et ne laissaient passer que les citoyens qu’ils présumaient en faveur de ceux qui les soldaient, soit les tories. Résultat : ces candidats ont été élus dans des quartiers où vivaient quatre fois plus de Canadiens que d’Anglais… Il semblait dorénavant impossible de tenir une élection à Montréal sans la présence de cette canaille soldée qui, sûre de son impunité, se promenait la tête haute, provoquant les passants !
Comme de raison, aux élections municipales de l’année suivante, le « parti de la violence » a voulu de nouveau se faire le maître de la ville. Fort heureusement, en multipliant les bureaux de votation, les autorités l’ont empêché de réussir comme il l’aurait souhaité ! Dans trois quartiers en particulier, voyant qu’il ne parviendrait pas à faire élire ses candidats, le parti tory donnait pour instruction aux brigands de parcourir successivement les différents bureaux de scrutin pour tâcher de détruire les livres d’élection. La machination n’a réussi que dans un seul quartier, où l’officier rapporteur, trop naïf, n’avait pas pris ses précautions ; le pistolet sur la gorge, il a dû se résigner à voir le livre déchiré en pièces. Les Montréalistes ont bien ri lorsqu’ils ont appris par la suite que, dans ce quartier, c’était le candidat tory qui était en tête !
Mais, déjouant tous les pronostics les plus sombres, les élections générales de janvier 1848 se déroulent dans un calme relatif. Flavie ne se qualifie ni par l’âge ni par la richesse mais, curieuse, elle tient à accompagner Bastien, malgré ses réticences, jusqu’au bureau d’élection. Au grand soulagement du jeune homme, la voie publique est libre et tous deux peuvent pénétrer sans encombre dans la vaste salle. Sur une estrade, l’officier rapporteur appelle les candidats, qui se présentent. Il appelle ensuite les suffrages à main levée.
Si tous s’entendent pour déclarer un gagnant, l’élection est terminée. Mais comme il arrive souvent, le vote est difficile à départager. Dans le public, plusieurs voix s’élèvent pour réclamer le poll et, sur-le-champ, l’officier rapporteur s’installe pour recevoir les voix et les inscrire dans son cahier de scrutin. Ce n’est donc qu’au bout de quelques semaines que les résultats sont connus : les libéraux sont majoritaires non seulement dans le Bas-Canada, mais aussi dans le Haut-Canada. Au grand plaisir de Simon, ce vieux loup de Louis-Joseph Papineau, revenu au pays quelques années auparavant, siège de nouveau comme député.
En février, un événement depuis longtemps attendu réjouit toute la famille Montreuil. Les parents d’Agathe acceptent enfin de laisser leur fille convoler en justes noces avec Laurent, à l’automne. Puisque la mère d’Agathe, qui a trois autres jeunes enfants, a encore besoin de l’aide de sa fille aînée, il est convenu après plusieurs entretiens entre les parents que le jeune couple ira habiter chez les Sénéchal. La jeune fille redouble d’ardeur pour la confection de son trousseau et Laurent met les bouchées doubles pour garnir avec plus de célérité le compte qu’il s’est ouvert à la banque en vue de se louer ou même d’acquérir un logis dans un an ou deux.
Alors que Léonie virevolte d’une tâche à l’autre au rez-de-chaussée de la Société compatissante, une visiteuse inattendue fait son entrée à la fin de l’avant-midi. Son manteau à moitié boutonné, sa tête dénudée couverte de flocons, Marguerite Bourbonnière referme la porte derrière elle et s’y adosse, haletante. Son laisser-aller contraste à ce point avec son habituelle maîtrise d’elle-même que Léonie en reste pantoise. Inquiète, elle interroge la jeune femme qui, avant de répondre, promène un regard inquisiteur sur les alentours. Lorsqu’elle est persuadée de se trouver seule avec elle, Marguerite dévide d’une voix hachée l’écheveau de son récit.
Ce matin même, de si bonne heure que la jeune femme était encore en robe d’intérieur, une dame d’un certain âge dénommée Olympe Bourdon est venue cogner à sa porte. Lui confiant, harassée, que sa fille venait de se délivrer d’un bébé et qu’elle craignait pour sa vie, elle a prié Marguerite de la suivre jusque chez elle.
En chemin, la jeune sage-femme l’a pressée de questions, finissant par comprendre que sa fille, Constance Leriche, avait été accompagnée par un médecin, mais que l’accouchement avait duré une journée et demie, que le jeune homme avait mandé un confrère en renfort, mais que tous deux n’avaient pu que délivrer un enfant mort-né. Peu après, un troisième docteur, beaucoup plus âgé, était arrivé et, après quelques soins à Constance, tous trois avaient quitté précipitamment les lieux.
Entrant dans une jolie maison du faubourg Saint-Jacques, les deux femmes ont croisé une domestique en pleurs, puis Marguerite a aperçu dans le salon plusieurs personnes, sans doute de la parenté, assises ensemble et se consolant mutuellement.
Là-haut, dans la chambre, un homme mûr était penché au-dessus d’une femme plutôt jeune, étendue évanouie dans son lit, son visage encore creusé par la souffrance. Mme Bourdon a présenté à Marguerite le mari de Constance, Napoléon Leriche, et sans plus attendre la sage-femme s’est empressée auprès de l’accouchée, cherchant des signes de blessures tout en s’assurant que l’arrière-faix avait été totalement expulsé.
Elle a ensuite vérifié la qualité des écoulements, puis a lavé la jeune femme à l’eau froide, ce qui l’a réanimée. Sa première question a été au sujet de son enfant, et son mari, la voix tremblante, les yeux rougis, lui a expliqué que, selon le docteur Marcel Provandier, son bassin était fort étroit et que, malheureusement, le bébé n’avait pu en être tiré vivant.
