CHAPITRE XXI
Par une matinée fraîche et claire de la fin du mois d’avril, alors que Léonie vient de poser sa main sur la poignée de porte du refuge, elle doit reculer précipitamment pour laisser sortir le docteur Peter Wittymore. Avant de s’éloigner, il lui explique brièvement, son maigre visage creusé par une nuit sans sommeil, qu’il est venu la veille en après-dînée pour répondre à un appel de Mme Easton.
Lorsque Léonie fait son entrée, le refuge est en effervescence. Plusieurs dames patronnesses et quelques femmes enceintes vont et viennent, Suzanne Garaut gravit les escaliers quatre à quatre et Sally, plantée en plein milieu du salon, boit avidement le contenu d’un grand bol. Léonie finit par apprendre de sa bouche que la jeune Marie-Catherine, hébergée à la Société depuis plusieurs semaines, vient de mourir, victime d’une hémorragie foudroyante.
Ses douleurs ont commencé deux jours plus tôt, mais elles s’estompaient régulièrement et Françoise, que l’on avait envoyé chercher, a préféré attendre qu’elles s’installent sans équivoque. Il s’était donc écoulé environ seize heures entre les premières manifestations d’une délivrance imminente et l’arrivée de Sally. Ce n’est pas anormal, du moins chez les primipares qui ont parfois des contractions pendant plusieurs semaines avant l’accouchement.
Visiblement épuisée, Sally explique d’un ton morne à Léonie que, toute la journée précédente, Marie-Catherine a été aux prises avec des contractions puissantes mais qui ne menaient à rien. L’examinant à plusieurs reprises, Sally a constaté que le bébé se présentait bien, qu’il appuyait fermement sur le col de la matrice qui était parfaitement dilaté, mais que, pour une raison inconnue, malgré tous les efforts de la jeune femme, il ne parvenait pas à s’engager dans le passage.
Bien abreuvée, nourrie légèrement mais régulièrement, Marie-Catherine n’avait commencé à se décourager qu’à la fin de la journée. La poche des eaux a alors crevé et Sally s’est animée d’un espoir renouvelé, mais de courte durée. Elle a alors voulu faire venir sa meilleure collègue du Lying-In, celle qui prend uniquement charge des délivrances compliquées, mais elle était retenue pour une délivrance à domicile.
– Notre messager est alors allé cogner chez vous, poursuit Sally, mais personne n’y était.
– Ma cousine nous recevait à veiller, indique Léonie avec regret.
Sally hésite un moment, puis elle jette à Léonie un regard préoccupé et reprend à voix basse :
– J’aurais bien aimé en discuter avec une consœur… Je me disais que je pouvais facilement attendre encore douze ou vingt-quatre heures avant de faire appeler le médecin. Nous savons toutes qu’une femme peut, à la rigueur, passer trois ou quatre jours dans les douleurs sans que les conséquences soient nécessairement fâcheuses. Un dénouement heureux survient parfois… Mais nous savons également que plus un accouchement dure longtemps, plus les chances de survie du bébé diminuent, comme celles de la mère, d’autant plus que les eaux avaient coulé… En plus, Mme Françoise me pressait d’agir.
Léonie fait une grimace de mécontentement. Effrayées par un processus sur lequel elles n’ont aucune prise, hantées par la perspective d’une tragédie, les dames patronnesses interviennent parfois avec trop d’insistance.
– Et les étudiants ? demande Léonie.
– Il va sans dire qu’ils commençaient à être plutôt impatients… Je leur ai donné des pauses, je les ai envoyés souper à l’extérieur, je leur ai demandé de se reposer dans le salon, mais ils commençaient à être bruyants, surtout le jeune Louis…
– Le problème devient préoccupant, observe Léonie en fronçant les sourcils, il faudra que nous en discutions avec les officières à la prochaine réunion. Une délivrance peut prendre trois jours, et ni une dame ni un étudiant pressé ne devraient faire des pressions pour obtenir un résultat !
Sally a finalement cru qu’il était nécessaire d’intervenir et le docteur Wittymore est arrivé vers minuit. Elle n’a rien à lui reprocher : il a pris le temps de bien examiner sa patiente et d’observer l’effet des contractions. Environ deux heures plus tard, comme Marie-Catherine sombrait progressivement dans un état inquiétant de léthargie, il a sorti son levier et son forceps, mais malgré ses efforts, répétés à plusieurs reprises jusqu’au lever du jour, le fœtus est resté coincé exactement là où il était depuis le début. Juste au moment où Sally et lui convenaient qu’il devenait urgent de sacrifier l’enfant et de pratiquer l’embryotomie, l’état de la jeune femme s’est dégradé et, un quart d’heure plus tard, elle était morte.
