CHAPITRE XXIV
Deux jours plus tard, la nouvelle se répand à la vitesse de l’éclair : les navires transportant les Irlandais à Montréal ont été aperçus à l’extrémité est de l’île. Marchant de long en large dans la cuisine, Léonie s’indigne :
– Ils ne vont tout de même pas les laisser débarquer en plein cœur de la ville ?
– Le Bureau de santé ne s’est même pas encore réuni, commente Laurent. Le temps qu’ils reçoivent les avis, et tout…
– Les religieuses en ont causé toute la journée, ajoute Cécile. Il paraît que, de toute façon, ces notables n’auront aucun pouvoir sur les commissaires du port, sur ceux du canal de Lachine ou sur les officiers de l’immigration, qui relèvent tous de Londres.
– C’est incroyable, balbutie Léonie en s’assoyant brusquement, les jambes coupées. Des centaines de fiévreux vont mettre pied à terre chez nous !
Laurent lui rappelle que les autorités sont en train de faire ériger à la hâte, tout juste à l’ouest de la ville, entre le canal et le fleuve, trois grands sheds et deux hôpitaux pour recevoir les malades. Nullement rassurée, Léonie réplique violemment :
– C’est la pire chose à faire ! On ne sait pas comment le typhus passe d’une personne à l’autre, mais pour moi, c’est clair que les malades contaminent les bien portants ! Alors, quelle est cette idée saugrenue de les parquer tous ensemble ? Typhus ou choléra, toutes ces afflictions mortelles se rient des barrières sanitaires. Les enfants, je vous défends d’approcher des baraquements. Vous m’avez bien compris ?
Impressionnés par le regard que Léonie leur lance, tous trois se hâtent d’acquiescer. Pendant des jours et des jours, il pleut continuellement sur la ville tandis que les sheds se remplissent à craquer d’immigrants complètement démunis et souvent très malades. Le nombre de décès augmente de manière effarante. À chaque soir, Cécile leur rapporte les nouvelles horrifiantes qui circulent à la maison-mère des sœurs grises qui, avec un grand courage, ont pris la charge des baraquements, soutenant les médecins dans leurs efforts. Les religieuses assistent à des scènes de misère et de douleur sans nom. Des femmes, fiévreuses et vacillantes, parcourent les dortoirs à la recherche de leur mari dont elles sont sans nouvelles ; des bébés pleurent à côté de leur mère morte ; des dizaines d’orphelins errent, en guenilles, parmi les mourants… Faute de personnel, les cadavres sont laissés longtemps à côté des vivants.
Même si le Bureau de santé déploie toute la force constabulaire dont il peut disposer pour y retenir les immigrants, les fugues sont nombreuses. Avec raison, tous ont ces mouroirs en horreur et ceux qui peuvent encore tenir sur leurs jambes tentent par tous les moyens de s’en échapper. Une langueur malsaine recouvre la ville de toute part et la pluie incessante renforce l’atmosphère lugubre. Les traversiers, les navires et les coches cessent de déverser leur flot continuel de visiteurs et même les habitants de la campagne environnante s’enfuient dès que leurs affaires sont conclues.
Désormais, seules les roues des charrettes mortuaires, qui transportent hâtivement les cadavres au cimetière, résonnent sur les pavés. Plusieurs dames de la Société, qui jusque-là venaient plusieurs heures par semaine faire du bénévolat, décident soudainement de partir pour la campagne. Françoise Archambault doit bientôt suivre son mari, puis Marie-Claire, qui repoussait avec obstination le moment du départ, est finalement obligée d’obéir aux ordres du sien qui souhaite éloigner leurs enfants du danger de contagion.
Quelques jours plus tard, c’est la concierge qui déserte la Société pour aller se réfugier chez sa sœur. La mort dans l’âme, Léonie confie la seule patiente que la Société hébergeait encore à une dame qui tient pension, puis elle verrouille les portes pour l’été. De même, étant donné que Marguerite et Catherine ont suivi l’exode, elle doit se résoudre à précipiter la relâche estivale de l’École de sages-femmes. À son tour, l’école de Simon ferme ses portes.
