CHAPITRE XXXII

Le dix-neuvième anniversaire de Flavie est souligné dès leur retour à Montréal, à la fin du mois d’août 1848. Pour l’occasion, Léonie invite Agathe et Suzanne à prendre le traditionnel dessert pour sa fête, celui dont Flavie se régale toujours : une somptueuse salade de fruits frais rehaussée d’un filet de sirop d’érable et de crème épaisse. Agathe étourdit ses compagnes avec le récit de son travail incessant pour compléter son trousseau et Léonie s’ébahit de tout ce qu’une jeune fille doit maintenant posséder pour être bonne à marier. Dans son temps, proclame-t-elle, quelques chemises et quelques draps suffisaient !

Dès lors, la vie reprend son cours habituel et les lits de la Société se remplissent à une vitesse inaccoutumée. Le conseil d’administration entérine la demande de Léonie et de Sally d’engager une troisième sage-femme et Magdeleine Parrant accepte avec empressement cette responsabilité. On fait ajouter deux lits dans la grande salle, ce qui la rend passablement encombrée. Si la popularité du refuge continue de croître ainsi, il faudra rapidement trouver des locaux plus spacieux mais, hélas, plus dispendieux… Le conseil vote également l’allocation d’un salaire aux bénévoles à la journée, un montant encore symbolique, mais qui donne envie à Flavie de danser la valse en plein milieu du rez-de-chaussée.

Ce jour-là, Suzanne apprend à Flavie une nouvelle qui l’assombrit. Entre Louis et Franz, son cœur balançait, mais elle a finalement accordé sa main au premier. Comme la jeune fille l’explique hâtivement à Flavie, son ami d’enfance n’est que clerc de notaire. Non seulement cette situation repousse un éventuel mariage de plusieurs années, le temps qu’il garnisse sa bourse, mais elle ne lui permettra pas d’offrir à Suzanne le train de vie auquel elle peut légitimement s’attendre !

Refroidie par un tel raisonnement, Flavie reste d’abord silencieuse. De plus en plus vaniteuse, Suzanne commence déjà à l’ennuyer sérieusement avec les relations de ses soirées mondaines, à l’en croire toujours somptueuses et parfaitement réussies ! Sans plus tergiverser, Flavie entraîne la jeune fille dans un coin pour lui décrire le comportement de Louis à son égard. Aussitôt, une expression glaciale couvre les traits de Suzanne, qui la toise avec un tel air de supériorité que Flavie se recroqueville intérieurement.

D’une voix qui tremble sous l’outrage, la jeune fille lui reproche d’oser aborder avec elle un sujet si inconvenant, puis elle débite les pires insanités : dépitée d’avoir été repoussée par un si beau parti, Flavie est prête à se vautrer dans le mensonge pour détruire une union si prometteuse ! Elle ajoute du même souffle que Louis lui a raconté qu’elle avait consenti à des familiarités qui feraient rougir n’importe quelle demoiselle. Pour le sûr, un tel appétit charnel ne peut se retrouver que parmi des femmes de moindre éducation, élevées dans la promiscuité !

Suzanne insinue enfin que si Bastien l’a abandonnée, c’est sûrement qu’elle le méritait ! C’en est trop : si rapidement que Suzanne est incapable de l’éviter, Flavie lui assène une forte gifle. Tournant les talons, elle s’éloigne ensuite sans un mot et, faisant appel à toute sa maîtrise d’elle-même, malgré les regards étonnés qu’elle sent dans son dos, elle marche dignement jusqu’à la porte d’entrée. Elle sort sur le perron et referme la porte derrière elle, puis elle se laisse tomber assise sur les marches, les jambes coupées par l’émotion. Trahie dans son amitié et blessée dans son amour-propre, il lui faut un long moment pour s’apaiser.

D’un seul coup, entre Suzanne et elle, un immense fossé vient de se creuser et Flavie est résolue à ne plus jamais lui adresser la parole. Mais cette perte n’est pas ce qui la chagrine le plus. Ce printemps, Flavie avait cru sentir que la jeune fille, après ses confidences sur le sort futur du mariage de ses parents et sur son propre avenir, regrettait d’avoir laissé paraître son désarroi devant elle. Leurs bavardages avaient pris une tournure superficielle, d’autant plus que Suzanne semblait fort lasse de son bénévolat à la Société, qu’elle avait d’ailleurs réduit à une seule journée par semaine.

Flavie est bien davantage troublée par la manière dont, de façon détournée, Louis Cibert l’accable. Va-t-il commérer ainsi pendant tout le reste de sa vie ? Son désir de vengeance semble si tenace ! Quant à l’allusion de Suzanne à propos de Bastien… Le sang de Flavie ne fait qu’un tour et elle s’oblige à respirer lentement pour se calmer.

Malgré cela, un puissant tremblement intérieur l’agite, qu’elle tente de contenir en croisant étroitement ses bras sur sa poitrine. Drapée dans sa pruderie de demoiselle, Suzanne est bien incapable d’envisager tout ce qui liait Bastien à sa blonde ! Un sanglot monte à la gorge de Flavie, qu’elle ravale de toutes ses forces. Sa blonde

Une horrible pensée s’insinue en elle, un souffle glacé qui fait frissonner son âme. Qui sait si Bastien n’a pas sauté sur l’occasion offerte par la mort du nouveau-né pour s’éloigner ? Sans doute a-t-il été, pendant un temps, séduit par son charme exotique de fille des faubourgs populaires, mais il a fini par se rendre compte qu’il ne pouvait pas, décemment, marier une femme totalement dépourvue d’atouts pour l’aider à gravir l’échelle sociale ! Peut-être même s’en est-il ouvert à Louis ou à Suzanne…

Atterrée, Flavie s’oblige néanmoins à garder les yeux fixés sur un chat allongé non loin au soleil, en plein milieu du trottoir. Cette perspective d’avoir été, sans le savoir, rejetée par Bastien est trop terrible pour qu’elle l’accepte sans une farouche lutte intérieure. Mais il est parti si brusquement, sans même l’ombre d’un regret ! Ne lui écrirait-il pas s’il s’ennuyait d’elle ? S’il lui portait encore une quelconque affection, ne lui ferait-il pas même le plus ténu des signes ?

