CHAPITRE XVI

La porte de la maison s’ouvre à la volée et Flavie, assise dans la salle de classe à la place de son père, à son bureau de maître, pousse un cri de frayeur. Léonie regarde sa fille avec une mine contrite, puis ôte prestement son châle, qu’elle lance sur un pupitre désert. Par ce bel après-midi de la fin du mois de septembre, Léonie assistait à une réunion du conseil d’administration de la Société compatissante. Munie d’un plan d’organisation, elle leur a proposé l’affiliation de sa future école de sages-femmes selon les mêmes conditions que l’École de médecine et de chirurgie de Montréal. C’était une pure formalité puisque les administratrices suivent généralement l’avis de Marie-Claire.

– Une première étape de franchie, commente Flavie. Mais pas la plus ardue, hélas.

Léonie s’assoit sur un pupitre, qui craque sous son poids. En effet, le plus délicat reste à venir, soit obtenir l’assentiment du curé de Notre-Dame. Comment le convaincre de bénir une entreprise prétendument dangereuse pour la moralité des jeunes filles ? Depuis leur retour de vacances, Léonie et Flavie ont élaboré un dossier pour appuyer leur cause. Devant Philibert Chicoisneau, leur argumentation doit être solide comme du roc.

– Je suis en train de rédiger l’annonce pour le recrutement, explique Flavie en montrant à sa mère le texte qu’elle a griffonné dans un petit cahier relié. Si tu veux ouvrir en janvier, elle doit paraître dans les prochaines semaines, et à deux reprises au moins, dans deux gazettes, une française, l’autre anglaise. Ça fait des dépenses…

Chaque fois que la question financière est ainsi évoquée, Léonie est prise d’un vertige. Avant de récolter un sou, avant même de savoir si son projet va réussir, elle doit y consacrer une bonne somme… Heureusement, son salaire à la Société compatissante lui évite d’avoir à s’endetter. Mais la nuit, elle se réveille parfois, inquiète à l’idée que tout cet argent puisse, littéralement, s’envoler en fumée !

Léonie rétorque finalement à sa fille avec une moue désolée :

– Je ne voudrais pas te désappointer, mais… il me semble que ce sera inutile. La nouvelle court déjà et je crois qu’on peut se fier au bouche à oreille.

– Fallait me le dire avant ! proteste Flavie en s’adossant à la chaise. Je viens de passer une heure là-dessus !

– J’ai la tête trop pleine, s’excuse Léonie. Conserve l’annonce pour l’année prochaine, elle servira sûrement ! Il ne faut pas faire trop de dépenses, le matériel scolaire gruge notre pécule…

– J’ai bien examiné les planches anatomiques ce matin, dit Flavie, radoucie. Elles sont magnifiques.

– J’aurais bien aimé pouvoir mettre la main sur un mannequin. Toutes les écoles de médecine sérieuses permettent à leurs étudiants de se pratiquer ainsi.

– Parce qu’ils n’ont pas accès à de vraies femmes, contrairement à nous ! s’exclame Flavie.

Léonie contemple sa fille en souriant. Depuis cet été, elle est devenue une vraie jeune femme de dix-sept ans, ronde comme un fruit mûr et dotée de courbes qui attirent les regards. Elle tresse toujours ses longs cheveux bruns, mais elle laisse parfois, intentionnellement, de jolies mèches ondulées encadrer son visage. C’est la seule coquetterie qu’elle se permet. Elle consacre beaucoup d’ardeur à la future école, se chargeant avec une aisance surprenante de tout le travail d’écriture, traçant les mots avec soin et composant des phrases qui sonnent juste. À son âge, Léonie était beaucoup moins sérieuse…