S’éloignant et jetant un regard circulaire dans la pièce, Marguerite a alors aperçu un petit paquet bien enveloppé, posé dans le ber. Respirant profondément pour calmer les battements de son cœur, s’assurant que les parents ne regardaient pas, Marguerite a dénoué les langes et une telle bouffée de chaleur lui est montée à la tête qu’elle a dû se retenir au mur pour ne pas tomber. Le nouveau-né avait un bras arraché !
Hâtivement, le cœur au bord des lèvres, Marguerite a de nouveau dissimulé l’enfant. Après avoir repris contenance, elle a demandé au mari la permission de faire examiner son épouse par une sage-femme d’expérience, permission qu’il lui a accordée sur-le-champ.
Comprenant que Marguerite sollicite son aide, Léonie informe Euphrosine Goyer de son départ et toutes deux se mettent en route. Marguerite conjecture à voix haute sur le bras arraché. Comment était-ce possible ? Avait-il fallu littéralement démembrer le bébé avant de le sortir ? La chose était possible, lui confirme Léonie, déroutée par l’agitation de la jeune femme. L’embryotomie, malgré l’horreur qu’elle inspire, est parfois nécessaire. Mais alors, poursuit Marguerite avec obstination, pourquoi ce départ hâtif des médecins ? Maculée des genoux jusqu’au nombril, la dame baignait littéralement dans son sang ! Une servante, au moins, aurait pu être chargée de la nettoyer !
– Quant au bassin trop étroit… Vous jugerez par vous-même, Léonie, mais je doute fort que les apparences soient à ce point trompeuses !
Comprenant que Marguerite est profondément mal à l’aise et que ce n’est pas seulement l’embryotomie qui en est la cause, Léonie maîtrise à grand-peine son impatience d’examiner la jeune accouchée. Lorsque les deux sages-femmes arrivent chez le couple Leriche, elles constatent avec étonnement que Marcel Provandier les y a précédées. Au pied de l’escalier qui monte à l’étage, le docteur est en discussion avec le mari et Olympe Bourdon. Apercevant Léonie, il pâlit, puis, se composant un visage avenant, il vient vers elle en s’exclamant :
– Madame Montreuil ! Vous avez fait un excellent travail auprès de madame, je vous en remercie ! Je revenais justement donner mes indications pour…
Froidement, Léonie l’informe que Marguerite en mérite tout le crédit et, maintenant cramoisi, Provandier s’empresse de répéter ses louanges à la jeune femme, ajoutant :
– Madame se porte à merveille, dans les circonstances. Je viens de l’examiner longuement.
– Nous pourrons causer bientôt, docteur. Pour l’instant, je monte la voir.
– Je vous assure que ce n’est pas nécessaire, réplique Provandier, ses yeux soudain rétrécis.
– Suivez-moi, chère madame, intervient aussitôt la mère de l’accouchée en agrippant le bras de Léonie.
Suivies par Marguerite, elles empruntent l’escalier et se retrouvent dans la petite chambre. Mme Bourdon murmure :
– Elle vient de s’endormir, après avoir beaucoup pleuré… C’est en effet une femme visiblement brisée qui repose, plongée dans ce lourd sommeil qui est la conséquence de l’épuisement.
Le plus délicatement qu’elle peut, Léonie l’examine, notant avec un tressaillement la longue déchirure du périnée et la vulve bleuie et prodigieusement enflée.
Marguerite constate avec soulagement, à voix haute, que le lit a été complètement changé et que la dame repose enfin dans des draps propres.
Surmontant sa réticence, Léonie se tourne ensuite vers le ber. Rassemblant tout son courage, elle démaillote le nouveau-né et examine la blessure. Il ne lui faut que quelques secondes pour constater, comme elle l’indique à Marguerite, que le corps ne porte aucune trace des blessures habituellement causées par un instrument pointu et que la plaie béante à l’épaule ressemble à s’y méprendre à celles que porterait un poulet fraîchement tué et ensuite démembré. Chose inconcevable, le bras du nouveau-né semble avoir littéralement été arraché de son articulation !
Les deux femmes échangent un regard épouvanté, puis Léonie sort rapidement de la pièce et s’adosse quelques instants au mur du corridor. Écartelée entre le chagrin et un profond sentiment de révolte devant l’horrible événement, Léonie se redresse enfin d’un vif mouvement des reins et elle dévale l’escalier. Provandier est assis, seul, dans le petit boudoir attenant à l’entrée. Léonie vient prendre place à proximité et elle le considère sans mot dire. Après un long moment, de plus en plus mal à l’aise, il finit par balbutier :
– À mon sens, les organes internes sont intacts.
Madame pourra concevoir de nouveau…
– Qui l’accouchait, docteur ?
Après un moment d’hésitation, il jette :
– Isidore Dugué. Il a été reçu médecin en janvier…
– Marguerite a évoqué la présence de deux jeunes médecins.
– Depuis avant-hier soir, madame était dans les douleurs et Isidore la suivait, ne se permettant qu’une heure ou deux de repos à la fois. Cette nuit, comme la délivrance ne progressait pas à son goût, Isidore a envoyé quérir Bastien Renaud.
Anéantie, pressentant un grand malheur, Léonie résiste farouchement à l’envie de quitter immédiatement ces lieux maudits. Après un temps, elle s’enquiert encore :
– Et ensuite ?
– Comme le bassin était trop étroit pour le passage du bébé, tous deux ont convenu qu’il leur fallait agir comme ils l’ont fait ensuite, puis ils m’ont fait venir. Ils étaient fortement secoués, comme vous pouvez l’imaginer. Les premières fois, c’est extrêmement éprouvant.