Léonie, accablée, ferme les yeux pendant un moment, prise d’un vertige en songeant à cette jeune vie si vite fauchée. Elle presse fortement la main de Sally et lui enjoint de rentrer chez elle se reposer. D’un pas pesant, Léonie monte ensuite à l’étage, où règne un calme inhabituel malgré la présence de deux femmes couchées et d’un nourrisson. Suzanne et Françoise, assises dans l’alcôve au pied du lit, veillent le corps recouvert d’un linceul. Léonie pose la main sur leurs épaules et reste un long moment en silence, puis elle murmure :
– Cette pauvre Marie-Catherine avait-elle des amis, de la famille ?
Sans lever la tête, Françoise répond d’une voix enrouée, pleine de ressentiment :
– Personne n’est jamais venu la voir. Elle n’avait pas de foyer. C’était une bien pauvre fille, une campagnarde qui s’est laissé attirer en ville par un jeune homme de bonne famille qui l’a rapidement abandonnée. Vous comprenez pourquoi elle s’est retrouvée à s’offrir aux marins et aux soldats…
Le hasard fait parfois bien les choses, songe Léonie avec amertume. Deux mois à peine après l’accord secret conclu avec le docteur Joseph Lainier et ses étudiants, la Société a déjà un cadavre à leur fournir… Léonie grommelle :
– Je fais prévenir l’École de médecine.
D’un mouvement vif, Françoise tourne la tête pour jeter à Léonie un bref regard rempli d’appréhension. Si jamais la chose venait à se savoir, comment Chicoisneau réagirait-il ? Mais il est impossible de faire autrement, puisque les mœurs sont réfractaires à cette coutume jugée barbare ! Les bonnes âmes de la ville se scandaliseraient d’offrir les corps à la science avant leur sépulture, elles qui tiennent absolument à ce que tous les morts sans exception bénéficient d’une courte cérémonie à l’église et d’une inhumation en bonne et due forme dans un cimetière consacré.
Une demi-heure plus tard, deux hommes viennent chercher la jeune morte et l’emportent subrepticement dans une charrette anonyme. Après le souper, Flavie se rend chez Marguerite Bourbonnière. Il a fallu une longue discussion entre Léonie et sa fille pour choisir l’élève qui accompagnerait Flavie, laquelle a dû de surcroît déployer une grande force de persuasion pour la convaincre. Marguerite a d’abord été très choquée par sa proposition, mais peu à peu, comme Flavie l’espérait, sa curiosité l’a emporté.
– De toute façon, a expliqué crûment Flavie, tous les corps, disséqués ou non, se décomposent dans la terre !
Marguerite est une jeune fille étrange, qui attire et repousse Flavie tout à la fois. Dotée d’une intelligence très vive et d’un grand appétit pour la science, elle est également très réservée, au point de n’avoir voulu se permettre, au début du cours à l’École de sages-femmes, aucune familiarité avec ses camarades. Avec le temps, cependant, son comportement s’est adouci et aujourd’hui, elle se laisse aller à rire et à bavarder, sans cacher cependant sa désapprobation devant les tournures de phrases plus « communes » de Marie-Barbe et des deux matrones…
C’est avec Marguerite que Flavie préfère discuter de la matière du cours et toutes deux adorent approfondir un sujet donné jusqu’à en avoir épuisé toutes les possibilités. Flavie ne déteste pas la manière dont elle s’habille, des robes sombres et austères bien boutonnées jusqu’au cou et tellement longues qu’elles balaient la poussière des chemins. Après tout, une école, ce n’est pas un bal ! Son attitude avec les jeunes hommes de l’École de médecine et les professeurs masculins est, pour Flavie, exemplaire : elle conserve un maintien parfaitement digne en leur présence, à tel point qu’ils ne peuvent faire autrement que de la considérer uniquement comme un camarade d’étude. Elle n’hésite pas, cependant, à se lancer avec passion dans toutes les discussions, indiquant de ce fait qu’elle est leur égale. Résolue à ne plus mêler le travail et le plaisir et à ne plus se permettre des inclinations romantiques pour les jeunes futurs médecins, Flavie tâche d’en prendre de la graine.
