CHAPITRE XXV

Le solstice d’été installe une lourde chaleur sur Montréal et la température devient insupportable dans les baraques qui accueillent les immigrants à leur descente de navire. Les autorités du Parlement ont décidé de renvoyer le personnel pour l’été et Laurent se retrouve, à son tour, confiné à la maison, tandis que Cécile continue de se rendre, six matins par semaine, à la maison-mère des sœurs grises. Léonie la trouve pâle et maigre, mais la jeune fille refuse d’envisager un arrêt de travail.

On rapporte déjà des dizaines de décès dans les faubourgs. Pendant ce temps, les navires continuent à arriver en provenance de Grosse-Île et les voyageurs encore en santé doivent attendre des jours et des jours, à proximité des malades, avant d’obtenir la permission de poursuivre leur périple vers l’ouest ou vers le sud. Gagnées par une certaine fébrilité, Léonie et Flavie préparent leur départ pour Longueuil.

Les communications avec la campagne sont maintenant très ardues et comme Léonie refuse d’envisager que son beau-frère René vienne en ville, Laurent convainc une connaissance du voisinage de leur faire traverser le fleuve en barque. Grâce à l’intermédiaire de l’épicier Tremblay, Léonie réussit à faire envoyer à René un message l’avertissant de leur arrivée imminente au quai de Longueuil.

Flavie reçoit une première lettre de Bastien, qu’elle relit jusqu’à la savoir par cœur. Il écrit :

 

Belle Flavie,

J’espère que ta santé est bonne et que tu es déjà en train de faire tes valises pour Longueuil. Mon père, qui est venu pour deux jours, raconte que les navires quittent encore régulièrement l’Irlande malgré nos protestations. J’ai eu enfin le loisir de songer à tout cela et je ne m’explique pas comment les pouvoirs publics ont pu laisser la situation s’envenimer à ce point. Comme je m’ennuie beaucoup de toi, j’ai décidé que le travail serait la meilleure des distractions. Je tiens à affronter Laurent cet automne au bras de fer et surtout à le vaincre. Alors j’offre mes services à qui en veut bien, à la forge, chez le boulanger ou aux champs. Au début, les habitants me regardaient comme si j’étais fou mais j’ai persévéré et maintenant, je leur consacre l’essentiel de mes journées… quand je ne suis pas en train d’exercer mes nouveaux talents d’homme de l’art. Grâce à ma mère, la nouvelle s’est répandue à la vitesse de l’éclair. J’ai déjà percé un abcès, immobilisé une fracture de l’auriculaire et ce genre de choses… Je me sens utile et ça me fait du bien. En ville, j’ai argumenté avec mes parents pour rester et offrir mes services aux malades du typhus. Je ne te l’ai pas dit parce que j’imaginais ta réaction : tu manques d’expérience pour être vraiment utile et, de toute façon, les médecins sont incapables de guérir la maladie ! Comme tout le monde, ils assistent, impuissants, à sa progression. Tout cela est bien vrai mais si les patientes de ton refuge étaient aux prises avec une épidémie de fièvre puerpérale, n’aimerais-tu pas être présente malgré ton inexpérience ?

Trêve de discussion. Quand je me couche le soir, je suis si fatigué que je ne me torture pas trop longtemps en pensant à toi… Si tu avais assisté à la colère de ma mère quand je suis rentré, le soir de l’examen ! Elle a même lancé, heureusement très mal, une potiche dans ma direction. Je sais qu’elle a été très inquiète. Je lui ai raconté la stricte vérité. Il faudra bien qu’elle se fasse à l’idée, n’est-ce pas ? Son cher fils n’a d’yeux que pour une jeune fille qui ne porte pas de chic toilettes et qui travaille. Mais ma mère a un grand cœur. Tous les jours ou presque, je lui parle un peu de toi et de ta famille. J’ai mal à la main. Je n’aime pas tellement écrire et je l’ai tant fait cette dernière année ! Je t’embrasse comme tu sais et j’attends de tes nouvelles avec anxiété.

Tout à toi,

Bastien

 

Flavie s’étonne à quel point, seulement à humer le papier et à contempler les dessins formés par les lettres, son affection pour le jeune homme semble grandir encore. Lorsqu’elle s’est entichée de lui, son sentiment était déjà tellement puissant qu’elle n’aurait jamais cru qu’elle puisse s’attacher davantage à lui. Elle est tombée à pieds joints dans la passion amoureuse. Elle ne fait pas que penser à lui, il l’habite entièrement et elle porte sa présence en elle jour et nuit, jusque dans ses occupations les plus quotidiennes.

Plongée dans un semblant d’hibernation, comme d’ailleurs la ville tout entière, Flavie subit l’été comme un mal inévitable. Elle réussit à bavarder et à rire, elle effectue ses travaux dans une relative bonne humeur, mais la plus grande partie d’elle-même est absente, dans un ailleurs plus gai, celui de son imaginaire.

Un soir, Cécile rentre tard et, après avoir avalé quelques bouchées, elle tombe dans une sorte d’état second, fixant le mur sans rien dire. Interrogée, elle sursaute et répond qu’elle se porte bien, qu’elle est seulement très lasse… Lorsque Léonie constate que son état de torpeur se poursuit, elle l’envoie se coucher avec la ferme détermination de la mettre au repos forcé dès le lendemain matin, en l’enchaînant à son lit si nécessaire.

Lorsque l’obscurité est tombée, Flavie se rend au puits comme presque tous les soirs, se déshabille entièrement et s’asperge d’eau froide. Elle enfile ensuite sa chemise de nuit et monte se coucher, encore assez rafraîchie et détendue pour sombrer rapidement dans le sommeil. Cette nuit-là, cependant, elle est réveillée plusieurs fois par Cécile qui s’agite en dormant.

Flavie se lève à l’aube, avant sa sœur qui, il lui semble, dégage une chaleur étrange… Légèrement préoccupée, elle descend à la cuisine et rallume le feu du poêle. L’escalier grince et Cécile apparaît. Avec frayeur, Flavie remarque son visage blême et son allure languissante. La jeune fille se laisse tomber sur une chaise, bâille à deux ou trois reprises, puis semble prise de longs frissons. À voix basse, Flavie lui demande comment elle se sent. Cécile ouvre la bouche pour répondre, mais rien ne sort et la jeune fille reste apathique, les yeux fixés sur la porte ouverte du poêle. De plus en plus inquiète, Flavie lui saisit le poignet. Son pouls, qu’elle décèle avec difficulté, est anormalement rapide.