Le cœur chaviré, Flavie se relève pesamment, sachant qu’elle ne peut délaisser longtemps son ouvrage. Lorsqu’elle croise Euphrosine Goyer et Vénérande Rousselle, qui palabrent avec Suzanne, leurs regards courroucés dans sa direction la laissent complètement indifférente. Retournant à son travail, elle s’y absorbe avec soulagement.

Plus tard, les deux dames viennent la chercher pour un entretien et Flavie les considère avec surprise. Suzanne n’a quand même pas pu se plaindre d’un affront ? C’est pourtant ce qui est arrivé et les dames patronnesses exigent des explications. Se dressant de toute sa taille, Flavie jette :

– J’ai giflé Suzanne parce qu’elle m’a profondément insultée.

Elles se regardent comme si la chose était insensée. Comme si, croit remarquer Flavie, il était inconvenant d’insinuer qu’une demoiselle puisse proférer des insultes et que seule une femme pleine de dignité, ce qui n’est à leurs yeux pas le cas de Flavie, fût justifiée de ressentir une quelconque offense…

Rouge de colère, Euphrosine Goyer lui rapporte que Suzanne leur a annoncé son intention de quitter son poste dès ce soir, puis elle lui fait comprendre qu’elle est congédiée sur-le-champ. Flavie accuse le coup mais, serrant les dents, elle refuse de s’abaisser à plaider. Se débarrassant de son tablier, elle le laisse choir par terre, sur place, puis elle quitte prestement les lieux.

Envahie par un lourd chagrin, Flavie erre pendant des heures à travers le faubourg, jusqu’à ce que le soleil de septembre se cache derrière l’horizon. Lorsqu’elle revient enfin vers son domicile, elle constate que la galerie est encombrée par une dizaine de personnes qui, debout, discutent ferme. Rebutée, elle ralentit son allure, mais une silhouette de femme se détache du groupe, dévale les marches de la galerie et court vers elle. C’est Agathe qui, prenant Flavie complètement au dépourvu, se jette dans ses bras.

– Enfin, te voilà ! Nous étions tous inquiets ! Tu as marché tout ce temps ?

Flavie acquiesce en silence.

– Viens, on discutait justement de ton cas…

La jeune fille arrête net.

– De moi ? De cette après-dînée, tu veux dire ?

– Ta mère est furieuse. Elle dit que seul le conseil d’administration a le droit de remercier un employé de ses services, et encore, qu’il lui faut une saprée bonne raison. Marie-Claire est là, et Françoise… Allez, viens !

Tirant Flavie, Agathe réussit à l’entraîner jusqu’au pied des marches. Aussitôt, Marie-Claire, pleine de sollicitude, se penche vers elle et lui tend la main.

– Flavie ! Il ne faut pas te mettre dans cet état ! C’était une grossière erreur, qui sera réparée dès demain !

Flavie lui jette un regard étonné. Elle prend sa défense alors qu’il s’agit de l’honneur de sa propre fille ? Comme si elle avait lu dans ses pensées, Marie-Claire marmonne :

– Suzanne n’a rien voulu me raconter, mais je suis persuadée que tu ne ferais pas un tel geste sans une bonne raison. Est-ce que je me trompe ?

Soutenant son regard, Flavie acquiesce gravement en bégayant :

– Ses paroles m’ont fièrement blessée.

Comme si elle venait d’ouvrir les vannes, elle se met à sangloter à fendre l’âme, cachant son visage de son bras replié. Elle entend Léonie s’exclamer :

– Ma pauvre petite fille ! Monte avec nous…

Sa mère agrippe sa main libre et lui fait monter les marches de la galerie tandis que Simon murmure :

– Assois-toi ici, ma fauvette…

Touchée au cœur par ce surnom de son enfance, Flavie se roule en boule sur les genoux de Simon et, le tenant par les épaules, elle cache son visage dans son cou. Comme dans un brouillard, elle entend Léonie reprocher sans ménagement à Françoise et à Marie-Claire l’arrogance des dames patronnesses qui se croient tout permis. Françoise marmonne des excuses et tente une justification maladroite, mais Flavie ne l’écoute pas.

Elle se rend bien compte que son chagrin est sans commune mesure avec la gifle malheureuse. Il vient plutôt de tout ce qu’elle a pu lire dans le regard que se sont échangé Vénérande et Euphrosine et qui, mieux qu’un interminable discours, lui prouve que les femmes ne pourront jamais se comprendre ni s’épauler mutuellement tant que la richesse et les conventions sociales se placeront entre elles. Il vient aussi de sa peine d’amour… Flavie voudrait battre Suzanne qui, d’une seule phrase assassine, a détruit ses dernières illusions. Mais peut-être est-ce mieux ainsi ? Il était temps qu’elle comprenne qu’elle se nourrissait de chimères. Comme Louis, Bastien s’est servi d’elle pour passer agréablement le temps…

Bientôt, chacun se disperse et Simon oblige Flavie à se relever. En silence, Léonie entraîne sa fille vers sa chambre à l’étage, puis elle la déshabille tendrement, lissant doucement sa chemise aux épaules et dans le dos. Flavie s’étend dans son lit et Léonie rabat la courtepointe sur elle.