Mais, d’un autre côté, la modestie constante de Marguerite plonge parfois Flavie dans un profond malaise. Est-il possible que, même seule dans sa chambre, même en compagnie de ses amies intimes, elle ne se départe jamais de sa retenue ? Les apparences pouvaient le laisser croire… Les comportements dévots de la jeune fille indisposent également Flavie. Marguerite fréquente l’église plusieurs fois par semaine, elle communie souvent et se confesserait autant si la chose était possible. Cependant, la force conquérante de sa foi ne déplaît pas à Flavie. Révoltée par la dégradation des mœurs, par la débauche, l’intempérance et surtout la prostitution, Marguerite a jugé que de devenir accoucheuse serait un excellent moyen d’approcher les pécheresses et de tenter de sauver leurs âmes.
Comprenant que la dissection allait lui permettre de voir le corps humain comme aucun livre ne pouvait le montrer, de surcroît rassurée par la complicité de Léonie et par l’assurance que Paul-Émile Normandeau et Jules Turcot, deux étudiants dont elle apprécie la grandeur d’âme et le désintéressement, seront leurs protecteurs pour la nuit, la jeune femme a finalement accepté. Estimant qu’elles devaient acquérir de l’expérience avant le moment fatidique, Marguerite et Flavie se sont réunies un samedi après-midi, rue Saint-Joseph. Flavie a demandé à son frère de leur capturer un rat et il est revenu avec un énorme spécimen. Sous les regards moqueurs, les jeunes filles ont mis un bon quart d’heure avant de se résoudre à lui trancher la gorge. Flavie a porté le premier coup et Marguerite, le deuxième ; infiniment soulagées d’avoir ainsi vaincu leur dégoût initial, toutes deux ont vite pris beaucoup d’assurance et la dissection du rongeur s’est révélée éminemment passionnante.
Flavie sonne chez Marguerite. Sa mère s’étonne puisque, d’habitude, c’est Catherine Ayotte qui vient la chercher, en attelage, pour un accouchement à la Société. Flavie prétend que Catherine est légèrement indisposée et lui confirme que Marguerite ne rentrera sans doute pas avant la fin de la nuit. Quelques minutes plus tard, ravies de leur stratagème, les deux jeunes filles dévalent la côte en direction du faubourg Sainte-Anne. Marguerite déploie un très large parapluie parce qu’il pleut des cordes, une pluie chaude de printemps qui fait fondre la neige, mais qui salit les chemins.
Après un temps, toutes deux cheminent sans parler. À cause de ce qu’elle sait maintenant du comportement de Louis, Flavie a failli remettre en question sa résolution d’assister à la dissection. Quand sa mère l’a prévenue, tout à l’heure, elle a eu envie de se précipiter dans sa chambre pour se cacher sous sa courtepointe ! Mais depuis les révélations de Bastien Renaud, elle a croisé plusieurs jeunes étudiants à la Société compatissante et leur attitude est toujours restée parfaitement convenable. De son côté, Louis est devenu glacial avec elle, ne prenant acte de sa présence que s’il y est vraiment obligé…
Dans la cuisine, rue Saint-Joseph, toutes deux s’agglutinent autour du poêle pour faire sécher leurs souliers et le bas de leurs jupes. Abasourdi par leur témérité, Laurent leur demande à plusieurs reprises si elles sont vraiment sûres que c’est une bonne chose à faire. Cécile, de son côté, tente de les impressionner en fabulant sur ce qu’elles vont découvrir à l’intérieur du cadavre : un abcès gros comme un ballon, des intestins bouchés et puants…
– Il paraît, ajoute-t-elle avec un grand sérieux, que les cadavres bougent même plusieurs heures après la mort. Tu es sûre, Flavie, qu’il ne va pas essayer de te flatter le croupion ?
Lorsque Simon fait son entrée, vers huit heures du soir, plus personne n’aborde le sujet. Il s’étonne de la présence de Marguerite, mais on lui sert le mensonge convenu : les jeunes filles attendent le signal pour se rendre à la Société pour une délivrance. Par défi envers son indifférence et doutant sérieusement de son accord, Léonie a préféré tenir son mari dans l’ignorance.
