CHAPITRE VIII
Vers le milieu de décembre, un grand froid installe l’hiver pour de bon, au grand soulagement non seulement des charretiers, qui détestent les chemins détrempés et qui peuvent enfin sortir leurs traînes et leurs carrioles des hangars, mais aussi de Léonie et de Flavie, qui doivent accompagner les patientes, beau temps, mauvais temps. Une seule fois, quatre ans plus tôt, lors d’une abondante chute de neige couplée à des vents violents, l’une d’entre elles avait dû accoucher sans Léonie, assistée seulement par sa sœur et une de ses voisines. Par le plus grand des malheurs, le cordon était enroulé deux fois autour du cou du bébé, qui avait perdu la vie.
Une belle poudrerie, la première de la saison, recouvre de neige la ville, qui tombe en hibernation jusqu’au printemps. Le port et le canal ferment, les grands chantiers s’interrompent et des milliers de manœuvres et de journaliers s’encabanent pour passer la saison froide. Chez les Montreuil, l’annonce du départ de Laurent a considérablement alourdi l’atmosphère, et même la perspective des festivités de la nouvelle année à Longueuil ne ramène pas la joie.
D’humeur sombre et renfermée, Léonie s’installe au métier à tisser, monté dans sa chambre, et travaille pendant des heures. Les tuyaux de chauffage, remis en place en novembre, procurent une bonne tiédeur à cette pièce, contrairement aux deux autres chambres dont les lits doivent être garnis de plusieurs couvertures chaudes. De son côté, Flavie tâche de s’occuper l’esprit en lisant et en apportant un soin inhabituel à la préparation des repas et à ses travaux de couture. Quand c’est possible, elle se permet de longues promenades dans le quartier, parfois jusqu’au fleuve. Sans se lasser, elle observe le va-et-vient des attelages sur la glace : ceux des ramasseurs d’ordures déchargeant leurs saloperies qui seront emportées très loin au printemps, lors de la débâcle, et ceux des porteurs d’eau, qui peuvent enfin aller puiser le précieux liquide au large. L’été, les rives du fleuve, trop souillées à proximité de la ville, sont interdites à ces derniers, qui doivent s’approvisionner aux rares fontaines, aux robinets publics récemment installés, ou s’astreindre à un fastidieux parcours vers l’amont du fleuve.
D’excellente humeur, par contre, Laurent sifflote à longueur de journée, en préparant son butin de voyage, en s’absorbant dans diverses corvées ou en aidant son père à corriger les devoirs et à donner des leçons particulières à certains élèves. Parfois, Simon et lui ont de longues discussions sur le pays qu’il va bientôt découvrir. Flavie a rapidement compris que son père l’envie d’aller expérimenter sur place les idées républicaines qui le séduisent tant et qu’il a bien l’intention de voyager en pensée en sa compagnie.
Flavie et sa mère se hâtent rue Saint-Joseph tandis qu’une bise coupante les essouffle. Elles ont enroulé par-dessus leur capuche et autour de leur cou un large foulard tricoté. La maison d’Aglaé Mandeville, l’épouse d’un forgeron, est à quinze minutes de marche vers le nord, dans le faubourg Saint-Antoine. La dame aurait pu s’en remettre, pour l’accouchement, à l’une des femmes âgées de son quartier, mais sa première délivrance l’a rendue malade pendant plusieurs semaines. Puisque la prospérité de l’atelier de son mari lui procure une position sociale enviable, elle a préféré faire appel aux services de Léonie, acceptant sans rechigner de payer les deux visites que Léonie a pris l’habitude d’effectuer avant la délivrance.
Avec un sourire discret, la jeune femme les accueille, talonnée par sa fillette de deux ans qui s’agrippe à un pan de sa jupe. Il fait plutôt chaud dans la vaste cuisine et les deux visiteuses se débougrinent rapidement. Flavie aime beaucoup ces rencontres avec les femmes enceintes. Chaque fois, elle a l’impression de partir à l’aventure, non seulement parce qu’elle pénètre dans une maison étrangère, mais parce que les femmes changent de forme et parfois d’humeur.