– La nuit sera fraîche, murmure-t-elle. Couvre-toi bien.

S’assoyant, Léonie pose une main légère sur l’épaule de Flavie, qui ferme avec soulagement ses yeux enflés. Après un temps, sa mère reprend d’un ton léger :

– Moi qui avais si hâte de t’annoncer la bonne nouvelle… Tu te souviens de la requête des professeurs de l’École de médecine et de chirurgie ? Ils veulent assumer la direction de l’enseignement pratique à la Société… Eh bien, Marie-Claire a joué quitte ou double. Elle leur a dit que soit ils acceptaient les conditions actuelles, soit la Société refusait d’admettre leurs élèves. Tiens-toi bien : ils ont reculé !

Flavie réussit à faire un faible sourire et Léonie ajoute d’un ton désabusé :

– Ce n’est qu’un sursis. Les médecins ont reculé seulement parce qu’ils n’ont pas de solution de rechange. Jusqu’à maintenant, l’hospice Sainte-Pélagie leur ferme ses portes, mais notre cher évêque travaille fort pour en forcer l’entrée…

– Maman…

–Oui?

– Quand… Bastien est devenu… mon cavalier… tu avais compris que c’était seulement pour un temps, n’est-ce pas ? Pas pour toujours ?

– Pour un temps ? Je ne te suis pas…

– Je veux dire… C’était impensable qu’un homme de son rang veuille marier une fille comme moi…

Sachant que sa fille ne la regarde pas, Léonie ne cherche pas à retenir sa moue attristée. Baissant vers Flavie un regard empli de toute la compassion qu’elle ressent pour elle, Léonie lui presse fortement l’épaule et répond avec précaution :

– Impensable, tu crois ? Pourtant, ça s’est déjà vu souvent…

Flavie reste silencieuse et Léonie ajoute avec dérision :

– Tu aurais peut-être préféré que je lui interdise de mettre les pieds chez nous ? Je vois d’ici ta réaction outrée ! Ou alors que je t’avertisse des dangers ? Mais tu les connaissais… C’est entendu que les fréquentations sont plus compliquées. Quand il s’agit d’un jeune homme du voisinage, on sait à quoi s’attendre, mais avec ces blancs-becs ben induqués… !

Léonie a imité la prononciation de son père et Flavie laisse échapper un sourire.

– Chaque homme est différent et je t’assure que je faisais bien plus confiance à Bastien, même s’il a été élevé dans de la soie, qu’à la plupart de ceux du faubourg que je connais. C’était… comment il te regardait et… son attitude générale…

Léonie pousse un profond soupir et, caressant la joue de sa fille, elle murmure :

– Le temps passe si vite, Flavie… Il faut profiter des moments de bonheur quand ils viennent et ne pas trop se préoccuper de l’avenir. Est-ce que tu as eu du bonheur avec Bastien ?

La tendre question de sa mère est comme un baume pour Flavie, qui opine fugacement de la tête. Léonie murmure encore :

– Je crois qu’il en a eu fièrement avec toi. Il y a des choses qui ne trompent pas… Ne laisse aucune méchante langue te faire croire le contraire.

Saisie par la perspicacité de sa mère, Flavie ouvre de grands yeux pour voir Léonie se pencher vers elle et poser un baiser sur son front.

– Repose-toi maintenant. Tu as vécu des événements bien difficiles, non seulement aujourd’hui, mais depuis le début de l’année… Mais le pire est passé. Tu es si jeune et si pleine de vie… Bonne nuit, jolie fauvette.

Léonie quitte la pièce sans bruit et Flavie s’installe confortablement, enroulant étroitement la courtepointe autour de son corps. Elle se sent rompue comme si elle avait été battue, mais son âme s’est beaucoup allégée. Bercée par les bruits familiers de la maisonnée, Flavie s’abîme tout doucement dans un sommeil sans rêves.

Pendant les semaines qui suivent, la vie de famille est passablement perturbée par le mariage imminent de Laurent. Passant presque toutes ses soirées à la maison parce que sa promise est trop occupée pour le fréquenter, le jeune homme tourne comme un lion en cage, son humeur virant subitement de la joie à la morosité. Son bagage est prêt, même s’il ne le déménagera qu’après leur voyage de noces aux Trois-Rivières chez une vieille tante Sénéchal.

Enfin, par une journée froide mais radieuse du mois d’octobre, tout le voisinage est invité à célébrer l’union des deux jeunes gens. Après la cérémonie à l’église, la noce chez les Sénéchal dure toute la nuit. Au petit matin, les jeunes mariés s’éclipsent tandis que les invités se dispersent. Flavie revient chez elle avant ses parents. Après le bruit et la fureur, la maison lui semble d’un calme surnaturel…

Elle monte d’un pas lourd à l’étage et marche jusqu’au réduit qui servait, jusqu’à la veille, de chambre à Laurent. Toutes ses affaires sont entassées sur le lit et sur le sol. Pensivement, Flavie contemple le désordre. Dorénavant, elle sera seule dans la maison avec ses parents ! Cette perspective lui cause tout un choc et elle se laisse choir sur le lit de son frère, entre deux poches de linge. Peut-être que le mariage n’est pas son lot ? Sans aucun doute, Simon et Léonie ne rechigneraient pas à la garder auprès d’eux et elle deviendrait, comme le dit l’expression populaire, leur bâton de vieillesse…

Rester vieille fille… Les entrailles de Flavie se contractent sous l’effet d’une subite frayeur. Pour l’instant, ses sens sont encore endormis, mais cette tranquillité ne saurait durer éternellement. La jeune fille se connaît trop bien. Bientôt, son corps va réclamer sa ration de caresses… Et puis, pour être vraiment compétente, pour comprendre intuitivement ce que ressent une femme en couches, une sage-femme ne doit-elle pas faire elle-même l’expérience de la maternité ?