Laurent, lui aussi, leur a donné un précieux coup de main. Au mois d’août, grâce à un ami de Simon, il a obtenu un poste de clerc au Parlement. Dernier arrivé, il est chargé des tâches les plus ingrates, comme transcrire des documents en plusieurs exemplaires ou produire trente copies d’une lettre à envoyer… Mais avec le début de la prochaine session parlementaire, dans un mois, en novembre, le travail promet d’être plus excitant puisque le petit groupe de clercs sera chargé de noter tous les débats en Chambre. Le neveu de Toussaint Rougier, Auguste Briac, est bibliothécaire adjoint à la bibliothèque de la Chambre d’assemblée, au parlement du Canada-Uni. Grâce à lui, abonné à plusieurs bibliothèques de Montréal, Flavie et surtout Laurent ont pu éplucher quelques livres savants.

Un bruit de porte en provenance de la cuisine tire Léonie de ses réflexions. Refermant son cahier et s’étirant, Flavie grommelle :

– Cécile travaillait dans le potager. Elle a sûrement ramassé plein de légumes pour le souper…

– Heureusement qu’elle est là ! soupire Léonie.

Lorsque sa mère lui tourne le dos pour se diriger vers la cuisine, Flavie la considère avec une légère inquiétude. Elle a surpris, à quelques reprises, des discussions plutôt orageuses entre ses parents. Si ce n’était que ça… Flavie est habituée aux échanges de vues passionnés entre Simon et Léonie, qui pourraient faire croire à des spectateurs moins accoutumés qu’ils sont fâchés l’un contre l’autre. Ce qui la tourmente le plus, c’est l’apparente froideur dont tous deux font montre envers l’autre. Ils n’ont plus de ces gestes tendres qui les liaient jusqu’alors. Simon posait une main familière sur les hanches de sa femme ou profitait de sa proximité pour lui effleurer le cou de ses lèvres. Elle frôlait sa poitrine d’un geste délicat mais gourmand ou elle se haussait sur la pointe de pieds pour lui donner, sur la joue, un baiser dans lequel se devinait tout son appétit pour lui… Un sentiment d’angoisse étreint le cœur de Flavie, qu’elle tente d’ignorer en rangeant méthodiquement le nécessaire d’écriture de son père.

Simon entre à son tour dans la salle de classe. De la sciure de bois dans les cheveux, il arbore l’air heureux qu’ont les hommes lorsqu’ils bâtissent. Les ouvriers viennent de terminer le toit de l’école et ils s’attaqueront bientôt à la finition des murs intérieurs. Comme prévu, Simon n’aura que quelques semaines de cours à donner ici avant de pouvoir y déménager. Apercevant Flavie, il s’exclame :

– J’oubliais ! J’ai une lettre de Daniel pour toi. J’ai vu Thomas tout à l’heure… Attends, je l’ai mise ici, dans ma poche.

C’est une petite enveloppe, maculée par toutes les mains qui l’ont manipulée depuis qu’elle a été postée. Flavie a de plus en plus de difficulté à évoquer clairement les traits du visage de Daniel et elle le considère maintenant comme un ami très lointain dont le sort l’intéresse vaguement. A-t-elle vraiment eu une affection si vive pour lui ? Elle était jeune alors, encore candide. D’une main ferme, elle ouvre la lettre, qu’elle parcourt rapidement :

Chère Flavie,

Je t’envoie un gros bonjour. Je suis assis à mon bureau de maître dans la petite salle de classe qui est la mienne depuis quelques semaines. Je fais tout mon possible pour être un bon maître mais c’est difficile. J’essaie de me souvenir de tous les trucs de ton père pour garder notre attention. Je suis content de cette position et je suis heureux avec Sarah. Nous habitons une petite maison, très petite, à New York. Sarah est couturière, elle fabrique des robes pour les grandes dames. Je suis en bonne santé, j’ai seulement fièrement mal aux dents. Je crois que je devrai aller voir le chirurgien. Fais mes salutations à toute ta famille et particulièrement à Laurent. Je t’embrasse,

Daniel

L’attention de Flavie est attirée par des éclats de voix qui lui parviennent de la cuisine. Une chicane entre Simon et Cécile ? C’était si tranquille depuis quelques semaines, trop tranquille… Flavie traverse rapidement. Cécile est plantée devant son père, lequel est assis dans la chaise berçante. En train de plumer un poulet, Léonie les regarde avec de grands yeux.

