CHAPITRE III
Deux jours plus tard, alors que Léonie est seule dans la cuisine en train de préparer des herbes médicinales pour le séchage, elle reçoit la visite du jeune fils de Charlotte Duquest, une des dames les plus pieuses du voisinage. Léonie fronce les sourcils. Rodolphe est souvent le messager du curé de la paroisse et, avant que le garçon ouvre la bouche, elle lance avec raideur :
– Tu as un message pour moi, petit ?
– Oui, madame Léonie. Notre curé aimerait vous voir cet après-midi au presbytère.
– Il t’a dit pourquoi ?
– Non, madame. Seulement que c’est urgent et qu’il compte sur vous.
– Ça va, petit. Tu peux rentrer chez toi. J’y serai.
Sans bouger, il lui jette un regard plein d’espoir, mais Léonie n’est pas d’humeur à se laisser attendrir. Elle dit brusquement :
– Le curé t’a donné un petit quelque chose pour ta peine ?
Dépité, il hoche la tête et tourne les talons. Léonie marmonne, surtout pour elle-même :
– Parfois, on transporte des nouvelles pas très bonnes. Alors, les gens nous en veulent un peu.
Le garçon sort et Léonie reste pensive, les yeux fixés sur les herbes à l’odeur envahissante qui encombrent la table. Lorsque Philibert Chicoisneau la convoque ainsi, à quelques heures d’avis, c’est qu’il doit trouver une solution à une situation délicate et qu’il compte sur elle pour l’aider. Léonie est sans doute la plus fière de toutes les sages-femmes qu’il a acceptées dans la paroisse, et elle sait très bien qu’il la préférerait davantage pieuse et soumise. Mais les plus scrupuleuses ne sont pas les plus discrètes…
À deux reprises, Léonie a tiré M. Chicoisneau d’un fort mauvais pas. Elle a d’abord accompagné la délivrance d’une jeune fille de bonne famille et trouvé une nourrice pour ce bébé dont le père était un vicaire. Quelques années plus tard, elle a examiné et interrogé une domestique qui affirmait avoir été forcée par trois séminaristes, puis elle a servi de médiatrice pour assurer un dédommagement minimal à la jeune femme qui, à l’évidence, disait la vérité.
Lorsqu’elle a établi sa pratique, Léonie a dû solliciter, comme l’exige la coutume au Bas-Canada, la permission et l’appui du curé de Notre-Dame de Montréal. Elle était munie d’une lettre de recommandation du curé de Longueuil, qui non seulement faisait l’éloge de ses qualités morales, mais qui détaillait ses cinq années d’apprentissage auprès de sa tante Sophronie Lebel, la sage-femme attitrée de tout le canton, héritière d’un impressionnant savoir transmis de génération en génération depuis que son aïeule était devenue l’apprentie de la dernière accoucheuse engagée par le roi pour assister les femmes de la Nouvelle-France.
C’était en particulier sur sa soumission aux valeurs religieuses que son nouveau curé l’avait interrogée. Si, par pur respect des convenances, Léonie s’obligeait à assister à la messe une fois par mois et à se confesser pendant le temps pascal, elle n’était membre d’aucune association pieuse. Néanmoins, son style de vie semblait, aux yeux de M. Chicoisneau, suffisamment respectueux des valeurs chrétiennes. Il y avait dans les faubourgs un grand besoin de sages-femmes et, déjà, la rumeur lui était parvenue que l’épouse de l’instituteur Simon Montreuil était fort appréciée du voisinage.
En accompagnant sa tante Sophronie dans sa pratique, Léonie n’avait pas été lente à remarquer que, si les curés n’étaient généralement pas admis auprès des femmes en couches, ils tenaient à ce que les sages-femmes de la paroisse leur soient toutes dévouées. Ils accordaient au rituel du baptême une importance capitale et, en cas de délivrance difficile, seules les sages-femmes pouvaient accomplir ce rite, quitte à introduire une main à l’intérieur de la mère afin de toucher le fœtus prisonnier tout en prononçant les paroles sacramentelles. Les curés insistaient même pour que, advenant le décès de la mère, les accoucheuses ouvrent son ventre et en tirent le bébé, mort ou vif… Mais comme la plupart des sages-femmes qu’elle connaissait, même les plus pieuses, Sophronie n’avait jamais pu s’y résoudre et de même, Léonie refusait d’accomplir ce qui lui semblait une véritable boucherie.
Mais il y avait, dans l’intérêt que le clergé portait aux sages-femmes, davantage que la seule volonté de soustraire les jeunes âmes à l’emprise de Satan. À leur première rencontre, le curé de Notre-Dame avait répété à Léonie, à demi-mots mais de façon très claire, les interdits religieux formels concernant l’aide à l’avortement et à l’infanticide. Même si les théologiens se disputaient sur le moment où le fœtus acquérait son âme, aux yeux des hommes d’église, toute interruption de la vie, même dans ses balbutiements, était un crime.
