CHAPITRE XXVII
La porte et la fenêtre de la salle de classe sont grandes ouvertes et, amusées par la cacophonie qui leur parvient de la rue et fredonnant des refrains à la mode, Flavie et Léonie débusquent la poussière et lavent les murs. Le semestre de l’automne 1847 de l’École de sages-femmes doit débuter deux jours plus tard, avec une semaine d’avance sur l’horaire initialement prévu pour compenser, en partie, la fermeture précipitée du printemps. De surcroît, Léonie a ajouté quatre après-midi répartis tout au long de la saison.
Flavie est en train de rincer le tableau à grande eau et Léonie remet la table en place lorsque Marie-Claire pénètre dans la pièce et lance en faisant la grimace :
– Mes pauvres amies ! Vivement que l’argent rentre, que vous puissiez confier cette tâche à autrui !
– Ce n’est pas si pire, réplique Léonie en faisant une accolade à son amie.
Flavie ajoute avec malice :
– Bien entendu, aux yeux d’une bourgeoise ramollie par l’oisiveté, cela peut sembler un travail surhumain…
Marie-Claire s’esclaffe et vient embrasser la jeune fille en lui pinçant les joues. Flavie se débat avec la dernière énergie et Marie-Claire gronde :
– Tu me trouves vraiment si ramollie ?
Flavie demande grâce et Marie-Claire la laisse aller en insinuant :
– Une rumeur de conquête est parvenue jusqu’à mes oreilles… Vraiment, Flavie, tu collectionnes les docteurs ?
Rougissant jusqu’aux oreilles, la jeune fille ouvre la bouche pour protester, mais Marie-Claire la rassure d’une bourrade amicale.
– Je te taquine… Et qu’est-ce que tes parents en pensent ?
– Ma belle amie, je t’assure que notre fille ne s’informe pas de notre opinion avant de tomber en amour ! Mais Bastien Renaud est un jeune homme intelligent et sincère. Je crois que nous avons fini de frotter, n’est-ce pas, Flavie ?
Cette dernière grommelle :
– Je vous laisse, je monte me changer…
Elle disparaît et les deux femmes échangent un regard amusé, puis Marie-Claire promène ses yeux autour d’elle et demande en souriant :
– Tu as hâte de reprendre ton rôle de maîtresse d’école ?
– Plutôt, avoue Léonie. Je m’y sens de plus en plus confortable.
– Alors, peut-être accepterais-tu de donner la première causerie à la Société ?
– Le conseil s’est mis d’accord sur le projet ?
– La discussion a été chaude, concède Marie-Claire, les sourcils froncés. Quelques femmes jugent l’initiative nettement trop audacieuse. Elles sont persuadées que Chicoisneau ne l’acceptera jamais. Tu sais que, sans remords aucun, certains mâles prétendument éclairés nous enlèveraient le droit de prendre la parole jusque dans nos propres réunions ! Mais lorsque je leur ai fait valoir le retentissement publicitaire d’une telle activité, elles se sont ravisées.
– Dans ce contexte, déclare Léonie, je crois qu’il serait plus sage d’inviter un homme à prononcer la conférence. Un médecin comme Provandier, ou un de ceux rattachés au LyingIn…
– J’aurais vraiment préféré que ce soit toi… Quelle victoire ça aurait été pour la cause des femmes ! Au Bas-Canada, nous sommes si timides ! Tu sais, j’ai compris beaucoup de choses depuis que je dirige la Société et depuis que Françoise me guide dans mes lectures. Avant, je jugeais les femmes pauvres et déchues avec dureté et j’étais persuadée qu’elles étaient responsables de leurs misères…
– Ce n’est pas étonnant, les curés nous répètent sans cesse que nous sommes les artisans de nos propres malheurs !
– Mais j’ai réalisé que nous, les femmes, qu’il s’agisse de toi, de moi ou de n’importe quelle autre, nous sommes victimes d’une société organisée par les hommes et dirigée par les hommes. Les abus si nombreux sont la conséquence directe de la pauvreté et de la dépendance dans lesquelles nos mœurs et nos lois plongent de trop nombreuses femmes.
– Ce que tu parles bien ! s’exclame Léonie, réellement impressionnée.
Marie-Claire poursuit avec exaltation :
– Ce n’est pas le vice qui conduit à la misère, mais la misère qui crée les conditions favorables au vice ! Maintenant, je considère toutes les femmes comme mes sœurs. Tout ce que je souhaite, c’est leur apporter du réconfort, de l’affection et une aide concrète pour les tirer de la mauvaise situation dans laquelle elles se trouvent.
Elle fait une grimace expressive :
– De bien belles paroles, mais il faudrait que je commence par régler ma propre misère avant de m’attaquer à celle des autres !
– Flavie m’a raconté. Tu es décidée ?
– Plus que jamais. C’est simple, je ne m’endure plus comme épouse d’un malotru. Mon frère avocat va m’aider… J’espère que la bataille ne sera pas trop longue. Richard est un homme entêté…
– Il sera peut-être ravi d’être débarrassé de toi !