– Quitter l’école ? proteste Simon avec vigueur. Mais quelle folie te passe par la tête ? Tu n’as même pas encore quinze ans !

– Dans un mois ! J’aurai quinze ans dans un mois ! J’en ai assez d’étudier !

– Tu t’ennuies dans la classe ?

Cécile s’adoucit en constatant le désarroi sur le visage de son père.

– Pas vraiment. C’est-à-dire… Je me sens en prison, papa. L’école, ce n’est plus ma place.

– Et où est ta place ?

La jeune fille se mord les lèvres et tire une chaise près de Simon, où elle s’assoit. Flavie, adossée contre le mur, la trouve soudain changée, plus vieille. Une taille élancée, de petits seins hauts, un cou souple comme celui d’un cygne, et le visage, ce nez un peu trop retroussé, ces grands yeux verts bien écartés et surmontés d’épais sourcils châtains… Depuis des mois, Cécile tourne dans la maison comme un ours en cage.

– Je vais travailler. Qu’est-ce que je peux faire d’autre ?

– Tu crois que le travail, ce ne sera pas une prison ? Imagine-toi entre les murs d’un atelier…

– Il paraît que Montréal sera bientôt relié à Boston par le télégraphe ! lance-t-elle triomphalement. Ils auront besoin de messagers pour délivrer les messages aux portes !

Comme chacun le sait, les promoteurs du télégraphe sont en train de tisser entre les villes de Toronto, Kingston et Boston un réseau de fils métalliques qui peut les mettre en rapport presque simultanément par l’entremise du fluide électrique. On projette d’y ajouter Montréal et Québec l’été prochain. Cette merveille du génie des temps modernes permet de diffuser instantanément les nouvelles d’Europe dès qu’elles sont parvenues au port de Boston, au lieu des cinq à six jours au moins qu’il leur fallait auparavant…

– Tu as le temps de voir venir, réplique froidement Simon. Et puis, je ne crois pas me tromper en affirmant qu’on engagera des jeunes garçons, pas des jeunes filles.

Cécile marmonne avec mauvaise humeur :

– Les sœurs grises ont accepté de me prendre comme femme à tout faire. Je leur ai dit que ce que je préférais par-dessus tout, c’est de travailler dehors. Mais il se peut que je sois aussi aux cuisines ou à la buanderie.

S’adressant à Léonie, Simon jette sèchement :

– Tu vois, Léonie, ce que ça donne quand les mères s’absentent trop de la maison ? Les filles ont des envies d’indépendance !

Le volatile entre ses mains, Léonie tressaille comme si une guêpe l’avait piquée, mais elle ne riposte pas.

– Ça n’a rien à voir ! proteste Cécile avec une vive indignation. Pourquoi tu dis des horreurs pareilles ? Tu voudrais que je m’assoie sur la galerie pour attendre un cavalier ? Tu le ferais, toi ?

– Là n’est pas la question…

– Alors papa, je fais quoi en attendant un mari ? Je ne suis même pas sûre de vouloir me marier ! Ce ne sont pas toutes les femmes qui sont faites pour ça ! Il me semble que tu devrais comprendre ? Tu n’es pas comme les autres, tu discutes avec nous…

Touché par son exaspération, Simon lui étreint la main sans répondre. Puis il lance un regard inquisiteur vers Léonie, qui finit par murmurer :

– Je crois que Cécile est assez grande pour décider pour elle-même. J’aurais préféré qu’elle reste ici… Mais son salaire sera le bienvenu.

– J’ai expliqué aussi à la mère supérieure, ajoute Cécile avec exaltation, que je souhaite voyager et que je serais d’accord pour partir en mission avec elles.