Léonie prétend pourtant que, de la même manière que les médecins n’ont pas besoin d’avoir eu la maladie pour tenter de la guérir, les sages-femmes célibataires peuvent accumuler assez de connaissances pour répondre adéquatement aux besoins de leurs patientes. Mais, malgré tout le savoir qu’elle a acquis et qui lui permet maintenant de présider seule à la vaste majorité des délivrances, Flavie a l’impression que quelque chose lui manque encore, et qui n’a rien à voir avec la dextérité.

Augustin est revenu veiller plusieurs fois depuis la fin des vacances, mais tous deux en sont encore à un stade uniquement amical. Flavie n’a pas vraiment envie de s’aventurer plus loin et lui n’exige rien. Elle ignore s’il s’agit simplement d’une grande politesse ou s’il n’est réellement pas pressé. Après tout, ils ne se fréquentent que depuis quelques mois… Flavie a découvert un jeune homme aux goûts simples mais possédant une grande culture. Il en connaît beaucoup sur la littérature et l’histoire, et Simon et lui ont eu de chaudes discussions sur les tenants et les aboutissants des Rébellions de 1837 et de 1838.

Cependant, il ignore tout de la science médicale et il a perpétuellement l’air abasourdi par le métier de Flavie. Elle hésite à lui relater ses cas parce que, même s’il ne proteste pas, le fait qu’une demoiselle cause ouvertement d’une délivrance semble le mettre très mal à l’aise. Flavie sait que, bientôt, elle devra franchement aborder ce sujet avec lui, pour lui faire comprendre ce que son métier implique, notamment une grande liberté pour parler des choses du corps. Augustin doit également comprendre qu’elle est une professionnelle et qu’elle n’a pas l’intention d’abandonner son métier, sauf si de jeunes enfants la retiennent à la maison.

Poussant un long soupir, Flavie réalise qu’elle doit maintenant cesser de considérer Augustin comme un bon ami. S’il vient veiller si souvent, c’est qu’il souhaite certainement autre chose et il est plus que temps que tous deux mettent les choses au clair, pour ne pas se bercer trop longtemps d’illusions… Si Augustin n’est pas celui qu’il lui faut, Flavie voudrait bien entrebâiller la porte devant celui qui l’a tant fait danser cet été et qui, comme il lui a signifié, aimerait occuper la place de son actuel cavalier. Elle veut prendre le temps de bien connaître celui pour lequel elle devra, à son corps défendant, abdiquer une bonne partie de son indépendance.

Au mois de décembre, Léonie remet les diplômes à la nouvelle promotion de l’École de sages-femmes de Montréal. Cette deuxième année, les élèves étaient originaires de toutes les parties de la ville et Léonie souligne avec une grande satisfaction, au cours de la cérémonie, que presque tous les faubourgs sont maintenant dotés de sages-femmes professionnelles. Le mouvement ne semble pas près de s’inverser : neuf élèves, soit trois matrones, cinq jeunes filles et une veuve, sont inscrites pour l’année suivante.

La nouvelle s’est rapidement répandue, dans le faubourg, que Flavie peut maintenant assister seule les femmes en couches et, pendant tout l’automne, un nombre croissant de voisines font appel à ses services. Comme Marie-Barbe a également ouvert sa pratique, toutes deux font généralement équipe, se soutenant mutuellement si des difficultés surviennent et se relayant si la délivrance est longue.

Marie-Barbe est intuitive et fort adroite, bien plus que Flavie qui en a encore beaucoup à apprendre. De plus, la fille de la guérisseuse en connaît long sur le pouvoir des simples. Elle prescrit souvent à ses clientes des thérapeutiques qui, si elles ne guérissent pas nécessairement, ont du moins la vertu d’apporter un soulagement certain.

Au fil des mois, les deux jeunes filles sont devenues des silhouettes familières dans le quartier et elles n’hésitent jamais à se déplacer la nuit, même seules, pour une délivrance. Vu leur mince expérience, elles ne demandent qu’une faible rétribution, qui est souvent augmentée d’un cadeau comme une jolie pièce de tissu ou de fines victuailles. À deux reprises seulement, elles ont dû faire appel à une sage-femme plus expérimentée, Léonie la première fois et Magdeleine la suivante.

Si les sages-femmes formées par Léonie sont recherchées dans les faubourgs populaires, les choses se passent autrement dans les quartiers Saint-Jacques et Saint-Antoine, où Marguerite a installé sa pratique. La jeune fille a de réelles difficultés à se faire admettre dans les maisons des futures accouchées, même si Léonie, lorsqu’elle est sollicitée par l’une de ses anciennes clientes, la recommande chaudement.

Tous les jeunes médecins sont en train d’accaparer la clientèle aisée et Marguerite est constamment contrariée par ces hommes souvent arrogants, qui la traitent soit comme une femme plutôt vulgaire et avide de sensations fortes, soit comme une ignorante. Même si de nombreuses futures mères disent préférer se faire suivre par une femme, l’engouement pour la jeune science médicale est tellement fort et le réflexe d’appeler un médecin à son chevet est déjà si bien ancré qu’elles se soumettent sans protester à cette mode.