– Tout va bien, Aglaé ? s’informe Léonie en considérant son ventre de huit mois. Des douleurs, des inconforts ?
– C’est ni mieux ni pire que ma première grossesse.
Peu expansive et d’un tempérament mélancolique, Aglaé est généralement avare de paroles. Elle s’assoit sur le bout de son lit et sa fille, fort jolie au goût de Flavie, grimpe à côté et s’installe de la même manière, les pieds pendants.
– Si vous voulez relever votre jupe, je vais toucher votre ventre. Tenez, mettez cela sur vous pour cacher le reste.
Le bébé est de bonne taille ; pendant que Léonie palpe le ventre, il donne des coups vigoureux. Mais Léonie est un peu inquiète parce que, même s’il est bien descendu dans le bassin, il a encore la tête vers le haut. Lorsque sa palpation est terminée, elle invite Flavie à tenter de déceler la forme du bébé. Cette dernière s’habitue rapidement à ces attouchements et elle ne craint plus de causer de la douleur en pressant avec énergie.
Pour permettre au bébé de remonter vers le haut de la matrice et, ainsi, de pivoter, Léonie prescrit à sa patiente plusieurs exercices, tout en la rassurant :
– Les chances sont bonnes pour que votre bébé se retourne, surtout si vous vous placez dans la position prescrite pendant quelques minutes, plusieurs fois par jour.
La jeune femme est visiblement tourmentée par la nouvelle et, pour ne pas la troubler davantage, Léonie préfère ne pas la prévenir que, si le bébé est mal engagé, il se peut qu’elle tente une version au moment des douleurs. Un bébé qui se présente par les fesses ou par les pieds signifie généralement un accouchement plus long et plus douloureux.
Flavie et la fillette, qui échangent des mimiques et pouffent de rire, attirent l’attention d’Aglaé. Comme si cette dernière prenait brusquement conscience de la présence de la jeune fille, elle s’assombrit encore. Dès leur première visite, un mois plus tôt, Léonie a senti un profond malaise chez sa cliente. S’assoyant à ses côtés, elle explique plaisamment :
– Pendant les délivrances, ma fille me rend déjà de petits services, comme préparer de l’eau chaude et des serviettes. Pour tout le reste, elle observe, pour apprendre.
Aglaé reste un moment les yeux fixés sur Flavie, puis elle se lève d’un brusque mouvement de reins et elle ramasse quelques traîneries. Léonie reprend :
– Notre curé est au courant.
– Vous voulez dire qu’il n’est pas contre ?
Léonie secoue la tête et ajoute malicieusement :
– Peut-être que vous n’en avez jamais entendu parler, mais dans plusieurs régions de France, on fait venir une jeune fille pour tenir la main de la femme en couches, jusqu’à la délivrance. On considère que la présence d’une vierge est bénéfique.
Aglaé la regarde avec stupeur.
– Je vous assure ! Plus d’une vieille me l’a raconté.
– Il n’est pas séant pour une fille d’assister aux délivrances, marmonne la jeune femme en détournant les yeux. Elle est initiée à des mystères qui ne devraient se révéler à elle qu’une fois mariée.
– Des mystères ? se moque soudain Flavie tout en faisant danser la fillette sur ses genoux. Je savais déjà avant de commencer, madame, comment les bébés sont faits et comment une femme accouche. Toutes les jeunes filles le savent.
– L’accouchement est un acte tout à fait naturel, remarque Léonie, dissimulant son exaspération à devoir se répéter. Il est relié à l’accouplement, mais en même temps, il en est complètement détaché. Vous imaginez bien que nous, les sages-femmes, sommes entièrement et uniquement préoccupées par le bien-être de la mère et de son enfant à venir.
– J’ai déjà assisté à deux délivrances, poursuit Flavie en dirigeant vers Aglaé un regard heureux. C’est passionnant ! Maman m’a dit qu’il était très important d’assister à un grand nombre de délivrances avant de commencer une pratique. Il y a tellement de choses à comprendre ! À comprendre pas seulement avec sa tête, mais avec ses doigts aussi. Juste pour deviner la position du bébé en palpant le ventre, je vous assure que ça prend une bonne escousse !
