CHAPITRE XXXI
En ce dimanche 21 mai, assises étroitement serrées l’une contre l’autre dans l’atmosphère humide de l’église Notre-Dame, Léonie et Flavie écoutent la messe récitée par Mgr Bourget. La foule est beaucoup plus compacte qu’à l’ordinaire car, tout à l’heure, conformément au vœu qu’il a fait pendant l’épidémie de typhus, l’été précédent, l’évêque de Montréal bénira et couronnera une grande statue en bronze doré de la Sainte Vierge.
Comme à l’accoutumée, les yeux mi-clos, Léonie est plongée dans ses pensées, s’agenouillant et se relevant mécaniquement, grommelant les oraisons. Quel moment idéal que la messe pour réfléchir calmement ! Léonie se fait souvent la remarque en s’en amusant intérieurement que si les femmes aiment tant fréquenter les églises, c’est qu’il s’agit du seul moment où elles sont parfaitement tranquilles !
Aujourd’hui, cependant, Léonie fait un effort sur elle-même pour prêter ponctuellement attention à la cérémonie, à laquelle elle a tenu à assister. Si Cécile a vaincu la maladie, ce n’est pas grâce à la volonté de Dieu, mais uniquement à cause de sa propre vitalité et des soins qu’elle a reçus. Néanmoins, si, par le plus grand des hasards, Dieu entendait vraiment les prières humaines, il ne serait pas inutile d’y joindre les siennes…
De l’autre côté de l’océan de têtes qui s’étale devant ses yeux, Léonie distingue le supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice, vêtu de son costume de chanoine. Debout au pied du trône de l’évêque, il lit à voix haute un document par lequel il s’engage, conjointement avec le curé d’office et les marguilliers en charge, à conserver soigneusement cette statue donnée par monseigneur l’évêque de Montréal « pour l’acquit de son vœu du 13 d’août dernier ». Ladite statue devra remplacer celle de la chapelle de Notre-Dame de Bonsecours dérobée « par une main sacrilège » en 1831 et elle y demeurera en mémoire de la faveur obtenue par l’entremise « de la glorieuse Vierge Marie » qui a préservé la ville du typhus dont elle était menacée.
Pendant un bref instant, Flavie goûte au spectacle de l’imposante cérémonie si typique du culte catholique, observant l’église décorée avec pompe et richesse. Elle tente de se barder contre les séductions du grandiose cérémonial et de conserver intact son esprit critique, mais la chose n’est pas si aisée. La majesté du lieu, l’atmosphère saturée d’encens et les manifestations de ferveur engourdissent les facultés intellectuelles de chacun et provoquent une envie de repentir et d’abandon, pour ensuite distiller dans l’âme une allégresse factice…
Flavie a suivi sa mère uniquement pour ne pas la laisser seule parmi la foule. Ces temps-ci, presque quotidiennement en contact avec des femmes que la pauvreté a conduites au malheur, la jeune fille brûle plutôt d’un feu vengeur contre l’hypocrisie des valeurs morales chrétiennes. Les femmes sont accusées de délits dont elles ne sont pas coupables ! D’un côté, la société valorise un idéal de pureté qui enferme les femmes dans un carcan et de l’autre, elle refuse de voir que les femmes « tombées » ont littéralement été poussées dans la délinquance parce qu’on leur refuse l’égalité des chances ! Flavie n’a pas besoin des théories de Françoise Archambault pour tirer ses propres conclusions. Ce n’est pas contre les mœurs légères qu’il faut sévir, mais plutôt contre la condition inférieure des femmes qui les précipite dans la dépendance !
Toute vibrante de cette nouvelle conscience sociale, Flavie s’impatiente de l’interminable cérémonie et elle se met à secouer furieusement les genoux. Sans un mot, Léonie y pose la main et la jeune fille s’immobilise. Heureusement, les fidèles se signent bientôt et le silence respectueux qui régnait dans la nef est aussitôt rompu par un concert de murmures excités.
Bondissant sur ses pieds, Flavie tente de se frayer un chemin dans l’allée encombrée lorsqu’une main légère fait une pression sur son bras. Se retournant, elle croise le regard affectueux d’Archange Renaud. Une onde de chaleur l’envahit tout entière et l’affaiblit à tel point qu’elle doit s’appuyer à un banc. Léonie pose sa main dans le creux de son dos en lançant d’une voix faussement enjouée :
– Madame Renaud, quel plaisir ! Belle cérémonie, n’est-ce pas ?
– D’un faste déconcertant, vous voulez dire ?