– Je le souhaite de tout mon cœur ! s’exclame Marie-Claire avec un grand éclat de rire où une peine toute proche se devine. Mais il s’ennuiera sûrement du libre accès à mes biens…
Léonie pose sa main sur le bras de son amie. Après un moment, Marie-Claire reprend :
– Pour en revenir à la Société… Tu as une idée de sujet pour la causerie ?
– J’en ai des tonnes, tu veux dire ! Il nous faut un sujet assez audacieux pour attirer le plus grand nombre, mais pas trop non plus, tout en préservant un certain mystère… Les grandes étapes du développement physiologique de la femme ? Cours de base de médecine adapté à la situation spécifique de la femme et sa capacité à donner la vie ? C’est mauvais comme titre, mais…
– Je vois où tu veux en venir… Sans en avoir trop l’air, informer les femmes sur leur corps et leurs fonctions reproductrices. C’est que nous sommes d’une ignorance crasse dans ce domaine !
– À qui le dis-tu ! soupire Léonie. J’y pense et je vous fais une proposition formelle pour le prochain conseil. Tu restes à souper ?
– Je te remercie, mais je dois passer chez Françoise qui tient absolument à me montrer un livre étonnant qu’elle a déniché.
Sans pouvoir dissimuler une pointe d’amertume, Léonie baragouine :
– Il n’y a pas à dire, son déménagement à Montréal a été providentiel…
Au mois d’octobre, comme un oiseau qui entreprend sa migration, Cécile fait ses bagages pour accompagner une mission des sœurs grises dans le Haut-Canada. Malgré son cœur horriblement serré, Flavie l’aide du mieux qu’elle peut, sentant qu’en dépit de sa froide résolution sa sœur tremble d’appréhension à l’idée de quitter sa famille. Les jours qui précèdent son départ sont particulièrement lugubres. Après le souper, Simon et Laurent, leurs mines considérablement assombries, errent sans échanger un seul mot et, chaque soir, Léonie s’endort en pleurant pendant que les deux sœurs, une fois couchées, jasent tard dans la nuit.
Un matin à l’aube, après de brefs adieux, Cécile s’éloigne sans se retourner. Lorsque sa sœur a disparu au bout de la rue, Flavie s’écroule en sanglotant, submergée par un chagrin qu’elle peut enfin libérer. C’est Laurent qui l’assoit près de lui et qui la berce jusqu’à ce qu’elle s’apaise, pendant que de grosses larmes d’homme roulent sur ses joues à lui. Léonie passe la journée assise dans la chaise berçante, le regard fixé sur un point quelconque de l’horizon, suivant en pensée sa fille qui s’éloigne du faubourg, de la ville… Elle est si frêle encore, Cécile, presque une fillette…
Assise sur une chaise droite, amortie par l’effort qu’elle vient de fournir pour l’expulsion de son bébé, la jeune Irlandaise reste silencieuse, les yeux fermés. Agenouillée à côté d’elle, trempant sa débarbouillette dans un seau d’eau tiédie sur le feu de la cuisine, Flavie passe ses mains sous sa chemise et lave doucement les organes génitaux et l’intérieur des cuisses maculés et collants de la jeune femme. Au début, Flavie a dû surmonter un certain dédain devant cette tâche si humble, mais une étrange tendresse l’envahit maintenant à chaque fois, comparable à celle qu’elle ressent lorsqu’elle nettoie un nouveau-né. Ces corps féminins encore marqués par la grossesse et la délivrance, ventres distendus, vulves enflées et tuméfiées, périnées étirés ou déchirés, tout cela la touche au plus profond d’elle-même. En se soumettant aux exigences de la génération humaine, les femmes risquent leur santé et leur vie. Ce n’est pas le sang du Christ que l’on devrait vénérer sur les autels, s’est dit Flavie à maintes reprises, mais celui des mères qui coule si abondamment et si généreusement !
De l’escalier, une voix appelle la jeune fille :
– Mademoiselle Flavie ! Il y a une visite pour vous !
– C’est urgent ?
La jeune patiente, dont la tête émerge à peine de l’escalier, précise qu’il s’agit d’une dame bien habillée. Perplexe, Flavie répond qu’elle descend dans quelques minutes, le temps de terminer sa tâche et d’installer la jeune femme dans son lit.
Lorsqu’elle met le pied au rez-de-chaussée, Flavie ne voit nulle trace d’une étrangère. Pénétrant dans le salon, elle s’amuse franchement du spectacle sous ses yeux. Trois jeunes hommes, qui font partie de la nouvelle cohorte de neuf étudiants de l’École de médecine et de chirurgie, sont affalés l’un à côté de l’autre sur le canapé, yeux fermés et têtes renversées contre le dossier, jambes bien écartées. Les ronflements sonores de l’un d’eux se font entendre et, sans ouvrir les paupières, les deux autres grommellent :
– Quelle engeance, ce type ! On ne peut même pas se reposer en paix !