Léonie contemple son décor familier, les murs lambrissés de grandes planches de bois et décorés de quelques images pastorales, les étagères avec les pots et les ustensiles de cuisine, le vieux bahut donné par son père lorsqu’il a cassé maison… La convocation pourrait-elle être liée à l’apprentissage de Flavie ? M. Chicoisneau est peut-être fâché que Léonie n’ait pas sollicité son avis auparavant… Une vive colère la traverse lorsqu’elle songe à la manière dont tous, les époux, les médecins, les curés et même l’évêque, tentent de s’introduire dans la chambre des accouchées. Les médecins toléreraient-ils de se laisser dicter ainsi leur conduite auprès de leurs patients ? Bien sûr que non : certains d’entre eux sont même en train de s’organiser pour fonder une corporation professionnelle. Pourquoi réserve-t-on aux sages-femmes un traitement si différent ? Et surtout, pourquoi s’attend-on à ce qu’elles courbent l’échine sans mot dire ?
Pendant un moment, Léonie ne peut s’empêcher de craindre que son curé ne soit contaminé par le comportement si excessif de l’évêque de Montréal. Pour l’instant, la chose semble quasiment impossible : l’hostilité ouverte qui règne entre Ignace Bourget et les messieurs de Saint-Sulpice, curés de l’immense paroisse de Notre-Dame de Montréal, fait circuler de nombreuses plaisanteries parmi la population. Le premier voudrait avoir autorité sur les seconds, qui se cabrent à juste titre. L’évêque voudrait que la paroisse soit divisée pour que les fidèles n’aient pas une trop grande distance à franchir pour se rendre à la messe. Les sulpiciens préfèrent, et de loin, établir dans les faubourgs et dans les côtes des petites chapelles où se déroulent quelques cérémonies… Ces derniers sont les seigneurs de Montréal depuis l’arrivée des premiers colons en Nouvelle-France et ils sont fort réticents à céder quelque parcelle que ce soit de leur pouvoir religieux.
Mais si Mgr Ignace Bourget réussit un jour à asseoir son autorité et à étendre son influence sur Montréal, qui sait ce qu’il exigera de ses ouailles ? Il a déjà de nombreux appuis parmi la population et il tente par tous les moyens d’augmenter l’influence des communautés religieuses. Après avoir réussi à faire venir de France quelques Frères de l’instruction chrétienne pour ouvrir des écoles de garçons, il encourage la création de nouvelles communautés enseignantes, comme celle des Sœurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, à Longueuil. Non seulement s’immisce-t-il dans la rédaction des règlements de la constitution d’organismes charitables fondés par des femmes laïques, qui recherchent tout naturellement sa protection et son appui, mais il leur impose un conseiller spirituel qui assiste à toutes leurs délibérations !
Avec surprise, Léonie a réalisé que l’évêque souhaitait ardemment que ces sociétés se transforment en communautés religieuses. Dans un cas, il a réussi : les dames patronnesses qui ont mis sur pied l’Asile de la Providence ont pris le voile. Bientôt, il en sera de même pour les sages-femmes laïques de l’hospice Sainte-Pélagie, qui offre un havre aux femmes enceintes démunies ou qui doivent accoucher en secret. La très dévote et peu instruite veuve Rosalie Jetté, fondatrice de l’hospice, semble favorable aux projets de l’évêque…
Refusant d’un mouvement d’épaules de se laisser distraire plus longtemps, Léonie se replonge dans la tâche de lier les gerbes, qui seront ainsi prêtes à être suspendues pour le séchage. Ces messieurs de Saint-Sulpice, en tant que seigneurs de Montréal, ont des choses beaucoup plus importantes à régler que l’apprentissage d’une future sage-femme du faubourg Sainte-Anne. La veille, Léonie s’est approvisionnée dans les jardins des sœurs grises et des sulpiciens. Plusieurs recettes lui viennent de sa tante, qui les tenait elle-même de sa mère ; d’autres lui ont été données par l’apothicairesse des sœurs grises, une religieuse d’une très vaste culture. Léonie pourra ainsi fournir à ses patientes, tout au long de la grossesse et pendant l’accouchement, plusieurs tisanes médicinales ayant diverses propriétés.
À la fin de la matinée, Simon et les trois enfants reviennent de la ville, discutant avec animation. Ils ont fait le tour des librairies pour repérer quelques nouveautés dans les manuels scolaires. Laurent dépose sur la table une besace de cuir, qu’il ouvre pour en sortir quatre livres qu’il transporte dans la salle de classe. Comme à l’accoutumée, ses sœurs et lui s’assoient serrés les uns contre les autres pour feuilleter, page après page, les précieux ouvrages.