Elle sourit d’un air mutin et Léonie l’imite. Julie Renaud, légèrement en retrait derrière sa mère, proteste d’une voix faible :
– C’était magnifique ! J’aime beaucoup comment l’Église catholique stimule ainsi la piété, ne négligeant aucun effort pour élever l’âme !
– Bien entendu, ma fille. Chère Flavie, comment allez-vous ?
Le regard rempli de sollicitude d’Archange Renaud terrasse la jeune fille. Le cœur serré, celle-ci ne peut s’empêcher de scruter le visage de la mère de Bastien, y trouvant tant de points de ressemblance avec lui… Jetant un coup d’œil à Léonie, Mme Renaud murmure :
– Souhaitez-vous que… je vous donne des nouvelles de mon fils ?
Avec désespoir, Flavie se tourne vers Léonie, qui répond froidement :
– Puisqu’il ne tient pas à nous en donner lui-même…
– Ne le jugez pas trop vite, plaide sa mère. Je crois qu’il est incapable de vous écrire. Mais j’ai bon espoir que le passage du temps sera un souverain remède.
– Où est-il ? demande Léonie vivement, pressée de mettre un terme aux tourments de sa fille.
– À Boston, dans une clinique d’hydrothérapie. Il s’est fait engager comme stagiaire. Pour l’instant, il n’a aucun salaire et il doit travailler très fort…
Brusquement, Flavie tourne les talons et s’éloigne à grandes enjambées. Archange Renaud, navrée, la suit du regard en murmurant :
– Quel gâchis… Si Bastien ne revient pas bientôt, je crains fort…
– Je ne sais pas si Flavie lui pardonnera, l’interrompt Léonie à voix basse. Votre fils a eu des mots très durs envers elle.
Devant l’air surpris de son interlocutrice, Léonie lui décrit la scène entre les deux jeunes gens à laquelle Simon a assisté. Se mordant les lèvres, Mme Renaud soupire :
– Il fallait qu’il souffre beaucoup pour parler ainsi. Si Flavie pouvait le réaliser…
– Tout ce que je souhaite maintenant pour ma fille, réplique Léonie avec force, c’est qu’elle cesse de souffrir, elle aussi. Pour cela, elle doit oublier Bastien. Vous comprenez, madame ?
– Tout à fait, se hâte-t-elle d’acquiescer. J’espère vous revoir un jour dans des conditions plus sereines. À bientôt, madame Montreuil.
Archange et sa fille s’éloignent et Léonie attend qu’elles aient disparu entre des groupes pour se diriger à son tour vers la sortie, saluant machinalement plusieurs de ses connaissances. Elle trouve Flavie adossée à l’écart contre un mur de pierre et, sans un mot, toutes deux entreprennent le voyage de retour.
Le soir tombe sur la rue Saint-Joseph et le paysage s’assombrit doucement sous les yeux de Léonie et de Simon qui reviennent lentement vers leur maison avant la noirceur. Çà et là, des fanaux s’allument et des éclats de voix leur parviennent, ceux des habitants qui veillent sur leur galerie et qui s’attardent dans la douceur du soir de cette fin de printemps. Pour se protéger des insectes, Léonie noue étroitement, sous son menton, le ruban du joli chapeau qu’elle vient tout juste de s’acheter et qu’elle porte, ce soir, pour la première fois.
Elle ne s’attendait pas à ce que Simon tienne à l’accompagner dans sa promenade parce que le soir, après avoir été debout une bonne partie de la journée, il préfère nettement se bercer sur la galerie ou dans la cuisine et lire ses précieux papiers-nouvelles. Pourtant, depuis quelques jours, elle sent que son mari la surveille avec une vague anxiété et, à chaque soir, elle anticipe une discussion qui ne vient pourtant pas. Est-ce seulement un effet de son imagination ? Il lui semble que le regard de Simon, qui ne faisait plus que l’effleurer sans la voir réellement, a progressivement changé et que, de nouveau, ses yeux l’accueillent et l’interpellent…
Léonie tente de ne pas fonder une quelconque espérance sur ces signes ténus. Pour ne pas trop souffrir de la froideur de son mari, elle s’est réfugiée dans un détachement bienheureux. Cheminant à côté de Simon, Léonie garde donc une distance de bon aloi qui donne sans doute l’impression, aux étrangers qui les croisent, qu’elle est une épouse très réservée et sans doute plutôt ennuyeuse dans l’intimité.