– On le bâillonne ? On le jette dehors dans la boue ?
– On l’endure. Je ne tiens pas à ce que son père rende visite au mien !
– Vous comptez passer la journée ici, messieurs ? s’enquiert gaiement Flavie.
– Un petit instant, mademoiselle… Il nous faut récupérer un peu avant d’affronter la lumière du soleil.
– Petites natures…
Ignorant les protestations qui accueillent sa remarque, Flavie se dirige vers le bureau d’accueil. Assise bien droite sur l’une des trois chaises, la visiteuse se lève pour venir à sa rencontre et, avec stupéfaction, Flavie reconnaît Archange Renaud. Elle balbutie avec une soudaine inquiétude :
– Madame ? Si je m’attendais… Est-il arrivé quelque chose à Bastien ?
– Mon fils se porte comme un charme, répond-elle plaisamment. Je désirais simplement vous rencontrer enfin, seule à seule. Il y a longtemps que je souhaite vous recevoir mais, comme vous le savez, nous déménageons la semaine prochaine et je n’ai plus une minute à moi.
– Mes parents seraient bien aises de votre visite, un dimanche après-midi. J’espère que Bastien vous en a informée.
Le regard de Mme Renaud s’attarde sur les cheveux de Flavie dissimulés sous un foulard noué sur sa nuque, puis sur son tablier usé et maculé.
– Je vous ai interrompue dans votre travail ?
– Une de nos patientes vient de se délivrer de son bébé. Mlle Bourbonnière, l’une de mes consœurs étudiantes, a passé toute la nuit ici. Un accouchement facile, heureusement, le deuxième de Marguerite. J’étais en train de la laver. La patiente, je veux dire.
Visiblement un peu dépassée, la mère de Bastien tente de sourire, mais n’y parvient pas vraiment. Toutes deux sont presque de la même taille et Flavie songe qu’un étranger qui les apercevrait pourrait très bien s’imaginer que, pareillement rondes, les hanches et la poitrine généreuses, elles sont mère et fille…
La robe de la dame est beaucoup plus sobre que celle qu’elle portait lors de l’examen de son fils, mais ses cheveux pâles sont coiffés de la même manière, en rouleaux étagés de chaque côté de sa tête. Réprimant un sourire, Flavie se demande si elle dort avec un casque de métal sur la tête ou bien si elle se frise ainsi depuis si longtemps que sa coiffure tient perpétuellement en place…
D’un geste brusque, elle invite Mme Renaud à se rasseoir et elle se laisse tomber en face d’elle, prenant garde de conserver le dos bien tendu et les jambes serrées l’une contre l’autre, comme il se doit. Après un moment de silence, Archange Renaud reprend, sans pouvoir cacher un soupçon de crainte :
– Votre sœur a été touchée par l’épidémie ? J’en suis fort désolée…
Flavie lui relate brièvement les événements, prenant bien soin de l’assurer qu’aucun autre membre de la famille n’a été atteint. Se raclant la gorge derrière sa main gantée, son interlocutrice ajoute encore :
– Je suppose que Bastien vous a mise au courant de nos déboires financiers ? J’en parle ouvertement parce que c’est un fait connu de tous et puis, comme Édouard me l’a souvent répété, il ne faut pas en avoir honte, c’est le libre-échange voté par le Parlement anglais qui a porté un tel coup dur à ses affaires…
– Ces temps-ci, on entend de nombreuses plaintes concernant le gouvernement impérial, remarque Flavie. Le typhus, les lois sur le commerce du blé…
– Pour dire la vérité, mon mari a perdu tous ses avoirs. Il a remercié tous ses employés et il tente maintenant de repartir en affaires, en diversifiant ses entreprises. Alors vous imaginez, mademoiselle, qu’il ne pourra pas donner grand-chose à Bastien à son mariage.
Flavie reste sans voix. Où cette dame veut-elle en venir ? Elle finit par répondre :
– Mon père, lui non plus, ne pourra pas me doter. Cependant, pour le sûr, il serait content de nous héberger.
Elle se hâte d’ajouter :
– Dans l’éventualité où Bastien et moi, nous nous marions, bien entendu.
– Parce que vous n’êtes pas sûre de vos sentiments ?
Soutenant sans ciller le regard froid d’Archange Renaud, Flavie prend un bon moment avant de répondre ingénument :
– Au contraire, madame. Mais le mariage engage une femme pour le restant de ses jours, pour le meilleur et pour le pire. Vous ne croyez pas que cela mérite quelques instants de réflexion ?
Un léger sourire à la fois étonné et amusé flottant sur ses lèvres, la mère de Bastien marmotte avec une étrange fierté :
– Il me semblait bien, aussi, que mon fils n’avait pas choisi une tête de linotte…
Se redressant, elle arbore une expression plus digne et reprend d’une voix moins assurée :
– Ce qui doit être très clair pour l’instant, mademoiselle, c’est que Bastien n’aura pas d’aide financière de son père pour s’établir ni, peut-être, d’héritage.