C’est alors que Marguerite, incapable de se résigner à une confortable mais inutile existence d’épouse, conçoit un plan terriblement audacieux dont elle vient discuter avec Flavie par un après-midi de la fin du mois de décembre. Assise près du poêle et sirotant le thé que Flavie vient de lui verser, elle explique de sa voix égale :

– Quand l’idée m’est venue, je l’ai repoussée aussi loin que possible. J’ai beau vouloir consacrer ma vie au redressement moral de la société, je ne vais pas sciemment au-devant des plus grandes difficultés ! Mais j’ai finalement compris qu’il n’y avait pas d’autre solution. Je dois devenir médecin licencié.

Soufflée, Flavie fixe son amie, assise très droite sur la chaise, la taille bien serrée dans sa robe de couleur marron. Elle connaît la détermination de la nièce de Nicolas Rousselle, mais jamais elle n’aurait imaginé que sa résolution de sauver l’humanité, et plus particulièrement les femmes, de la déchéance causée par l’assouvissement de leurs passions les plus viles l’entraînerait à emprunter un tel chemin ! Flavie est persuadée que son amie envisage déjà clairement tous les obstacles, dont le moindre n’est pas le refus des écoles de médecine d’accepter les étudiantes. Après un moment de silence, Marguerite reprend :

– Les médecins vont prendre une place de plus en plus grande auprès des femmes en couches et la tendance est irréversible. Pour l’instant, ils négligent les femmes moins fortunées, mais regardez-les venir !

– Comment ferez-vous pour obtenir votre licence ?

– Je n’ai pas encore vraiment songé à cela. Pour commencer, il me faut convaincre mes parents, ce qui ne sera pas une mince affaire.

Marguerite fait une grimace éloquente dans laquelle Flavie devine une grande fragilité. Poussée par son idéal, la jeune fille donne l’impression d’avoir des nerfs d’acier, mais Flavie a compris depuis longtemps à quel point elle doit faire violence à sa nature profonde.

– Il m’a fallu des mois pour leur faire accepter l’idée que je devienne sage-femme. Et encore, mon père est toujours persuadé qu’il s’agit pour moi d’une distraction, fort étrange certes, mais une distraction tout de même avant mon inévitable mariage. J’ai la chance d’avoir des parents qui m’écoutent sans me juger. Mais combien de nos connaissances ne se sont pas gênées pour nous faire savoir qu’elles trouvaient le métier outrageusement incompatible avec la délicatesse d’une jeune fille de bonne famille !

– Et votre oncle Rousselle ? Ne pourrait-il pas vous aider ?

– Un sacré misogyne, oui !

Amusée par ce juron inusité dans la bouche de Marguerite, Flavie éclate de rire. L’imitant malgré elle, Marguerite précise :

– C’est rendu que j’évite les réunions de famille lorsqu’il est présent ! Lui et son fils médecin, deux des hommes les plus suffisants que je connaisse, s’amusent à se moquer des matrones, qu’ils décrivent comme de vieilles femmes très grosses ou très maigres, uniquement intéressées à se faire offrir un petit verre et un bon repas par les familles des accouchées ! Si on se fie à leurs dires, elles sont de véritables pique-assiettes ! Même lorsque je suis devenue sage-femme, il n’a pas cessé ses railleries ! Quel goujat !

Le feu du poêle crépite et Flavie, qui se berce doucement, finit par demander avec précaution :

– Est-ce que Paul-Émile… est au courant de vos projets ?

Baissant la tête, Marguerite fait un signe de dénégation. Lorsqu’elle relève les yeux, une étrange lueur y luit.

– Vous savez quoi, Flavie ? Je commence à croire que mes espoirs pour l’avenir ne sont pas compatibles avec le mariage. Il serait trop facile de me laisser distraire… De plus, bien peu d’hommes m’accepteraient telle que je suis…

Sur le point de poursuivre, Marguerite se ravise. C’est Flavie qui l’entraîne sur la voie des confidences :

– Vous et moi, nous ne sommes pas faites du même bois. Vous pourrez vous passer aisément, il me semble, d’un homme à vos côtés.

Son interlocutrice rougit légèrement et Flavie s’étonne, encore une fois, de la facilité avec laquelle les demoiselles s’embarrassent. Marguerite répond néanmoins :

– Vous croyez ? C’est possible… Je m’enthousiasme facilement mais, après avoir côtoyé pendant un certain temps le jeune homme en question, il me semble généralement beaucoup moins attrayant…

Elle n’en dit pas plus et Flavie n’insiste pas. Pendant que le soleil descend sur l’horizon, illuminant bellement la cuisine, les deux jeunes filles discutent avec passion des projets de Marguerite.

Flavie ose à peine se l’avouer, mais l’exemple de son amie l’inspire au plus haut point. Elle est fascinée par la médecine et ses procédés thérapeutiques, qu’elle aurait bien envie d’approfondir même si certains, comme la saignée, lui semblent parfois farfelus.

Si l’on considère la théorie des humeurs, il est compréhensible que les médecins y recourent constamment pour soulager diverses afflictions. Toutefois, Flavie a du mal à admettre qu’il soit nécessaire de perdre du sang pour guérir. Le corps a développé de puissants mécanismes précisément pour freiner la perte de sang, cette précieuse substance qui en irrigue continuellement toutes les parties !