L’histoire est plausible, songe Léonie, et une accoucheuse moins expérimentée pourrait s’y laisser prendre.
– Quel instrument ont-ils utilisé, docteur, pour tirer le bébé ?
– Mais le crochet, bien entendu !
En même temps, le vieux médecin s’agite, incapable de trouver une position confortable. De la même voix morne, Léonie poursuit implacablement :
– Comme moi, monsieur, vous avez vu auparavant le résultat de l’action du crochet sur un bébé. Comment se fait-il que celui-là n’ait aucune marque ?
Hagard et les yeux fuyants, Provandier prend quelques secondes avant de répondre :
– Dans notre profession, madame, des événements fort étranges surviennent régulièrement. Imaginez-vous que, dès la première tentative, le crochet a agrippé l’épaule et, en tirant avec succès, mes confrères lui ont… arraché le bras.
Envahie par un sentiment d’effroi, Léonie est incapable de chasser les images qui défilent en un éclair dans sa tête, une femme enceinte écartelée, un bébé mutilé couvert de sang… Ébranlé lui aussi, Provandier se frotte les paupières d’un geste très las. Déglutissant avec peine, Léonie réussit à articuler :
– Bien entendu, le bébé avait rendu l’âme bien avant.
– Bien entendu, souffle le médecin d’une voix blanche.
– Jamais je n’ai eu connaissance d’un tel cas, reprend Léonie avec plus d’assurance. Vous-même, docteur ?
Sans répondre, il fait mine de se lever et Léonie jette sans ménagement :
– Vous les avez bien embobinés, avec votre beau discours. Vous étiez trop étroite, votre bébé ne pouvait pas passer, c’est déjà un miracle que nous vous ayons sauvé la vie ! Balivernes !
– Moins fort ! fait le docteur, blême, se laissant retomber dans son siège.
Rassemblant ses énergies, il réplique d’une voix contenue mais où se devine une pointe de menace :
– Doutez tant que vous voulez. Ce sera votre parole contre celle de trois médecins.
Envisageant avec inquiétude le vieux docteur avec qui elle a partagé plusieurs moments difficiles et qui l’a soutenue jusqu’ici dans ses entreprises, Léonie reste pétrifiée. Il oserait ? Pour protéger ses jeunes confrères, il oserait nier tout et s’enfoncer dans son mensonge ? Redevenu compatissant, Provandier se penche vers elle :
– Quand bien même vous auriez raison… Qu’est-ce que ça pourrait changer ? Bastien et Isidore sont déjà suffisamment punis comme ça.
– Les coupables devraient être confrontés à leurs victimes, proteste Léonie, les dents serrées. La compassion de ces jeunes messieurs n’est pas toujours suffisante et leur conscience, parfois fort mal placée…
– Coupables, victimes… Je vous enjoins, madame Montreuil, de surveiller votre langage !
Léonie est soudain frappée par le fait que le tout nouveau Collège des médecins a justement été fondé pour réglementer la profession et les études. Ne pourrait-il intervenir dans un tel cas, en appliquant des règles déontologiques et en punissant ceux qui y dérogent ? Isidore et Bastien, s’ils ont commis une tragique erreur médicale, devraient en répondre devant la communauté tout entière !
Selon le principe accepté par la législature, le Collège régente maintenant toute la profession médicale, dont les sages-femmes font bien évidemment partie… Étant donné que bon nombre de députés sont médecins, ils n’ont pas contesté longtemps la pertinence de cette mesure !
C’est en grinçant des dents que Léonie, cet hiver, a dû solliciter la signature de deux médecins membres de la corporation pour faire renouveler son permis de pratique. Elle déteste être ainsi subordonnée à l’autorité de personnes qui en savent moins qu’elle dans l’art d’accoucher. Elle enrage devant le fait que, trop peu nombreuses, sans appuis auprès des élus, les sages-femmes sont incapables de faire valoir leurs droits ! Leur métier n’est-il pas, lui aussi, une véritable profession ?
L’âme glacée par une bise hivernale, Léonie se relève avec effort.
– Vous demeurez sur vos positions, docteur ?
Évitant de la regarder, il acquiesce faiblement et Léonie quitte la pièce sans desserrer les lèvres. Sur le chemin du retour, suivie par une Marguerite plongée dans le silence, Léonie se demande vers qui elle pourrait bien se tourner. Devrait-elle faire venir un juge de paix ou une autre sage-femme d’expérience pour corroborer ses propres convictions ?
Mais ensuite ? Oserait-elle accuser les trois médecins devant une cour de justice ? L’un d’entre eux est le promis de sa fille… Soudain complètement désorientée, Léonie tombe en arrêt en plein milieu du chemin. Le jeune homme n’est-il pas déjà suffisamment puni de son erreur ? Il y a tout un monde entre un crime et une erreur professionnelle…
La mort dans l’âme, Léonie reprend sa marche pénible dans la neige lourde, bientôt abandonnée par Marguerite qui bifurque vers son logis. Peut-elle cacher un tel désastre à Flavie ? Elle en est littéralement incapable. Elle ne pourrait plus jamais regarder Bastien sans être hantée par la vision de ce bébé mutilé…
Installée dans la berçante près de la fenêtre de la cuisine, Flavie s’escrime sur un ouvrage de couture particulièrement difficile. Elle lève les yeux lorsque sa mère, les joues rougies par le froid, entre précipitamment dans la cuisine et demeure pétrifiée. Intriguée, Flavie s’enquiert :
– Une délivrance difficile ?