Choquée, Flavie comprend enfin le détour de sa pensée. Elle craint que Flavie n’ait ensorcelé son fils uniquement pour son argent et qu’elle lui mette la corde au cou dans le but de s’offrir une existence confortable et égoïste ! Humiliée, Flavie est sur le point de se lever pour quitter la pièce lorsqu’elle réalise que la méfiance de Mme Renaud est légitime et que ses soupçons, malgré leur caractère offensant, prouvent qu’elle souhaite le bonheur de son fils. Radoucie, Flavie rétorque avec un sourire amer :
– Si vous saviez, madame, à quel point j’aurais préféré que Bastien soit un garçon ordinaire avec un père ordinaire ! J’ai craint que votre fils, comme tant d’autres, n’ait que le goût de s’amuser….
– A-t-il eu des gestes qui ont pu vous faire croire cela ? s’inquiète la dame en se penchant vers l’avant. J’ai pourtant soigneusement dirigé son éducation…
La remarque semble tout à fait spontanée et, en secouant la tête, Flavie la rassure :
– Nous hébergeons souvent, ici, des demoiselles qui ont cédé aux avances de jeunes hommes de bonne famille et qui se retrouvent abandonnées par eux. J’avais quelques raisons de me méfier…
– C’est pourquoi il est si important de surveiller les jeunes filles, lance Mme Renaud avec une pointe de condescendance.
Flavie est incapable de se retenir :
– C’est à la mode de restreindre leur liberté. C’est plus facile, en tout cas, que de restreindre celle des séducteurs.
Comme pétrifiée, les yeux écarquillés, Mme Renaud la considère avec stupéfaction. Avec une brusque angoisse, Flavie réalise le caractère provocant de sa réplique. Avaitelle vraiment besoin de faire la morale à la mère de Bastien ? Tant de dames exigent de leurs interlocuteurs, surtout s’ils font partie de classes inférieures, une déférence de tous les instants… Elle se creuse les méninges pour rattraper son erreur, mais le visage de Mme Renaud s’illumine d’un large sourire étonné.
– Savez-vous que je n’avais jamais envisagé la situation sous cet angle ? Mais quand on y pense bien…
Visiblement de bonne humeur, Mme Renaud se lève avec grâce.
– Je crois que j’ai déjà abusé de votre temps. Si vous le permettez, un de ces prochains dimanches, nous ferons une promenade jusque dans le faubourg Sainte-Anne. Je commence à être curieuse de vous connaître, ainsi que madame votre mère sur laquelle Bastien ne tarit pas d’éloges.
– Au plaisir, madame.
Lorsque la porte se referme derrière sa visiteuse, Flavie pousse un profond soupir de soulagement et se laisse aller un moment, adossée contre le mur. Elle n’en avait pas encore pris conscience mais, en épousant Bastien, elle devra faire une place dans sa vie à une belle-mère et à un beau-père dont elle ignore pratiquement tout. Qui sait s’ils ne vont pas vouloir régenter leur vie commune et tenter de lui faire abandonner un métier jugé indigne de leur rang? Déterminée à aborder le sujet avec Bastien à leur prochaine rencontre, Flavie descend à la cuisine pour avaler un grand verre d’eau, puis elle retourne rapidement auprès de la jeune accouchée pour lui bander la poitrine et lui faire ingurgiter les préparations pour ralentir la montée de lait.
Par un samedi matin ensoleillé, chaudement couverts de la tête aux pieds, Flavie et Bastien remontent la rue Saint-Denis. Après avoir traversé le carré Viger et dépassé la rue Lagauchetière, Bastien désigne à la jeune fille une grande et sobre maison de ville de forme carrée.
– Le domicile du docteur Provandier. Tu vois, la fenêtre à gauche, c’était son bureau. On voit encore la trace de l’enseigne au-dessus de sa porte.
Le couple franchit la rue Dorchester et, avec une fierté touchante, Bastien désigne à Flavie un bâtiment commercial plutôt quelconque. À gauche, la devanture d’un tailleur avec, au-dessus, le bureau d’un notaire ; à droite, le commerce d’un apothicaire et au-dessus, le local loué par Bastien, qui tire de la poche intérieure de son manteau une longue clé avec laquelle il tente d’ouvrir la lourde porte de bois qui mène à l’étage. Il y parvient enfin et guide Flavie à l’intérieur. Un escalier étroit aux planches mal jointes s’évanouit dans la pénombre et le jeune homme murmure :
– J’ai installé une tablette en haut pour poser une lampe… Dès que j’aurai un peu d’argent, je ferai réparer les marches et la rampe, qu’on pourrait facilement arracher.