Ravie par la spontanéité et l’aisance de sa fille à discuter de ces questions, Léonie lui sourit avec affection, puis elle déclare d’un ton sans réplique :
– Je vous ai prévenue, il y a un mois, que dorénavant ma fille allait m’accompagner partout.
Léonie se lève et se dirige vers la patère où sont suspendus les manteaux d’hiver. À regret, Flavie délaisse la fillette et la suit. Lorsqu’elles sont sur le point de sortir, Aglaé Mandeville dit avec hésitation, mais en les regardant franchement :
– Mon mari ira vous chercher au moment des douleurs.
– Je vous remercie de votre confiance, dit en souriant Léonie avant de refermer la porte.
Toutes deux marchent dans le froid depuis quelques minutes lorsque Flavie s’enquiert :
– Si elle m’interdit l’entrée de sa maison le jour de la délivrance… Est-ce que tu l’abandonneras ?
– Bien sûr que non. Mais je ferai tout mon possible pour que tu restes avec moi.155
Quelques jours plus tard, un dimanche en début d’après-midi, Flavie se berce près du poêle, heureuse de sa solitude et du silence qui règne dans la maison. Ses parents sont partis faire une courte promenade avec Cécile, et Laurent est dans la cour, en train de s’occuper des poules. La trêve est de courte durée, cependant, puisque la porte d’entrée s’ouvre et une voix fraîche et gaie crie :
– Bonjour tout le monde !
– Entrez, Marie-Claire ! lance Flavie sur le même ton, en se levant d’un bond.
Pénétrant dans la salle de classe, Flavie est ravie de constater la présence de Suzanne, qui referme la porte derrière elles. Toutes trois s’embrassent et Flavie les prévient en souriant :
– Pour le moment, je suis « tout le monde », mais maman devrait rentrer bientôt. Débougrinez-vous.
Mère et fille délacent leurs bottillons de cuir et enfilent les pantoufles de laine prévues pour la visite. Elles accrochent leurs manteaux à la patère, puis elles suivent Flavie jusqu’à la cuisine. Marie-Claire se laisser tomber dans la chaise berçante tandis que les deux jeunes filles approchent une chaise droite du poêle et s’y installent. Marie-Claire s’exclame :
– Quelle agréable chaleur ! Tu sais que Suzanne et moi, nous sommes venues à pied ?
– Bel exploit ! se moque en pouffant de rire une Flavie habituée à trotter partout sur ses deux jambes.
Suzanne affecte un maintien plein de dignité :
– Nous aurions très bien pu héler une carriole, rue Notre-Dame, comme font toutes les dames de qualité !
Avec bonheur, Flavie retrouve chez Suzanne un peu de cette vivacité qu’elle possédait à revendre lorsqu’elle fréquentait l’école de Simon, mais qui semble bien amenuisée après deux ans de couvent… Suzanne est maintenant engoncée dans de jolies robes qui la compressent de partout, elle a abandonné les tresses pour des coiffures compliquées et ses joues, auparavant si rouges, sont maintenant pâles. Fronçant les sourcils, Flavie la scrute un moment. Le rose de ses lèvres et ce teint blanc, que les dames apprécient parce qu’il les distingue des femmes du peuple, sont bel et bien rehaussés par de subtiles touches de fard.
La porte de la cuisine s’ouvre brusquement.
– J’ai besoin de la grosse brosse à récurer !
Une forte odeur de fumier de poule pénètre dans la pièce en même temps que Laurent, vêtu d’un manteau de drap foncé très crasseux et d’une tuque de laine parsemée de brins de foin.
– Bien le bonjour, madame et mademoiselle, salue le jeune homme en rougissant. Pardonnez mes manières.
– Il n’y a pas de mal. Nous n’avons pas annoncé notre visite.
Flavie dépose entre ses mains la brosse demandée, puis elle le repousse dehors.
– Allez, décanille ! Tu ne sens pas la rose, je te jure !
Laurent s’empourpre davantage en marmonnant. Le regard fixé sur la porte qu’il vient de refermer, Marie-Claire commente :
– Un bon garçon, votre Laurent. Léonie en est très fière. En comparaison de lui, je trouve que mes fils ont les idées étroites et le jugement prompt.