Lâchant un grognement, Cécile pose la main sur son ventre. Flavie s’enquiert vivement :

– Tu as mal ?

Pour toute réponse, la jeune fille pousse un second grognement. Ses joues se sont couvertes de larges taches rouges. Se décidant subitement, Flavie va au bas de l’escalier et appelle doucement sa mère. Bientôt, Léonie est à genoux devant sa cadette ; elle prend son pouls, lui touche le front, tente en vain de lui faire décrire ses symptômes. Apathique, comme absente, Cécile s’étire et bâille, puis laisse tomber sa tête sur la table. Les traits décomposés, Léonie se relève et pose sur Flavie un regard désespéré qui lui glace le sang. Sa mère semble incapable d’articuler un son et elle l’interroge d’une voix éteinte :

– Qu’est-ce qui se passe ?

Léonie souffle :

– Ce sont les premiers symptômes… L’indolence, les frissons, le mal de ventre…

Fermant les yeux, elle vacille soudain et Flavie la saisit à bras-le-corps pour l’empêcher de tomber. Paniquée, elle appelle son père à pleins poumons en même temps que Léonie se ressaisit et s’ébroue comme un jeune chien. Vêtus de leurs seuls pantalons, Simon et Laurent dévalent l’escalier. Léonie crie en tendant les deux bras vers eux :

– N’approchez pas !

Interdits, ils s’immobilisent et observent la scène avec de grands yeux. Serrant convulsivement le bras de Flavie, Léonie respire profondément à plusieurs reprises, puis elle jette avec agitation :

– Cécile a attrapé la fièvre… la fièvre des navires.

– Quoi ? s’exclame Simon, atterré. Certainement, tu te trompes ?

La mort dans l’âme, Léonie secoue la tête, puis elle poursuit :

– Il faut la coucher. Descendez sa paillasse… Non ! Que personne ne touche à sa paillasse. Descendez celle de Laurent dans la salle de classe. Ce sera plus commode pour la soigner.

– Je vais pousser les tables, souffle Flavie.

Quelques minutes plus tard, Laurent tire la paillasse jusque dans un coin de la salle, puis il étend un drap par-dessus. Saisissant Flavie par les épaules, il l’entraîne dans un coin pendant que Simon et Léonie viennent y installer Cécile. Laurent plaide :

– Laissez-moi vous aider, c’est absurde !

– Ta mère a raison, répond Simon avec une grande brusquerie. Ni toi ni Flavie ne devez vous approcher de Cécile.

– Ni de nous, ajoute Léonie à voix basse. Votre père et moi, nous sommes en quarantaine.

Anéantis, Flavie et Laurent échangent un long regard. Simon lance à Léonie :

– Il est encore temps de les éloigner. Ils peuvent partir tous les deux tout de suite…

Léonie lève vers eux des yeux agrandis par le désarroi. Laurent proteste :

– Vous aurez besoin de moi, pour des courses et pour toutes sortes de choses ! Flavie doit partir seule.

Léonie secoue la tête avec l’énergie du désespoir et balbutie, le regard de nouveau fixé sur Cécile :

– Ça me crève le cœur, mais je m’en voudrais tellement si Flavie transportait la maladie chez Catherine ! Simon, elle a passé la nuit à côté de sa sœur !

Flavie a un mouvement pour s’éloigner de Laurent, mais ce dernier, le bras sur son épaule, refuse de la laisser aller. En proie à une agitation soudaine, Léonie se lève et lance :

– Flavie, monte te changer. Apporte du linge pour Cécile, mais pas celui qu’elle avait hier. Sors dehors tous les vêtements qui peuvent être infectés. Simon, il faut aussi sortir la paillasse. Laurent, ouvre les portes et les fenêtres. Il faut que l’air circule.

Tous s’exécutent et Léonie reste seule avec sa fille cadette. L’effroi lui noue les entrailles, mais tout son être est tendu vers l’espoir de la guérir. Cécile n’a pas contracté la maladie directement d’un immigrant, mais d’une religieuse qui l’a transportée au couvent. Il y a donc une chance raisonnable pour qu’elle ait perdu de sa virulence. Jeune et en santé, Cécile est bien armée pour se défendre contre le poison qui circule en elle.

Mais comment l’aider ? Faire venir un médecin ? Eux-mêmes sont fort sceptiques sur l’efficacité de leurs traitements. Ce n’est pas ce qu’ils disent ouvertement, mais Léonie a bavardé assez souvent avec plusieurs d’entre eux pour deviner le fond de leur pensée, ce qui, d’ailleurs, n’a fait que confirmer ses soupçons… La profession se dispute encore sur les causes de la maladie, et même à savoir si elle est de nature infectieuse, alors pour ce qui est de l’efficacité de la thérapeutique… Pratiquer des saignées, prescrire des émétiques et des purgatifs, administrer du mercure et faire boire du brandy : comme tout cela lui semble un leurre, uniquement destiné à donner l’illusion aux patients trop confiants d’une action vigoureuse et réfléchie !

Les malades ne peuvent compter que sur leurs propres forces pour vaincre la fièvre. Mais peut-être que la religieuse apothicairesse de l’Hôtel-Dieu… Léonie se résout à envoyer Laurent s’y informer. Caressant doucement le front de Cécile qui semble avoir sombré dans l’inconscience, elle est épouvantée par la chaleur qui s’en dégage. Il faut essayer de faire baisser la fièvre. Les enveloppements d’eau froide, et même les bains, si nécessaire, aident généralement…

Léonie se relève comme si elle portait le poids d’une montagne. Elle voudrait tant s’allonger à côté de sa fille et la tenir étroitement contre elle, comme si son amour allait suffire à la retenir… Malgré son apathie apparente, Cécile souffre peut-être et, à cette idée, elle est envahie par une détresse qui la brûle de l’intérieur.

Flavie entre dans la pièce et demande avec précaution :

– Tu te souviens avec quoi il faut laver les vêtements ?