– Il faudrait égayer ces murs, commente Flavie, avec des affiches colorées de notre belle nature canadienne…
La tenant par la taille, Bastien pousse Flavie dans les escaliers et la jeune fille ouvre la porte du haut, se retrouvant dans une petite pièce meublée de quelques chaises, d’un vieux fauteuil encore propre et de deux patères.
– Ma salle d’attente, indique le jeune homme.
– Je reconnais le tissu du fauteuil, dit Flavie en souriant. Il vient de chez toi, non ?
– Ma mère m’a aussi donné cette armoire, dit-il en désignant le fond de la pièce. Regarde, j’y ai placé quelques-uns de mes instruments et des organes dans des pots. Il paraît que c’est un bon moyen pour impressionner favorablement la clientèle.
– Ou pour l’écœurer, grommelle la jeune fille en examinant un morceau de chair grisâtre flottant dans une jarre.
– Je n’ai rien choisi d’offensant, se défend Bastien. Un rein, un cœur et puis un fœtus de chien…
Flavie pénètre dans l’autre pièce, la salle de consultation. Elle reconnaît son bureau d’étudiant et sa vaste bibliothèque où de nombreux livres de science sont déjà alignés. Ouvrant les portes de l’étagère adossée contre l’un des murs, elle contemple les sarraus et les masques, les instruments servant à l’examen médical, les bassines et les serviettes, les savons et les blocs de papier pour l’ordonnance… Elle lance un sifflement d’admiration :
– Ce qu’il en faut des choses pour être médecin…
– Et encore, je ne tiendrai pas de médicaments en inventaire. J’ai conclu une entente avec mon voisin d’en dessous. Il m’accordera une ristourne pour chacun de mes clients qui achètera les préparations chez lui.
La jeune fille avise le lit surélevé qui servira pour les auscultations et les chirurgies mineures et elle s’y perche, déposant son manteau à côté d’elle. Bastien enlève lui aussi son manteau et se laisse tomber dans sa chaise de médecin. Pendant un moment, tous deux se regardent en souriant, puis il dit :
– J’ai déjà été demandé pour suivre une future accouchée, la fille d’amis de mes parents… Je n’ai pas pu refuser, mais ça ne m’enchante guère. Je ne me sens tellement pas à ma place !
– Tu as déjà une bonne expérience des délivrances grâce aux stages à la Société, remarque gentiment Flavie.
– Quand même… Je suis loin d’avoir, comme une sage-femme, des yeux au bout des doigts !
– Je pourrais me déguiser en homme et prendre ta place, suggère-t-elle avec malice. Qu’en penses-tu ?
– J’ai une meilleure solution.
Il se penche en avant et la regarde intensément :
– Qu’est-ce que tu dirais qu’on forme une équipe, toi et moi ? Pour les accouchements et les maladies de femmes, nous serions imbattables.
– Une équipe ? répète-t-elle, incertaine. Je ne comprends pas…
Il se lève et explique en marchant de long en large :
– Au lieu d’offrir mes seuls services, j’offre les tiens et les miens combinés. Une sage-femme de métier et un médecin qui peut prendre en charge toutes les complications nécessitant une intervention chirurgicale. En plus, comme les femmes hésitent souvent à raconter certains problèmes de santé à un homme… Je t’assure, nous formerions une équipe du tonnerre !
Abasourdie par cette proposition inattendue, Flavie reste un long moment à l’examiner mentalement sous toutes ses coutures. Elle s’enquiert d’une petite voix :
– Tu veux dire… je serais salariée ?
– Ou associée, comme tu préfères. Ce serait plus avantageux pour toi.
Il ne faut pas longtemps à Flavie pour envisager tous les avantages pour elle d’une telle proposition. Elle n’aurait pas à se battre contre les médecins de la ville pour bâtir sa pratique. Bastien lui ouvrirait les portes toutes grandes… En additionnant leurs compétences, ils formeraient une équipe thérapeutique complète, se soutenant et s’instruisant mutuellement ! Grâce à lui, peut-être pourrait-elle acquérir un vrai savoir médical et, qui sait, se présenter un jour aux examens ? Toute audacieuse qu’elle soit, cette éventualité semble à Flavie terriblement attirante et c’est avec un sourire hésitant qu’elle dit finalement :
– C’est une proposition formelle que tu me fais ?
Il acquiesce et, venant à elle, il s’appuie contre ses genoux en posant ses mains sur ses hanches.
– Bien entendu, il faut que je te fasse une autre proposition formelle. Ma pratique ne sera pas vraiment établie avant un an ou deux, mais est-ce que tu accepterais de me marier dès que ce sera possible ?
– Te marier ? bégaye-t-elle, profondément touchée.
– Qu’est-ce que tu crois ? reproche-t-il gentiment. Tu as encore un doute ? Un jeune homme de bonne famille ne peut pas vraiment vouloir épouser une fille… ordinaire ! Il va l’étourdir de promesses pour la séduire et après, il la laissera tomber quand il en aura profité à sa guise…
Il ajoute, et elle sent son souffle tout près de son oreille :
– Pour l’instant, telle que je te connais, je veux bien te marier. Mais on ne sait jamais, je découvrirai peut-être chez toi une horrible perversion qui me fera changer d’idée.