Suzanne lève les yeux au ciel.
– Mes frères pensent surtout à s’enrichir et à avoir une belle maison.
– Et une épouse qui passe sa journée à les attendre, conclut Flavie.
Marie-Claire constate avec un sourire entendu :
– Ce ne sera pas ton cas, n’est-ce pas ?
Flavie a encore beaucoup de misère à s’imaginer en tant qu’épouse et elle répond finalement :
– Quand on se marie, les enfants viennent vite ensuite. On n’a plus de temps pour autre chose.
– Ça ne veut pas dire qu’on ne soupire pas après autre chose, conclut Marie-Claire. Tu es chanceuse, Flavie, d’avoir une idée si nette de ton avenir. Si c’était à refaire… J’aurais bien voulu apprendre un métier.
– Celui d’arpenteur ! s’exclame Suzanne en levant les yeux au ciel. Ou de journaliste. Ou d’imprimeur !
Marie-Claire fait une grimace amusante, mais son désarroi est perceptible. Pour alléger l’atmosphère, Flavie demande à Suzanne :
– S’il te plaît, raconte-moi le couvent ! Tu avais commencé l’autre jour, au bazar…
– Non, par pitié ! gémit comiquement Marie-Claire en se couvrant les oreilles de ses mains. J’ai entendu ce récit au moins cinq fois !
– C’était une grande maison, celle du notaire Chambert, tu sais, dans le faubourg Saint-Laurent ? Les religieuses de la congrégation de Notre-Dame l’ont transformée en couvent il y a cinq ans. Nous étions neuf pensionnaires. Ça ne me dérangeait pas d’étudier, mais… la vie des saintes, l’histoire religieuse, les dévotions mangeaient tellement de temps ! Et puis, il fallait préparer une séance pour l’aumônier dont c’était la fête patronale, et puis aller décorer une chapelle… Il fallait se promener en silence. Manger en silence. Ne pas montrer trop de familiarité avec nos amies. Se déshabiller, le soir, sans dévoiler un seul coin de peau, même une cheville !
– Impossible ! prétend Flavie.
– On défaisait quelques boutons, explique Suzanne en mimant les gestes, puis on passait notre chemise par-dessus notre tête en la laissant retomber jusqu’à terre, puis on se tortillait par en dessous pour ôter notre robe… Au début, je m’ennuyais beaucoup de la maison, mais j’ai fini par y prendre goût. Je me suis fait de très bonnes amies, comme Adélaïde, dont le père, M. Quintin, possède une fabrique dans le quartier Sainte-Marie, et Constance Célerier, tu sais, la fille de celui qui exploite la traverse de Laprairie… Constance est sur le point de faire ses débuts.
– Et toi ?
Suzanne jette un coup d’œil vindicatif à sa mère et Flavie devine que la question les oppose. Avec une placidité affectée, Marie-Claire répond :
– Suzanne manifeste une grande impatience, mais j’estime qu’on précipite les demoiselles trop jeunes dans le mariage. Parce que faire son début dans le monde, cela ne sert qu’à trouver un mari, n’est-ce pas ? Je préfère que Suzanne attende encore une année ou deux.
La porte d’entrée claque et, visiblement soulagée de cette diversion, Marie-Claire s’exclame :
– Les promeneurs sont de retour !
Bientôt, les joues rougies, Léonie, Simon et Cécile font leur apparition dans la cuisine. Après les salutations et les embrassades, Flavie prépare une tisane à la menthe très chaude et sucrée au miel et tous prennent place à table pour la déguster. Simon s’installe dans la chaise berçante avec un journal et les trois jeunes filles disparaissent dans la salle de classe.
– J’ai rendu visite à notre curé, annonce Marie-Claire, concernant sa suggestion de fonder un nouveau refuge. Imagine-toi qu’il est vraiment sérieux et qu’il semble réellement préoccupé d’offrir un autre toit aux femmes enceintes.
– On peut reprocher bien des choses aux prêtres et aux religieuses, soupire Léonie, mais pas d’être indifférents devant la misère.