Il est presque dix heures et Flavie lutte contre l’engourdissement du sommeil lorsque Paul-Émile et Jules frappent à la porte. Heureusement, la pluie a cessé et Flavie ignore les bras galants que ces jeunes hommes offrent pour franchir les trous d’eau ou les accumulations de neige sale, préférant sauter avec agilité. Les deux garçons leur décrivent les installations de leur école : une bibliothèque de plus de mille livres, un laboratoire de chimie et même un musée d’anatomie et de pathologie dont la collection est encore réduite, mais qui est promis à un bel avenir…
Tous quatre pénètrent dans le petit bâtiment de la rue Saint-Urbain, dans le faubourg Saint-Laurent. Le bureau du gardien irlandais est désert et ils montent immédiatement à l’étage. Une salle commune est réservée aux dissections devant un auditoire plus vaste, mais, pour cette nuit, les étudiants se sont installés dans l’une des pièces réservées aux dissections en petit comité. Les voix masculines s’éteignent à leur entrée, et Flavie et Marguerite, embarrassées par l’attention muette de tous ces hommes, s’échangent un sourire contraint.
La petite pièce brillamment éclairée est rafraîchie par la fenêtre grande ouverte, comme on les avait prévenues. Frissonnante, Flavie enroule étroitement son châle autour d’elle. En plein centre se trouve une longue table sur laquelle Marie-Catherine a été déposée. Son ventre monumental soulève encore le mince drap qui la recouvre maintenant et ses longs cheveux noirs pendent en bas de la table. Le professeur, un homme encore assez jeune et plutôt séduisant, vient vers elles et s’incline légèrement. Joseph Lainier trouve visiblement la présence des jeunes filles fort distrayante et il leur souhaite la bienvenue d’un ton débonnaire en leur indiquant qu’elles pourront prendre place sur ces deux chaises, à l’écart.
– Vous auriez été plus confortablement installées sur les gradins de l’amphithéâtre, mais comme notre réunion de ce soir est gardée secrète…
Étienne L’Heureux et Isidore Dugué saluent à leur tour les arrivantes. En train de préparer des instruments, Louis fait semblant de ne pas les remarquer tandis que Bastien, étonnamment pâle et échevelé, leur adresse courtoisement un léger signe de tête. Flavie ne l’a pas revu depuis sa visite rue Saint-Joseph et elle est persuadée qu’il lui tient rancune de son manque de tact. Elle compte bien s’en excuser dès qu’elle en aura l’occasion.
Le cadavre dégage déjà une odeur de décomposition que Flavie reconnaît comme étant la même que celle qui s’échappe des abattoirs de la ville. Dégoûtée par cette macabre association d’idées, elle s’installe sur la chaise, imitée par Marguerite qui ne la quitte pas d’une semelle. Il faut encore quelques secondes à Flavie pour constater que tous les hommes portent une vieille redingote courte d’une saleté repoussante, dont la vue est bien plus écœurante que celle de la morte ! Les médecins se font une fierté d’exhiber un froc de travail rarement lavé, qui témoigne de l’ampleur de leur expérience et surtout de leur dévouement…
Avant leur départ, Léonie a réitéré aux deux jeunes filles l’ordre de ne pas toucher au cadavre ni à aucun instrument, non seulement pour leur propre sécurité, mais aussi pour celle des femmes enceintes qu’elles côtoient. En Europe, plusieurs sages-femmes d’expérience soupçonnent que les infections peuvent être transmises, selon un processus mystérieux, d’une personne à l’autre. Dans les vieux pays, la fièvre puerpérale est beaucoup plus meurtrière parmi celles qui accouchent dans les grandes maternités que parmi celles qui le font à la maison. Le même phénomène a été remarqué à Montréal, au LyingIn, ainsi qu’aux États-Unis. Tout cela convie à la plus grande prudence.
– Demain matin, j’irai faire mes remerciements à la basilique, grommelle Isidore, rompant un silence affairé. Les cadavres nous arrivent avec une aisance déconcertante !
– La dernière fois, explique Paul-Émile en se tournant vers les deux jeunes filles, Bastien et Louis en avaient volé un dans le cimetière protestant. Vous auriez dû le voir arriver dans le boghei du docteur Provandier, assis sur le siège, emmitouflé jusqu’aux oreilles, une casquette rabattue sur les yeux comme s’il dormait !