Le cœur soudain serré comme dans un étau, Flavie s’oblige à rester immobile. Cécile lui a confié ses projets, mais elle était persuadée qu’il lui faudrait des années avant de les mettre à exécution ! Atterrés, Léonie et Simon ont les yeux fixés sur leur fille cadette, qui poursuit d’une petite voix :

– Dans l’ouest du continent, passé le Haut-Canada, des missionnaires tentent d’évangéliser les Sauvages et de les convertir à notre mode de vie. Les sœurs commencent à recevoir des demandes des prêtres pour aller ouvrir une école, un hôpital…

Troublée par le lourd silence, elle ajoute avec désespoir :

– Vous le savez à quel point j’aimerais voir du pays ! Est-ce que vous préférez que je parte seule sur les chemins ?

– Si tu pars en mission, finit par articuler Léonie, la voix brisée, tu y resteras pendant des années !

– Je ne veux pas vous faire de peine, abdique brusquement Cécile d’une voix tremblante. Je ferai ce que vous me direz.

Elle baisse la tête. De tout son être, Léonie voudrait ordonner à Cécile qu’elle doit, sinon faire son année d’école, du moins se trouver une occupation plus sage. Mais elle sait très bien qu’elle rendrait Cécile encore plus insatisfaite de son sort, ce qui pourrait l’entraîner à poser un geste autrement plus dramatique… Elle jette un regard à Simon. Muet d’étonnement, visiblement déboussolé, il contemple sa fille comme s’il la voyait pour la première fois. Leurs yeux se croisent et Léonie fait une moue d’impuissance. Simon se racle la gorge et marmonne :

– On verra bien… Les missions prennent des années avant de s’organiser. Tu as le temps de vieillir… et de changer d’idée.

– Espère toujours, réplique Cécile avec un faible sourire.

Une ombre s’encadre dans la porte de la cuisine, qui s’ouvre pour laisser entrer un Laurent hors d’haleine et qui s’écrie :

– Papa ! Maman ! J’ai une grande nouvelle à vous annoncer !

– Qu’est-ce qui se passe encore ! grommelle Simon.

Se déchaussant en un tour de main, Laurent lance ensuite sa casquette, qui atterrit très précisément en plein centre de la table, manquant de peu le grand plat contenant le poulet. Irritée, Léonie ouvre la bouche pour le tancer, mais il déclare avec flamme :

– Je vais enfin demander Agathe en mariage !

Après un moment de stupeur, Cécile pouffe de rire, bientôt imitée par Flavie. Visiblement partagé entre l’hilarité et la consternation, Simon se lève avec un air exagérément sérieux, tandis que Léonie, se mordant les lèvres, verse de l’eau dans le plat du poulet qu’elle dépose ensuite sur le poêle. Simon s’avance avec précaution vers son fils et lui tapote gentiment l’épaule en disant doucement :

– Je te félicite, mon grand. Qu’est-ce qui t’a décidé ?

– J’ai une bonne position et je l’aime ! On pourrait vivre chez ses parents le temps que j’aie amassé assez d’argent pour nous construire une maison.

– Et Agathe est d’accord ?

– Bien sûr, elle m’aime aussi !

– Moi qui voulais soumettre sa candidature comme institutrice dans la nouvelle école…

– Pas de problème ! répond Laurent d’un air magnanime. Pour le sûr, je ne suis pas pressé d’avoir des enfants. Maman, tu expliqueras à Agathe comment s’arranger pour ça ?

Flavie et Cécile rient de plus belle tandis que Léonie hoche la tête avec vigueur. Ce n’est pas vraiment le moment de lui rappeler qu’une femme n’a pas grand-chose à voir là-dedans et que c’est plutôt au mari d’exercer une modération de bon aloi ! Luttant pour conserver une expression empreinte de dignité, Simon reprend :

– Et ses parents, qu’en pensent-ils ?