Tous les membres de la maisonnée portent en eux, nuit et jour, une inquiétude sourde mais constante. Flavie est persuadée que l’examen de Bastien sera remis à l’automne, mais, à sa grande surprise, un message du jeune homme l’avertit qu’il a plutôt été devancé au vendredi suivant. De manière encore plus surprenante, Mme Renaud n’a pas renoncé à sa réception, qui aura lieu peu après, à compter de trois heures de l’après-midi. Mais Marguerite a quitté la ville… Complètement déboussolée, Flavie passe de longs moments à retourner le problème dans sa tête. Elle est incapable d’envisager de s’y rendre seule et, de toute façon, Simon le lui interdirait. Si Mme Renaud avait bien voulu inviter également Léonie… Mais le message n’y fait aucunement allusion.
Au matin de l’examen, la résolution de Flavie est prise : elle n’ira pas chez les Renaud. Prétextant une course urgente, refusant avec obstination de répondre aux questions de Simon, elle se coiffe de son bonnet et prend le chemin du faubourg Saint-Laurent. Marchant dans les rues anormalement désertes, elle imagine Bastien, pâle de nervosité, passant devant chacun des médecins qui forment le Bureau des examinateurs et ayant dix minutes pour répondre à chacune de leurs questions. Au bout de ce laps de temps, lui a-t-il raconté, le concierge sonnera la cloche… Lorsque les aspirants médecins auront épuisé toutes les épreuves, les médecins se réuniront pour statuer sur leur sort.
Parvenue devant la façade de l’école, Flavie s’assoit à l’ombre sur les premières marches d’un porche, guettant la sortie des étudiants tout en se résignant à une longue attente. Le soleil a amorcé sa course descendante lorsque les portes de l’école s’ouvrent enfin et qu’un premier groupe en sort. Flavie reconnaît Jules Turcot entouré d’un petit groupe d’hommes et de femmes, sans doute les membres de sa famille. Envahie par la panique, Flavie presse ses mains l’une contre l’autre. Elle croyait que les étudiants seraient tout bonnement entre eux !
Étienne L’Heureux sort à son tour en compagnie d’un couple âgé et Flavie devine à son air misérable qu’il devra reprendre certains cours avant d’être accepté médecin… Il est bientôt suivi par Louis, Paul-Émile et Isidore, qui ne subissaient pas l’épreuve cette année, mais qui tenaient à être présents. Flavie se recroqueville, souhaitant de tout cœur ne pas être remarquée. Mais tout à leur discussion animée, les trois jeunes hommes s’éloignent. Deux professeurs, dont Joseph Lainier, font ensuite leur apparition et Flavie est sur le point de désespérer lorsque, enfin, Bastien sort à grandes enjambées, traînant ses parents à sa suite. Soulagée de lire sur son visage le contentement de la victoire, Flavie se lève, époussette vaguement sa jupe et se dirige vers eux. L’apercevant, Bastien tombe en arrêt, puis il s’exclame avec stupéfaction :
– Flavie ! Tu m’attendais ?
Elle hoche la tête sans rien dire, réduite au silence par les regards curieux des Renaud. Le jeune homme lance avec allégresse :
– Je suis reçu, Flavie ! Si tu savais comme je suis content !
Elle lui sourit et réussit à dire, en rougissant :
– Moi aussi, je suis contente pour toi. Tu as tellement travaillé…
Constatant enfin à quel point elle est intimidée, il lui prend la main et se tourne vers ses parents. Archange Renaud est une petite femme ronde, joliment tournée et très élégante, avec un visage lisse de jeune fille encadré par des cheveux pâles coiffés en quatre rouleaux étagés de chaque côté de sa tête. Édouard Renaud, un homme de haute taille, est davantage marqué par l’âge, avec un large front ridé, des yeux cernés et des joues tombantes. Ses cheveux poivre et sel sont ondulés comme ceux de son fils.
D’une manière cérémonieuse, Bastien fait les présentations, déclinant le nom des parents de Flavie et leur profession. Son père tend la main à Flavie en s’inclinant légèrement.
– Enchanté de vous connaître, mademoiselle. Bastien nous a déjà parlé de vous…
– Moi aussi, monsieur, je suis heureuse de vous rencontrer.
Il hausse les sourcils comme s’il ne s’attendait pas à un langage si correct de sa part. Amusée, Flavie retrouve un certain aplomb et ajoute :
– Vous devez être fier de votre fils, monsieur.
– Bien entendu, bien entendu…, répond-il en tapotant l’épaule de Bastien. Je n’ai jamais compris ce qui l’attirait vers cette profession, mais enfin…
Archange Renaud intervient, en agitant son éventail :
– Est-il vrai, mademoiselle, que vous vous destinez au métier de sage-femme ?