Quoique dans ce cas, songe-t-elle, il est bien aisé de comprendre que Chicoisneau se soucie surtout de camoufler les grossesses « immorales ». Marie-Claire reprend :
– J’ai jonglé pendant des jours avec son offre de diriger une telle entreprise. D’un côté, je me sens très peu compétente pour prendre cette responsabilité. Mais de l’autre… Je pensais depuis un certain temps à démissionner du conseil d’administration de l’Asile de la Providence.
– Vraiment ? s’étonne Léonie. Tu m’en caches des choses… Et pourquoi ?
– Les hommes d’église sont trop heureux de nous confier la direction d’œuvres charitables, mais ils nous croient incapables de gouverner seules ces sociétés ! Il nous faut être étroitement surveillées ! Je suis de plus en plus fâchée de l’autorité arbitraire du directeur spirituel et de monseigneur Bourget sur toutes les décisions qui portent à conséquence.
Marie-Claire poursuit en évoquant les soirées pendant lesquelles sa conscience s’est débattue avec la proposition de M. Chicoisneau. Le sulpicien n’est-il pas beaucoup moins pointilleux que l’évêque avec les œuvres placées sous son patronage, même dirigées par des femmes ? Devant l’assentiment de Léonie, elle raconte ensuite comment, à chaque jour qui passait, elle se sentait davantage enthousiasmée par ce défi singulier, celui de devenir la présidente d’une société au but si noble.
– J’ai pensé à la manière dont les femmes, parce que ce sont elles qui portent les enfants, ce sont elles qui portent le fruit du péché, sont bien plus pointées du doigt que leurs séducteurs… N’est-ce pas profondément injuste, Léonie ? Un homme, même marié, n’a qu’à s’enfuir et à refaire sa vie ailleurs ! Tandis que les mères…
Léonie dit sourdement :
– Plusieurs de celles qui ont dû abandonner leur enfant m’ont confié, des années plus tard, qu’elles avaient encore l’espoir de le reprendre un jour. Nos enfants nous habitent pour toujours, Marie-Claire.
Les deux femmes échangent un regard à la fois triste et complice. Le premier-né de Léonie est mort à l’âge de cinq mois, alors que Marie-Claire a perdu son quatrième enfant, une fille, quelques heures seulement après la délivrance. Ce chagrin ancien est encore si vif en elles… De la salle de classe leur parviennent un éclat de voix et des rires. S’ébrouant pour retrouver le fil de la discussion, Marie-Claire reprend, avec une passion qui éclaire son visage d’une lumière singulière :
– Tout à coup, ça me frappe à quel point notre monde est injuste envers les femmes. Tu réalises que ma fille a un destin tout tracé d’avance ? Tout ce que je peux lui souhaiter, c’est de trouver un mari « pas trop pire » ! Tu te rends compte ? Nous, les mères, nous plaçons nos filles entre les mains d’un homme en priant qu’il soit bon pour elles !
Soudain vibrante d’indignation, Marie-Claire se lève et arpente la pièce à grands pas, passant sans y faire attention devant Simon qui fait mine de s’absorber dans sa lecture, mais dont l’attention est fixée sur leur conversation. Se plantant devant Léonie, Marie-Claire lance :
– Depuis toujours, les femmes ont pris soin des comptes du commerce familial, mais maintenant que les grandes sociétés et les gouvernements emploient des comptables, ils refusent les femmes ! Avant, les femmes pouvaient plaider devant les cours de justice, mais aujourd’hui, la chose serait impensable !
Sans crier gare, Marie-Claire se laisse retomber sur sa chaise. Elle prend une profonde respiration et jette avec rancœur :
– J’ai presque honte que ce soit Chicoisneau, un curé, qui ait dû me pousser dans le dos pour mettre le refuge sur pied. J’aurais dû en prendre la responsabilité bien avant, plutôt que de perdre mon temps à déplacer des potiches dans le salon ou à me faire des frisettes !