– Je n’ai pas encore fait ma demande, mais je ne vois pas pourquoi ils seraient contre.

– C’est probable. Après tout, tu as dix-neuf ans depuis… cinq mois et tu travailles depuis déjà… deux mois. Comment pourraient-ils s’y opposer, surtout qu’Agathe vient d’avoir un beau gros dix-huit ans ?

La belle assurance de Laurent fond comme neige au soleil. Désemparé, il affiche un air si déconfit que ses sœurs perdent toute envie de se moquer. Ses yeux se mouillent et il balbutie avec un abandon touchant :

– Mais papa… Je suis vraiment tanné d’attendre…

Flavie devine tout ce qu’il n’ose pas dire : le goût de regarder vivre Agathe, de lui jaser tout son saoul et, surtout, de se coucher, le soir, à côté d’elle… D’un air désolé, Simon donne une franche accolade à son fils et lui dit d’un ton plein d’affection :

– Ton sentiment pour Agathe me fait énormément plaisir. Tu sais à quel point je l’estime. Mais je serais un père irresponsable de vous marier tout de suite. Lorsque tu seras majeur et que tu auras démontré ton sérieux au travail… on en reparlera. En attendant… profitez tous les deux de votre jeunesse et de votre liberté. Ta mère et moi, on est quand même pas des parents achalants !

Léonie ajoute sans détour :

– Tu connais la limite… Ta responsabilité d’homme.

Dès que Laurent est entré dans l’adolescence, Simon et lui ont eu plusieurs conversations à ce sujet, comme Flavie et Cécile, plus tard, avec leur mère. Selon leurs parents, rien n’est mal en ce qui concerne les relations intimes entre un homme et une femme, pour autant que chacun soit consentant. Sans préciser davantage, ils leur ont assuré que, malgré ce que tous les curés du monde en disent, un couple peut faire bien des folies en attendant le mariage.

Néanmoins, Léonie a été très claire : la limite à ne pas franchir était l’accouplement, qui pouvait entraîner comme funestes conséquences la transmission de maladies contagieuses, mais surtout une grossesse non désirée. Trop de jeunes hommes refusaient, pour des raisons parfois justifiables, d’épouser leur blonde enceinte. Léonie s’est assurée que Laurent a compris, non seulement dans sa tête, mais également dans son cœur, dans quel péril il mettrait une éventuelle petite amie s’il venait à perdre le contrôle.

Sous leurs yeux, le désarroi de Laurent se transforme peu à peu en un sentiment de rage qui transparaît dans l’expression de plus en plus crispée de son visage, dans ses poings qu’il serre et relâche convulsivement et dans la tension générale qui s’installe dans son corps. Ce n’est pas la première fois que Flavie est témoin de ces flambées d’agressivité chez les jeunes hommes. Comme tout un chacun, elle a compris que cette violence tirait souvent son origine de leur frustration à se voir contrariés dans leur intense désir d’intimité avec une femme. Tout l’art des parents consiste à offrir à leurs fils un exutoire, travail vigoureux ou cause passionnante…

Poussant un grognement d’exaspération, Laurent se précipite dehors et, bientôt, des coups de hache résonnent. Avec un profond soupir, Flavie songe que les jeunes femmes aussi, avant le mariage, doivent se distraire des exigences de leurs sens ! Heureusement, ces temps-ci, elle s’endort rapidement, comme sur un ordre de son esprit surchargé. Elle adore organiser l’école de sages-femmes et suivre sa mère dans sa pratique, mais comme tout cela envahit ses journées ! Elle n’a presque plus le temps d’aller veiller, ni de lire le papier-nouvelles en se berçant près du poêle, ni même de faire ces promenades qu’elle aime tant !