Simon jette un regard circonspect à sa femme, s’attendant, comme toujours, à une remarque concernant la cherté des livres et la difficulté qu’elle aura, ce mois-ci, à joindre les deux bouts après une telle dépense. Mais Léonie, envahie de sentiments contradictoires suscités par la visite qu’elle aura à faire cet après-midi, reste coite. Après le repas, se couvrant les épaules d’un châle, elle s’empresse de se mettre en chemin, mais le temps est si lourd qu’elle l’enroule plutôt autour de sa taille, heureuse que septembre soit encore si prodigue de chaleur. Par-dessus sa chemise, elle porte un corsage de couleur grise dont les manches évasées s’arrêtent tout juste en bas du coude. Autour de son cou, pour faire une tache de couleur, elle a noué un petit foulard orange qu’elle a taillé, il y a de nombreuses années, dans une vieille robe que lui a donnée une bourgeoise. Son bonnet, qui laisse tout le haut de son front dégagé, est dénoué ; elle l’enlève même pendant quelques minutes pour le plaisir de sentir la brise effleurer ses cheveux réunis en une tresse fixée en place au bas de sa nuque.
La place d’Armes est très animée, comme à toute heure du jour, et les épouses des avocats et des marchands du quartier, aux robes froufroutantes, y croisent les messieurs sombrement vêtus qui, l’air préoccupé, vont brasser des affaires à la Banque de Montréal. Après avoir jeté un coup d’œil à la haute et impressionnante silhouette de l’église Notre-Dame, Léonie entre dans la cour du vaste bâtiment de pierre qui abrite à la fois le séminaire des sulpiciens et le presbytère. Répondant à la cloche, un jeune prêtre la conduit dans un petit salon, attenant à l’entrée, qui compte au moins trois portes. Quelques minutes plus tard, l’une d’entre elles s’ouvre et le sulpicien Chicoisneau, curé de la paroisse, entre dans la pièce, vêtu de sa traditionnelle soutane noire.
Âgé de soixante-dix ans environ, le cheveu blanc plutôt rare, il arbore la maigre silhouette des ascètes. Son visage pâle, au nez court et large et aux lèvres minces, est naturellement grave. Sans sourire, il tend la main à Léonie qui doit, à chaque fois, surmonter le dégoût que lui inspire cette main molle incapable d’une poigne vigoureuse. Il fait signe à Léonie de le suivre et tous deux pénètrent non pas dans son bureau, mais dans un salon sommairement meublé, où trois personnes assises, richement vêtues, leur jettent un regard défiant. Sans tarder, Chicoisneau lui présente Félix Parisot et son épouse Céleste, ainsi que leur fille, Marie-Anne, grosse d’au moins huit mois. Léonie connaît le couple de réputation : lui est un homme d’affaires et elle défraie les chroniques avec ses réceptions courues.
La jeune fille, qui doit tout au plus avoir vingt ans, semble harassée et rétive comme un animal sauvage. Léonie lui dit plaisamment :
– Vous avez atteint une belle taille, mademoiselle. Votre bébé n’est pas trop lourd ?
Saisie, Marie-Anne la considère d’un air alarmé et le curé intervient très rapidement :
– Je vous ai fait venir pour trouver un refuge à cette jeune fille jusqu’à sa délivrance.
Interloquée, Léonie promène son regard sur chacun. La déranger pour cacher une jeune bourgeoise jusqu’à sa délivrance ! Pendant ce temps, comme il arrive si souvent, on est peut-être venu cogner à sa porte pour lui demander de soulager une mère de famille affligée de douleurs internes depuis son dernier accouchement… Elle répond froidement :
– J’ai l’habitude d’aider les femmes grosses de bien des manières, monsieur le curé, mais pas de celle-là.
Le curé insiste :
– Mademoiselle avait été conduite à l’hospice de la veuve Jetté. Mais elle n’a pas pu supporter… la promiscuité.
– J’ai été deux semaines avec ces prêcheuses ! s’écrie soudain Marie-Anne. Elles parlaient toujours de Satan, de l’enfer et de toutes ces horreurs ! J’allais devenir folle !
La regardant droit dans les yeux avec une expression extrêmement sévère, le curé lui lance, sans ménagement :
– C’était le prix à payer pour avoir péché ! Vous savez aussi bien que moi que l’impureté est le plus tyrannique de tous les péchés parce qu’il contient tous les autres : l’orgueil, la dureté, et même l’idolâtrie qui fait prodiguer à la créature des hommages qui ne sont dus qu’à l’Être suprême !
La semonce fait monter des larmes aux yeux d’une Marie-Anne complètement désemparée. Léonie se retient à grand-peine d’intervenir, devinant dans le cœur de la jeune fille une incompréhension et un chagrin qui la touchent profondément. Un péché que cet acte délicieux de se donner à un homme ? Soudain, de tout son être, Léonie hait Chicoisneau et ce qu’il représente.
Plus gentiment, mais de manière tout aussi incisive, le sulpicien reprend :
– Dieu a placé les femmes dans la maison, aux côtés de leur mari. Ces épouses doivent offrir au Créateur de nombreux descendants pour le vénérer et répandre sa parole. L’acte de chair, qui souille l’âme, n’est acceptable que dans la situation d’un mariage légitime.