Simon plonge derrière son journal pour masquer son envie de rire. Marie-Claire informe Léonie d’un ton monocorde :
– J’ai dicté mes conditions à Chicoisneau. Le refuge sera uniquement dirigé par son conseil d’administration et lui seul engagera le personnel nécessaire. Il accueillera toutes les femmes enceintes, sans exception, dans la salle commune. Les sages-femmes se déplaceront également, au besoin, dans les maisons, moyennant une légère rétribution.
– Comme à Québec, murmure Léonie, le cœur battant.
– Une sage-femme sera responsable de l’accueil médical et des délivrances et j’aimerais beaucoup, Léonie, que tu acceptes la charge.
Saisie, Léonie reste la bouche grande ouverte, puis elle est envahie par un puissant sentiment d’exultation. Étreignant le bras de Marie-Claire, elle balbutie :
– Moi ? Tu lui as parlé de moi ?
– Je ne veux pas qu’on m’impose une matrone de quartier qui ne sait même pas lire et qui se signe à tout bout de champ.
– Ou un médecin, ajoute Léonie, le caquet soudain rabattu. Parce que c’est souvent la coutume, dans les maternités…
– Je me suis informée et j’ai visité le Lying-In. D’accord, en théorie, ce refuge est sous la direction d’un comité de médecins qui sont également les professeurs du McGill College. Mais en pratique, c’est la sage-femme qui décide de tout, y compris du moment où elle doit faire appeler un médecin pour une intervention délicate. Mais tu le sais aussi bien que moi…
– Figure-toi que j’y ai beaucoup pensé, moi aussi, à ce refuge. Je trouve que c’est une idée magnifique. Mais cela m’obligerait à cesser ma pratique privée…
Du coin de l’œil, Léonie voit Simon relever brusquement la tête et leur lancer un regard interloqué. Marie-Claire la rassure :
– Dès l’embauche, le conseil te garantira un salaire fixe.
– Bien entendu, suggère Léonie, le conseil accepterait sans aucune restriction que la sage-femme ait une apprentie et les patientes devraient également accepter sa présence.
– Bien entendu.
Léonie s’exclame avec soulagement, en se tournant vers Simon :
– Je n’aurais plus à discuter avec chaque cliente à propos de la présence de Flavie !
– Ta fille bénéficierait de meilleures conditions d’apprentissage, ajoute Marie-Claire. On pourrait même envisager d’offrir aux sages-femmes et à leurs apprenties quelques cours de perfectionnement, comme cela se fait déjà ailleurs.
Ravie par cette perspective, Léonie saisit sa tasse et avale d’un seul coup la tisane refroidie.
– Il faudra lui trouver un nom, à ce refuge…
– Tu crois que ces dames de Québec nous en voudraient si on choisissait Société compatissante de Montréal ?
– Je pourrais leur écrire pour le leur demander. C’est vrai que c’est beau.
– À mon goût, il faut s’éloigner des asiles et des hospices si chers à notre clergé…
La porte de la salle de classe s’ouvre à la volée et Flavie lance, le visage grave :
– Maman, une visite pour toi.
– Nous partons, annonce Marie-Claire en se levant à la hâte.
Quelques minutes plus tard, Léonie fait asseoir à une table de la salle de classe une femme jeune et maigre, recouverte jusqu’aux pieds d’un large manteau d’homme qu’elle refuse d’enlever. D’après son maintien plutôt fier et son air franc et vaguement insolent, Léonie l’imagine ouvrière dans l’un de ces nouveaux ateliers de tissage ou de cordonnerie qui emploient, chacun, plusieurs dizaines de personnes. Comment blâmer tant de jeunes filles de préférer un travail en fabrique, même ingrat et peu payant, à celui de domestique ?
Régulièrement, Léonie est consultée par une ancienne cliente ou par l’une de ses connaissances pour des maux reliés aux organes de la génération. Si elle est parfois apte à les soulager avec des fumigations, des onguents ou divers remèdes simples, elle doit souvent se résoudre à diriger ses clientes vers l’hôpital. Cependant, malgré le savoir-faire des religieuses, les femmes ont en horreur cet endroit où les pauvres vont mourir et elles n’acceptent de s’y rendre que réduites à la toute dernière extrémité.