Après un silence, il reprend, de sa voix douce et grave :
– Il faut encore que tu veuilles de moi… Peut-être que je te plais bien, là, maintenant, mais je t’assure que j’ai de gros défauts.
– Comme quoi ?
– Comme… maman se plaint que je me complais dans le désordre. Tu as vu ma chambre…
– C’est tout ?
– Bien sûr que non… mais pour l’instant, je n’ai pas les idées très claires. Et puis, il y a mes parents… Mon père n’est pas un homme… facilement abordable et ma mère, parfois, est tellement têtue… Peut-être que tu ne les aimeras pas du tout…
Derrière son ton badin, Flavie devine une réelle inquiétude et, se haussant, elle frotte son nez dans son cou. Elle confie alors à son tour :
– Je crois plutôt que ce seront eux qui ne m’aimeront pas. Pour le sûr, je ne suis pas celle que ta mère souhaitait pour toi.
– Tu crois cela ? demande-t-il en souriant. Et pourquoi donc ? Serais-tu… idiote ? Vaine ?
– Je suis pauvre et sans aucune manière.
Secouant la tête, Bastien lui caresse les cheveux.
– Et ma mère, que crois-tu qu’elle était, il y a trente ans ? Et mon père ? Flavie, mon grand-père est un paysan. Mon père était son fils cadet et, en faisant bien des sacrifices et avec l’appui de quelques bonnes âmes, il a réussi à étudier le droit. Pendant sa cléricature, pour gagner sa vie, il travaillait à recopier des documents, tous les soirs, très tard… Quant à ma mère, son père était meunier dans une seigneurie. Alors tu vois, ma belle blonde, je crois que tu as quelques préjugés sur les riches.
Elle sourit et il ajoute :
– Si tu ne m’épouses pas, je ne peux pas faire de toi mon associée en affaires.
Le repoussant, Flavie proteste :
– Tu veux dire que tu me fais la grande demande seulement dans un but professionnel ?
– Exactement, réplique-t-il en feignant un profond sérieux. D’ailleurs, pour ne pas mêler le travail et le plaisir, j’envisageais que nous ayons des chambres séparées.
Flavie lui donne une bourrade et, l’esquivant en riant, il emprisonne ses mains dans les siennes.
– Il y a une seule chose qui m’importe vraiment, Flavie. C’est de te marier. Tout le reste est secondaire. Si tu le souhaites, tu peux passer ta vie à te polir les ongles d’orteil.
– Les ongles d’orteil ! s’exclame la jeune fille, scandalisée. Ne me fais pas accroire qu’il y en a qui font ça ?
– Je t’assure. C’est plutôt mignon…
– On aura tout vu ! soupire-t-elle. Imagine-toi, l’autre jour à la Société, il y avait une jeune fille qui occupait une des chambres privées. Elle n’était pas à prendre avec des pincettes et elle nous considérait quasiment comme ses servantes ! J’ai failli lui confier la tâche de nettoyer les latrines pour la calmer ! Mais le plus étrange, c’est qu’elle n’avait pas de poils, ni sous les bras ni sur les jambes ! On aurait dit qu’elle se rasait comme un homme ! Non mais, il faut vraiment ne rien avoir à faire de sa vie… C’est ça, moque-toi, mais il n’y a pas de quoi rire !
Étreinte par une angoisse subite, elle se mord les lèvres et, après un moment, elle murmure :
– Mais peut-être que… toutes les bourgeoises le font ?
La saisissant par les épaules, Bastien l’oblige à le regarder dans les yeux et il la gronde avec affection :
– Je te connais trop bien maintenant, je vois tout de suite quand tes idées s’emballent ! Tu as tellement d’imagination, tu devrais écrire des romans quand tu seras vieille. Je n’en sais rien, moi, si les bourgeoises s’épilent. Si ça peut te rassurer, ma mère ne le fait pas. Ni ma sœur, je crois. Si tu savais comme je m’en fiche…
Contrite, Flavie lui tire gentiment la langue.
– Pour en revenir à notre discussion… Qu’est-ce que tu en penses, Flavie ?
– De ta proposition d’association ?
– De ma proposition de mariage.
La jeune fille se retient de lui sauter au cou et de l’embrasser. À la place, elle fronce les sourcils et elle se gratte négligemment l’aile du nez. Affectant le ton légèrement ennuyé en vogue chez les jeunes filles riches, elle susurre :
– Je ne sais pas… Nous aurons au moins trois cents invités ? Un gâteau de noces gros comme ça ? Et puis ma robe, une crinoline si large qu’elle ne passera même pas dans la porte ?