Tandis que Bastien garde sa main bien au chaud dans la sienne, Flavie leur explique en quelques phrases son apprentissage et sa formation à l’École de sages-femmes. Elle note que, malgré leurs efforts pour être polis, ils la considèrent comme un animal plutôt étrange… Après un moment de silence, Édouard Renaud lance :
– Il est temps de rentrer, il fait chaud… Nous vous reverrons tout à l’heure, mademoiselle ?
– Je vous remercie de l’invitation, répond-elle en baissant la tête, mais non, je ne pourrai pas venir.
– Mais qu’est-ce que tu dis là ? s’écrie Bastien. Je croyais que c’était entendu ?
Flavie secoue la tête, incapable de soutenir son regard désemparé. Mme Renaud laisse tomber :
– Eh bien, mademoiselle, si Bastien le souhaite toujours, bien entendu, il nous fera plaisir de vous recevoir à la maison à l’automne, parce que nous fermons la maison pour l’été et nous partons demain pour Terrebonne. Tu viens, Bastien ? Il faut nous préparer pour la réception.
Jetant un coup d’œil ulcéré à sa mère, l’interpellé répond froidement :
– Je vous rejoindrai plus tard. Je reconduis Flavie chez elle.
– Mais c’est impossible ! réplique-t-elle avec un haut-le-corps. Nous avons à peine le temps…
Sans répondre, Bastien tire Flavie et tous deux s’éloignent rapidement. Toute pâle, la jeune fille articule :
– Demain ? Tu pars demain ?
Il ne répond pas et, après quelques minutes, ils se retrouvent dans une rue transversale où errent seulement deux chats galeux. Faisant monter Flavie sur une petite marche pour que leurs visages soient à la même hauteur, Bastien l’enlace. Elle lui étreint les épaules et enfouit dans ses cheveux son visage décomposé de chagrin.
– Je te demande pardon pour ma mère. Elle a manqué de tact. Elle ne réalise pas encore… Je n’ai pas le choix, je dois accompagner maman et Julie. Mon père reste ici pour ses affaires.
– Nous partons aussi, murmure courageusement Flavie, mais pas tout de suite, alors je croyais que nous aurions un peu de temps… pour nous connaître plus.
– Plus tard… Je viendrai veiller tous les dimanches. Tu me trouveras tellement collant…
Elle sourit en s’essuyant les yeux de sa main et tous deux restent en silence tandis qu’elle hume son odeur, remarquant pour la première fois une vague trace de parfum, ce qui la fait renifler comme un jeune chien. Se tortillant, il se dégage et s’écrie :
– Tu me chatouilles ! Et puis, je crève de chaleur…
Il se débarrasse de sa redingote courte de jeune homme, révélant une magnifique chemise d’un blanc éclatant mais complètement détrempée aux aisselles. Poussant un profond soupir, il avoue piteusement :
– Comme le souper va être ennuyeux sans toi ! C’est ton père qui ne veut pas ?
Elle acquiesce vaguement, ajoutant :
– C’est difficile pour toi à comprendre, mais… regarde ma petite jupe. Mon châle. Mes tresses… Je me sentirais tellement déplacée…
Ils restent gravement face à face, puis il hausse les épaules :
– Je n’en voulais pas, de cette réception. Je l’ai dit cent fois à ma mère, mais elle est si obstinée ! De toute façon, chacun est surtout pressé de ficher le camp de la ville… Combien tu paries qu’il n’y aura presque personne ?
– Alors je t’emmène chez moi, lance-t-elle d’un ton désabusé et moqueur.
Les yeux plissés, un léger sourire au coin des lèvres, il répond :
– Tu crois que je n’oserais jamais, n’est-ce pas, Flavie ? Tu crois que je vais rentrer chez moi comme un garçon obéissant ?
L’attirant brusquement contre lui, il l’embrasse avec férocité et mordille sa lèvre inférieure. Il murmure enfin :
– Eh bien, tu as tort. Jusqu’à minuit, je fais ce que je veux. Tu m’emmènes ?
Bastien passe tout le reste de la journée rue Saint-Joseph. Léonie leur sert un dîner léger et le jeune homme, qui semble craindre qu’ils ne se privent pour lui, mange très frugalement en faisant remarquer que le prix des denrées a beaucoup augmenté depuis le début de l’épidémie. Comme les pluies ont momentanément cessé, Léonie s’installe pour l’après-midi dans le potager et les deux jeunes gens lui proposent de l’aider. Bastien enlève ses bas et ses chaussures, retrousse ses manches et ses jambes de pantalon, puis Flavie lui pose sur la tête le chapeau de paille de Simon. Pendant que Léonie effectue les derniers semis, tous deux arrachent la première levée de mauvaises herbes et renchaussent les patates et les poireaux, tout en bavardant de tout et de rien.