– Euh… c’est-à-dire…, marmonne Léonie en détournant les yeux.
Elle déboutonne son manteau avec une telle lenteur que, impatiente, Flavie reporte son attention sur son travail. Incapable de bouger, Léonie est touchée au cœur par cette image si belle et si paisible de sa fille, éclairée par la lumière du jour, son doux visage encadré par ses tresses, et qui se mord le bout de la langue en poussant sur l’aiguille… Elle lutte avec désespoir contre l’envie qui la tenaille de remettre à plus tard l’annonce de la terrible nouvelle.
D’un pas très lourd, Léonie marche jusqu’à sa fille, tire une chaise et s’y assoit. Étonnée, Flavie lève de nouveau les yeux. Sa mère a les traits creusés par une profonde inquiétude et la jeune fille, troublée, dépose son ouvrage sur ses genoux. D’une voix monocorde, Léonie lui relate la requête de Marguerite et leur visite subséquente chez les Leriche. Lorsqu’elle aborde la présence du docteur Provandier, Flavie s’étonne :
– Je croyais qu’il était à la retraite ?
– Il est venu au secours de… Isidore Dugué et de Bastien.
Étreinte par une angoisse subite qui l’empêche presque de respirer, Flavie presse sa mère de poursuivre son récit. Osant à peine la regarder, mais prenant sa main entre les siennes, Léonie continue :
– Cette nuit, Bastien a répondu à l’appel de son ancien camarade de l’École de médecine, et la délivrance a mal tourné…
Sur le chemin du retour, Léonie a résolu de ne pas dévoiler à sa fille les conclusions auxquelles elle est parvenue. En quelques mots, elle lui livre donc les explications de Provandier. Épouvantée, Flavie porte ses deux mains à sa bouche. Elle finit par souffler :
– Et la mère ?
– Son état est plutôt bon, compte tenu du fait qu’elle a été malmenée pendant deux jours !
À grand-peine, Léonie retient les commentaires désobligeants qui se pressent dans sa bouche. Incapable de rester plus longtemps assise, elle repousse bruyamment sa chaise et va vérifier le feu dans le poêle.
Comme un automate, Flavie se lève et murmure :
– Bastien est rentré chez lui ?
– Je crois…
Sans un mot de plus, la jeune fille se prépare à sortir.
Léonie se reproche de ne pouvoir lui offrir davantage de réconfort, mais elle est bousculée par un puissant accès de colère.
D’un pas égal, l’esprit totalement vide, Flavie marche jusqu’à la rue Sainte-Monique. Mécaniquement, elle tire le cordon de la sonnette. Comme personne ne répond, elle recommence une fois, puis une autre fois et, finalement, la porte d’entrée s’entrebâille et Julie Renaud apparaît. Le visage fermé, elle murmure tout de suite :
– Je suis désolée, mademoiselle Flavie, mais Bastien ne veut pas de visite.
Doucement mais fermement, Flavie pousse la porte et force la jeune fille à reculer. Une fois dans le hall, elle demande à mi-voix :
– Où est-il ?
– Dans le salon. Il n’a pas bougé de là depuis son arrivée. Vous pouvez me dire ce qui se passe ?
En quelques mots, Flavie la met au courant, terminant par une question :
– Vos parents sont au courant ?
Toute blême sous le choc, la jeune fille secoue la tête, indiquant que tous deux étaient sortis au moment du retour de son frère. Flavie murmure :
– Je crois qu’il serait sage de les aviser. Bastien aura besoin d’eux.
Acquiesçant faiblement, Julie saisit son manteau accroché à une patère. Le cœur serré par l’émotion, Flavie se rend lentement au salon. Longue silhouette désarticulée, Bastien est assis dans l’ombre, sur une chaise droite, près de l’âtre éteint. Échevelé et livide, il porte encore sa chemise maculée.
Il tressaille lorsque Flavie pose sa main sur son épaule. Elle attire sa tête contre elle et il l’enlace, tournant son visage contre son ventre, le corps soudain secoué de hoquets qu’il tente aussitôt de maîtriser. Lorsqu’il y parvient, il la repousse sans ménagement et elle recule, incertaine. Elle finit par aller s’asseoir non loin, sur une table basse. Après un long moment de silence, elle s’enquiert :
– Tu ne veux pas me raconter ?
D’une voix blanche, fixant de nouveau l’âtre, il articule :
– Te raconter ? Je suis sûr que la nouvelle a déjà fait le tour de la ville.
– Qu’est-ce qui s’est passé, Bastien ?
Tournant brusquement la tête vers elle, il l’étudie froidement, comme si elle était un croquis anatomique dans un livre.
– Quand je suis arrivé, Isidore était sur le point de paniquer. J’ai tenté de le réconforter et, après un long examen, nous avons conclu que le bébé était incapable de sortir tout seul. Alors nous avons fait le nécessaire. Là, tu es satisfaite ?
Lorsque son regard croise le sien, elle y déchiffre une implacable indifférence qui la glace. Entre eux, une grande distance semble s’être installée, si grande que Flavie doit combattre un sentiment croissant de panique. Elle croyait qu’il aurait besoin de son appui et qu’il serait heureux de se confier, mais au contraire… Envahie par la confusion et par la détresse, elle réussit à murmurer :
– Mon pauvre ami… Se penchant, elle saisit sa main glacée entre les siennes.
Il se laisse faire, mais sa main reste inerte et son visage se dérobe à son regard. Il balbutie :
– Je préférerais être seul, Flavie, s’il te plaît… Elle répond doucement :
– Comment je pourrais te laisser seul à un moment pareil ?