Mme Parisot se lève et va se placer debout derrière sa fille, lui caressant doucement le front et les tempes. Elle informe sèchement le curé :
– M. Foisy, le père de cet enfant, avait promis le mariage à Marie-Anne.
– Une promesse, la réprimande le curé, n’est pas un sacrement !
Poussant un profond soupir, Chicoisneau vient s’agenouiller devant la jeune fille, qui le considère avec crainte.
– Un prédicateur ne devrait qu’annoncer les vérités les plus saintes, mais il lui faut parfois dénoncer de toutes ses forces le crime de l’impureté, cet horrible monstre. On nous a souvent reproché d’apprendre aux âmes simples et innocentes ce qu’elles ne savent pas, mais mon dessein, en usant de toute la circonspection imaginable, est de vous en faire concevoir une horreur éternelle. Le péché d’impureté nous réduit au rang des bêtes et il constitue la perte du genre humain !
Refusant d’écouter davantage ces exhortations, Léonie fixe la mère :
– Et que pense le cavalier de votre fille de tout cela ?
– Il vient de commencer sa cléricature, répond Félix Parisot avec lassitude.
Des années d’apprentissage devant lui et aucun goût pour un mariage hâtif et les responsabilités paternelles : les parents du garçon ont dû offrir une forte somme d’argent pour faire disparaître l’enfant. Léonie demande encore :
– Votre fille ne peut pas rester à la maison ?
– Je voudrais tant ! s’exclame la mère en lançant un regard désespéré à son mari.
Chicoisneau intervient :
– Au presbytère comme à l’évêché, nous jugeons beaucoup plus sage de confier les jeunes filles aux bons soins de la veuve Jetté, qui fait tout en son pouvoir pour ramener les pécheresses dans le droit chemin.
Le silence s’installe dans la pièce et Léonie se mord les lèvres. La pureté des jeunes filles est devenue dans certains milieux si importante ! La virginité est une fabuleuse parure, et sans elle, même la plus intéressante jeune fille ne vaut plus rien… Mais les femmes ne sont pas des marchandises ! Léonie ne peut s’empêcher de penser à haute voix, en regardant alternativement les trois membres de la famille Parisot :
– Les mœurs ont tant changé. Avant, quelle importance si une femme avait un ou deux enfants hors mariage, tant qu’elle était vaillante, en santé et, de surcroît, chaleureuse ?
Se tournant d’un seul élan vers Léonie, Chicoisneau lance avec force :
– Madame Montreuil, vous blasphémez ! L’accouplement hors mariage est strictement défendu par la religion et si la pécheresse refuse de dissimuler aux yeux du public le résultat de son comportement véritablement criminel, elle persiste de manière impie dans sa conduite honteuse !
Léonie soutient le regard du prêtre, qui poursuit avec un mépris à peine dissimulé :
– L’élite de notre population a parfaitement compris qu’une jeune demoiselle doit se conserver intacte pour son mari. C’est ce qui la distingue des femmes du peuple qui, elles, ne savent pas dominer leurs instincts.
Très froidement, Léonie réplique :
– Notre belle ville compte maintenant une bonne maternité, le Lying-In de l’École de médecine de McGill…
– Impossible, intervient Céleste Parisot avec hâte. Marie-Anne refuse de retourner dans un refuge.
– Nous pensions à un hébergement chez une veuve, précise le curé. Non pas celles qui tiennent pension, mais quelqu’un de la bonne société, une femme discrète et compatissante.
S’adressant à Céleste Parisot, Léonie indique sèchement :
– Votre sage-femme pourra vous conseiller.
– Mon cousin médecin sera l’accoucheur, décrète le père avec une certaine condescendance.
Céleste jette à son mari un regard effrayé, mais reste coite. Léonie tourne les talons et se dirige vers la porte.
– À la revoyure, messieurs dames.
Le curé se hâte derrière elle et la suit jusque dans l’antichambre. Lui saisissant le bras, il la presse sans pouvoir dissimuler son anxiété :
– Je compte sur vous pour me proposer une dame, n’est-ce pas, madame Montreuil ?
– J’y songerai, grommelle-t-elle en se dégageant d’un coup sec.
Elle veut battre en retraite, mais le sulpicien change de sujet abruptement :
– J’ai ouï dire que votre fille commence à apprendre le métier. J’aurais préféré que nous en discutions auparavant. À un pareil moment, selon les principes les plus élémentaires de décence et de pudeur, une jeune fille n’a pas sa place dans la chambre d’une femme. Le péché d’impureté se commet d’abord en pensée et les jeunes filles sont des êtres si influençables, dont il faut surveiller la conduite nuit et jour…
Léonie se lance dans la tirade qu’elle a soigneusement répétée tout à l’heure, en marchant :
– Vous savez comme moi, monsieur, à quel point les besoins dans ce domaine sont immenses. La population de la ville augmente si rapidement. Non seulement les Irlandais viennent chaque année de plus en plus nombreux, mais les Canadiens arrivent en masse des campagnes !