– Vous avez bien ri, riposte Bastien avec une grimace, mais quelle galère ! Emprunter le boghei sous un faux prétexte, le garer loin du charnier pour ne pas éveiller les soupçons… Fouiller la pile de corps avec une lampe cachée sous le manteau… Transporter le cadavre… c’est lourd sans bon sens, un cadavre !
– On t’élèvera une statue, ironise Isidore, pour tout ton travail effectué pour la gloire de la science.
D’un coup sec, Lainier retire le drap. La jeune femme, grande et osseuse, apparaît dans une nudité partielle et les étudiants, fascinés, la dévorent du regard. Une bande de tissu enserre étroitement sa poitrine, la dissimulant ainsi aux regards, et une autre enveloppe tout le milieu de son corps à partir du bas-ventre. Si le professeur fait mine de rien, les étudiants jettent tour à tour un coup d’œil embarrassé aux jeunes filles. Ce n’est pas possible, songe Flavie avec ennui, ils ne vont pas passer la nuit à rougir ? Elle comprend soudain avec étonnement que ce qui les trouble autant, ce n’est pas tant le regard que Marguerite et elle posent sur un corps dénudé, mais le regard qu’elles posent sur les apprentis médecins en train de contempler un corps dénudé !
Se levant silencieusement, Marguerite inspire profondément, comme pour se donner du courage, puis elle avance de son pas souple et égal vers la table. Jules et Paul-Émile s’écartent automatiquement. Prenant comme toujours bien garde de ne pas les frôler, elle pose sur le cadavre un regard franc et scrutateur. Elle promène ensuite, sans vergogne aucune, ses yeux sur les étudiants et laisse tomber de sa voix calme et assurée :
– Quel beau sujet, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire que vous n’êtes pas choyés en matière de cadavres…
– Vous avez tout à fait raison, acquiesce le professeur en lui jetant un regard où perce l’admiration. Toute une différence avec ceux que l’hôpital anglais nous envoie, tellement mutilés qu’ils sont pratiquement inutilisables parce que les étudiants de McGill en profitent avant nous ! Je vous assure qu’à Montréal les Anglais ont de nombreux avantages sur nous ! Cela valait bien un vote et une bonne discussion, n’est-ce pas, messieurs ? À vos scalpels ! Nous allons en profiter pour approfondir les techniques de chirurgie.
L’atmosphère s’est progressivement détendue et, sans bruit, Marguerite revient vers Flavie. Elle murmure à son oreille :
– De temps en temps, je vais peut-être fermer les yeux…
Flavie lui fait une pression amicale sur le bras, puis toutes deux écoutent attentivement le professeur qui donne à ses élèves des indications sur la suite des opérations. Coude à coude autour de la table, les six jeunes hommes effectuent avec hésitation les premières incisions tandis que Lainier circule parmi eux, faisant des commentaires à mi-voix, dirigeant des gestes imprécis. Peu à peu, Flavie oublie que la femme allongée était récemment un être plein de vie et elle en vient à croire que cette masse de chair a toujours été ainsi, inerte, offerte à la curiosité scientifique. Comme elle ne distingue pas grand-chose, elle se lève et se perche sur une table haute d’où, sans répulsion, avec fascination, elle regarde les chairs s’ouvrir. Ni l’odeur de plus en plus lourde ni les liquides qui s’échappent ne l’incommodent outre mesure.
Bastien ouvre l’abdomen comme s’il faisait une césarienne d’urgence et tous les autres, suspendant leurs propres dissections, suivent ses gestes. Sous la supervision de Lainier, il pratique une longue incision juste en haut du pubis, puis il écarte les chairs et le fœtus apparaît, dans la position classique de l’expulsion. Flavie ne peut résister à la tentation de mieux voir. Elle saute de son perchoir et s’approche, restant toutefois légèrement en retrait. Elle s’exclame d’une voix étranglée :
– Comme sa tête est grosse ! Fièrement trop grosse !
– Un hydrocéphale, murmure le professeur, prodigieusement intéressé. Voilà pourquoi il est resté coincé. Sortez-le, Bastien.
Prenant autant de précautions que s’il était vivant, le jeune homme le soulève. Lainier coupe le cordon et saisit le bébé qu’il déplie sous les yeux de ses étudiants, commentant la taille de la tête et les causes possibles d’une telle difformité. Puis il dépose le petit corps sur une table, à l’écart. Revenant vers Bastien, il lui emprunte son scalpel et fait lui-même quelques incisions rapides.