Comme souvent depuis le départ de Bastien, leur conversation tourne autour de Flavie et de son avenir. Leur fille porte en elle une blessure qui ne guérira peut-être jamais et qui a modifié son tempérament. Plus grave, plus retenue, elle porte à présent un intérêt presque démesuré à son métier et Simon s’inquiète souvent de toutes les heures qu’elle y consacre au détriment des amusements souhaitables aux jeunes de son âge.
– Si les choses se poursuivent de même, remarque-t-il, Flavie ne trouvera jamais un homme à marier. Tant que nous sommes là, elle peut vivre avec nous, mais après ?
– Elle aura un métier respectable, qui devrait lui permettre de gagner honorablement sa vie.
– Tu sais très bien que les femmes seules ont bien de la difficulté à joindre les deux bouts. C’est une honte, mais c’est ainsi, et il n’y a rien que l’on puisse y faire.
– Tu te fais du mauvais sang pour rien. Flavie est encore très jeune, elle va seulement sur ses dix-neuf ans. Elle a bien le temps de voir venir…
– Espérons que l’été qui vient lui redonnera le goût des hommes, soupire son père. Elle vit comme une nonne !
Léonie rit de bon cœur, mais son accès de gaieté s’étrangle dans sa gorge parce que Simon vient de lui prendre la main. Elle s’étonne, bouleversée, de cette sensation qu’elle avait presque oubliée, celle de la moiteur d’une vigoureuse main d’homme emprisonnant la sienne. Ils passent devant la maison et Simon hésite mais, tout à coup, Léonie ne cesserait sa promenade sous aucun prétexte et tous deux poursuivent sans mot dire leur chemin vers l’ouest, vers les dernières lueurs du soleil couchant. D’un ton contraint, Simon lui demande si les maringouins ne l’achalent pas trop et, malgré sa réponse négative, il se tourne vers elle et murmure :
– Ton chapeau est mal placé, je trouve. Attends…
Il tripote la visière qui encadre son visage, et, constatant que son mari est intimidé comme un jeune homme, comme lors de leurs toutes premières rencontres, Léonie sent une agréable chaleur descendre en elle. Doucement, elle glisse son doigt sur sa joue et sur son menton, s’amusant de son rasage approximatif, puis Simon emprisonne sa main dans la sienne et la porte à ses lèvres. Tous deux échangent un long regard, puis Léonie, qui ne peut s’abandonner malgré son désir intérieur, détourne les yeux. Simon murmure encore :
– Tu me laisses t’embrasser ?
– Depuis quand as-tu besoin de me demander la permission ?
La réplique a jailli avec force, mais Simon ne s’en formalise pas :
– C’est pour me faire pardonner…
– De quoi ?
Faisant une légère grimace, il répond humblement :
– J’ai un peu oublié à quel point je tenais à toi. Je sais que tu en as eu de la peine. Je l’ai bien vu… Laisse-moi t’embrasser, ma femme…
Comme prisonnière d’un enchantement, Léonie permet à Simon de l’attirer contre lui et, lorsqu’il pose sa bouche sur la sienne, elle a le souvenir fugace de leur premier baiser, derrière la maison, alors qu’il la protégeait si bien de la bise d’hiver qui s’enroulait autour d’eux… En elle, la convoitise explose, non pas celle d’une jeune fille encore incertaine, mais celle d’une femme mûre et amoureuse.
Pendant un bref moment, elle tente d’ignorer l’appel de ses sens, mais l’étreinte de Simon est si gourmande qu’elle lui tire un sourd gémissement. Bientôt, tous deux vacillent en pleine rue, dissimulés aux yeux des rares promeneurs par l’obscurité maintenant presque complète. Possédé par une faim qu’il semble incapable de contenir, Simon caresse Léonie avec tant d’avidité qu’elle a envie de se laisser glisser sur le sol pour qu’il la prenne là, tout de suite… Comme s’il avait entendu son appel, il jette un rapide coup d’œil autour de lui et chuchote :
– Là, plus bas, rue Guy… On trouvera bien un endroit. Viens…
Léonie n’a qu’un très court moment d’hésitation pendant lequel elle tente d’évaluer froidement les risques que cela comporte, se livrant à toute vitesse à des calculs qui l’étourdissent… À quarante-cinq ans, les risques de tomber enceinte sont très faibles. Oui, si faibles… En règle générale, elle se fie à la maîtrise de lui-même que Simon a acquise dès les premiers mois de leur mariage, qui lui permet de se retirer à la toute dernière seconde avant d’émettre sa semence. Mais elle a le net sentiment que ce soir, il ne pourra s’y résigner…
Léonie se laisse entraîner par Simon qui, bientôt, l’adosse contre le mur d’un bâtiment de ferme isolé. Elle prend soin de dénouer son chapeau et de le déposer à proximité pendant qu’un chien aboie dans le lointain et que quelques vaches, dans une grange voisine, meuglent paresseusement. Simon glisse sa main sous sa jupe et la presse contre lui. Elle passe ses mains sous sa chemise et déboutonne fiévreusement son pantalon. Elle se sent si jeune, comme lorsqu’il leur fallait s’étreindre en cachette ! Enflammée, elle enroule une jambe autour de la taille de Simon qui la soulève légèrement, s’insinuant d’un seul mouvement en elle et venant, en même temps, emprisonner sa bouche avec la sienne.