– Il faut les faire tremper avec de la chaux, répond-elle mécaniquement, puis les suspendre au grand air.

– Que vas-tu faire, maman ? demande la jeune fille d’une toute petite voix, ravalant l’affolement et le chagrin qui menacent de la submerger.

Léonie lui explique brièvement ses intentions et, tout à coup, en écoutant sa mère décrire les enveloppements dans une couverture mouillée, Flavie songe au livre qu’elle a lu, ce printemps, sur l’hydrothérapie. Le médecin n’y écrivait-il pas que ce traitement était souverain contre le typhus ? Fronçant les sourcils, Flavie rassemble ses idées. Il critiquait très sévèrement les moyens classiques employés par les médecins. Pour retirer le poison du sang, on pratique la saignée, ce qui est absurde, selon lui, vu qu’il faudrait changer le sang du patient en entier ! La vidange des intestins est moins inutile, mais l’auteur condamne l’usage de purgatifs irritants, les remplaçant par des clystères remplis d’eau tiède, une méthode beaucoup plus douce. Les émétiques sont habituellement prescrits pour nettoyer l’estomac, ce qui est totalement superflu, et pour provoquer la suée, ce qui est rarement réussi…

Selon lui, quelles sont les causes du typhus ? Flavie regrette amèrement d’avoir remis ce livre à Bastien. Elle sort dans le jardin pour se consacrer au lavage du linge et des draps. Serrant les dents, elle se concentre encore davantage. Le médecin américain écrivait que la fièvre touchait ceux dont les fonctions vitales étaient déjà déréglées, principalement par la constipation, une mauvaise élimination des reins et une transpiration insuffisante, ce qui retenait les impuretés prisonnières à l’intérieur du corps.

Si ces personnes respiraient un air où les exhalations animales étaient confinées en trop grande quantité, elles étaient susceptibles de contracter le typhus, comme cela arrivait si fréquemment sur les navires. Donc, pour guérir, il fallait permettre au corps de se libérer de ses impuretés grâce aux principes de l’hydrothérapie… Il citait des statistiques frappantes. Dans les hôpitaux de la ville de New York, la moitié des patients gravement atteints de la maladie en mouraient. L’auteur, pour sa part, avait soigné une soixantaine de cas par l’hydrothérapie et un seul, prétendait-il, avait perdu la vie.

Cécile devient de plus en plus agitée, mais le premier enveloppement d’eau fraîche l’apaise légèrement. Léonie la force à boire régulièrement et elle n’émerge de son apathie que pour se plaindre de douleurs à la jambe ou à l’estomac. Léonie guette avec une agitation croissante le retour de Laurent. Tout en répondant aux multiples demandes de ses parents, Flavie ne peut se débarrasser de l’idée qu’il lui faut mettre la main sur le livre, c’est peut-être ce qui va sauver Cécile ! Enfin, Laurent revient, hors d’haleine, expliquant qu’il lui a fallu attendre la sœur pharmacienne pendant plus d’une heure. Il rapporte des décoctions et des toniques qui, selon elle, pourraient faire la différence. Léonie fixe les fioles sans y croire. Des herbes pour vaincre la fièvre des navires ?

Flavie n’y tient plus : tandis que sa mère force Cécile à avaler un peu d’eau à laquelle des gouttes ont été ajoutées, elle lui demande la permission d’aller chez les Renaud pour tenter d’emprunter le livre. Le plus succinctement possible, elle lui résume ses lectures et elle lui affirme sa conviction qu’il faut tenter sur Cécile le traitement décrit. Léonie l’écoute attentivement et lui pose quelques questions. Déjà convaincue des bienfaits de l’eau froide, elle accepte, mais elle lui fait promettre de ne s’approcher de personne.

Refusant d’envisager la possibilité que la maison soit déserte, la jeune fille vole jusque chez Bastien. Elle sonne, puis elle recule jusqu’aux bas des marches. Après quelques secondes qui lui semblent une éternité, elle sonne de nouveau. La mort dans l’âme, elle est sur le point de faire demi-tour quand la porte s’ouvre et qu’un homme mal rasé, décoiffé et habillé de vêtements disparates apparaît. Ébahie, Flavie reconnaît Édouard Renaud lui-même, qui la considère avec l’air de quelqu’un qui cherche à se remettre en mémoire les traits de son interlocuteur. Elle se hâte de dire :

– Bonjour, monsieur. Je suis désolée de vous déranger. Je suis Flavie.

Son visage s’éclaire et il répond d’une voix légèrement pâteuse :

– Je vous reconnais, mademoiselle. Veuillez pardonner mon apparence, mais puisque rien ne m’oblige à prendre soin de moi… Déjà que le commerce avait ralenti considérablement, vous pouvez bien imaginer le coup supplémentaire que l’épidémie va lui porter. Pour tout vous dire, j’ai dû me séparer de tous nos domestiques et sans eux, la maison est bien grande…

Son air harassé fait pitié et Flavie devine qu’il a tendance à noyer son désarroi dans l’alcool. Se redressant légèrement, il ajoute :

– Il était dit que mes affaires devaient plonger au plus creux avant de remonter… du moins, je l’espère. Flavie trépigne d’impatience et il lance :

– Hélas, Bastien est absent…

– Je ne viens pas pour lui, monsieur.

Haussant les sourcils, il lui fait signe de monter pour le rejoindre, mais elle refuse d’un signe de la tête. En quelques mots, elle lui exprime sa requête. Apprenant que Cécile est atteinte, il a un haut-le-cœur, puis il se domine et tourne les talons sans attendre, laissant la porte grande ouverte. Les jambes molles, Flavie s’assoit sur la dernière marche. Il faut au père de Bastien de longues minutes pour revenir avec le livre. Flavie a un élan de gratitude vers lui, qu’elle maîtrise aussitôt.

– Déposez-le par terre, s’il vous plaît. Je le prendrai quand vous serez rentré.

Visiblement dépassé, il obéit et Flavie ajoute impulsivement :

– Je voudrais vous demander un autre service : s’il vous plaît, n’informez pas Bastien de ma présence ici.

– Celui-là est plus difficile à rendre que le premier, grommelle-t-il. Vous êtes sûre ?