Dans le cas des femmes enceintes, et Léonie est parfaitement d’accord avec sa fille, la saignée lui semble un acte diabolique. L’hémorragie n’est-elle pas l’une des principales causes de décès chez les femmes en couches ? Heureusement, les médecins la pratiquent de moins en moins, mais à deux reprises, sous le regard indigné de Flavie, Provandier puis Rousselle ont saigné une patiente sous prétexte de la soulager de la pléthore qui l’encombrait.

Écoutant Marguerite, Flavie grimace intérieurement. Pour apprendre la médecine, il faudrait d’abord qu’elle sache le latin, dont Simon lui a enseigné seulement quelques rudiments, et le grec, qu’elle ignore. Il faudrait ensuite qu’un médecin l’accepte comme apprentie ou une école, comme étudiante, ce qu’il est littéralement impossible de faire sans compromettre sa réputation.

Qui plus est, le Collège des médecins et le Bureau des examinateurs n’accepteront pas de bonne grâce d’accorder une licence à une femme. Et que dire de la réaction de la population, qui entend depuis si longtemps toutes sortes de rumeurs sur l’incapacité des femmes à occuper une position qui exige une grande force de caractère ?

Le chemin qui mène les femmes à la médecine semble semé d’obstacles insurmontables mais, courageusement, Marguerite envisage la possibilité d’aller étudier à l’étranger si toutes les portes lui sont fermées au Bas-Canada. À Paris, l’État subventionne de nombreux cours publics auxquels les femmes sont admises et, aux États-Unis, une école vient d’accepter parmi ses élèves une jeune Américaine, Elizabeth Blackwell. Marguerite affirme à Flavie, qui en vibre d’une espérance secrète, qu’elle a la ferme intention d’explorer toutes les possibilités avant de s’avouer vaincue…

Ce soir-là, quand Patrice se présente rue Saint-Joseph pour offrir d’avance à Flavie ses souhaits pour la nouvelle année, elle le reçoit avec sa chaleur coutumière. Tous deux restent pendant un bon moment dans la cuisine, puis, comme à chaque fois, ils passent dans la salle de classe où, enfin seuls, ils s’étreignent et s’embrassent. Le mois dernier, Flavie a éconduit Augustin Briac. Il lui semblait que leurs rapports devenaient de plus en plus contraints, de plus en plus affectés. Loin de se rapprocher à mesure que les semaines passaient, le jeune homme prenait visiblement ses distances et il a accepté la décision de Flavie sans se plaindre. La jeune fille a réalisé qu’il commençait à réellement dédaigner ses manières, son métier et son monde…

Le jeune Patrice Lafranchise a aussitôt occupé la place libre. Avec lui, les choses sont simples et claires. Peu doué pour la conversation, il couve cependant Flavie d’un regard plein de convoitise. La jeune fille jouit intensément de ses baisers fougueux et de ses mains avides. À ce chapitre, tous deux sont bien accordés et Flavie retrouve avec soulagement l’attitude si directe des hommes de son entourage. Pour eux, le désir pour une femme est, comme manger et boire, un besoin naturel qu’il serait malsain de réprimer… Flavie sent tout son corps revivre, ranimé par l’ardeur mâle dont Patrice l’entoure. Pour l’instant, elle n’en demande pas davantage. Peu lui chaut si le jeune vendeur de poissons ne sait pas grand-chose sur sa vie et ses goûts. Sa fièvre seule la rassasie…

Un soir, un Laurent essoufflé et habillé comme un ours fait irruption dans la cuisine. Il a pris l’habitude de surgir ainsi après sa journée de travail, s’accordant quelques minutes pour discuter avec eux avant de retourner rejoindre sa femme et ses beaux-parents. Depuis le début de l’année 1849, retenu au Parlement pour préparer la session, le jeune homme passe en coup de vent. L’ouverture de la session avait lieu cet après-midi, le 18 janvier, et, comme à l’accoutumée, le gouverneur général, lord Elgin, arrivé en carrosse et suivi par son état-major au grand complet, s’est rendu jusqu’au porche entre deux rangées de sa garde d’honneur au son de la musique.

Allant au-devant de son fils, Simon demande avec anxiété :

– Et alors ? Il l’a fait ?

– Il l’a fait ! répond triomphalement Laurent. Elgin a prononcé le discours du trône en anglais et en français. Pour dire vrai, un français très correct !

Mais Simon ne se préoccupe pas de la qualité de la langue du gouverneur. Le gouvernement impérial a enfin révoqué les clauses de l’Acte d’Union qui imposaient des restrictions à l’usage de la langue française dans la législature du Canada-Uni et cette mesure est beaucoup moins symbolique qu’elle n’y paraît au premier abord. Elle témoigne du réel esprit d’ouverture qui anime le gouvernement anglais concernant la démocratisation du pouvoir.

Bien entendu, une véritable égalité entre les deux groupes ethniques est loin d’être atteinte, mais la tendance est claire. Le gouverneur est de plus en plus fermé aux récriminations des Anglais de Montréal, qui se démènent maintenant comme des diables dans l’eau bénite. Il faut dire qu’ils ont de quoi s’agiter, vu les graves problèmes économiques de la colonie.

Loin de stimuler l’économie locale, les changements législatifs apportés par Londres concernant les lois de la navigation et le libre-échange favorisent plutôt les États-Unis. Au lieu de transiter par Montréal, les céréales du continent s’acheminent plutôt vers le port de New York, en voie de devenir la métropole des échanges commerciaux. En ce début d’année 1849, les hommes d’affaires et les commerçants anglais du Bas-Canada dénoncent avec une ardeur renouvelée l’abandon par la Grande-Bretagne de ses politiques protectionnistes.