Ignorant la main que le curé lève pour l’interrompre, Léonie continue :
– Rien n’est aussi important, pour une société comme la nôtre, que de posséder un grand nombre de sages-femmes compétentes. Malgré leurs bonnes intentions, plusieurs d’entre nous ont une formation vraiment approximative. Même les médecins prétendent qu’ils sont capables de faire des accouchements ! Je n’ai rien contre ces messieurs, ils sont parfois nécessaires. Mais je me méfie comme de la peste de tous ces jeunes qui terminent leur apprentissage sans avoir même vu une femme accoucher ! J’ai entendu, monsieur Chicoisneau, des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête.
Prenant à peine le temps de souffler, Léonie conclut :
– Voilà pourquoi j’ai cru bon de commencer la formation de ma fille. Dans plusieurs grandes maternités des pays d’Europe, on forme depuis longtemps des jeunes femmes célibataires au métier, et je vous assure que personne n’a quoi que ce soit à leur reprocher.
Avec une satisfaction secrète, Léonie remarque que son interlocuteur semble avoir de la difficulté à retrouver le fil de ses idées. Il passe à plusieurs reprises la main sur ses cheveux coupés très court et dit enfin :
– Je sais, chère madame, que vous êtes très dévouée à votre travail et qu’il vous tient extrêmement à cœur de voir ce métier se développer à sa juste mesure. Mais…
– Je vous remercie de votre appui, monsieur, l’interrompt Léonie. J’étais sûre que vous me comprendriez. Veuillez m’excuser, mais je dois partir, des affaires pressantes…
Elle se précipite à l’extérieur, dévale les escaliers et s’empresse de traverser la cour intérieure de crainte que son curé ne la rappelle. Après quelques minutes de marche à lutter contre le vent chaud qui soulève la poussière, Léonie prend une décision subite et elle oblique vers le nord, descendant la côte qui mène au faubourg Saint-Jacques, de l’autre côté du ruisseau Saint-Martin, presque asséché en cette période de l’année et qu’un petit pont de bois permet de franchir.
Elle pénètre alors dans un autre monde, un des quartiers les plus riches, avec le faubourg Saint-Antoine, de la ville. La tranquillité qui y règne et les habitations nouvelles aux formes inusitées la déroutent chaque fois. Sous prétexte de la cherté du terrain, on y a construit des maisons en rangées, hautes de plusieurs étages et accolées les unes aux autres. L’ensemble ne manque pas de charme, mais chaque unité est si chargée de décorations que Léonie, les contemplant avec un étonnement renouvelé, songe que la richesse pourrait être mieux dépensée que pour ces ornements ostentatoires…
Parvenue devant la maison de son amie Marie-Claire Garaut, rue Sainte-Élisabeth, Léonie frappe à la porte au moyen du heurtoir. Une femme petite et rondement tournée vient ouvrir, qui lui saute au cou et l’embrasse avec élan sur les deux joues. Pendant les premiers temps de leur amitié, Léonie n’en revenait pas de ces effusions si peu caractéristiques d’une dame, mais elle a vite compris que Marie-Claire n’était pas conventionnelle. À preuve, elle tient encore à répondre elle-même à la porte, contrairement aux usages chez les bourgeois.
Marie-Claire entraîne son amie vers le petit salon qui, meublé d’un vaste secrétaire, lui sert de bureau. Se laissant tomber dans un fauteuil, Léonie se débarrasse de son châle et de son bonnet et s’adosse voluptueusement, les jambes allongées devant elle. Elle adore venir se plonger dans cette atmosphère douce comme de la ouate. Pour une femme de sa condition, le décor dont s’entoure Marie-Claire est simple et modeste : quelques beaux meubles et de jolies gravures, un ou deux tapis finement tissés et des tentures légères. Mais il représente pour Léonie le meilleur de cet autre monde, celui des riches. Elle déteste les maisons sombres et surchargées dans lesquelles elle pénètre parfois pour accompagner une femme dans ses douleurs. Au lieu d’orner les fenêtres à carreaux de lourds rideaux opaques, Léonie enlèverait tout ce qui fait obstacle à la lumière du jour. Au lieu d’accumuler les objets et les meubles au point d’avoir de la difficulté à circuler, elle aurait de grandes pièces presque vides où les enfants pourraient courir !
– Tu es seule ? demande Léonie.
Marie-Claire fait un bref signe de dénégation tout en rassemblant les papiers épars devant elle. Son mari notaire, bien entendu, ne rentrera pas avant sept ou huit heures du soir, ses deux grands fils sont pensionnaires au collège, mais sa plus jeune fille, Suzanne, est en haut, dans sa chambre. Marie-Claire fait claquer un gros registre en grommelant qu’il est temps que le bazar annuel de l’Asile de la Providence survienne. Le refuge pour dames âgées et sans ressources a les coffres vides.