Flavie hoche vigoureusement la tête. La considérant un bon moment, un léger sourire finit par se dessiner sur son visage et l’éclaire de manière surprenante. Il marmotte, la tête penchée de côté, la main sur la porte :

– Je commence à comprendre pourquoi Bastien vous apprécie tant… Si tous les Canadiens étaient comme vous, mademoiselle, plus intéressés par les merveilles du vaste monde que par l’opinion de leur clergé, la vie serait bien différente au Bas-Canada ! Au revoir et, je le souhaite fort, à bientôt !

Il s’incline, fait demi-tour et referme la porte derrière lui. Flavie médite un court instant la phrase étonnante qu’il vient de lui lancer, puis, son précieux livre sous le bras, elle prend le chemin de retour. Ses parents et son frère sont attablés devant un maigre dîner et, tout en avalant quelques bouchées, Flavie feuillette l’ouvrage et élabore avec Léonie une stratégie de traitement. Le principe est simple : au moyen d’enveloppements et de bains plus ou moins localisés, il faut favoriser la sudation et l’élimination.

Dès le début de l’après-dînée, Léonie et Simon retournent au chevet de Cécile. Elle a maintenant la figure empourprée et très chaude, les yeux injectés de sang, et sa langue est couverte d’une étrange pellicule blanche. Occupée dans la cuisine ou à transporter l’eau du puits pendant que Laurent se charge de quelques courses urgentes, Flavie est trop affairée pour penser.

Une fois le souper terminé, Léonie oblige Flavie, qui veillera sa sœur une partie de la nuit, à s’installer dans le lit de ses parents pour prendre du repos. Mais les émotions se succèdent en elle, la crainte effrayante de perdre sa sœur, le regret de ne pas partir à la campagne, l’ennui de Bastien… Elle réalise qu’il faudra bien qu’elle lui écrive, mais comment pourrait-elle lui dire la vérité sans l’inquiéter inutilement ? Enfin, elle sombre dans un demi-sommeil dont elle est tirée peu avant minuit par une Léonie titubante de fatigue et qui se laisse tomber à côté d’elle. Les mains pressées sur les yeux, sa mère murmure :

– Je prends quelques heures de repos… Cécile semble aller mieux, la fièvre a diminué. Fais-la boire souvent et emmène-la sur le pot de chambre régulièrement. Elle est capable de marcher. Réveille-moi au moindre changement.

Bientôt, Flavie est seule dans la salle de classe en compagnie de Cécile qu’elle observe longuement, notant que la couleur de sa peau, pour autant qu’elle puisse en juger à la lueur des chandelles, semble redevenue normale. La jeune fille grommelle dans son sommeil et s’agite légèrement mais, en général, elle est plutôt calme. Flavie transporte une chaise sur le pas de la porte grande ouverte sur la rue, s’y assoit et contemple pendant un long moment la nuit éclairée par un croissant de lune. Puis, elle va faire boire et uriner Cécile, après quoi elle s’installe pour composer la lettre à Bastien. Très hésitante, soupesant chaque mot, elle écrit :

Cher Bastien,

Tu m’as donné de bonnes nouvelles de toi et j’en suis très contente. Je m’ennuie fièrement mais je me distrais bien. Nous partons bientôt pour la campagne mais je regrette de te dire que tu ne pourras pas m’y écrire. Je t’expliquerai la raison de vive voix… Mais comme j’aime beaucoup lire tes lettres, tu peux les faire parvenir rue Saint-Joseph et avec un peu de chance je les aurai. N’espère pas de réponse rapide puisque mon père sera notre maître de poste. Ici, rien de nouveau à part que les mauvaises herbes que tu as arrachées ont toutes repoussé. D’après moi, tu as laissé trop de racines dans la terre, la prochaine fois je te montrerai mieux comment faire… Ce qui se passe en ville, tu le sais… Comme je compose moins bien que toi, je termine ici cette lettre, je t’envoie toutes mes bonnes pensées et je t’assure que si tu étais ici, avec moi, je serais bien moins gênée de te dire à haute voix bien des sortes de choses plutôt que de les écrire sur cette feuille de papier.

Avec tout mon cœur,

Flavie

La gorge serrée et les larmes au bord des yeux, bien peinée de mentir ainsi à son amoureux mais incapable de faire autrement, Flavie scelle rapidement le feuillet qu’elle serre ensuite tout contre elle. Quelques heures plus tard, alors que Flavie se promène dans la pièce pour résister à l’envie de dormir, Simon fait son entrée, les cheveux ébouriffés et les traits tirés. Il a dormi sur le plancher de la cuisine, enroulé dans une couverture à côté du poêle.

Après avoir touché et observé attentivement Cécile, il sort sur la galerie et Flavie le suit de loin. En ce tout début d’été, l’aube commence déjà à éclaircir le ciel, et Simon reste un long moment plongé dans une contemplation silencieuse. Il pousse un profond soupir et regarde enfin sa fille, qui se tient à quelque distance de lui, en murmurant :

– Je vais bientôt réveiller ta mère pour recommencer les traitements. Nous aurons besoin d’eau froide…

Flavie acquiesce d’un signe de tête. Son père demande :

– Toi, ça va ? Tu ne sens rien d’inhabituel ?

Faisant un signe négatif, la jeune fille remarque :

– Nous devrions tous nous faire des ablutions d’eau froide. Une bonne douche, plusieurs fois par jour.

– Je crois même que je vais y aller tout de suite, décide Simon brusquement. Ça me réveillera.

– Il y a un seau par terre, à côté du puits, indique Flavie.

Pendant toute la journée, Flavie et Laurent procèdent à un grand nettoyage de la maison, allant même jusqu’à verser de la chaux dans les latrines. Ce soir-là, après une violente éruption de boutons qui lui couvrent le visage, Cécile émerge de sa torpeur pour demander à manger et à boire. Elle passe une nuit très calme et, au matin, elle se lève pour faire quelques pas. Léonie en profite pour l’envoyer avec Laurent prendre une douche près du puits, puis elle lui fait revêtir des vêtements frais lavés. Simon sort sa paillasse à l’extérieur et lui en confectionne une autre, de fortune.