Dans ce contexte, les victoires apparentes des « Jean-Baptiste », comme les tories ont surnommé les Canadiens, suscitent des élans de colère et de hargne. Un député anglophone se moque du grand progrès que constitue l’introduction de la langue française en Chambre, ajoutant que, puisque la population du pays est également composée de Teutons et d’Écossais, le discours de l’année prochaine sera sans doute lu en allemand et en broad scotch

Dans ce climat d’échauffement des esprits, un projet de loi présenté par Louis-Hippolyte Lafontaine quelques jours plus tard passe relativement inaperçu. Ni Léonie ni Flavie n’en auraient eu connaissance n’eussent été les relations presque quotidiennes dont Laurent les gratifie… Le 22 janvier, le premier ministre propose d’enlever définitivement aux femmes le droit de vote aux élections de comtés et de districts municipaux, et les députés l’appuient presque à l’unanimité.

Flavie et sa mère accueillent la nouvelle avec fatalisme. Ce n’était qu’une question de temps pour qu’au Canada-Uni on corrige ce qui devenait une « anomalie »… Déjà, en 1834, les députés avaient statué « qu’aucune fille, femme ou veuve ne pourra voter à aucune élection dans aucun Comté, Cité ou Bourg de cette province ». Le processus électoral, estimaient alors les députés, dégénérait souvent en un véritable tumulte dans lequel il n’était pas séant de plonger les femmes. Mais le pays se dirigeait alors vers une crise politique et la loi avait été abrogée en 1836.

Toutes celles qui avaient conçu de grands espoirs à la suite de la révolution de l’année précédente, en France, ont rapidement dû déchanter. Pour Marie-Claire et Françoise, qui marchaient alors sur un nuage, la chute a été dure. Le suffrage universel a été révoqué et les députés ont écarté d’un geste ennuyé les multiples requêtes pour accorder le droit de vote aux femmes. Par ordre de l’Assemblée nationale, de nombreux clubs d’opinion ont dû se dissoudre. Les deux dames dirigent maintenant leurs espérances vers les États-Unis, où les féministes du pays entier se sont réunies, en 1848, pour réclamer des droits plus étendus !

Une semaine plus tard, les débats se corsent à la législature : Louis-Hippolyte Lafontaine propose de former un comité général de la Chambre pour régler la question des pertes subies par les Canadiens en 1837 et 1838. Bien qu’une mesure semblable ait déjà été votée en 1845 pour le Haut-Canada, les députés tories ne veulent rien entendre.

Ébahi et outré, Laurent rapporte à sa jeune femme, à ses beaux-parents et aux membres de sa famille les protestations enflammées du député Sherwood et, surtout, de l’homme d’affaires Allan MacNab qui dénonce avec véhémence l’influence française sur la politique canadienne. Il soutient que, si l’Union a été instaurée pour le seul motif de réduire les Canadiens sous la domination anglaise, un effet contraire a été obtenu et que « ceux en faveur de qui l’Union a été faite sont les serfs des autres ».

D’après lui, la marche actuelle du gouvernement est propre à jeter le peuple du Haut-Canada dans le désespoir et à lui « faire sentir que, tant qu’à être dominé par les étrangers, il lui sera bien plus avantageux d’être gouverné par un peuple voisin et de même race, que par ceux avec qui il n’a rien de commun ni par le sang, ni par la langue, ni par les intérêts ».

Un tel mépris fait bondir tous ceux qui, ce soir-là, sont réunis dans la cuisine des Sénéchal pour écouter Laurent. Les tories qualifient d’étrangers les Canadiens, qui pourtant étaient installés au pays deux siècles avant eux ! Simon est proprement anéanti par une telle mauvaise foi et le débat en Chambre qui suit la proposition de Lafontaine confirme ses pires craintes.

C’est le solliciteur général du Haut-Canada, William Blake, qui répond d’abord à MacNab, déclarant que les vrais rebelles sont les tories qui piétinent depuis cinquante ans les intérêts du peuple. Il ajoute : « Vous avez ri de ses plaintes, vous vous êtes moqués de ses réclamations, vous avez été rebelles à ses désirs les plus légitimes ! »

MacNab demande à Blake de se rétracter, ce qu’il refuse. Le public, qui a envahi les galeries, s’agite et une bataille finit par éclater. Le président de la Chambre réussit à faire évacuer la foule… La pression populaire, déjà forte, vient d’augmenter encore d’un cran. Les gazettes tories se jettent dans la lutte, deux députés manquent de s’affronter en duel et, le 17 février 1849, une grande assemblée de protestation, organisée par MacNab, le plus enflammé des députés tories, réunit au marché Bonsecours plus de mille personnes opposées au projet d’indemnisation des victimes des rébellions patriotes. Des résolutions sont adoptées, exigeant du gouverneur la dissolution du Parlement et la tenue d’une consultation populaire au sujet du projet de loi. Les protestataires se rendent ensuite à la place d’Armes où ils pendent et brûlent Lafontaine en effigie.

En Chambre, le débat s’éternise. Le 27 du même mois, les députés adoptent une série de résolutions pour réduire la portée de la future loi. Les personnes qui ont été convaincues du crime de haute trahison après le 1er novembre 1837 et celles qui ont été déportées ne seront pas indemnisées. Comme les libéraux sont majoritaires en Chambre, le projet de loi subit avec succès l’épreuve de la troisième lecture, le 9 mars, et, peu après, il est adopté par une mince majorité au Conseil législatif.