– Que de détails à régler ! soupire-t-elle. Il ne reste que quelques semaines, mais j’ai l’impression d’avoir une montagne d’ouvrage devant moi. S’il fallait que les dames patronnesses commandent un salaire pour toutes les heures travaillées… nous serions millionnaires ! Tu crois que Flavie accepterait de tenir une table, en compagnie de ma Suzanne ? Elles sont grandes à présent, et responsables, et je t’avoue que j’aurais bien besoin d’elles… J’ai enrôlé les demoiselles du couvent pour la confection de poupées et de serviettes de table, les religieuses adorent qu’elles consacrent leur temps libre à de pieux ouvrages de couture.
Souriante, Léonie observe les allées et venues de son amie, sachant fort bien que sa grogne n’est que superficielle et qu’elle tire de son travail au conseil d’administration de l’asile un orgueil légitime. Son visage rond au teint pâle est lisse comme un lac au clair de lune, sa surface à peine dérangée par l’arête longue et fine du nez. Ses cheveux foncés, parsemés de mèches blanches, sont négligemment arrangés en un chignon dont l’équilibre semble très précaire. Quant à sa tenue, comme de coutume, elle est à peine plus élaborée que celle de Léonie. Marie-Claire est une femme sans fatuité aucune qui déteste perdre du temps à s’attifer, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles Léonie l’apprécie autant.
À l’âge de trente-quatre ans, pour l’accouchement à l’issue tragique de son quatrième enfant, Marie-Claire avait préféré faire appel à Léonie, alors débutante sage-femme. L’entente avait été immédiate et profonde entre les deux femmes. Léonie avait eu l’impression de retrouver ce lien si solide et si plein d’indulgence et d’empathie qu’elle avait entretenu pendant son enfance avec ses deux sœurs, et qui s’était rompu à l’âge adulte. Marie-Claire et elle peuvent tout se confier, même les sentiments les plus excessifs et les pensées les plus folles. Malgré la différence de classe sociale, Marie-Claire a tenu à inclure Léonie dans son cercle d’amies, faisant fi de la différence d’éducation et de langage, ce qui n’a pas nui, au contraire, à la pratique de Léonie : la connaissant et l’appréciant, plusieurs femmes du monde n’ont pas hésité à faire appel à ses services plutôt qu’à ceux de leurs cousins ou de leurs voisins médecins.
D’abord réticente à pénétrer dans un milieu si différent du sien parce qu’elle sait d’expérience que les personnes riches, et surtout celles dont la fortune est subite, ont le jugement prompt, Léonie a pu s’initier aux mœurs et coutumes des classes privilégiées. Avec désarroi, elle a constaté que les femmes riches qui aspirent au statut de bourgeoises s’emprisonnent dans une existence oisive et vaine. Elles se laissent aveuglément mener par ce que la société exige d’elles : être uniquement préoccupées par des frivolités, comme leurs toilettes extravagantes, tandis que leurs époux s’occupent des choses sérieuses.
Même si elle commence à s’accoutumer à ce style de vie, Léonie demeure incrédule devant un tel gaspillage de temps et de ressources. Son amie fait partie du groupe de plus en plus nombreux des dames mariées à des hommes pouvant leur offrir une existence déchargée de la moindre corvée domestique. Lorsque Léonie était petite, de telles situations étaient fort rares, réservées aux épouses des seigneurs et de quelques riches commerçants. Et même alors, ces femmes devaient s’astreindre à plusieurs travaux essentiels à la bonne marche de la maisonnée.
Mais depuis que des richesses considérables s’amassent en un clin d’œil grâce à la spéculation et au développement de l’industrie, les nouveaux bourgeois s’enorgueillissent de ce que leurs épouses n’ont aucune responsabilité autre que celle de bien paraître dans les nombreuses réceptions auxquelles ils s’astreignent ! Tandis que Marie-Claire bavarde, Léonie observe son maintien d’un œil critique. Pour bien paraître, une dame doit maintenant s’emprisonner dans un corset à armature de bois et de métal, et dans les ateliers et les boutiques des couturières, les mannequins exhibent maintenant une taille d’une finesse impossible à atteindre. Cette forme de sablier, insensée pour quiconque connaît l’anatomie féminine, est en train de devenir un modèle de beauté idéale !
En personne sage, Marie-Claire se méfie des corsets lacés trop serrés, mais elle se plaint parfois de douleurs aux côtés ou dans le dos. Elle ne peut plier la taille à sa guise et, Léonie en est persuadée, les baleines qui la compressent exercent une pression indue sur ses organes internes, surtout ceux de l’abdomen qui ne sont pas protégés par la cage thoracique ou la chair des hanches.
– Mais dis-moi, chère Léonie, que fais-tu en ville aujourd’hui ? Une de mes voisines qui a eu besoin de tes services ?