Leur faim intense de l’autre confère à leurs gestes encore lents une harmonie parfaite, un accord rare que Léonie savoure intensément… Avec un tressaillement de tout le corps, elle voit qu’un mince et magnifique croissant de lune émerge de l’horizon. À son invitation, Simon y jette un coup d’œil, puis il murmure à son oreille :
– Je l’ai commandé pour toi, Léonie de mon cœur…
La lune est bien accrochée dans le firmament lorsque tous deux reviennent dans leur maison, dont les deux autres occupants sont apparemment endormis. Allumant un bougeoir qu’il élève au-dessus de sa tête, Simon suit Léonie dans les escaliers. Encore exaltée mais alourdie par la fatigue, elle se laisse tomber assise sur son lit tandis que Simon se dévêt lentement, grommelant qu’il est trop tard pour se laver maintenant.
Il s’agenouille ensuite devant elle et l’aide à se débarrasser de sa jupe, qu’il secoue doucement pour faire tomber les brins d’herbe qui y sont accrochés. Il balaie le drap de la main pour en chasser les miettes avant de l’encourager à s’étendre. Enfin, il s’assoit de son côté et tire la courtepointe sur une Léonie ravie par tant de sollicitude. Elle ferme les yeux après un moment, puis, constatant que Simon ne bouge pas, elle les ouvre. Son mari, toujours assis et légèrement éclairé par la lueur de la chandelle, fixe le mur, les sourcils froncés, la bouche serrée. Elle murmure :
– Tu ne te couches pas ?
Il se tourne vers elle et croise les jambes sur la paillasse. Luttant pour rester éveillée, Léonie se redresse sur ses coudes. Il bredouille :
– Il y a bien longtemps que j’aurais dû te dire… Mais c’était tellement compliqué, tout ça…
S’assoyant à son tour, Léonie attend patiemment qu’il poursuive.
– En premier, j’étais un peu fâché parce que je trouvais que tu travaillais trop. La Société compatissante, passe encore, mais l’école ! On nous a tellement répété que les femmes trouvent leur bonheur à la maison, auprès de leur mari et de leurs enfants ! Alors, je me disais que, sans doute, tu n’étais pas vraiment bien avec moi puisqu’il te fallait autre chose…
Léonie veut protester, mais Simon lève la main et continue :
– Je sais, je me faisais plein d’idées stupides. J’en avais honte, aussi. Mais tant de gens étaient contre ton entreprise ! Les marguilliers, des voisins, les parents des élèves… J’ai failli me voir refuser le poste d’instituteur à cause de ça.
Pendant un moment, Léonie se demande si elle a bien entendu. Son esprit tout à coup en éveil, elle articule :
– Je ne comprends pas. Ton poste d’instituteur ?
– Le marguillier Jorand. Avec sa femme, il a monté une véritable conspiration contre ton école. Tu imagines son discours… Il m’a menacé de ne pas m’engager si ton école restait ouverte.
– Simon ! s’exclame Léonie, renversée, en lui agrippant les deux bras. Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
– Tu avais assez de soucis sans ça.
– C’étaient des menaces en l’air, n’est-ce pas ?
Très sombre, Simon répond :
– La fabrique m’a engagé pour un an parce que les marguilliers étaient débordés. Mais Jorand comptait bien réussir à persuader la majorité de ne pas renouveler mon contrat. Finalement, c’est sa femme qui lui a fait changer d’idée.
– Marie-Thérèse ?
– Après que tu lui as fait visiter l’école et surtout après l’inauguration, qui a rassuré tout le monde sauf les esprits les plus obtus, elle s’est grandement calmée.