Au retour des vacances, à chaque soir, elle ne pouvait s’empêcher de revivre en pensée sa rencontre avec Vital Papillon, qui lui avait fait découvrir un univers de sensations qu’elle aurait bien voulu ressusciter à l’instant même, malgré la présence de Cécile à ses côtés… Mais elle n’osait aucun geste, même lorsque sa sœur était profondément endormie. Elle se contentait d’évocations qui la tenaient éveillée au point qu’elle mettait parfois des heures à glisser dans le sommeil.

Au fil des semaines, le souvenir du jeune homme a pâli. Aujourd’hui, sans véritable regret, avec un bienfaisant détachement, elle s’amuse tout bonnement à imaginer la vie du jeune homme au collège. Elle n’est jamais entrée dans un tel endroit, mais on lui a souvent décrit les immenses salles encombrées de pupitres où les élèves font l’étude et les dortoirs aux lits alignés avec, à une extrémité, la cellule du surveillant qui contient un petit lit de bois garni d’une paillasse et peut-être une petite table avec une lampe pour l’étude… Et un crucifix sur le mur !

Insensiblement, une autre image masculine a remplacé le jeune Papillon. Un jour, Flavie a constaté avec surprise qu’elle évoquait de plus en plus souvent le visage d’un jeune homme rencontré une seule fois en mars dernier, à l’inauguration de la Société compatissante : l’étudiant Louis Cibert. Elle revoyait en pensée, avec un tremblement intérieur, sa tignasse rousse, ses yeux d’un bleu intense, sa large bouche souriante, croyant se rappeler qu’il lui avait manifesté des signes d’intérêt… Elle se souvient vaguement de son bavardage : « Nous ferez-vous l’honneur d’assister en notre compagnie aux enseignements cliniques de votre mère ? Il faut savoir défendre les idées les plus audacieuses, n’est-ce pas, mademoiselle ? »

À intervalles réguliers, Flavie se reproche une telle inclination. Le père du jeune homme, Rodolphe Cibert, est avocat et député et il possède une magnifique maison rue Sanguinet. Les jeunes hommes de bonne famille ont tendance à considérer les femmes d’origine plus modeste comme des jouets, en attendant la chose sérieuse, c’est-à-dire le mariage…

Dix jours plus tard, cédant aux demandes réitérées de Marie-Claire, le curé Philibert Chicoisneau accepte enfin de la recevoir en compagnie de Vénérande Rousselle, de Françoise Archambault et de Léonie. Les quatre femmes patientent dans l’antichambre pendant une bonne demi-heure, osant à peine parler par crainte des oreilles indiscrètes. Léonie est étrangement calme. L’argumentation qu’elle a préparée en vue de cette rencontre l’a tant convaincue de la nécessité de son entreprise qu’elle ne peut concevoir qu’on s’y oppose… même si, en règle générale, la logique a peu d’emprise sur les hommes de robe.

Enfin, le sulpicien prend place dans le fauteuil devant elles. Léonie le trouve davantage émacié, les yeux soulignés par de profonds cernes. Il leur demande d’entrer tout de suite dans le vif du sujet, car il lui reste beaucoup de travail pastoral à effectuer avant les premières neiges. Marie-Claire lui remet en mémoire le projet de Léonie mentionné en sa présence lors de l’inauguration de la Société compatissante. Venant d’accepter la présence des élèves de la future école de sages-femmes auprès des femmes en couches, le conseil d’administration souhaite maintenant que M. Chicoisneau entérine la décision.

Les yeux mi-clos, le curé regarde Léonie et dit :

– La rumeur court, en effet, que votre école va ouvrir en janvier prochain. Vous savez que les discussions sont vives à ce sujet ? Je ne crois pas avoir rencontré un seul médecin qui y soit indifférent.

– L’opinion de ces messieurs m’est moins importante que la vôtre, réplique poliment Léonie.