Lorsqu’une voisine vient chercher Léonie pour un problème de santé, l’ouvrage est heureusement terminé. Léonie disparaît dans la maison et les deux jeunes gens se lavent au puits. Flavie rit de bon cœur de la chemise de Bastien maintenant toute tachée de terre. Pour se venger, il l’asperge et elle finit par lui envoyer le fond d’un seau d’eau en pleine figure. Il reste pantois tandis que Flavie lui jette un regard inquiet, soudain préoccupée par une possible réaction de colère, mais il s’ébroue en s’exclamant :
– Rien de mieux pour se rafraîchir les idées !
S’étirant, il bâille longuement.
– Tu n’aurais pas envie d’une petite sieste ? Ma journée a été longue et, je t’avoue, ma nuit assez courte.
– Je te prête mon lit, si tu veux. Il y a trop de maringouins pour s’installer dehors.
– Mais tu restes avec moi ?
Quelques instants plus tard, il s’allonge sur la paillasse et Flavie s’installe à côté de lui, assise le dos appuyé contre le mur. Lui tenant la main, la joue appuyée contre sa cuisse, il s’endort presque immédiatement et se met à ronfler légèrement. Elle se perd en contemplation, le parcourant entièrement du regard, en commençant par ses longs pieds nus piqués par les mouches noires, ses mollets couverts de poils blonds et frisés, ses cuisses solides, ses hanches étroites, son torse qui s’évase bellement jusqu’aux épaules, le creux de sa gorge où bat une artère et puis son visage qu’elle ne se lasse pas de détailler, des cils blonds jusqu’au menton un peu pointu, des sourcils touffus et largement arqués jusqu’aux dents, irrégulières… Il lui en manque une, en bas à gauche, mais comme elles semblent douces et lisses !
Flavie entend la voix de Cécile, en bas, puis l’escalier craque et la jeune fille apparaît dans la porte ouverte. Flavie met son doigt sur sa bouche et Cécile, ébahie, les fixe un long moment. Prenant garde de ne pas faire de bruit, elle entre dans la chambre et, après un coup d’œil à Bastien, elle s’évente un instant, puis elle change prestement de corsage. Après un dernier regard à Flavie et un sourire hésitant, elle sort.
Quelques minutes plus tard, Bastien se réveille en sursaut, agrippant la main de Flavie et balbutiant son nom.
– Je suis là ! le rassure-t-elle aussitôt.
Lorsqu’il la regarde, elle comprend à son air hagard qu’il revient de loin, d’un mauvais rêve. Il se tourne et l’enlace, posant sa tête sur sa jambe tandis qu’elle caresse ses cheveux. Sa respiration s’apaise et, sans mot dire, elle promène ses doigts sur son visage, lentement, jusqu’à ses oreilles, sa nuque et la racine de ses cheveux. Encore secoué, il se redresse et vient s’asseoir à côté d’elle, fixant l’horizon, puis il l’attire contre lui et l’étreint.
– Tu rêvais ?
Il secoue la tête, se penche et pose ses lèvres dans son cou. Un frisson la traverse de la tête aux pieds. Il se plaint tout bas :
– Tout l’été sans toi… Tout l’été à craindre qu’il ne t’arrive quelque chose.
– Il ne m’arrivera rien. Je n’ai aucun contact avec les malades.
Il la saisit brusquement aux épaules et l’éloigne de lui, le visage contracté :
– Tu ne sais pas ce qui se passe ! Il paraît que beaucoup d’immigrants ont réussi à se loger en ville, malgré tous les avertissements ! À chaque jour, on en trouve, malades ou morts, cachés dans les écuries, dans les maisons abandonnées, où tu voudras ! Il en meurt des centaines par jour dans les sheds ! Plusieurs médecins sont déjà tombés malades et même de ces prêtres qui apportent un peu de réconfort…
Se mettant sur ses genoux, Flavie lui saisit la tête et pose ses lèvres sur les siennes, les forçant à s’entrouvrir, glissant sa langue, le titillant jusqu’à ce que, enflammé, il réponde de même. Essoufflée, elle chuchote :
– Ne parle pas de tout ça. On a si peu de temps…
Après un dernier baiser, elle saute en bas du lit, lisse sa jupe et disparaît dans le corridor.