Personne n’ose encore évoquer ouvertement la possibilité d’une guérison, et pourtant, chacun s’active avec une énergie renouvelée, retenant le sourire qui veut éclater à tout moment devant Cécile qui pose plein de questions sur sa maladie et les traitements à l’eau, qui mange avec un grand appétit et qui passe quelques heures dans le jardin, assise à l’ombre du pommier. Tout en lui jetant de fréquents regards heureux, Flavie lave les vêtements de toute la maisonnée et les étend au soleil, après que chacun s’est bien douché et frictionné.

Dès le lendemain, il devient impossible de nier que Cécile est hors de danger, et c’est maintenant Flavie qui est la cible de l’attention de ses parents, Flavie qui dormait à côté de sa sœur et qui est la plus susceptible d’être infectée par le germe. Deux fois par jour pendant quelques jours, Simon et Léonie lui font des enveloppements et la jeune fille, malgré la gravité de la situation, s’amuse des sensations étranges qui accompagnent la sudation.

Finalement, tous les membres de la maisonnée s’y soumettent et la première semaine de juillet passe à la vitesse de l’éclair, entre les traitements variés et le soin du jardin et des animaux. Grâce au cousin de Simon, l’épicier Marquis Tremblay, ils ne manquent d’aucun produit de première nécessité. Marquis a fermé sa boutique et envoyé sa famille à la campagne, mais il se procure plusieurs marchandises au prix du gros pour les Montreuil et quelques autres familles du voisinage.

Un soir, en pénétrant dans sa chambre, alors que les trois enfants se préparent pour la nuit et que Simon, encore en bas, met le verrou, Léonie est saisie par une étrange impulsion, celle de s’agenouiller au pied de son lit et de rendre grâce au ciel d’avoir préservé ses trois enfants, son mari et tous ceux qu’elle aime d’une mort horrible. Plutôt que de s’y abandonner, elle vient se planter devant la lucarne d’où elle observe pendant un moment la faible lueur des lanternes accrochées aux charrettes et celle qui luit derrière les carreaux des maisons voisines, et elle ressent soudain une ancienne fragilité, renouvelée par la menace qui a pesé sur Cécile.

Lorsque Léonie avait mis son premier enfant au monde, elle s’était sentie étonnamment transformée, comme si son existence prenait une amplitude jusque-là insoupçonnée. À mesure que les grossesses se succédaient, sa sensibilité s’était aiguisée, lui faisant vivre tout autant des moments de vive exaltation devant ces petits miracles de la vie que des moments de profond désarroi face aux nouvelles responsabilités qui lui incombaient… Et pour la première fois, sa propre finalité lui était apparue dans toute son infamie. Jusque-là, habitée par l’énergie de la jeunesse, elle s’était presque crue invincible, mais soudain, devenue mère, elle se sentait aussi vulnérable qu’un frêle esquif au milieu de l’océan.

La pensée de disparaître un jour en abandonnant ses enfants à leur sort lui était insoutenable. La mort pouvait-elle vraiment être un sommeil définitif et irréversible, un saut dans le néant, ainsi que le croyait stoïquement Simon ? À cette idée, une angoisse indicible lui remuait les entrailles aussi sûrement qu’une charrue retourne la terre. Elle ne pouvait accepter de se séparer ainsi de ses enfants et de perdre le contact avec toutes les joies de son existence. Il fallait que la vie après la mort existe !

Quand Flavie s’était blessée à la mâchoire, quand Laurent s’était caché pendant des heures chez un voisin par crainte d’une punition, Léonie n’avait pu s’empêcher d’adresser ses prières au Créateur. En ouvrant leurs cœurs à leurs enfants, les femmes devenaient si sensibles à leurs souffrances ! Léonie ne peut vivre sans croire, mais elle refuse les superstitions que la religion catholique a élevées au rang de dogmes. Elle sait que les humains, ailleurs, vivent selon d’autres croyances. On lui a souvent répété qu’il s’agissait de Sauvages qu’il fallait convertir à la foi supérieure, mais Léonie est décidée à apprendre sur eux, quand elle sera vieille, dans l’espoir d’y trouver des réponses à ses questions.

– Tu n’es pas couchée ? s’étonne Simon en refermant la porte de la chambre.

– Je priais, répond-elle spontanément.

Elle rougit légèrement, confuse de cet aveu. Simon se contente de sourire en se dévêtant, puis il lui fait signe d’approcher et, avec tendresse, il défait son chignon. Le cœur serré, elle promène son regard sur son visage qui, il lui semble, a bien vieilli en l’espace de quelques semaines… Elle caresse ses joues de sa main dans l’espoir futile d’y effacer d’un geste les traces de l’inquiétude et du manque de sommeil.

Lorsque tous deux sont allongés l’un à côté de l’autre, il souffle la bougie, puis, après un moment, il lui demande de se tourner dos à lui et il l’enlace en épousant la forme de son corps. Tous deux s’endormaient souvent ainsi, dans les premiers temps de leur mariage… Profondément réconfortée par cette étreinte, Léonie écoute ses filles bavarder et son mari s’endormir tandis qu’en elle, la peur du néant se recroqueville doucement jusqu’à n’occuper qu’un minuscule espace aux tréfonds de son être.

De l’autre côté du corridor, dans leur chambre joliment éclairée par une lune presque pleine, Flavie et Cécile s’installent sur leur nouvelle paillasse qui sent si bon la paille fraîche, paille que Simon s’est procurée par l’entremise de ce brave Marquis. Cécile se couche en poussant un grognement de satisfaction pendant que Flavie, assise, observe le jeu d’ombre créé dans un coin de la pièce par un rayon de lune. Paresseusement, Cécile demande :

– À quoi tu penses ? Ou à qui, je devrais dire ?

– À Bastien, bien sûr, répond Flavie simplement, encore remplie d’indulgence pour sa sœur et prête à lui pardonner toutes ses indiscrétions. Je pense à lui tous les soirs. J’aimerais bien savoir ce qu’il fait en ce moment. Il est peut-être installé sur la véranda avec ses parents…

– La quoi ?

– Une pièce juste pour l’été, explique Flavie en riant de son ignorance. Entourée de moustiquaires. Tu imagines ? Comme si on était dehors, mais sans les maringouins…

– Dire que tu vas devenir une de ces bourgeoises, marmonne Cécile avec hauteur, en se redressant sur ses coudes. La taille serrée par un corset qui va te couper le souffle, toujours gantée, chaussée de brodequins de cuir que ta servante devra nettoyer tous les soirs…

Secouée par l’hilarité, Flavie ordonne à sa sœur de se taire avec de grands gestes. Puis, s’essuyant les yeux, elle lance :

– Si jamais tu te cherches une place de domestique, je t’engagerai !