– Je ne mérite pas ta pitié. Plus jamais je ne pourrai approcher une femme enceinte, Flavie. Plus jamais.
– Tu feras ta médecine autrement…
– Ma médecine ? Quelle médecine ? Tout ce qu’on apprend n’est qu’un fatras de vagues théories et nos maîtres n’en savent pas plus long que nous. Le seul art que possède le médecin, c’est de faire croire qu’il peut guérir !
– Arrête, Bastien. Tu te fais du mal…
Hagard, le jeune homme se frotte la poitrine à plusieurs reprises, comme s’il voulait soulager une douleur intérieure. Il murmure :
– Et notre association ?
Un éclair d’affolement traverse Flavie de part en part, mais, luttant pour rester maîtresse d’elle-même, elle réplique avec une légèreté feinte :
– C’est trop tôt pour jongler avec tout ça. On verra bien…
Envisageant brusquement Flavie, il lance avec désespoir :
– Bientôt, tu me détesteras.
Flavie ouvre la bouche pour protester, mais il reprend :
– Avec raison, tu me détesteras, autant que moi, je me déteste.
– Bastien ! s’écrie Flavie.
Se laissant tomber sur ses genoux, elle avance jusqu’à lui et pose ses mains sur ses jambes.
– Ne sois pas si dur envers toi-même. Tous ceux qui accompagnent les femmes en couches rencontrent fatalement de semblables écueils. Le sort nous joue parfois de bien vilains tours !
– Cette nuit, dit-il sourdement, notre obsession n’était pas d’agir dans le meilleur intérêt de l’enfant et de sa mère, mais de prouver que nous étions capables de réussir une délivrance. Toi, jamais tu n’aurais fait les gestes que nous…
Il s’interrompt et se mord farouchement les lèvres. Perplexe, Flavie lui jette un regard pénétrant avant de dire :
– Tu te reproches une erreur de jugement ? La dame était en travail depuis… quoi, une journée et demie ? J’avoue que ce n’est pas encore dramatique, mais… sans doute qu’elle était en danger ? Parfois, la situation dégénère si rapidement…
D’une voix monotone et parfaitement contrôlée, mais où percent des accents hystériques, il poursuit :
– Je n’arrête pas de repasser les événements dans ma tête. Dès que je ferme les yeux, je vois le visage de ce pauvre bébé, il souffrait, il souffrait tant ! Sa tête était sortie à moitié et si tu avais vu son visage…
Rageusement, il essuie les larmes qui s’amoncellent dans ses yeux.
– J’ai remercié le ciel à genoux lorsqu’il a rendu l’âme…
La gorge serrée par la tristesse et l’incompréhension, Flavie articule :
– Son visage? Mais je croyais… Il n’était pas mort lorsque…?
Se tournant de nouveau vers elle, Bastien lance violemment :
– Tu vois bien que je dis n’importe quoi ! Je t’en prie, va-t’en ! Je veux être seul !
Déroutée par l’ampleur de son désespoir, amère devant son refus d’en discuter ouvertement avec elle, Flavie ravale sa déception. Après tout, peut-être réagirait-elle exactement de la même manière, par un intense besoin de solitude ?
– Viens t’asseoir avec moi, propose-t-elle d’un ton qu’elle souhaite apaisant. Je ne parlerai plus. Viens, je t’en supplie…
Bastien obtempère en se levant d’un mouvement brusque et tous deux prennent place sur le canapé. D’abord raide comme un piquet, il finit par laisser aller sa tête contre le dossier, fermant les yeux. Flavie lui prend la main et contemple longuement son profil, le cœur étreint par une vive appréhension. « Bientôt, tu me détesteras… » Est-il exagérément sévère ou Isidore et lui ont agi avec une trop grande précipitation ? A-t-il pu, par imprudence ou par ignorance, provoquer la mort du bébé ? Si l’irréparable était accompli quand il a rejoint Isidore, aurait-il négligé une intervention qui aurait pu changer le cours des choses ?
Tant de questions tournoient dans la tête de Flavie ! Après un temps, le souffle de Bastien devient plus régulier et, avec un profond soulagement, Flavie constate qu’il s’est endormi. Elle s’installe confortablement et laisse le temps passer en luttant pour repousser les émotions contradictoires qui se succèdent en elle.
Des bruits la font sursauter : la porte d’entrée, des voix, et soudain Archange Renaud, essoufflée, surgit devant eux. Elle demande à Flavie d’un ton inquiet :
– Comment va-t-il ?
Avant que la jeune fille ait le temps de répondre, Bastien ouvre les yeux et, apercevant sa mère, son visage se défait et il balbutie :
– Maman ? Je t’attendais… Je voulais te dire…
– Je sais, mon petit. Je suis au courant.
– Maman, j’ai tant de peine…
Comme un enfant, il tend les deux bras vers sa mère, qui vient s’asseoir à côté de lui et lui entoure les épaules. Cachant son visage contre elle, il éclate soudain en sanglots, le corps secoué par un orage si violent qu’il lui tire de longs gémissements. Les yeux humides, Mme Renaud l’installe le mieux possible contre elle, caressant ses cheveux, lui murmurant des paroles de consolation.
Les jambes flageolantes, Flavie se lève le plus discrètement possible et elle quitte les lieux. Inspirant avec soulagement l’air froid de cette fin d’hiver, elle se dirige lentement vers la rue Saint-Joseph, le cœur lourd comme une pierre, aveuglée par des larmes farouchement ravalées.
Incapable d’affronter sa mère, elle va et vient dans les rues. Quand l’heure de la fin des classes approche, elle marche jusqu’à l’école de Simon et s’installe sous une porte cochère, attendant que le flot d’élèves s’éparpille dans toutes les directions. Par la porte des garçons, elle pénètre ensuite dans le bâtiment et suit le corridor jusqu’à la classe de son père.