Abasourdie par ces révélations, Léonie reste figée jusqu’à ce que Simon l’oblige à se recoucher. Il éteint la chandelle avant de s’allonger à son tour. Tous deux se font face et Léonie glisse ses doigts entre les siens. Après un temps, elle murmure :
– Je t’en fais vivre, des épreuves…
– Et c’est loin d’être fini ! rétorque-t-il en riant. Je tenais à te dire, Léonie… Je suis de ton bord. Parfois, tu as peut-être cru… que je m’opposais à tes projets, mais c’est faux. Tu peux compter sur moi.
Infiniment soulagée par sa profession de foi mais encore étourdie par ses confidences, Léonie s’avance pour lui poser un baiser sur la joue.
– Simon ?
–Oui?
– J’aimerais que tu me dises toujours les choses, comme elles viennent. Ce qui t’arrive, ce que tu ressens… Tu promets ? Parce que je me suis imaginé bien des choses et que… c’était difficile parfois.
Simon serre fortement la main de Léonie et il murmure :
– En tout cas, je te promets que je vais essayer. L’entrée imposante de l’édifice du parlement du Canada-Uni apparaît devant eux, mais Laurent tire sa sœur par la main et lui fait longer le bâtiment sur toute sa longueur jusqu’à une petite porte discrète sur le côté, qui ouvre sur un long et obscur corridor. Adressant un clin d’œil complice à Flavie, Laurent lui fait signe de le suivre. En ce samedi après-midi du milieu du mois de juin, le jeune homme a offert à sa sœur une visite guidée des lieux et, ravie d’avoir, pour une fois, son grand frère à elle toute seule, Flavie a accepté avec empressement. Laurent ne lui a pas caché que, tout en haut de la tour centrale de l’édifice, un certain jeune homme serait enchanté de la revoir…
La session parlementaire de l’hiver 1848 a été ajournée très tôt cette année, après seulement un mois, sous prétexte que les députés, encore trop « neufs », n’avaient pas eu le temps de préparer et de mûrir les mesures législatives qu’ils se proposaient de soumettre au Parlement. Une seule loi d’importance pour le Bas-Canada a été adoptée, modifiant les lois sur l’immigration afin d’éviter la répétition de la situation tragique de l’année précédente.
Avant de se séparer, les députés ont voté à l’unanimité une mesure qui a soulevé la désapprobation générale : ils se verront allouer, pour la session, une indemnité substantielle, en sus des frais de voyage. Avec amertume, tous ont condamné ce parfait « désintéressement » et toutes les gazettes sans exception ont glosé sur le fait que, dorénavant, plus personne ne se refuserait à « faire acte d’abnégation » pour devenir mandataire du peuple ! Beau modèle d’économie, en vérité, pour des gens qui s’apitoient sur le vide du trésor public !
De part et d’autre du corridor qui s’étire sous les yeux de Flavie sont situés les petits bureaux réservés aux commis et aux secrétaires à l’emploi du Parlement. Depuis la fin de février, les élus ont quitté les lieux et sans relâche, du matin au soir, les scribes manient la plume… Laurent fait pénétrer Flavie dans son bureau, meublé d’un petit secrétaire encombré de papiers. À cette heure, la plupart des employés ont quitté, mais tous ceux qui demeurent s’empressent de venir rencontrer la visiteuse et bientôt, une dizaine d’hommes, jeunes et vieux, font un brin de conversation à Flavie.
Laurent les chasse gentiment et les deux jeunes gens, suivant de nouveau le corridor, se retrouvent ensuite au centre de l’édifice, dans un vaste hall. Ils grimpent l’escalier monumental vers l’étage supérieur et débouchent dans une petite salle. Laurent désigne à sa sœur la pièce vide du Sergeant of Arms, puis celles qui sont dévolues au bureau de poste.
Il ouvre ensuite sans bruit une porte et Flavie tend le cou. Elle promène un regard admiratif sur la vaste salle où siège le Conseil législatif. Laurent lui désigne, dans un murmure, les bureaux de l’orateur et des secrétaires, la galerie du public, où près de trois cents dames peuvent s’asseoir et autant de messieurs peuvent se tenir debout derrière, ainsi que, tout au fond, la bibliothèque.
Tous deux traversent ensuite le hall de nouveau et Laurent ouvre une autre porte. La Chambre d’assemblée, encore plus grandiose, est plongée dans l’obscurité. Flavie fait quelques pas sur le parquet, admirant d’abord le fauteuil du président d’assemblée et les superbes sièges de bois où s’installent les députés, puis, plus haut, les estrades réservées au public et aux journalistes.