Cécile gonfle ses joues en roulant des yeux, puis, s’assoyant, elle dit à Flavie avec une intensité nouvelle :

– Je n’en ai pas parlé aux parents, mais… je suis bien décidée à partir en mission cet automne. Ma maladie m’a fait comprendre des choses… Flavie, la vie est comme un fil que la grande faucheuse pourrait couper à tout moment. Il faut que j’en profite maintenant. Tu sais quoi ? Dans quelques années, quand j’aurai ramassé un peu d’argent, j’aimerais bien aller visiter Daniel.

– À New York ? souffle Flavie, la gorge serrée.

– Je m’ennuie de lui…

De nouveau, Cécile se laisse aller sur le dos et elle croise les bras derrière sa tête, les yeux fixés au plafond. Après un moment, elle murmure :

– Laurent aussi, je l’aime. Mais Daniel, c’est pas pareil. C’est moi qui l’ai choisi…

– Peut-être qu’il est père maintenant, évoque Flavie, d’un enfant tout brun…

À son tour, Flavie s’allonge, tournée vers sa sœur dont elle prend la main. Envahie par une douce tristesse, elle chuchote :

– Quand on est petit, on croit qu’on va passer toute sa vie en famille. Mais il faut bien qu’on se sépare un jour… Bastien, je l’aime, mais à l’idée de vous quitter tous et d’aller vivre parmi des étrangers…

Une respiration lente et régulière lui répond et, pour accompagner Cécile dans le pays du sommeil, Flavie lui étreint très fort la main, un long moment.

Le 12 juillet, Simon et Laurent se rendent au marché Bonsecours où se tient une assemblée populaire en réaction à l’épidémie. L’exaspération est palpable parmi les Montréalistes, outrés par le manque de considération dont l’Angleterre fait montre à leur égard. À leur retour, les deux hommes, gonflés à bloc, narrent la longue soirée, la foule compacte et les douze résolutions, signées par le maire de la ville et envoyées au conseil de ville et au gouverneur général, pour exiger une action prompte des autorités afin que soient immédiatement prises diverses mesures pour diminuer les souffrances des immigrants et protéger les Montréalistes des dangers de la contagion.

L’assemblée demande au Parlement de faire transférer les installations de quarantaine sur une île dans le fleuve où les immigrants seraient obligés de débarquer, non seulement les malades, mais également les bien portants. Le choix de Windmill Point comme lieu d’arrivée des immigrants à Montréal et de la Pointe-Saint-Charles pour les sheds est illogique, parce que ces endroits sont surélevés par rapport à la ville et que les eaux usées contaminent les sources d’eau utilisées par les habitants. De même, à cause des vents dominants de l’ouest, la ville est constamment exposée aux exhalations qui soufflent des baraquements. Enfin, il est impossible de maintenir un cordon sanitaire entre la ville et ces derniers, situés à proximité du canal de Lachine où de nombreuses affaires se transigent.

– C’est clair que nous manquons d’hôpitaux, commente Léonie, et qu’il serait fort sage, comme l’assemblée l’a résolu, d’en construire un qui servirait strictement aux malades de la ville. Il est insensé de les soigner dans les hôpitaux généraux. Mais tout cela arrive trop tard. Il paraît que l’épidémie recule déjà, et comme nos gouvernements n’agiront qu’après de longs mois de tergiversations…

– Alors notre quarantaine est terminée ? lance Laurent, soudain animé d’un grand espoir. Je peux revoir Agathe ?

– Pas encore, répond Léonie avec une moue désolée. Je préfère attendre encore une semaine ou deux.

– Ce serait horrible de lui transmettre la fièvre, murmure Cécile.

– La pauvre s’inquiète tant pour son cavalier ! dit Flavie, émue. Elle passe quatre fois par jour devant la maison et elle consent à repartir seulement si l’un d’entre nous lui fait signe que tout va bien…

Soudain goguenarde, Cécile donne une bourrade à sa sœur :

– Par chance que ton Bastien est absent de la ville ! Il aurait peut-être loué une chambre chez la veuve, pour être plus proche de toi ?

Flavie rougit sans répondre et Simon, qui se balançait vigoureusement dans la berçante, s’arrête brusquement. Il fouille dans la poche de son pantalon et en sort une missive toute froissée, qu’il tend à sa fille d’un air embarrassé. Courroucée, Flavie la saisit, la lisse à plusieurs reprises contre sa jupe, puis elle sort dans le jardin pour la décacheter et la lire.

Flavie, ma douce, ma blonde,

Ta lettre m’a bien réchauffé le cœur même si elle était trop courte et qu’elle ne disait pas grand-chose sur ta vie. C’est vrai que la ville, en ce moment, n’est pas un lieu enchanteur. À présent, je t’imagine chez ton oncle, parmi tes cousines comme tu me l’as raconté, bien occupée à tous les travaux de la ferme. Parce que, s’il y a une chose que j’ai comprise cette année, c’est que l’été à la campagne ne veut pas dire la même chose pour les bourgeois que pour les habitants ! Si tu savais comme je ne faisais que m’amuser auparavant, tu aurais honte de moi. Mais cette époque est bien révolue et je suis fort heureux de tout ce que j’ai appris sur la rude vie de nos habitants depuis notre arrivée ici. Cependant, je me permets quelques moments en solitaire. Je me lève avant le soleil, je prends mon bâton de marcheur et je suis un sentier qui longe la rivière des Mille Îles jusqu’à une petite crique que je connais et où je me baigne en tâchant de ne pas effrayer les grands hérons qui pêchent. Tu me croiras si je te dis que c’est le moment où je pense le plus à toi, pour plusieurs raisons que tu imagines… Je ne sais pas pourquoi, mais mon père, quand il vient pour deux ou trois jours, me pose quantité de questions sur toi, alors qu’avant il était tout à fait indifférent. Peut-être que ses revers de fortune lui libèrent l’esprit… J’apprécie beaucoup mon père parce qu’il n’est pas autoritaire comme d’autres hommes que je connais et qu’il a toujours pris soin de passer quelques moments avec ma sœur et moi. Mais ces moments ont été si rares… Dans le fond, même si nous allons déménager et que j’aurai moins de domestiques à mon service (prends bien soin de mettre Cécile au courant), je ne suis pas fâché que mon père soit moins occupé. Déjà, nous avons fait quelques beaux tours de chaloupe ensemble. Mais je bavarde et la chandelle est sur le point de s’éteindre. Nous sommes rationnés cette année, notre maison est toute petite à côté de celle que mon père louait les années précédentes à Cacouna. Comme j’aimerais t’y emmener, à Cacouna, si tu savais comme les paysages sont grandioses ! Mais non, tu ne peux pas savoir… Je te montrerai…