Lorsqu’elle entre, Simon est au tableau et il discute avec Agathe d’un problème mathématique. Tous deux jettent à Flavie un regard stupéfait, puis Simon dépose sa craie et s’exclame gaiement :
– De la belle visite ! Que nous vaut l’honneur ?
Plus perspicace, Agathe vient tout de suite à elle :
– Qu’est-ce qui se passe ? Tu as pleuré ?
Flavie tente de lui répondre, mais elle tremble de tous ses membres. La serrant contre lui, Simon murmure d’une voix blanche :
– Ta mère ? Ou Cécile ?
– Non ! Elles vont bien. C’est Bastien qui…
Réchauffée jusqu’aux tréfonds de son être par l’étreinte de son père et par la sollicitude d’Agathe qui la contemple avec inquiétude, Flavie réussit à leur confier la source de ses tourments. Après un long silence, Simon murmure :
– Quelle horreur !
– Bastien doit être dévasté, balbutie Agathe. « Bientôt, tu me détesteras… »
La phrase rebondit comme une balle dans la tête de Flavie et elle jette à Agathe un regard si plein de désarroi que cette dernière lance à Simon :
– Vous avez une rencontre avec monsieur le directeur, je crois ?
– Je ne peux pas la remettre, c’est trop important…
– Je ramène Flavie chez vous, déclare-t-elle d’un ton qui n’admet pas de réplique.
Quelques minutes plus tard, les deux jeunes femmes cheminent, bras dessus bras dessous, en silence. Jetant de fréquents regards à Flavie qui garde obstinément les yeux fixés sur son ombre qui s’étire devant elle, Agathe finit par demander :
– Ça va un peu mieux ?
Flavie hésite, puis, dans un murmure, elle confie à son amie la phrase que Bastien a prononcée et qui la hante tant. Troublée, Agathe contemple l’horizon avant de répondre :
– Pour le sûr, c’est… c’est un gros morceau à avaler. Si, par négligence, Laurent était responsable de la mort de quelqu’un, je ne sais pas comment je réagirais… Il me faudrait un bon moment avant de lui pardonner.
– Mais tu lui pardonnerais ? insiste Flavie. N’est-ce pas que tu lui pardonnerais ?
– C’est difficile à prévoir, mais je crois bien… Du moins, s’il manifestait la ferme intention de se racheter.
– D’une certaine manière, il s’accuse de la mort de ce nouveau-né, dit Flavie avec précipitation. C’est sans doute le choc… Pour le sûr, dans quelques jours, il aura repris ses esprits.
– Laisse-lui du temps, conseille Agathe. Il doit d’abord faire la paix avec lui-même. Ça peut être long…
– Si tu l’avais vu pleurer dans les bras de sa mère ! souffle Flavie, encore bouleversée. J’aurais tout donné pour prendre son chagrin à sa place…
Les deux jeunes filles font le reste du chemin en silence. Avant de laisser Flavie devant sa porte, Agathe dépose sur ses joues deux longs baisers réconfortants. Flavie la remercie d’un faible sourire, puis se détourne et entre dans la maison. Avec des gestes las, Léonie est en train de préparer le souper. Passant près d’elle, Flavie murmure :
– Je n’ai pas faim. Je monte me coucher.
Léonie demande avec toute la douceur qu’elle peut rassembler :
– Comment va-t-il ?
– Mal.
Avant que Flavie ne disparaisse dans l’escalier, elle demande encore :
– Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
Tremblante de fatigue et d’émotion, Flavie murmure néanmoins :
– Presque rien, maman. Mais il semble tellement tourmenté… Il se reproche quelque chose qu’il refuse de me confier. C’est normal, n’est-ce pas ? J’imagine qu’on repasse dans sa tête le déroulement des événements et qu’on se demande ce qu’on aurait pu faire de plus… ou de mieux.
– Par après, confirme affectueusement Léonie, c’est facile de croire qu’on aurait pu faire autrement.
Les préparatifs du repas terminés, Léonie s’assoit dans la berçante pour finir l’ouvrage de couture abandonné par Flavie.
C’est ainsi que Simon la trouve et, immédiatement, le front creusé d’un grand pli, il marmonne :
– Mauvaise nouvelle, n’est-ce pas ? Flavie est rentrée ? D’un geste, Léonie désigne le plafond en demandant à voix basse :
– Tu es déjà au courant ? Les rumeurs courent vite… Simon lui raconte la visite de Flavie, ajoutant :
– Que va-t-il arriver à ce pauvre Bastien ?
– Ce pauvre Bastien ! s’exclame Léonie en tentant de contrôler le timbre de sa voix. Tout le monde n’en a que pour ce pauvre Bastien ! Et l’enfant, alors ? Et sa mère ? Quand je l’ai vue, Simon… Ces jeunes médecins lui en ont fait endurer !
Songeant à Flavie qui l’a peut-être entendue, Léonie baisse la tête et, entre ses dents, elle ajoute :
– Il n’arrivera rien à Bastien. L’enfant sera enterré, la mère se remettra de son choc et, dans quelques semaines, tout cela ne sera qu’un mauvais souvenir. J’espère seulement de tout mon cœur que ces deux blancs-becs ont fièrement appris de leur mésaventure !