Lorsque les tories constatent que leurs protestations ne réussissent pas à infléchir le processus démocratique, leur colère, plutôt que de s’apaiser, se transporte sur la place publique. La question de l’indemnisation des victimes des Rébellions est en discussion depuis sept ou huit ans et si aucune loi n’a jamais été adoptée, c’est parce que les tories, avec l’aide du gouverneur, ont toujours réussi à la mettre en échec !

Mais lord Elgin semble moins enclin que les précédents gouverneurs à empiéter sur le pouvoir légitime des élus canadiens. Il semble sourd aux doléances des tories, qui lui demandent d’opposer son veto légitime à la loi et de la soumettre, même dûment adoptée par la législature, à l’approbation de la reine d’Angleterre.

Des pétitions affluent, proposant même la dissolution de la Chambre et du Conseil, et les journaux anglophones de Montréal multiplient les appels à la violence. Simon, qui passe de longues heures dans la salle des nouvelles de l’Institut canadien, raconte que la plupart d’entre eux encouragent sans détour la sédition.

Il a pris soin de traduire et de transcrire la prose incendiaire, qu’il récite à Léonie et à Flavie : « Apprenez à un ministère tyrannique que la mesure de l’iniquité peut s’emplir jusqu’à renverser, mais que, lorsque vous n’aurez plus d’autres moyens, vous posséderez le droit sacré de la résistance ; montrez-lui que vous avez encore le courage qui vous animait en 1837 pour écraser vos oppresseurs. Vous vous êtes battus alors pour votre reine. Si votre reine, par son représentant, vous repousse maintenant, ne pouvez-vous pas vous protéger ? »

Et une autre : « Il vaudrait mieux pour la population britannique du Canada qu’elle subît douze mois de bataille et perdît cinq mille vies, que de se soumettre pendant dix années encore au mauvais gouvernement introduit en ce pays par la domination française. » Même la presse du Haut-Canada fait écho à celle de Montréal et le spectre de l’annexion aux États-Unis refait surface : n’importe quoi plutôt que de subir le règne de la « crapule française ». Le souvenir encore vif des Rébellions se ravive. Préoccupé et sombre, Simon passe son temps à arpenter la cuisine en vitupérant contre l’inconscience des agitateurs tories qui sont sur le point de précipiter le pays dans une nouvelle crise politique.

Un dimanche matin de la fin du mois de mars, plongé dans son papier-nouvelles qu’il lit du début à la fin depuis l’ouverture de la session parlementaire, Simon pousse une exclamation de surprise :

– Flavie, viens voir !

La jeune fille s’essuie les mains sur son tablier, mais Simon, brusquement empourpré, marmonne :

– Euh… Ce n’est rien. Je me suis trompé. Je croyais…

Son attitude éveille les soupçons de Flavie, qui s’impatiente :

– Mais montre-moi ! C’était à quel sujet ?

– Je t’assure, ce n’est rien…

Doucement mais fermement, Flavie retire le journal des mains de son père qui, embarrassé, évite son regard. Pendant quelques minutes, elle parcourt les colonnes en petits caractères et, bientôt, le titre d’un encadré attire son attention : « Le Docteur Renaud. » Incrédule, elle poursuit avec un émoi croissant la lecture du texte de la publicité : « …prend la liberté d’informer les citoyens de la ville de Montréal qu’il vient de rouvrir son bureau du 332 de la rue Saint-Denis, au-dessus de l’officine de l’apothicaire Trudeau. De retour après une formation en hydrothérapie dans une clinique réputée des États-Unis, le docteur Renaud est en mesure d’offrir à sa clientèle les plus récents traitements à l’eau froide, expérimentés avec grande satisfaction par les Américains et les Européens de plusieurs pays. Apprenti du réputé docteur Marcel Provandier, gradué de l’École de médecine et de chirurgie de Montréal, le docteur Renaud accueillera le public tous les jours, sauf le dimanche, entre 10 heures du matin et 6 heures du soir. »

Lentement, Flavie referme le journal et le dépose sur les genoux de son père. Bastien est revenu ! Comme assommée, elle se détourne et reprend son ouvrage avec des gestes tremblants, ignorant le regard de son père qu’elle sent dans son dos. Il est revenu, mais il ne lui a même pas donné signe de vie ! Aussitôt, elle est secouée par un accès de colère si vif qu’il lui coupe le souffle. Il s’est enfui sans aucune considération pour ses sentiments et maintenant qu’il est de retour, il n’ose même pas se présenter devant elle ! Un tel homme ne mérite pas une seule de ses pensées !

Simon grommelle avec colère :

– Cet agrès-là est bien mieux de ne pas se présenter ici… Il va voir de quel bois je me chauffe !

– Il ne viendra pas, s’empresse d’affirmer Flavie, très froidement. Je t’assure qu’il ne viendra pas.

– Parce que je vais le recevoir secquement, prends-en ma parole ! Après ce qu’il t’a fait endurer…

– Oublie ça, papa, marmonne Flavie. N’en parle plus, s’il te plaît. C’est du passé…

Patrice viendra sans doute ce soir, se persuade-t-elle avec force, sinon au plus tard demain. Il ne peut pas passer plus de trois jours sans lui faire une visite, qu’il est cependant parfois obligé d’écourter… Oui, il viendra ce soir et Flavie voudrait déjà être dans ses bras, enserrée de toutes parts par son étreinte vigoureuse. Patrice réussit à la transporter dans un autre monde et, enivrée par ses caresses, Flavie repose son esprit où d’ordinaire les pensées s’agitent comme des moutons affamés dans leur enclos…