J’ose écrire que je t’embrasse longuement,

Ton Bastien

Flavie relit toutes les phrases à voix basse, articulant chacun des mots pour en faire ressortir toutes les résonances. Elle est à la fois amusée et profondément touchée par la large tache de cire qu’il a fait tomber au bas de la feuille et dans laquelle il a tracé un B majuscule, étroitement accolé à un F. Pressée de lui répondre, elle rentre prestement et passe dans la salle de classe en ignorant les remarques moqueuses de son père et de son frère. Si elle est un peu fâchée d’être obligée de lui faire croire qu’elle se trouve chez Catherine et René, elle est néanmoins ravie de s’entretenir avec lui et lui décrit certains épisodes de ses séjours passés à Longueuil avec tant de détails que, pendant un instant, elle a l’impression d’y être…

Quelques jours plus tard, alors que Simon et Laurent s’occupent des poules et que Léonie et ses deux filles cordent du bois, un jeune garçon les hèle de la rue. Avec un fort accent irlandais, il leur annonce une nouvelle qui les plonge tous dans une profonde consternation : Thomas Hoyle vient d’être emporté par le typhus. Simon reste hébété, tellement que Léonie l’entoure de ses bras et l’entraîne vers la maison. Tous les cinq se réunissent dans la cuisine et Cécile, qui sanglote sans retenue, se réfugie dans les bras de son frère, lui-même blême et les yeux remplis d’eau.

Simon s’assoit à la table et cache son visage dans ses mains tandis que Léonie, en larmes, tente de lui apporter un peu de réconfort. Flavie reste debout près de la porte, plus révoltée par ce coup du sort que réellement chagrinée, puisque Thomas était surtout, pour elle, le père de Daniel… Elle sent très bien que les sanglots de Cécile, qui la secouent avec tant d’intensité, ne sont pas causés uniquement par cette disparition. Sa sœur pleure également sur sa propre maladie et, plus généralement, sur les ravages de cette épidémie si cruelle qui a transformé leur chère ville en un lieu de désolation…

Après s’être ressaisi, Simon endosse une chemise propre et prend la route de la Pointe-Saint-Charles. Il ne revient qu’à la brunante, visiblement harassé et, après avoir avalé quelques bouchées, il leur raconte, encore tout vibrant d’indignation, ce qu’il a appris de la disparition de leur ami. Malgré tous les conseils des autorités concernant la santé publique et l’épidémie, l’un de ses voisins, dénué de tout sens moral, s’est mis à revendre des vêtements volés aux victimes.

Lorsque Thomas et d’autres ont découvert le pot aux roses, ils ont dénoncé cet homme aux autorités policières, mais elles ont tant tardé à intervenir que le voisinage a décidé d’agir. Ils sont deux à avoir été infectés. Thomas, plus âgé et usé, n’a pas pu y opposer suffisamment de résistance. Lorsque les juges de paix sont finalement intervenus, ce fut pour éviter au coupable d’être proprement lynché par les voisins outrés.

Pendant quelques jours, Simon erre sans but dans la maison et chacun, même Laurent, le prend dans ses bras sous n’importe quel prétexte et lui offre sa chaleur en réconfort. Peu à peu, il retrouve un certain entrain et les épisodes de chagrin disparaissent progressivement. Laurent, Cécile et lui se consacrent à divers travaux d’entretien tandis que Léonie et Flavie, lorsqu’elles ont terminé les tâches quotidiennes, travaillent sur le plan du semestre d’automne de l’École de sages-femmes. Flavie relit les quelques livres et les vieilles gazettes qui traînent dans la maison, puis elle reprise tous ses vêtements et réussit à se coudre une nouvelle robe pour l’hiver.

À la fin du mois de juillet, Léonie lève officiellement la quarantaine et les deux jeunes filles passent des journées entières à reprendre leurs activités estivales habituelles, se baigner dans la rivière, faire de longues promenades et aller veiller chez leurs amies. Laurent court rejoindre Agathe sitôt son déjeuner avalé et il ne rentre qu’au souper, heureux et fourbu. Léonie permet même à ses enfants d’inviter tous leurs amis pour une longue veillée remplie de musique et de danse.

Par une belle fin d’après-dînée du début d’août, assise seule sur la galerie, appuyée des deux bras à la balustrade, Flavie constate enfin que la rue Saint-Joseph a retrouvé sa belle animation. Même si les navires accostent encore avec leurs contingents de fiévreux, même si les baraquements et les hôpitaux accueillent encore un bon nombre d’immigrants et de malades, les échanges commerciaux ont repris leur vigueur coutumière et les hôtels se sont, de nouveau, remplis de voyageurs. Le fermier Vollant revient écouler ses produits au marché, Marquis a rouvert les grands volets de bois de la devanture de son épicerie et les passants, nombreux, s’interpellent aussi gaiement qu’auparavant…

Songeant aux deux mois de cauchemar qui viennent de se terminer, Flavie sent une profonde lassitude l’envahir, aussitôt chassée par un grand sentiment de révolte devant la manière dont l’Angleterre a traité sa colonie du Canada. Si la chose se reproduit l’année prochaine, une véritable révolution, pour le sûr, va éclater sur les rives du Saint-Laurent et elle ne sera pas la dernière à prendre les armes ! À cause de la désinvolture des riches Anglais, au moins dix mille immigrants ont perdu la vie, comme des centaines de Canadiens, sans parler de ce pauvre Thomas Hoyle, de plusieurs religieuses soignantes et d’autant de prêtres. Même l’évêque du diocèse, Mgr Bourget, a été gravement malade !