Laurent rentre peu de temps après que six heures du soir ont sonné à l’église et les deux jeunes hommes n’ont que le temps d’échanger une poignée de main avant de s’attabler. Les premières cuillerées de soupe à l’orge se prennent en silence, à observer Bastien à la dérobée, jusqu’à ce que Léonie lance avec un sourire d’excuse :
– Ne m’en veuillez pas, je ne sais pas cuisiner le velouté au brocoli…
– Bastien a manqué un repas de vingt services pour venir ici, précise Flavie avec une pointe d’orgueil.
– Vingt services, la reprend le jeune homme en riant, tu exagères drôlement ! C’était bien plus un léger souper qu’une vraie réception compliquée…
Tous réclament des explications et Flavie leur raconte l’histoire tandis que Bastien baisse le nez dans son assiette, embarrassé par l’admiration que les autres manifestent devant ce qui leur semble être un acte de bravoure, soit rater un tel repas. Simon remarque qu’à force d’être gavé de plats fins on finit par trouver banal même le plus délicat foie gras… À sa manière directe, Cécile interroge le jeune homme et il lui révèle qu’en effet il dort dans un lit de plumes, il peut prendre un bain chaud tous les soirs, il n’a jamais lavé une pièce de vêtement ni cuisiné quoi que ce soit de sa vie. Abasourdie, Cécile glisse un regard rempli de doute en direction de sa sœur, comme si elle se demandait pour quelle obscure raison elle pouvait s’intéresser à un tel pacha.
– Je n’ai pas choisi ma vie, se justifie Bastien, conscient du dédain de Cécile. Je suis né dans une maison où je n’avais aucune corvée à faire.
– Et les domestiques ? réplique la jeune fille avec reproche. Vous y avez pensé, aux domestiques ? Ils font tout l’ouvrage à votre place !
Léonie intervient doucement :
– Cécile, tu es impolie avec notre invité.
Après un moment de silence rempli d’un léger malaise, Bastien reprend, regardant Cécile sans ciller :
– Vous avez raison, les inégalités sont flagrantes et… difficilement justifiables. Mais j’ai grandi en comptant sur le travail des domestiques. Ils ne sont pas si mal traités, vous savez. Ma mère n’est pas tyrannique, loin de là. Et moi non plus, j’ose croire.
– Les tâches ménagères pèsent si lourd, commente Cécile avec une grimace. Refaire les mêmes gestes, jour après jour, en sachant qu’il faudra les recommencer éternellement… Alors faire ce travail dans une famille étrangère, pour un salaire de misère… Je me jetterais dans le fleuve plutôt que d’en arriver là.
– J’espère bien que non ! s’exclame Simon en faisant les gros yeux à sa fille. Cesse de dire des bêtises !
– Ce ne sont pas des bêtises ! riposte Cécile en lui tirant la langue.
– Tout ça me fait penser à l’esclavage aux États-Unis, intervient Laurent. Pour nous, considérer un être humain comme sa propriété, c’est inconcevable. Quoique, quand on pense au statut des domestiques… Mais enfin, quand j’étais là-bas, je bouillais à voir ces Nègres qui travaillent du matin au soir et qui doivent tout quémander à leurs maîtres, un nouveau vêtement, une permission pour ceci ou cela… Pour les Blancs du sud, c’est dans l’ordre naturel des choses. Ils se croient mis sur terre pour commander à des esclaves qui doivent obéir même aux ordres les plus absurdes. Leur autorité est un principe indiscutable.
Impressionné que Laurent ait ainsi voyagé, Bastien s’informe et la discussion se poursuit sur ses impressions des États-Unis. Lorsque le sujet est épuisé, Cécile, qui triture son mouchoir de poche depuis un bon moment, prend la parole avec hésitation :
– Il faut que je vous dise… Une religieuse a trépassé aujourd’hui.
– De la fièvre ? s’informe Léonie d’une voix altérée.
La jeune fille hoche la tête et Bastien s’inquiète :
– Est-ce qu’elles prennent toutes les précautions essentielles pour ne pas infecter les autres ?
Visiblement indignée que le jeune homme semble douter de leur professionnalisme, Cécile répond froidement :
– Elles se changent dès leur arrivée et mettent leurs vêtements au lavage. Elles se lavent. Elles restent à l’écart.
Se tournant vers Simon, le jeune homme demande :
– Il paraît que vous partez bientôt pour la campagne ?