Mais le clou de leur visite est encore à venir et Laurent presse Flavie de le suivre. Revenant dans la pièce centrale, ils se dirigent vers un escalier, qu’ils grimpent deux marches à la fois. Bientôt, les deux jeunes gens pénètrent dans la bibliothèque de la Chambre d’assemblée qui constitue, avec celle du Conseil législatif, la plus importante collection de livres au pays. Grâce à une motion de l’Assemblée, elle est devenue accessible au public comme bibliothèque de recherche et de consultation.
Avec bonheur, Flavie contemple les grandes tables, où plusieurs hommes et une dame sont assis, en train de travailler, et les rayonnages si longs et si hauts qu’ils donnent le tournis… Au loin, une tête d’homme émerge et, l’apercevant, Laurent pousse sa sœur dans sa direction. Bientôt, entre deux rayons de la bibliothèque, ils rejoignent Augustin Briac, bibliothécaire adjoint.
Flavie n’a encore jamais pénétré dans ce sanctuaire de la connaissance, mais elle a rencontré le jeune homme à quelques reprises alors que Léonie et elle préparaient le cours de l’École de sages-femmes. Dernièrement, Laurent a glissé à Flavie qu’Augustin demandait régulièrement de ses nouvelles et la jeune fille avait accueilli sans déplaisir l’idée de le rencontrer de nouveau.
Mince et nerveux, son long visage surmonté d’épais cheveux bruns qui semblent vouloir se dresser dans tous les sens, Augustin, cramoisi, tend à Flavie une main hésitante. Elle la serre avec vigueur en le complimentant, comme s’il en avait personnellement le mérite, sur la richesse de la bibliothèque. Avec empressement, Augustin lui fait parcourir quelques rayons, expliquant que, lorsque le Parlement du Bas-Canada a décidé, en 1802, de mettre sur pied une bibliothèque législative, six ans après la France et quatre ans après les États-Unis, très peu de pays en possédaient une. La Chambre des communes de la Grande-Bretagne n’a eu la sienne qu’en 1818… La seule collection d’histoire compte plus de deux mille volumes et les deux bibliothèques du Parlement en totalisent vingt-trois mille.
Tandis que Laurent suit à quelques pas, Augustin fait faire à Flavie le tour complet des lieux, puis un des chercheurs sollicite son aide et il s’éloigne après avoir pris soin de murmurer à Flavie qu’il a encore une requête à lui adresser. Amusée par ce langage administratif, Flavie s’installe à l’une des tables et feuillette un livre pris au hasard, laissée seule par Laurent qui est descendu à son bureau pour quelques instants.
Peu après, trop rapidement au goût de la jeune fille qui referme le livre à regret, Augustin revient prendre place devant elle. Décidément, il a un visage d’allure très jeune et plutôt sympathique… Encouragé par le sourire de Flavie, il chuchote :
– Je voulais vous demander… mademoiselle, est-ce que vous accepteriez enfin que je vienne veiller, le samedi ?
– Avec grand plaisir, répond doucement Flavie. Je vous attends samedi prochain après le souper, si vous le désirez.
Son visage s’éclaire et il reste assis sans parler, à la contempler. Intimidée, Flavie se lève brusquement en prétextant que son frère l’attend et, après un léger signe de la main, elle s’empresse de quitter la bibliothèque. Elle descend les escaliers d’un pas léger et dansant. Elle meurt d’envie de passer un été frivole, un été rempli d’amusements de toutes sortes, et si Augustin se révèle d’un naturel trop sérieux, tant pis pour lui !
À sa première visite, Augustin reste plutôt réservé, mais sans excès, prenant part ponctuellement à la conversation générale et dévoilant sans le vouloir l’étendue de son savoir. À la veillée suivante, il est déjà plus expansif, un brin moqueur. Il fait preuve en présence de Flavie, même seul avec elle, d’une retenue de bon aloi, se contentant de lui baiser la main. Pour l’instant, cela convient parfaitement à la jeune fille.
Il ne leur faut pas longtemps pour quitter la cuisine et la galerie et se mettre à courir d’un bout à l’autre de la ville, accompagnés par Agathe et Laurent. Tenaillée par une grande soif d’aventure, Flavie retrouve avec allégresse l’intense sentiment de liberté de son adolescence, alors qu’avec Cécile et leurs amies elle passait le plus clair de ses journées à courir par monts et par vaux.