Réalisant qu’il s’est assombri, elle se dépêche d’aller poser un baiser sur sa bouche :
– Ne me prends pas au sérieux, voyons ! L’autre fois, chez toi… je me sens liée à toi fièrement plus que par une simple promesse.
L’embrassant de nouveau, elle poursuit malicieusement :
– Mais puisque tu veux une vraie réponse… Ta proposition me tente fort mais…
– Mais quoi ?
– Pour une femme, le mariage, c’est du sérieux… Tu crois qu’on pourrait essayer pendant quelques années, avant ?
– Tu veux dire s’accoter ? s’esclaffe-t-il. Tu me fais marcher !
Avec gravité, Flavie lui rappelle qu’en se mariant une femme se soumet à l’autorité de son époux et que si cette autorité n’est pas tempérée par de réels sentiments d’affection et de respect, les conséquences peuvent être terribles. D’une voix blanche, Bastien balbutie :
– Tu… Tu envisagerais de rester célibataire ?
Avec un sourire gourmand, Flavie réplique :
– Tu dis n’importe quoi… Je te veux tous les soirs dans mon lit. Le mariage, oui, mais à mes conditions.
– Bistouri à ressort ! Tu ferais une redoutable femme d’affaires. Ta clientèle est captive et tu as toute la latitude nécessaire pour négocier à ton avantage…
– Tu sauras qu’en ces matières une femme ne se protège jamais assez.
Posant ses mains sur ses genoux, Bastien lui écarte les jambes et s’insinue entre elles jusqu’à se presser tout contre son corps. Flavie chuchote :
– Quelqu’un peut venir ?
– Je n’attends personne. Et mon enseigne n’est pas encore clouée au-dessus de la porte.
Glissant ses mains sous ses bras, il la tient ainsi prisonnière et Flavie renverse la tête, l’invitant par sa bouche entrouverte et ses yeux mi-clos à venir se pencher sur elle. Tout en s’abandonnant avec délectation, elle s’étonne de la facilité avec laquelle Bastien lui fait désirer avidement la moindre de ses caresses. Elle ne peut croire que certaines femmes atteignent la vieillesse sans avoir jamais connu cette jouissance. Et pourtant, elle en a tant entendu, des histoires si tristes de femmes qui doivent se soumettre à un mari imbu de lui-même. Ou pire, des jeunes filles qui sont forcées par leur père et qui restent farouches pour toujours… Simon a déjà reçu les confidences d’une de ses élèves, épuisée par plusieurs années d’abus.
La main de Bastien suit la courbe de sa poitrine qu’il a prestement dénudée. Traversée par un long frisson de désir, Flavie chasse ses sombres pensées. La vie sur terre ressemble parfois à un combat perpétuel contre la souffrance, mais le Créateur, quel qu’il soit, a donné aux humains, en compensation, ces occasions de pur bonheur… Après un long moment, Bastien pousse un profond soupir et semble à regret vouloir reculer, mais Flavie, sans un mot, fait descendre son corsage et sa chemise jusque sur ses hanches. Il la contemple tandis qu’elle fait ensuite glisser les bretelles de sa salopette et lui fait passer sa chemise par-dessus sa tête. Elle saute sur ses pieds et l’enlace, souverainement heureuse de son torse d’homme contre le sien et de leurs peaux nues qui se touchent.
Vivement, Bastien vient se placer derrière, tout contre elle. Jouant de la main gauche avec ses seins, il la parcourt de son autre main, sans impatience, comme s’il souhaitait faire connaissance avec toutes les courbes et tous les creux de son corps, s’interrompant parfois pour l’embrasser sur la nuque ou lui mordiller l’oreille… Il en profite pour, tout doucement, faire choir ses vêtements jusqu’à ses pieds. Flavie se retrouve nue contre lui, vulnérable et frissonnante, mais en même temps envahie par une profonde sensation de liberté.
Elle se retourne et, tout en l’embrassant, elle le déshabille entièrement et le pousse ensuite gentiment, le forçant à s’allonger sur le lit surélevé. Il l’entraîne à sa suite et, bientôt, ils sont couchés l’un contre l’autre. Flavie ferme un instant les yeux, bouleversée par la proximité de ce grand corps chaud et doux, puis elle tend le bras et elle effleure sa verge en érection, ce qui le fait tressaillir. Se laissant lascivement embrasser, elle le flatte, s’étonnant de la sentir se gonfler et se raidir encore. Elle l’explore de ses doigts jusqu’à ce que Bastien, avec un grognement guttural, lui immobilise la main et la referme sur son sexe avec une vigueur qui la surprend. Elle proteste :
– Si fort, tu es sûr ?
Légèrement au-dessus d’elle, appuyé sur son coude, il rit silencieusement et, serrant toujours sa main sous la sienne, il se met à bouger lentement comme si la main de Flavie était un goulot étroit. Comprenant aussitôt où il veut en venir, elle le frotte de plus en plus vite tout en s’abandonnant à ses caresses. Soudain, il lui écarte fermement les jambes et, pendant un instant, Flavie craint qu’il ne veuille… Mais c’est sa main qu’il glisse jusqu’à son entrejambe et, brusquement, il s’immobilise lorsque deux de ses doigts s’insinuent à l’intérieur.