Léonie lui relate sa rencontre avec le sulpicien Philibert Chicoisneau et la famille Parisot, dont elle tait cependant le nom. Elle ne peut s’empêcher de s’élever contre cette obsession grandissante des milieux bourgeois au sujet de la modestie féminine, une autre excentricité des mœurs qui la rend profondément perplexe. Pour protéger leur innocence, les jeunes filles sont couvertes de parures encombrantes à souhait, ce qui est, selon Léonie, déraisonnable et contre nature !
– Tu imagines, Marie-Claire, comme elles grandissent dans l’ignorance des choses que toute femme doit savoir ?
– Si j’imagine ? répond Marie-Claire avec une surprenante amertume. Et comment, que j’imagine !
– Elles ignorent tout des menstrues et elles passent de longs mois dans l’angoisse, croyant être atteintes d’une maladie mortelle ! Plus d’une m’en a fait la confidence. Elles ne savent rien parce que même leur mère n’ose pas prononcer ces mots ! Qu’y a-t-il de mal à admettre que les femmes ont un corps qui a, comme celui des hommes, ses exigences ?
Légèrement mal à l’aise, Marie-Claire l’écoute néanmoins avec une expression qui trahit son envie d’approfondir le sujet. Habituée à ce mélange d’inconfort et d’intérêt chez son amie, Léonie n’en fait plus de cas.
– Tu sais quoi, Marie-Claire ? Plusieurs femmes passent leur vie à subir les abus de leurs maris, et c’est une honte ! Comme si elles étaient obligées de tout accepter de celui qui se considère comme leur maître ! J’en ai vu et entendu des choses depuis que j’accompagne les femmes ! On dirait que, pour être vraiment féminine, pour s’attirer un mari, il faut être fragile et naïve !
Pendant la dernière phrase de Léonie, Marie-Claire s’est dressée d’un bond et, le visage soudain empourpré, les traits déformés par une grimace, elle déclare d’une voix altérée par le ressentiment :
– Ma nuit de noces a été si horrible ! Je savais à peu près comment ça se passerait, mais quand j’ai vu…
Levant brusquement la tête vers le plafond, les poings contre son flanc, elle s’écrie avec désespoir :
– Quand j’ai vu cette grosse chose entre les jambes de mon mari !…
Partagée entre la compassion et l’amusement, Léonie se mord les lèvres, et c’est avec gravité qu’elle considère son amie encore si vivement secouée par cette ancienne douleur, celle d’avoir été prise de force par son époux. Elle serre affectueusement le bras de Marie-Claire, qui baisse vers elle un visage tout désemparé de cette confidence. Léonie murmure avec gentillesse :
– J’espère que les choses n’en sont pas restées ainsi…
Marie-Claire souffle en se laissant retomber dans son fauteuil :
– Non, par bonheur… Mais uniquement grâce à l’effet du hasard.
Dès leurs premières rencontres, Léonie a compris que Marie-Claire possédait un tempérament de feu, néanmoins étouffé par le poids des conventions et par une piété qui lui a été inculquée dès l’enfance. Périodiquement, de hauts geysers, mais presque aussitôt retombés, jaillissent d’elle : éclats de colère, joies intenses, mouvements de rébellion…
– Richard en a d’ailleurs été tout à fait étonné et même plutôt troublé, poursuit Marie-Claire avec détachement. Dans son esprit, les épouses doivent garder un digne maintien même au plus creux de leur lit.
Lançant à Léonie un regard presque machiavélique, elle glisse :
– Depuis, il se désintéresse tout à fait de moi… Mais je ne m’en plains pas du tout. Il m’indiffère totalement.
Si affable et si poli avec des étrangers, Richard Garaut devient, dans l’intimité de sa famille, autoritaire à l’excès, ne supportant pas la moindre contradiction sans y réagir avec colère. Il a même réussi à imposer à son épouse la présence d’un médecin pour ses trois premiers accouchements, jusqu’à ce qu’elle lui fasse croire que l’homme de l’art la faisait rougir par des attitudes irrespectueuses ! Marie-Claire a appris à courber l’échine et à louvoyer, déployant des trésors de diplomatie pour lui faire entendre raison. Mais elle est visiblement usée, de moins en moins conciliante devant la rigidité de ses comportements et l’intransigeance de ses attitudes, comme devant la valeur qu’il accorde à l’opinion de quiconque au détriment de la sienne… À sa place, Léonie aurait explosé depuis longtemps.
La regardant d’un œil neuf, Léonie s’étonne de nouveau de voir à quel point le mensonge et la dissimulation sont monnaie courante dans les maisonnées bourgeoises. Elle a rencontré bien peu de couples se respectant et s’estimant mutuellement ; la plupart du temps, un jeu de cachotteries se joue entre le mari, le plus souvent absorbé par son travail et fréquemment par une maîtresse, et son épouse, qui constate, avec les années, que son univers domestique n’est qu’une prison dorée…
Léonie se risque à dire :
– Ton mari n’est pas différent de beaucoup d’hommes de sa qualité. On lui a répété à l’envi qu’il était le maître sur terre après Dieu. J’imagine que sa mère lui a passé tous ses caprices ?