– Le col était complètement déchiré, constate-t-il à mi-voix. L’arrière-faix, regardez, presque entièrement décollé.
Fascinée, Flavie murmure :
– Je me demandais comment il était joint à la matrice.
– C’est bien expliqué dans le traité d’anatomie, vous verrez, répond Bastien en lui jetant un rapide coup d’œil.
Néanmoins, il prend le temps de bien exposer la masse et son lien avec la matrice à la vue de Flavie. Il ajoute avec un sourire, se tournant à moitié vers elle :
– Je peux faire autre chose pour vous, mademoiselle ? Elle répond du tac au tac :
– Je prendrais bien le gigot, monsieur !
Des exclamations de dégoût fusent tandis que Bastien rit de bon cœur et que Lainier, amusé, considère Flavie en s’exclamant :
– En voilà une qui a le cœur bien accroché ! Vous devriez suivre son exemple, Isidore !
Flavie dirige son regard vers le jeune homme, debout du côté de la tête du cadavre. Le visage d’une pâleur à faire peur, il manie son instrument avec une lenteur infinie. Le silence retombe et les étudiants, enhardis, incisent à qui mieux mieux. Marguerite reste sagement assise, mais Flavie se promène de l’un à l’autre, examinant l’articulation d’un os, l’aspect d’un tendon, la forme d’un rein… Bientôt, Paul-Émile dévoile le bas de la cage thoracique et Flavie aperçoit le cœur et quelques artères. Peu après, Lainier leur explique la manière dont les os du poignet se sont ressoudés après une cassure.
Brusquement, la porte s’ouvre à la volée et tout le monde sursaute. Un petit homme annonce, avec un formidable accent anglais :
– Rousselle vient d’arriver. Il est à la bibliothèque.
– Putain ! jure Lainier. Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ? Merci, Will. J’ai drôlement bien fait de vous demander de faire le guet !
Le gardien referme la porte et le professeur échange un regard alarmé avec ses étudiants. Déposant bruyamment son instrument, Bastien jette un coup d’œil rapide autour de lui, puis il se précipite et ouvre un placard. Il demande à Flavie :
– Vous y tiendrez toutes les deux ?
La jeune fille acquiesce et, sans ménagement, Bastien les pousse à l’intérieur avant de refermer la porte. Étroitement serrées l’une contre l’autre, Marguerite et Flavie ne peuvent s’empêcher de pouffer nerveusement de rire, puis elles s’apaisent et tendent l’oreille. Les étudiants et leur professeur ont repris leur dissection dans un silence inhabituel. Un long moment s’écoule et Flavie se demande si tout ce branle-bas était bien nécessaire lorsqu’elle entend la porte du local s’ouvrir.
– Ma parole ! s’exclame Rousselle d’un ton étonné. Vous voilà tous au travail ? Et quel superbe cadavre ! Encore une de vos manœuvres, mon cher Renaud ?
Le silence s’étire jusqu’à ce que Lainier réponde d’une voix monocorde :
– Pas cette fois-ci, Nicolas. Je vous expliquerai.
– C’est honteux, garder une telle prise pour vous tous seuls ! Lainier, vous auriez dû en faire une dissection publique, beaucoup de médecins en tireraient un grand profit !
– C’est bien mon intention, je vous assure. Je l’ai prévue pour après-demain. Mais vous savez que, pendant ces spectacles, il est très malaisé d’enseigner efficacement à nos élèves !
Pendant les minutes qui suivent, Flavie devine que Rousselle, qui passe des commentaires à mi-voix, est en train d’examiner attentivement la morte. En ricanant, il s’exclame ensuite :
– Mon cher Lainier, comme vos étudiants sont sages ! D’habitude, la proximité d’une jeune personne du sexe opposé, et de surcroît pas déplaisante à regarder, suscite bien plus de remarques grivoises !
Marguerite ne peut retenir un grognement de désapprobation et Flavie lui serre fortement la main. Après un temps, Rousselle ronchonne encore :
– Et quel besoin aviez-vous de la couvrir ainsi ? Montrez-moi cette poitrine… Un peu maigre, je l’avoue… Bon, je vous laisse. À la revoyure, messieurs !
Les étudiants grommellent de vagues salutations et la porte se referme. Flavie est sur le point de tourner la poignée lorsque, de l’autre côté de la porte du placard, Bastien murmure :
– Un instant. Il pourrait revenir.
– On crève ! lance Flavie.
– Patience, mesdemoiselles.