– Si vous pouvez persuader Cécile de laisser son emploi, grommelle Simon, je vous élève une statue.
– Je t’ai dit que je pouvais rester ici avec Laurent ! Ces pauvres religieuses en ont plein les bras en ce moment, je ne peux pas les abandonner comme une égoïste !
Simon réplique sobrement :
– Ta mère hésite à se séparer de toi, tu le sais. Pour la rassurer, il faudra que je reste moi aussi.
Avec un soulagement manifeste, Bastien s’enquiert auprès de Léonie :
– C’est décidé, alors ? Vous partez, Flavie et vous ?
Hésitante, Léonie lui répond :
– Nous devrions, n’est-ce pas ? Ce serait la sagesse même… Mais vous savez, je crains que, sans le vouloir, nous transportions le germe parmi nos proches…
– Impossible ! riposte Bastien avec incrédulité. À ce que je sache, vous n’êtes pas en contact avec la maladie !
Malgré lui, il jette un regard à Cécile. Simon s’exclame :
– Tu vois, Léonie ? Si monsieur le médecin le croit… C’est décidé, vous partirez dans quelques jours.
– Et vous ? demande subitement Léonie à Bastien. Je suis surprise que votre mère soit encore par ici…
En quelques mots, évitant de regarder Flavie, Bastien la met au courant de leur départ. Après un long silence, le jeune homme reprend avec un entrain forcé, promenant un regard évaluateur sur la cuisine illuminée par le soleil couchant :
– Vous savez que le typhus, pour se propager, préfère les lieux froids et humides ? C’est prouvé pour le choléra, mais les épidémies suivent toutes les mêmes procédés. Des maisons bien ventilées, très propres et approvisionnées en eau saine devraient échapper à la formation de ces substances détériorées qui propagent la maladie.
– Ils vous enseignent ce genre de choses, à l’école ? demande suavement Simon.
Sans se démonter, Bastien poursuit avec énergie :
– Il paraît que les germes envahissent tout d’abord les lieux misérables et malpropres où sévit une grande pauvreté, et que les intempérants en sont les principales victimes. Tout ce qui tend à affaiblir le corps et à abattre le courage, même l’anxiété ou la peur, prédispose à la maladie.
– Les médecins le répètent à satiété depuis le choléra de 1832, grogne Simon. En règle générale, le choléra respecte la propreté, la sobriété et la bonne conduite.
Bastien ajoute avec un air docte :
– L’aliment de toutes les maladies contagieuses se trouve exister dans l’air méphitique des repaires bas, sombres et humides, où des multitudes sont accumulées.
Se levant subitement, Cécile lance en direction de Bastien :
– Pour en revenir à notre discussion de tout à l’heure sur votre triste sort de garçon riche… Ça vous dirait de commencer tout de suite à changer de vie ? Il y a plusieurs couverts à rincer.
En riant, Bastien accepte le défi tandis que Laurent se lève d’un bond et court chercher Agathe pour la veillée. Lorsque tous deux reviennent, quelques minutes plus tard, la jeune fille est prise d’un sérieux fou rire en voyant ce grand jeune homme aux pieds nus, en pantalon chic et à la chemise sale qui frotte un couteau au-dessus du bac à vaisselle. Soupirant exagérément, Flavie leur lance :
– Attendez-nous sur la galerie d’ici… un bon deux heures !
Aspergée des gouttelettes que Bastien lui envoie, elle pousse un cri d’indignation, puis, les poings sur les hanches, elle le regarde droit dans les yeux en déclarant :
– Puisque c’est comme ça, on vous laisse entre hommes !
D’un air digne, elle glisse sa main sous le bras de son amie et l’entraîne hors de la pièce. Subitement sérieuse, Agathe chuchote :
– Quel homme ! Beau comme un cœur !
Flavie lui jette un regard noir et Agathe éclate de rire.
– Tu as raison, j’exagère. Toutes les femmes le trouvent quelconque, sauf toi ! Je suis contente pour toi, Flavie. Il est fièrement mieux que l’autre, celui qui t’a confondue avec une ébraillée, n’est-ce pas ?