Au mois de juillet, des avis publiés dans les gazettes annoncent l’arrivée imminente de la Grande Caravane Ambulante de Philadelphie, et, au jour dit, les quatre jeunes gens se pressent parmi les badauds massés sur le trajet du cirque. Bientôt, une rumeur excitée se propage comme une traînée de poudre et, quelques minutes plus tard, une immense voiture apparaît, une troupe de musiciens à son bord, que tirent quatre énormes éléphants richement caparaçonnés. Médusée, Flavie admire le pas lourd et lent de ces bêtes étranges et magnifiques, qui chassent les mouches en agitant leurs grandes oreilles. L’un après l’autre, une vingtaine de wagons tirés par de superbes chevaux défilent sous leurs yeux ébahis, chacun transportant, encagés, les animaux du cirque.
Lorsque la ménagerie installe ses quartiers, les curieux ont le loisir d’aller contempler de près toutes ces bêtes sauvages. Augustin, qui manifeste un intérêt tout scientifique, passe de longues minutes devant chaque cage, s’extasiant à voix haute sur cette collection des mieux choisies des individus les plus rares et les plus curieux du règne animal. Selon les observateurs, c’est l’ensemble le plus complet qui ait visité Montréal à ce jour ! L’un des conducteurs de la ménagerie témoigne d’une déconcertante familiarité avec le tigre, le lion, le léopard et la panthère, ces animaux reconnus comme les plus féroces et les plus forts de la jungle. Devant une foule qui exprime bruyamment son effroi, il se couche au milieu d’eux, les caresse et joue avec eux comme s’ils étaient des chiens fidèles.
Flavie n’est pas la seule à être assoiffée de distractions et de découvertes. Tous les habitants et les habitantes de la ville semblent redoubler d’ardeur pour jouir des délices de la belle saison et pour oublier le sinistre été précédent. Des magiciens ambulants s’installent sur les places pour ébaudir les spectateurs et, lorsque la noirceur tombe, des feux d’artifice prolongent la féerie.
Après le cirque, une troupe de musiciens suisses fait son entrée dans la ville, où elle compte donner une série de concerts en plein air. Démontrant une grande habileté, ces hommes exécutent, uniquement avec des petites cloches de tailles diverses, une variété de pièces et d’airs compliqués. Les spectateurs, enchantés, s’empressent de faire trébucher dans leurs besaces de nombreuses pièces de monnaie.
Une exposition présentant les merveilles de l’art de la peinture et les fantastiques illusions de la lumière et de l’optique s’installe dans la nouvelle salle des Old Fellow’s et attire un public nombreux, dont Flavie et ses parents. En combinant des procédés modernes, les organisateurs de l’exposition reproduisent avec fidélité des scènes majestueuses et étonnantes de l’Antiquité et des temps modernes, que Flavie ne se lasse pas d’admirer parce qu’elles lui donnent l’impression de voyager : le festin de Balthazar et la mort du roi « impie », les ruines de Babylone, la crucifixion de Jésus, diverses cérémonies du culte catholique dans la cathédrale de Milan et, enfin, l’arrivée des cendres de Napoléon au magnifique hôtel des Invalides, à Paris.
Les Montreuil éprouvent un louable sentiment d’orgueil en allant admirer ensuite, après les merveilles du génie et du talent étrangers, deux « pièces de mécanisme » très ingénieuses, fruits des efforts de Canadiens, l’un de Québec et l’autre de Montréal. Le premier, un dénommé Larochelle, a fabriqué un modèle en miniature d’un canon sur lequel a été greffé un agencement de pièces qui permettent avec une grande facilité de charger et de faire feu douze fois par minute. Ce mécanisme est trop compliqué et trop dispendieux pour être utilisé par l’artillerie, mais son auteur reçoit néanmoins les félicitations du gouverneur et des autorités militaires, qui le prient ensuite d’exercer son inventivité sur des objets d’une utilité pratique plus immédiate !
Le second appareil, résultat du travail de la fabrique de M. Lepage, un homme sans instruction mais d’un génie instinctif, est une pompe à incendie dont la puissance du jet et l’élégance de la forme surpassent toutes celles qui proviennent des manufactures américaines et anglaises. Le concepteur ayant accepté de soumettre ses machines à une véritable épreuve, une populace considérable, et même des personnages fort respectables, s’amasse pour y assister.
Quatre concurrents sont en lice : les pompes Montréal et Fiéro, signées par Lepage, la pompe Union fabriquée à Boston et enfin la pompe anglaise Déluge que la compagnie de feu de Québec a fait monter à Montréal tout exprès pour l’occasion. Les opérateurs des pompes dirigent leurs lances vers les tours de l’église paroissiale Notre-Dame, sur la place d’Armes. À la grande joie des spectateurs, le jet de la pompe Montréal atteint la hauteur de cent soixante-six pieds, soit dix pieds de plus que sa plus proche concurrente.