Marie-Claire ne peut réprimer un sourire et Léonie ajoute :
– Trop gâté, trop imbu de lui-même, il aime s’asseoir sur son trône pour régenter sa cour.
– Madame, comme vous parlez bien ! se moque gentiment Marie-Claire.
Puis, incapable de masquer un subit désarroi, elle balbutie :
– Tu es si chanceuse…
– De quoi ? demande Léonie avec lassitude, sachant parfaitement ce qui va suivre.
– De ton métier, de ton mari, de tes enfants… Je t’envie d’être si indépendante, si décidée…
Léonie sourit gentiment sans répondre. Fronçant les sourcils, Marie-Claire reprend avec hésitation :
– Ces jours-ci, je pense beaucoup à tout ce que Simon raconte sur la religion.
De nouveau attentive, Léonie se redresse et se penche vers l’avant.
– Que veux-tu dire ?
– Il soutient que la loi divine est une invention des hommes d’église, n’est-ce pas ? Et que la peur de l’enfer est seulement un moyen de cultiver parmi les masses la crainte et le respect de l’autorité.
Léonie hoche vigoureusement la tête, tandis que son amie poursuit :
– C’est tellement fort, la peur de l’enfer… Toi, tu n’as jamais vraiment cru à toutes ces sottises, mais moi… Au couvent, chez les ursulines, les sœurs les plus pieuses nous faisaient peur. Seule la vie religieuse pouvait nous sauver de l’influence du démon !
– Les religieuses ne sont pas méchantes, évoque Léonie, mais elles voudraient que leurs pupilles deviennent aussi bigotes qu’elles ! Tout ça à cause de la peur de l’enfer ! Les curés et les bonnes sœurs craignent tellement leurs propres péchés qu’ils en voient partout…
Visiblement bouleversée, Marie-Claire raconte :
– Quand une religieuse mourait, elle était exposée, et nous, les couventines, nous devions faire des prières devant son corps. Quelques-unes d’entre nous se sont même trouvées mal, mais les sœurs se moquaient… Quelle horrible coutume…
Un pas léger descend un escalier et Léonie est incapable de deviner à qui il appartient jusqu’à ce qu’une jeune fille habillée à la dernière mode, blonde comme les blés, le visage criblé de taches de rousseur et les yeux d’un brun clair, pénètre dans la pièce. Dans cette robe parfaitement ajustée qui souligne des formes plantureuses au galbe impressionnant, Léonie peine à reconnaître Suzanne Garaut, la remuante jeune fille qui a fréquenté l’école de Simon pendant cinq ans et qui avait l’habitude de courir au lieu de marcher, de crier au lieu de parler et de mettre ses coudes sur la table !
La plupart des demoiselles sont placées, pour leurs études secondaires, dans l’un des pensionnats tenus par les religieuses, mais Suzanne, qui aimait beaucoup la compagnie des jeunes Montreuil, a mené une lutte épique pour faire fléchir son père. Heureusement pour elle, Simon était réputé dans toute la ville pour être un instituteur de grande qualité, ouvert aux idées modernes, ce qui ne déplaisait pas à son père… qui a pourtant jugé, lorsque sa fille eut fêté ses quatorze ans, qu’elle n’était pas suffisamment versée dans les arts d’agrément et que sa tenue manquait de cette modestie devenue si chère aux bourgeois. Pendant les deux années suivantes, jusqu’en juillet dernier, Suzanne a fréquenté un couvent des dames de la congrégation.
Avec une chaleur manifestement héritée de sa mère, la jeune fille se précipite vers Léonie, qui se lève pour l’embrasser en s’exclamant :
– Il y a bien une année entière que je ne t’ai pas vue. Quel changement !
Rosissant, Suzanne s’assoit avec la grâce d’une dame du monde, le torse bien droit, les jambes parfaitement soudées l’une à l’autre. Marie-Claire lance, avec un soupçon de moquerie :
– Il semble bien qu’au couvent les jeunes filles n’ont qu’un seul sujet d’intérêt : la dernière mode !
– Ces robes noires étaient tellement affreuses ! riposte sa fille, indignée. Mais dites-moi, Léonie, qu’arrive-t-il à Flavie ?
Après une courte conversation sur l’apprentissage entrepris par sa fille, Léonie saisit son bonnet et en noue les rubans sous son menton. Marie-Claire lui propose de partager un léger goûter, mais elle préfère retourner dans le faubourg Sainte-Anne avant la noirceur. Cheminant vers la rue Saint-Joseph, elle songe avec nostalgie à l’ancienne Suzanne, celle qui s’épivardait dans la rue avec ses enfants pendant les récréations et qui, parfois, grimpait au pommier en déchirant sa jupe…