La jeune fille fronce les sourcils. Une silhouette familière aux cheveux châtain clair et ondulés marche rapidement dans sa direction. Lorsque la personne émerge de derrière un attelage, zigzaguant pour éviter les passants, le crottin de cheval et les flaques d’eau, Flavie est bien obligée d’admettre qu’il s’agit de Bastien. Paralysée par l’allégresse, elle reste rivée sur place, puis, le cœur battant la chamade, elle dévale l’escalier de la galerie et court jusqu’à la rue. Quelques secondes plus tard, rouge et essoufflé, il tombe en arrêt devant elle, la détaillant avec un grand pli d’inquiétude au milieu du front. Il l’interroge brutalement, ignorant son expression joyeuse et engageante :

– Qu’est-ce que tu fais ici ? N’es-tu pas censée être à Longueuil avec tes cousines ? Tu es revenue plus tôt et la lettre que tu m’as écrite pour m’en avertir ne m’est pas encore parvenue ?

Perdant peu à peu son sourire, Flavie considère le jeune homme avec égarement et balbutie :

– Je… Je ne suis pas partie. Cécile a été malade et…

– Comment va-t-elle ? s’informe-t-il aussitôt avec inquiétude.

– Très bien, la fièvre n’était pas trop sérieuse.

Il reprend avec indignation :

– Tu me parlais de la campagne dans tes lettres. Et je te croyais !

Flavie murmure sans le regarder :

– Je ne voulais pas t’alarmer. Je n’aimais pas te mentir, mais…

– Mais quoi ? réplique-t-il d’un ton sec et cassant. Tu préférais jouer la fière et te débrouiller sans moi ? Si tu savais ce que je…

Un ressort semble se casser en lui et, complètement déconfit, il ajoute :

– Ce que j’ai ressenti quand mon père m’a raconté ta visite… Tu aurais pu être atteinte et même en mourir ! Je tiens à savoir tout ce qui t’arrive ! C’est une des exigences de l’affection, n’es-tu pas d’accord avec moi ?

Lui prenant la main, Flavie répond, avec un geste d’impuissance :

– Mais tu n’aurais rien pu faire !

– Je serais venu, dit-il sobrement, étreignant ses doigts. Je t’aurais soignée.

Une vive émotion envahit Flavie et la laisse bouleversée, comme transie. La gorge serrée, elle réplique d’une voix étranglée en tentant de sourire :

– Ma mère t’aurait interdit l’entrée de la maison.

– Je me serais installé avec les poules.

Flavie rit à travers les larmes qui coulent, abondantes, sur son visage et que Bastien, malgré la colère qui gronde encore en lui, essuie tendrement du revers de la main. Les yeux brouillés, elle contemple son teint cuivré par le grand air et elle se moque gentiment :

– Tu ressembles à un habitant.

– Et toi, tu as maigri. Tu n’as pas été malade, tu me le jures ?

Elle lève la main et précise en soupirant :

– J’ai été en quarantaine pendant tout le mois de juillet. Je ne peux pas me plaindre, quand je pense à ceux qui étaient dans les sheds, mais…

Les doigts de Bastien parcourent maintenant son cou et ses épaules, descendent ensuite doucement le long de ses bras. La voix rauque, elle articule encore en levant un visage suppliant vers lui :

– Est-ce que tu me pardonnes ?

– Seulement si tu promets de ne jamais recommencer.

Flavie se jette à son cou, s’essuie le nez sur son épaule et lui donne sur la bouche un baiser sonore. Derrière eux, une voix lance avec malice :

– Tiens, tiens… Tu me présentes ton cavalier, ma petite fille ?

Saisie, Flavie s’écarte de Bastien et, constatant que sa grand-tante Sophronie Lebel se tient debout à côté d’eux, elle éclate d’un grand rire à la fois surpris et ravi. Elle se précipite et lui saisit les deux mains, s’écriant :

– Vous, ici ?

– Je suis venue me rassurer, bougonne la vieille dame. Tout le monde se porte bien, pour le sûr ?

– Mais oui ! Quelle belle visite ! Décidément, c’est la journée des surprises !

Avec allégresse, Flavie lui présente Bastien, expliquant qu’ils viennent tout juste de se retrouver après quasiment deux mois de séparation. Sophronie écoute Flavie avec une mine réjouie, regardant alternativement les deux jeunes gens, puis Bastien intervient gentiment :

– La route est longue depuis Longueuil. Vous avez marché tout le chemin depuis le débarcadère ?

– Mais vous auriez dû nous avertir, ma tante ! Votre bagage devait être bien pesant…

– Moins qu’une valise de sage-femme ! réplique-t-elle en lui adressant un clin d’œil complice.

La jeune fille entraîne les deux arrivants vers la maison.

– Cécile et maman sont en train de plumer deux poulets, vous arrivez juste à temps pour partager un festin royal !

Bientôt, le jardin retentit d’exclamations et Sophronie reçoit deux longues accolades avant de s’installer sur le banc pour se reposer. Pleine de sollicitude, Cécile lui offre une grande tasse d’eau fraîche, puis elle lui enlève ses lourdes chaussures de voyage. Pendant ce temps, Léonie accueille Bastien avec chaleur et s’informe de lui.

– Je suis venu avec le premier coche dès que mon père a manqué à la promesse que Flavie lui avait arrachée…

Il fait les gros yeux à Flavie, qui répond par une grimace de regret.

– Je t’expliquerai, maman… Va rejoindre Sophronie, tu en meurs d’envie. Nous allons nous promener, d’accord ?

– Vous restez pour le souper ? demande Léonie à Bastien, avant de s’éloigner.

Bastien la remercie d’un geste, puis il entraîne Flavie dans la rue. La jeune fille bavarde, exaltée :

– J’ai tant de choses à te raconter ! C’est l’hydrothérapie qui a sauvé Cécile ! Enfin, maman croit qu’elle aurait peut-être pu s’en tirer seule, mais elle est sûre, et moi aussi, que les enveloppements l’ont fièrement aidée ! Mais arrête, si tu me touches comme ça, mes idées vont toutes se mélanger…