Pour Flavie, la toute nouvelle sensation est délicieuse et elle l’encourage de ses mouvements à poursuivre son exploration. À moitié couché sur elle, il la caresse ainsi jusqu’à ce qu’elle jouisse en s’arquant contre lui. Immédiatement, il repousse la main de Flavie et, se tournant sur le côté tout en la tenant étroitement serrée contre lui, il se stimule avec une telle rapidité que Flavie craint pendant un moment qu’il ne se blesse. Son corps est bientôt agité de spasmes et il pousse un long gémissement étranglé tout en se pressant contre elle.
Flavie touche le liquide visqueux qui a coulé sur eux, puis elle porte sa main à son nez et la hume. L’odeur est lourde et surprenante. Il murmure dans son oreille :
– Plus jamais je ne ferai ça tout seul. Beaucoup trop ennuyeux.
Elle s’enquiert avec provocation :
– Ça t’arrive souvent, tout seul ?
Le regard fixé au plafond, il répond avec une gêne inattendue :
– Si je te dis la vérité, est-ce que tu vas t’enfuir en courant ?
– Mais pourquoi je ferais ça ?
Il tourne la tête vers Flavie et elle s’étonne de la soudaine incertitude qui marque ses traits. Après un moment, il répond enfin :
– Bien sûr que je me caresse, quand je m’ennuie trop de toi. Tu sais, la plupart des hommes le font.
Il ajoute avec férocité :
– Même les curés. Malgré tout ce qu’ils disent sur la masturbation, que ça peut rendre fou et que c’est une perte inutile de semence.
– Rendre fou ? répète Flavie, choquée.
– Tu ne savais pas ? La folie, la tuberculose, des tendances suicidaires… Cette passion honteuse peut conduire, semble-t-il, à d’horribles excès qui aboutissent parfois à la mort. Ce n’est pas pour rien que Dieu lui-même l’a formellement interdit.
– Je doute fort que Dieu ait interdit quoi que ce soit, dit lentement Flavie. Ce sont les prêtres qui le font.
Il la regarde intensément et un léger sourire se dessine sur ses lèvres. Se tournant vers elle et l’étreignant encore plus étroitement, il murmure :
– Si tu avais été pieuse et vertueuse… je ne sais pas ce que j’aurais fait, tu me plais tellement, mais…
– Tu m’aurais dévergondée, blague-t-elle. Bien des femmes n’attendent que ça. Il suffit de s’y prendre avec art…
Après un moment de silence, elle ajoute, soudain vindicative :
– Moi, c’est le discours des prêtres sur les femmes qui me hérisse. Les femmes, ces tentatrices dont les hommes ne sont que les pauvres victimes. Quand le curé m’interroge sur ma vertu au confessionnal, j’ai envie de hurler !
– Le confessionnal ! Tu sais ce qu’ils font avec les garçons, les prêtres, pour obtenir de prétendus aveux sur leurs penchants les plus secrets ? Ils répondent à leur place ! Jeune garçon, ne t’arrive-t-il pas de palper ou de frotter ta verge ? Pendant combien de temps ? Une heure ? Une demi-heure ? Se tient-elle alors raide et droite ? Que fais-tu alors pour que cela cesse ? Sans doute, un camarade corrompu t’a enseigné une mauvaise habitude dont tu n’oses pas te confier…
– Une heure ? Tu l’as déjà fait pendant une heure ?
Pouffant de rire, Bastien secoue la tête.
– Ces prêtres nous feraient avouer n’importe quoi. Mais la vérité, par contre, les embarrasse fort… Un jour, j’ai confié à mon confesseur que l’un des prêtres qui nous enseignaient au collège initiait les jeunes garçons. Il m’a fait taire en me menaçant des pires châtiments si je colportais cette rumeur.
Révoltée à l’idée qu’un curé abuse ainsi de sa position d’autorité, Flavie reste sans voix, mais elle n’a aucune envie de s’indigner davantage, d’autant plus qu’une bienfaisante détente prend possession de tout son être, un bien-être profond qui lui donne envie de s’assoupir. Elle grommelle cependant :
– Il y a une drôle de substance entre nous… Tu crois qu’on pourra se décoller ?
– Jamais ! s’écrie-t-il. À la vie, à la mort !
Elle glisse lentement dans le sommeil. Bastien la réveille en lui murmurant à l’oreille qu’il leur faut partir. Tournant la tête vers la fenêtre, elle constate à son grand soulagement qu’elle n’a pas dormi longtemps et que le soleil est encore haut dans le ciel. Un peu intimidés, se jetant mutuellement des œillades curieuses et tendres, ils se relèvent avec effort et se préparent lentement à reprendre contact avec le reste du monde.