Si les cliniques médicales gratuites se multiplient aux quatre coins de la ville, non seulement dans les écoles de médecine, mais chez plusieurs médecins qui ouvrent leurs cabinets aux pauvres, Léonie hésite cependant à y envoyer ses patientes. Elle sait pertinemment que les médecins, en dépit de leur prétendue science, ne comprennent pas la maladie beaucoup mieux qu’elle et se contentent de sortir leur lancette pour une saignée ou leur clystère pour un lavement.
Regardant autour d’elle, la jeune femme s’étonne :
– Vous recevez vos clientes dans une classe ?
– Vous y voyez une objection, mademoiselle… ?
– Pauline. Seulement Pauline.
– Comment puis-je vous aider ?
Après un moment de silence pendant lequel Pauline garde obstinément les yeux baissés, Léonie l’encourage gentiment, comme elle doit le faire si souvent :
– Pour que je puisse vous aider, il faut me raconter… Les organes de la génération sont des organes comme les autres, dont il faut apprendre à parler sans gêne si l’on veut se soigner.
– Je n’ai pas mal, laisse-t-elle tomber.
Léonie glisse un regard à sa taille d’apparence fine sous le manteau.
– Si vous êtes grosse, vous ne l’êtes pas de beaucoup. Il y a sûrement, dans votre quartier, plusieurs dames qui accompagnent les délivrances… Parce que je charge un prix plutôt élevé.
Parfaitement immobile, Pauline contemple les mains de Léonie, jointes sur la table, puis elle grommelle :
– C’est ma sœur qui m’a envoyée vous consulter. Elle est bonne à tout faire. Elle a entendu parler de vous par sa maîtresse.
– Si vous me dites où vous habitez, je pourrais peut-être vous diriger…
Pauline jette un coup d’œil circulaire pour s’assurer que la porte est bien fermée et que personne ne peut entendre. Elle lève vers Léonie un visage où se devine, derrière l’aplomb, une vive angoisse.
– Je sais que vous rendez bien d’autres services que les délivrances, alors… Je n’ai pas fleuri depuis septembre, on dirait qu’il y a quelque chose de bloqué…
– Vos dernières règles étaient donc…
– Vers la fin du mois.
– Presque trois mois… Êtes-vous mariée ?
Elle secoue la tête.
– Alors vous voulez faire revenir votre sang ? La meilleure chose à faire, pour le moment, serait d’aller consulter un médecin. Le retard des règles pourrait être dû à une maladie de langueur ou à un excès d’eau. C’est fréquent chez les jeunes ouvrières. Vous avez plutôt mal au ventre, n’est-ce pas ?
La jeune femme est sur le point de nier mais, constatant l’expression de Léonie, elle se ravise. Un faible sourire se dessine sur ses lèvres tandis qu’elle acquiesce faiblement.
– Les médecins prescrivent un émétique à tout bout de champ. Si ça peut au moins servir à ça…
Léonie fait mémoriser à la jeune fille le nom et l’adresse du Montreal Dispensary, puis elle lui décrit les symptômes du mal dont elle est censée souffrir. Enfin, elle la prévient que le retour des règles sera sans doute assez douloureux.
– Si vous ne guérissez à votre goût, revenez me voir. Je connais l’usage de quelques plantes. Mais ne tardez pas. Plus le fruit est âgé, mieux il est accroché.
Comme si Léonie lui donnait enfin la permission de parler franchement, Pauline se penche :
– Je ne pourrais pas faire vivre un enfant, parce qu’il faut que je travaille. Quant à le placer en nourrice… c’est beaucoup trop cher.
– Votre famille ?
– Elle est loin. J’habite une chambre… Je fréquente cet homme depuis cinq mois, il est peintre en bâtiment, j’ai fait sa connaissance au cours d’une promenade, au début de l’été… Il m’avait promis qu’il me marierait dès que possible et j’étais bien d’accord.
– Maintenant, il ne veut plus ?