– Je souhaite ce qui est bon pour mes paroissiens au point de vue de leur salut, voilà tout. L’homme n’a reçu l’esprit que pour acquérir la connaissance de lui-même et par là se sauver. Il a reçu intelligence, mémoire, jugement et connaissance uniquement pour mieux connaître le Seigneur. La théorie de l’électricité, les lois de la pesanteur, les mathématiques et les sciences naturelles, tout cela ne peut le satisfaire et ne servira à rien s’il cesse d’y chercher Dieu et d’admirer sa puissance. Lui seul est la vérité infinie qui peut le rassasier.

Françoise Archambault tente de couper court à ce sermon :

– Le métier d’accoucheuse est honorable et nécessaire. En toute logique, la formation doit être encouragée. Nous croyons que la Société est un lieu d’apprentissage clinique de premier ordre.

Fixant son regard sur Léonie, Chicoisneau laisse tomber froidement :

– Si j’ai bien compris, Mme Montreuil ouvre son école, quel que soit mon avis sur la question.

– Par une volonté supérieure à la mienne, monsieur, je me sens appelée à accomplir ce dessein. J’y vois un grand progrès pour les femmes, un soutien à leur moralité. L’Église ne confie-t-elle pas aux sages-femmes, depuis longtemps, le soin d’orienter leurs patientes vers le droit chemin ?

Léonie doute fort que le prêtre soit dupe de ce discours flagorneur, mais c’est sur un ton légèrement radouci qu’il reprend :

– Ce que vous souhaitez de moi, c’est que j’approuve la présence à votre Société compatissante de jeunes apprenties sages-femmes.

– Jeunes et moins jeunes, précise Léonie. J’ai déjà eu la visite de consœurs qui se sont montrées intéressées à parfaire leur formation. Je vous ai apporté un document qui précise l’engagement de la Société envers mes étudiantes.

Elle lui tend quelques feuillets pliés en deux, qu’il tripote sans même y poser un œil.

– Vous avez pris soin, je présume, de ne pas mêler vos élèves aux jeunes messieurs de l’École de médecine ?

Léonie se jette à l’eau :

– Nous avons bien étudié la question. L’École de médecine aura six étudiants cette année, et mon école, guère plus. Il est donc difficile de les séparer très strictement. Selon le nombre d’accouchements et leur variété, il est possible que les deux groupes se mélangent.

Émergeant pour la première fois de son calme apparent, le curé fronce les sourcils, se redresse sur sa chaise et répète :

– Il est possible que les deux groupes se mélangent ? Ignorez-vous à quel point, mesdames, la séparation des sexes à l’école est vitale ? Il faut, par tous les moyens, réduire les occasions de commettre des péchés !

–Mme Montreuil et mon mari, le directeur de l’École, intervient Vénérande, vont exercer sur leurs pupilles une surveillance étroite. Vous savez à quel point M. Rousselle est préoccupé par la qualité de l’instruction médicale et il ne tolère aucune distraction pendant les cours et les enseignements cliniques.

– J’en suis conscient, sauf qu’on ne parle pas ici d’enfants, mais de jeunes adultes célibataires !

– Qui ont bien d’autres occasions de se rencontrer en dehors de la Société, glisse Marie-Claire avec un sourire qu’elle veut rassurant.

– Beaucoup trop d’occasions, si vous voulez mon avis ! s’écrie l’homme de robe. Malgré toutes mes remontrances, trop de parents les laissent rencontrer à leur guise des jeunes gens du sexe opposé !

Pour détourner la discussion, Léonie rappelle à Philibert Chicoisneau que, si son école est une nouveauté au Canada-Uni, elle est monnaie courante en Europe. Lors de dissections ou de délivrances en public, les élèves sages-femmes se mêlent aux étudiants en médecine, sans conséquence aucune. Immédiatement, le curé s’enflamme :

– À votre place, je ne citerais pas la France en exemple ! N’oubliez pas que la Révolution a bouté les curés hors de leurs paroisses ! L’état des mœurs y est incomparablement plus dégradé qu’en Canada et cette pollution traverse déjà suffisamment l’Atlantique sans que nous l’encouragions davantage !