Simon vient se placer derrière elle et lui caresse affectueusement les tempes, en un geste apaisant. Alanguie, elle s’abandonne contre son mari, ne pouvant s’empêcher d’être vaguement surprise de sa tendresse et de sa chaleur dont elle s’était désaccoutumée… Confiera-t-elle à Flavie sa certitude que les deux jeunes gens sont responsables de la mort de l’enfant ? Elle ne peut s’y résoudre, sachant à quel point elle plongerait sa fille dans de cruels tourments. Il y a toujours la possibilité, si mince soit-elle, qu’elle se trompe dans ses conclusions…
Après ce jour, le temps est comme suspendu pour Flavie, qui attend la visite de son cavalier. Son esprit est ailleurs, auprès de lui, et elle traverse les journées sans vraiment les habiter. Mais la semaine s’écoule et le silence se prolonge. De plus en plus impatiente et préoccupée, Flavie devient obsédée par le besoin de revoir Bastien, mais elle ne peut se résoudre à aller frapper à sa porte. Lorsqu’elle songe à son comportement lors de sa visite chez lui, un sentiment d’angoisse prend possession de tout son être.
Cette nuit-là, Flavie est pratiquement incapable de dormir et au matin du samedi, alors que sa chambre s’éclaire d’un jour pâle et gris, elle se convainc d’aller lui rendre visite si l’après-dînée se passe sans aucune nouvelle. Elle ne peut continuer à se cogner ainsi la tête sur les murs, comme une aveugle…
Vers quatre heures, alors que la jeune fille est occupée à balayer la salle de classe, on frappe à la porte. Elle ouvre ; Bastien se tient devant elle, le visage froid et les mains derrière le dos. Flavie le tire à l’intérieur, puis elle se jette contre lui avec un gémissement de soulagement.
Les bras de Bastien se referment sur elle comme un étau et il la presse avec l’énergie du désespoir, la faisant ployer vers l’arrière. L’agrippant aux épaules, elle l’embrasse avec avidité, heureuse de pouvoir lui faire sentir enfin qu’il compte tant à ses yeux et qu’elle l’aime si fort… Soudé à Flavie, Bastien répond à son baiser avec ardeur et il lui semble qu’il se nourrit d’elle comme si sa vie en dépendait.
Puis, avec un grognement qui ressemble à une plainte, il s’arrache à elle, ses mains tâtonnent à sa taille et il la repousse fermement. Interdite, elle obéit néanmoins, promenant son regard sur ses yeux injectés de sang, sur ses traits tirés et sur son expression si fermée brusquement, égarée et lointaine… Il ordonne dans un murmure :
– Assieds-toi.
L’estomac noué, Flavie s’assoit lentement sur le bout d’une chaise. Il ajoute de la même voix rauque :
– Attends-moi.
Il disparaît dans la cuisine et, Simon sur ses talons, il est bientôt de retour. De plus en plus mal à l’aise, Flavie regarde Bastien prendre place assez loin d’elle et, se penchant vers lui, elle s’écrie :
– Mais qu’est-ce que tu fais ? Pourquoi es-tu allé chercher papa ?
Il passe une main tremblante dans ses cheveux et balbutie :
– Je voulais que ta mère ou ton père entende ce que je vais te dire.
Jetant un regard intense à Simon, debout près de la porte, il débite tout d’un trait :
– Je voulais que vous sachiez, monsieur, à quel point je regrette le mal que j’ai causé dernièrement.
– Le mal ? s’exclame Flavie. Mais vas-tu finir par me dire ce que tu te reproches ?
– Le choc a été rude, jeune homme, intervient Simon d’une voix apaisante, c’est votre première tragédie et il est bien normal…
– Je voulais aussi que vous sachiez, monsieur, à quel point je regrette le mal que je vais causer aujourd’hui à Flavie.
Brusquement très pâle, Simon hoche imperceptiblement la tête tandis que la jeune fille se dresse et recule de plusieurs pas. En quelques enjambées, son père vient la prendre par les épaules et la force à se rasseoir, se tenant ensuite debout derrière elle. Bastien reprend, les yeux fixés sur ses mains jointes aux articulations blanchies :
– Comme je suis incapable de pratiquer et que je n’envisage pas que la situation change dans un proche avenir, j’ai loué mon bureau à un collègue, Étienne L’Heureux. Il vient de repasser ses examens et il a été reçu… Moi, je vais partir. J’ai retourné la situation dans tous les sens et je ne vois pas d’autre issue. Je vais aller aux États-Unis pour travailler dans une clinique médicale.
Hébétée, emplie d’un seul coup d’une incommensurable frayeur, Flavie pivote vers son père et lui crie :
– Mais papa, fais quelque chose ! Explique-lui que… que…
Incapable de rassembler ses idées, elle secoue rageusement la tête et elle ferme les yeux un bref moment pour tenter de contenir sa panique. Elle se penche ensuite vers Bastien, qui évite son regard en fixant un nœud dans le bois de la table. Les mains de Simon quittent ses épaules et elle l’entend reculer dans un coin de la pièce tandis qu’elle bredouille :
– Tout s’arrangera pourtant, ne vois-tu pas ? En prenant soin d’autres bébés et d’autres femmes, ta peine s’en ira toute seule… Je t’aiderai, Bastien, laisse-moi t’aider, si tu savais à quel point je tiens à toi, je tiens tellement à toi…
Comme pour se protéger d’une lumière trop vive, le jeune homme cache ses yeux avec sa main, sans répondre, ses lèvres serrées ne formant qu’une mince ligne. Pesamment, Flavie se lève, fait le tour de la table et vient s’agenouiller devant Bastien, qui est bien forcé de la regarder enfin, ne gardant contenance qu’au prix d’un grand effort de sa volonté. Posant ses mains sur ses jambes, elle suggère avec précaution :
– Bien certainement, tu ne peux pas partir longtemps. Tu voulais dire… quelques mois au plus ?