Laurent et Bastien les rejoignent bientôt sur la galerie. Le soleil couchant trace un magnifique trait oblique dans l’axe de la rue et l’ombre des rares passants, auréolés de lumière, s’étire sans fin derrière eux. Bastien observe le spectacle de la rue avec un plaisir gourmand, rigolant d’une conversation inusitée ou d’un comportement étranger, prétend-il, aux mœurs des gens civilisés…
Laurent et Agathe, installés sur deux chaises collées, se caressent les mains et Flavie et Bastien s’assoient de la même manière, devisant sur les effets néfastes de l’épidémie, non seulement en matière de santé, mais aussi en ce qui concerne l’activité urbaine qui est quasiment au point mort. Laurent, qui se rend tous les jours dans la cité, raconte à quel point les rues y sont désertes.
La conversation générale se meurt et Agathe se met à chuchoter à l’oreille de Laurent. Flavie a la gorge serrée à la perspective du départ prochain de son cavalier et même si elle s’encourage mentalement à profiter du moment présent, elle est incapable de redevenir légère et gaie. À la brunante, Laurent et Agathe se lèvent, les saluent et s’éloignent, bras dessus, bras dessous.
Bastien intercepte le regard de Flavie et s’enquiert :
– Tu aimerais que je te laisse seule ? Tu es fatiguée, peut-être…
Outrée, Flavie retire sa main d’entre les siennes et répond sèchement :
– Si tu veux rentrer chez toi, ne te gêne pas.
– Tu ne dis rien depuis tout à l’heure, lui reproche-t-il gentiment. Comme si tu t’ennuyais avec moi.
Le cœur gros, elle lance brusquement, avec reproche :
– Je ne sais pas comment tu peux faire comme si de rien n’était. Moi…
Incapable de poursuivre, elle détourne la tête, puis, après s’être ressaisie, elle ajoute avec amertume :
– Avant c’était ton examen, maintenant, c’est l’épidémie. Des fois, j’aimerais mieux ne t’avoir jamais rencontré !
Son visage se durcit, il ouvre la bouche pour répondre, mais changeant d’idée, il se lève et marmonne :
– Je vais chercher mes choses.
Il entre dans la maison. Misérable, Flavie reste immobile, le regard fixé sur un très jeune enfant qui gambade entre ses parents. Elle se lève ensuite d’un bond et, cherchant Bastien, elle le trouve finalement dans la semi-obscurité du jardin, à la recherche de ses souliers. Elle indique doucement :
– Près du puits.
Il se redresse et la regarde, puis s’y dirige et s’adosse à la margelle. Ses gestes pour prendre ses souliers, puis pour dérouler ses bas, sont lents et hésitants. Flavie s’approche et balbutie :
– Demain… Vous partez tôt ?
– Vers dix heures.
Flavie lui arrache un de ses bas et le lance dans le puits. Médusé, il se penche au-dessus du trou noir tandis qu’elle gronde :
– Si tu fais encore mine de t’en aller tout de suite, je lance l’autre bas, puis après, les chaussures.
– Tu n’oserais pas ?
Flavie jette le deuxième bas dans le puits.
– C’est mieux que je parte, Flavie. C’est trop compliqué. On pourra penser à… à tout ça pendant l’été. Peut-être qu’on serait mieux de…
Sa pomme d’Adam monte et descend. Il ajoute très bas :
– J’ai l’impression que… je te cause plus de peine qu’autre chose.
– C’est ce que tu préfères ? demande-t-elle, la voix étranglée. Qu’on se redonne notre liberté ?
– Ce serait plus simple pour toi, non ?
Flavie reste clouée sur place, désemparée. Non loin, un ouaouaron croasse, puis un autre. Elle a l’impression qu’une distance énorme s’est installée entre eux. Comment est-ce possible alors qu’ils étaient si proches ? Le poids dans sa poitrine l’étouffe et elle défait fébrilement un bouton de son corsage. La tête penchée, n’osant pas le regarder, elle bafouille :
– Peut-être que tu m’as fait des accroires et que, dans le fond, tu es plutôt content de partir. Tu ne veux plus de moi, c’est ça ? C’était drôle au début, c’était excitant, mais là…
Elle tressaille parce que, d’un grand mouvement du corps, il s’est lancé vers elle et, l’instant d’après, il lui serre les deux bras à lui faire mal.
– C’est ce que tu penses de moi ? Tu me crois capable d’agir ainsi ?
La noirceur tombe rapidement et elle distingue mal son visage, mais il respire fort, disant encore :
– On se fait du mal à parler de même… Je ne veux pas reprendre ma liberté.
– Tu ne veux pas ? répète-t-elle d’une toute petite voix.
– Je préfère penser à toi tout l’été.