Léonie riposte, soudain très dure, le regardant dans les yeux :

– Monsieur Chicoisneau, j’aimerais que vous éclairiez ma lanterne. Vous vous élevez très fortement contre la mixité des études et contre la présence de jeunes filles auprès des accouchées, sous prétexte d’un grand danger pour la moralité. Comment se fait-il que la présence de jeunes médecins au chevet des femmes ne vous indispose pas ?

Désarçonné par la question, le curé reste coi, les yeux baissés sur ses mains jointes. Sachant que sa flèche vient d’atteindre son but, Léonie en profite pour ajouter :

– Ces hommes approchent de nombreuses patientes, ils forcent leur intimité, non seulement en se livrant à divers examens et questionnements, mais en étant présents à leur accouchement, et vous n’y voyez aucun inconvénient ?

– Mais ce sont des hommes de l’art ! réplique-t-il faiblement. Vos soupçons, madame, sont injurieux envers la noblesse de leur profession !

Soutenant son regard, Léonie se retient pour ne pas répondre. Le silence des prêtres sur cette question ne l’étonne pas vraiment. Non seulement s’explique-t-il par la solidarité masculine, mais également par la puissance du groupe des médecins, tant du côté des anglophones, qui fraient avec le gouverneur général et la classe des marchands les plus fortunés, que du côté des francophones, dont plusieurs sont députés ou fonctionnaires ! Ce que les curés apprécient par-dessus tout des médecins, c’est que, bien plus que les sages-femmes, ils tentent, même au détriment de la santé de la mère, de faire naître des bébés qui seront ensuite assurés par le baptême d’une vie éternelle.

– Pour notre part, intervient Marie-Claire en détachant bien ses mots, nous sommes déterminées à ce que la Société ouvre ses portes aux étudiantes. Nous ferons tout en notre pouvoir pour éviter une promiscuité des sexes.

– Veuillez croire, monsieur Chicoisneau, ajoute Françoise, que, malgré les apparences, les délivrances ne suscitent pas de mauvaises pensées.

– Au contraire, intervient à son tour Vénérande, si vous saviez à quel point l’exemple de femmes déchues peut fortifier le moral ! Aucune d’entre nous ne voudrait subir leur sort funeste.

Le curé grommelle en se levant subitement :

– Je vous mets à l’essai pour votre première année d’enseignement, madame Montreuil.

– Si je mets l’école sur pied, proteste Léonie, il me faut certainement continuer plus d’une année pour en récolter les fruits ! J’y engage déjà une bonne partie de mon salaire même si je n’achète que le strict minimum en fait de matériel didactique !

Sans réagir, reconduisant les quatre femmes à la porte, l’homme de robe lance négligemment :

– Suis-je dans l’erreur de croire que vous n’avez pas consulté votre évêque ?

Elles échangent un regard, puis Marie-Claire répond avec hésitation :

– Monseigneur Bourget est en Italie, monsieur. Il ne revient pas avant le printemps prochain, comme vous le savez.

– Bien entendu. Nous en reparlerons.

Réjouies par la tournure des événements, Léonie et les trois officières du conseil d’administration s’arrêtent sur le trottoir avec des sourires victorieux. Puis, Marie-Claire dit à mi-voix, soudain préoccupée :

– C’est bien la première fois que notre curé évoque l’autorité de notre évêque. Étrange, vous ne trouvez pas ?

– Comme s’il nous suggérait d’aller le consulter, fait remarquer Vénérande.

– Leur petite guerre ne peut durer éternellement. Il est notoire que les curés sont entièrement soumis à leur évêque !

– Pas à Montréal ! réplique Léonie, l’air heureux. Notre évêque a beau s’être fait construire un palais épiscopal et une église rue Saint-Denis, ce ne sont que de bien minces victoires !

– Cependant, il a de plus en plus de fidèles, commente Françoise, et de nombreuses relations parmi la classe la plus instruite. Un jour, il nous faudra accepter son règne.