Dans la foule, tous se félicitent de cette gloire qui rejaillit sur l’industrie indigène. Puisqu’il est prouvé que l’on peut construire ici à un moindre coût des machines si utiles et d’une qualité supérieure, se réjouit Simon, on pourra donc se passer d’envoyer notre argent à l’étranger ! Lepage n’ayant pas les moyens d’exploiter son invention, quelques citoyens se proposent de l’y encourager par leurs recommandations et même par des prêts d’argent.
Les soirées de Flavie et d’Augustin sont régulièrement occupées par de fréquentes veillées en plein air organisées dans le faubourg Sainte-Anne, soit dans la cour d’un de leurs voisins, soit en pleine rue. Le jeune homme, un peu intimidé par ce monde qui lui est étranger et ne goûtant pas la danse, préfère rester à l’écart. Cependant, Flavie ne manque jamais de partenaires, du jeune frère d’Agathe jusqu’aux pépères qui consentent parfois à se lever de leurs berçantes pour aller faire tournoyer les dames.
Quelques jeunes hommes, que Flavie connaît vaguement depuis l’enfance, se risquent également à l’aborder. Elle sent qu’ils sont guindés en sa présence. À cause de son instruction et de ses nouvelles responsabilités, ils la traitent différemment des autres jeunes filles… Elle en est un peu fâchée, mais elle ne peut rien y changer, sauf en leur montrant qu’elle aime autant s’amuser que les autres.
Si Augustin n’était pas devenu son cavalier, peut-être se laisserait-elle séduire par le jeune Patrice Lafranchise, poissonnier comme son père et qui lui sourit si largement lorsqu’elle passe devant leur étal au marché. Il lui semble que, contrairement aux autres, il ne s’en laisse pas imposer en sa présence. Pour la faire tourner sur la musique, il la saisit avec une ardeur sans l’ombre d’une équivoque…
Au début du mois d’août, Flavie et ses parents embarquent avec empressement à bord du vapeur qui les mène à Longueuil. Si la jeune fille a joui à outrance de la ville et de toutes les curiosités qu’elle offre, elle meurt maintenant d’envie de retrouver le rythme lent de la campagne et le contact avec la nature généreuse.
Josephte s’est mariée au cours de l’hiver et Ladevine n’est pas fâchée d’avoir la compagnie de sa cousine pour trois longues semaines. Flavie se coule avec soulagement dans cette existence prévisible, ordonnée par un travail constant, mais dont la simplicité est rafraîchissante après un hiver passé auprès des patientes de la Société compatissante.
Peu après leur arrivée, Léonie et Simon laissent leur fille aux bons soins de Catherine et s’offrent un voyage à deux, d’abord chez Sophronie, puis à Lévis, chez le frère de Simon. Flavie se réjouit de la complicité qui règne de nouveau entre ses parents, qui ont retrouvé leurs gestes de tendresse mutuelle. Elle a compris qu’ils ont besoin de se retrouver et, tandis que s’ébranle la charrette de René, elle contemple leurs mines réjouies avec émotion.
Laissée à elle-même, Flavie est soulagée par la tranquillité de la maison. Sa tante Catherine n’est pas une femme bavarde et grand-père Jean-Baptiste, de plus en plus courbé, semble le plus souvent égaré dans ses pensées. Quant à l’oncle René, même si la mauvaise température le retient à l’intérieur, il est toujours occupé à quelque tâche… Çà et là, la jeune fille trouve le temps d’aller, tôt le matin, se baigner dans la petite rivière et, plus tard dans la journée, se promener dans les champs et les bois.
Lorsque Flavie songe à Bastien, constatant à quel point il est facile pour un homme de prendre ses jambes à son cou lorsqu’il fait face à une difficulté, elle vibre d’un intense accès de colère et elle le méprise de tout son être pour sa lâcheté. Les patientes de la Société font souvent allusion à celui pour qui elles ont eu le béguin. Devant une promesse de mariage, elles se sont volontiers laissé séduire, mais le drôle a déguerpi lorsque la grossesse est devenue apparente… Le vaste monde est ouvert aux hommes jeunes et entreprenants tandis que leurs blondes, elles, sont retenues à la maison par d’absurdes conventions ! L’exaspération que Flavie ressent lui fait un bien immense, la délivrant de ce besoin constant de la présence de Bastien qui l’enrage et lui donne envie de tout casser.