Glissant une main dans son dos, l’autre sur ses hanches, il murmure :
– Surtout le soir, en me couchant… j’essaie d’imaginer ta journée, et puis tes gestes pour te préparer à la nuit… Parfois, l’évocation est tellement réelle que j’ai vraiment l’impression que tu te glisses à côté de moi dans le lit…
Tandis qu’il la frôle de tout son corps, elle dit tout bas, en souriant :
– Toi, au moins, tu es seul. Moi, il y a Cécile qui m’embête.
– Elle t’embête ?
– Elle m’empêche de faire ce que je veux…
Alanguie par les sensations qu’éveillent ses lèvres qu’il promène sur son visage, elle souffle :
– J’aimerais… me toucher en imaginant que c’est toi…
Il trouve sa bouche et ils trébuchent vers la margelle du puits où elle s’adosse. La main de Bastien tâtonne et, soudain, Flavie la sent sous sa jupe, contre sa cuisse, tout juste où cesse son sous-vêtement. Sa paume est chaude et douce, remontant lentement sous ses pantalettes en suivant le galbe de sa fesse, en une caresse si osée et si intime que Flavie gémit en nouant ses bras autour de son cou. Bientôt, l’autre main de Bastien vient rejoindre la première et toutes les deux glissent en un mouvement circulaire. Incapable de supporter l’obstacle des vêtements entre eux, Flavie tire sa chemise de l’intérieur de son pantalon et pose ses mains sur son dos nu. Il la soulève légèrement et elle sent son érection contre le bas de son ventre. Soudain curieuse, elle y porte la main et il émet une plainte sourde. Craintive, elle s’immobilise, mais il se presse contre sa main et elle le flatte avec précaution, tout en répondant avec ardeur à son baiser.
Un cri déchire l’air, celui de son père :
– Tu es là, Flavie ?
Bastien se redresse et elle répond :
– Je suis là ! Tout va bien !
– Bastien est avec toi ?
Le jeune homme pouffe de rire et, luttant à la fois pour garder son sérieux et pour reprendre son souffle, Flavie lance :
– On rentre bientôt, papa ! On cherchait ses chaussures !
Tous deux rient de plus belle. Flavie se laisse tomber, assise, au pied du puits, et il l’imite. Dans le noir, ils enlacent leurs mains, s’embrassent de nouveau, mais plus tendrement, puis Bastien se pelotonne contre elle, la tête sur son épaule. Flavie prend conscience de la fraîcheur de la nuit et des étoiles qui scintillent au-dessus d’eux. Elle murmure :
– Quand je m’ennuierai trop de toi, je regarderai le ciel. Les mêmes étoiles brillent pour tout le monde, non ?
Elle exhale un long soupir et gratte une piqûre de maringouin.
– Tes parents vont vraiment s’inquiéter.
– Je m’en fiche éperdument. Je peux t’écrire ?
Pour toute réponse, elle étreint sa main.
– Tu crois que ton père va bientôt sortir avec une lanterne ?
– Non, mais il ne peut pas se coucher tant que je suis dehors.
Portant sa main à sa bouche, Flavie y pose ses lèvres. Un vent léger les effleure. Des charnières de porte grincent et, d’une voix goguenarde, Simon lance :
– Besoin d’aide pour les chaussures ?
– On arrive, monsieur.
Bastien se lève, tire Flavie et ramasse ses souliers, puis ils marchent en silence vers la maison. Étourdie de fatigue et d’émotions, Flavie le regarde s’asseoir dans la cuisine, attacher ses lacets et empoigner sa redingote. Mettant un bougeoir dans la main de sa fille, Simon les pousse gentiment dans la salle de classe :
– Dites-vous au revoir. J’attends au ras du poêle.
Flavie se laisse tomber sur une table et pose la chandelle à côté d’elle.
– Je ne tiens plus debout.
Bastien caresse ses cheveux, défait le nœud de sa tresse et y passe sa main pour la dénouer, la regardant intensément.
– J’ai très hâte de savoir quand tu seras à la campagne. Ne manque pas de me l’écrire et de m’envoyer ton adresse là-bas.
Elle répond langoureusement :
– Promis, mon bel ange.
Il s’éloigne, se retourne une dernière fois, puis sort. Flavie reste un long moment les yeux fixés sur la porte fermée, incapable du moindre geste. Simon vient vers elle, saisit le bougeoir et l’oblige à se mettre debout.
– Allez, ma fille. Il est temps de monter.
Incertaine de ses jambes vacillantes, elle s’appuie contre lui et, ainsi liés, ils montent à l’étage.