– Il réussit tout juste à faire vivre sa vieille mère. Alors, une femme et un enfant… Pour le sûr, il va m’abandonner si…
S’interrompant, la jeune femme se mord les lèvres, puis elle se lève brusquement et s’enfuit après de vagues remerciements. Refermant la porte, Léonie fulmine encore une fois contre cette peur qui empêche maintenant de réclamer ouvertement de l’aide pour un avortement. On prétend qu’il est criminel de vouloir faire mourir le fruit. Mais cela ne l’est-il pas bien davantage lorsqu’une femme met au monde un enfant qui sera négligé et mal nourri ? Qui, s’il survit, sera laissé trop jeune à lui-même, demeurera inculte et augmentera le nombre des personnes dont le sort reste précaire toute la vie durant ? Et qu’on ne vienne pas prétendre que ces femmes sont les seules responsables de ces tristes conséquences. Les enfants se fabriquent à deux !
Au souper, Léonie explique à Simon et à ses enfants le projet de Marie-Claire et sa proposition professionnelle. Après une courte discussion, Laurent et Cécile se désintéressent du sujet et quittent la table. Simon pose quelques questions d’un air dubitatif, réagissant fortement à la perspective d’un alourdissement de la tâche de son épouse.
– L’horaire de travail sera à discuter, réplique Léonie avec patience, mais je vais m’arranger pour que les heures ne soient pas trop longues.
– Tu devras faire des gardes de nuit, pour le sûr.
– Et alors ? s’exclame Flavie en jetant un regard courroucé à son père. C’est déjà le cas, non ? À ta place, je serais content que maman ait enfin un horaire régulier. Et puis, ses gages risquent d’augmenter…
Après avoir réfléchi un instant pour mettre de l’ordre dans ses idées, Léonie demande à Simon :
– Si on te proposait le poste de directeur d’école, comment réagirais-tu ? Si on t’offrait une école où tu peux décider du programme d’enseignement et engager les professeurs de ton choix ? Tu accepterais, n’est-ce pas ?
L’air un peu piteux, Simon hoche la tête. Satisfaite, Léonie ajoute :
– J’ai l’impression qu’enfin tout ce que je sais va vraiment servir.
– Je t’envie, murmure Simon avec amertume. Personne ne m’offre rien, à moi.
Le cœur serré, sachant que son homme a des idées tellement originales qu’il fait peur à certains, Léonie s’enquiert :
– Tu n’es pas bien, maître d’école ?
Simon ne répond pas et, toute à son enthousiasme à propos de la future Société compatissante, Flavie lance avec flamme :
– Quelle chance pour moi, papa, tu te rends compte ? Je pourrai observer à ma guise des dizaines de délivrances, sans que personne y trouve à redire ! Et puis, Marie-Claire a même parlé de cours… Quelle idée géniale ! Tu sais quoi, maman ? La Société pourrait devenir la première vraie école de sages-femmes de la province, où on apprend tout ce que les médecins doivent savoir pour prétendre au titre d’accoucheur !
Ébahie, Léonie fixe sa fille en même temps qu’elle frissonne d’une soudaine excitation mêlée d’appréhension. Simon se moque :
– Une école de sages-femmes ! Et quoi encore !
Indignée par son dédain, Flavie réplique :
– Du haut de ton savoir, papa, explique-moi pourquoi il est interdit aux sages-femmes de devenir médecins-accoucheurs, elles aussi ?
Simon fait une tentative prudente :
– Je croyais que les femmes n’avaient pas les nerfs assez solides pour opérer ?
– Comment peut-on le savoir, rétorque Flavie avec exaspération, si on ne les laisse même pas feuilleter un seul traité de médecine ? C’est épuisant, à la fin, tous ces colportages qui circulent sur la faiblesse des femmes ! Moi, je trouve complètement absurde que nous soyons obligées de faire appel au médecin dès qu’il faut donner des médicaments, utiliser des instruments ou pratiquer une opération !
Les laissant argumenter, Léonie se lève en ramassant quelques couverts. Elle est étourdie par toutes ces idées qui s’agitent dans sa tête, la Société, et puis, maintenant, cette école d’accoucheuses… Mais une chose est sûre : elle ne peut pas laisser passer une telle occasion professionnelle. Dans son for intérieur, elle remercie le ciel que Marie-Claire lui donne cette chance d’élargir le champ de ses responsabilités et de faire profiter de son savoir un plus grand nombre de femmes.