– Je ne sais pas quand je reviendrai. Je ne veux pas te donner de faux espoirs.
Visiblement, il souhaite déjà être à mille lieues de la rue Saint-Joseph et chacun de ses mots est pour Flavie comme un coup de poing en plein ventre.
– Bastien, je peux comprendre ta peine, mais ta réaction dépasse…
– Au contraire, réplique-t-il, glacial. Tu ne peux pas comprendre ma peine.
Le souffle coupé, Flavie reste pétrifiée. En un éclair, elle songe à ses reproches lorsqu’elle lui a menti lors de l’épidémie de typhus. Elle balbutie :
– Je croyais que tu avais confiance en moi. Je croyais qu’il fallait se confier tout ce qui nous importait. Mais tu ne veux rien me dire et tu refuses même… Moi, tu me refuses, moi.
Blême à faire peur, le jeune médecin baisse les yeux, incapable de soutenir son regard. Portée tout à coup par la force de son sentiment envers lui et par l’évocation des merveilleux moments qu’ils ont passés ensemble, Flavie propose avec toute la légèreté dont elle est capable :
– Emmène-moi, s’il te plaît.
La regardant franchement, il réplique d’une voix sourde :
– Tu quitterais tout, ta famille, ton travail, ton pays, pour me suivre ?
– On pourrait se marier rapidement, suggère-t-elle avec un sourire. Tu le sais que je ne suis pas plaignarde et que je serais bien contente de voyager…
– Je n’ai pas d’argent, souffle-t-il. Je ne sais même pas où je vais aboutir. C’est impossible.
– En effet, lance Simon d’une voix forte, c’est impossible.
– Je pourrais te rejoindre quand tu seras installé ! rétorque-t-elle avec désespoir. Si on fait la noce avant ton départ…
– Mais vas-tu te taire une fois pour toutes ? s’écrie-t-il d’un ton à la fois terrible et suppliant. Tu ne comprends pas que je veux être seul ? Même si j’étais riche à craquer, je ne voudrais pas t’emmener avec moi !
– Tu ne voudrais pas ? répète-t-elle d’une voix blanche, retirant lentement ses mains.
Elle se redresse, chancelante. À son tour, Bastien repousse sa chaise et se lève. Il ajoute précipitamment, misérable :
– Essaie de comprendre… Plus rien n’a de sens pour moi. Plus rien…
Suffoquée, Flavie court vers la porte, qu’elle ouvre violemment, et elle se précipite dehors. Après un moment d’égarement, elle se met à courir à toutes jambes. De loin, elle entend son père l’appeler. Parvenue devant chez Agathe, elle tambourine à la porte et c’est son jeune frère qui vient lui ouvrir et qui crie nonchalamment par-dessus son épaule :
– Agathe ! De la visite pour toi !
Réalisant soudain que Flavie n’est pas dans son état habituel, il s’efface vivement pour la laisser entrer et referme la porte derrière elle. Suivie de près par Laurent, Agathe fait irruption dans la cuisine et tous deux tombent en arrêt devant la jeune fille qui sanglote de toute son âme debout en plein milieu de la pièce, son visage enfoui dans ses mains.
Son frère l’interroge en vain, car elle est bien incapable d’articuler un son, puis il enfile hâtivement son manteau tandis qu’Agathe la fait asseoir près du poêle.
– C’est Bastien ? murmure-t-elle. Il t’a causé un gros chagrin ?
À travers ses larmes, Flavie aperçoit d’autres membres de la famille venir leur jeter un regard à la fois étonné et plein de sollicitude. Léocadie Sénéchal, sans un mot, vient poser sur ses genoux une couverture de laine. Assise à côté de son amie, le bras sur ses épaules, Agathe lui caresse le front, essuie ses joues ruisselantes avec son propre mouchoir. Flavie cache son visage contre elle et s’apaise peu à peu, perdant la notion du temps, apprivoisant lentement la déchirure qui la traverse maintenant de part en part.
Comme de très loin, une porte claque et, peu après, la voix de Laurent chuchote :
– J’ai croisé Bastien. Il part pour un long voyage. Il fait pitié, je t’assure…
Les dents serrées sous l’effort, Flavie fait appel à tout son courage et elle se redresse lentement. Laurent murmure encore :
– Je vais chercher une débarbouillette froide. Adossant sa tête, Flavie ferme les yeux, incapable de supporter la lumière du jour. Elle articule d’une voix tremblante :
– Je voulais qu’on parte ensemble, mais il ne veut pas de moi.
– Ma pauvre Flavie ! Entre ce qu’il veut et ce qu’il peut…
– Il me l’a dit ! Il ne veut pas de moi !
– Cesse de dire des sornettes ! gronde Laurent, posant soudain la débarbouillette sur ses yeux.
Après un instant, il reprend avec douceur :
– Moi aussi, je suis parti, tu te souviens ? Quand on part, il faut ignorer ses propres sentiments. Autrement, c’est invivable. Ton cavalier sera absent quelques mois et puis tu le retrouveras.
Un grand frisson traverse Flavie de part en part et elle balbutie :
– Daniel aussi…
Il avait promis qu’il reviendrait. De toutes ses forces, Flavie croise ses bras contre sa poitrine. C’est son deuxième cavalier qui la quitte ainsi, qui part pour l’étranger. Bastien l’abandonne et, comme Daniel, il ne reviendra pas, pour ne pas affronter une souffrance laissée loin derrière… L’homme qu’elle aime la fuit et Flavie a l’impression d’errer dans une forêt menaçante, peuplée d’arbres fantomatiques et d’échos mystérieux.