Enfin, le jeune homme les délivre pendant que Lainier et deux étudiants achèvent de revêtir décemment la morte, découverte par Rousselle. De nouveau, l’atmosphère est remplie de malaise et tous évitent de regarder les deux jeunes filles, qui ont perdu en quelques secondes, par les allusions déplacées de Rousselle, leur statut confortable de simples camarades de classe. Réellement outragée, Marguerite lance à voix haute à l’intention non seulement de Flavie, mais de tout le groupe : – Quel goujat, ce Rousselle ! Passer de tels commentaires en un moment aussi solennel ! La recherche scientifique exige pourtant des manières nettement plus civilisées, une attitude morale élevée, sans aucune arrière-pensée ! Comme vous, messieurs, depuis le début de cette dissection !
Personne ne peut ignorer la leçon et encore une fois, par son seul exemple, Marguerite réussit à obtenir des jeunes hommes, du moins pour quelques heures, ce qu’elle s’impose à elle-même. La dissection reprend son rythme tranquille et, accompagnée cette fois-ci par Marguerite, Flavie se promène de nouveau autour de la table, évitant cependant avec soin de s’approcher de Louis, qui continue d’ignorer superbement sa présence. Elle ne peut s’empêcher de s’exclamer à la cantonade :
– Vous avez peur à ce point de Rousselle ? Qu’est-ce qu’il ferait, vous mettre tous à la porte ?
– La chose ne serait pas impossible, répond Isidore.
– Rousselle fonctionne selon quelques grands principes, ajoute Bastien, et il déteste qu’on les égratigne.
– La séparation des mondes masculin et féminin est, pour lui, une loi de la nature, précise à son tour Joseph Lainier, aussi immuable que la rotation de la Terre autour du Soleil.
– C’est parce que son esprit est envahi de pensées impures et dégradantes, commente Marguerite avec une franchise surprenante. S’il ne pensait pas à mal, le fait de partager un tel spectacle avec des dames ne le choquerait pas du tout, n’est-ce pas, messieurs ?
Soudain, ouvrant la bouche pour la première fois, Louis s’adresse froidement à Flavie :
– Il est de notoriété publique que Rousselle, mon maître, est tout à fait contre votre école. Pour l’instant, il supporte son existence, mais regardez-le aller…
Interloquée par cette menace à peine voilée, de surcroît irritée de se faire cavalièrement adresser la parole, Flavie reste clouée sur place tandis qu’un silence gêné tombe sur la petite troupe et que chacun baisse la tête vers son travail. Seul Bastien jette un regard courroucé à son camarade de classe et il est sur le point de répliquer lorsque Flavie, envahie par une colère vive, rétorque brutalement :
– L’opinion de Rousselle vous importe peut-être, mais moi, elle me laisse fièrement indifférente.
À la grande stupéfaction de tous, Louis lance rageusement son scalpel par terre, fait quelques pas rapides en direction de Flavie et articule hargneusement :
– Tu fais la précieuse, mais crois-moi sur parole, Rousselle a un plan pour vous remettre à votre place, toi et toutes ces pseudo-étudiantes qui se farcissent la tête d’une science bien trop compliquée pour leurs petites cervelles !
– C’est de moi que vous parlez ainsi, monsieur ? interjette Marguerite, le regard noir.
– Louis ! s’écrie Lainier qui vient prendre son étudiant par le bras. Vous divaguez ! Sortez prendre l’air un moment, je vous prie.
Le jeune homme obéit sans mot dire et Flavie se laisse choir sur sa chaise pendant que tous se remettent mollement au travail. Peu de temps après, Louis est de retour, l’air piteux. Après un vague signe d’excuse à Flavie, il reprend sa place en silence. Assise très droite à côté de Flavie, Marguerite garde un maintien parfait malgré la fatigue qui lui creuse les traits jusqu’à ce que le professeur, d’un air las, sonne la fin de la dissection. Il faut refermer sommairement le corps, l’enrouler dans le drap et aller le porter dans la glacière. Le fœtus sera plongé dans un liquide désinfectant pour dissection ultérieure. Pendant que les jeunes hommes nettoient les instruments et le plancher, les deux jeunes filles sortent se réchauffer dans le corridor.
– Je me sens tout étourdie, marmonne Marguerite qui place avec difficulté un pied devant l’autre.
– Moi aussi. J’ai l’impression que le sol est croche. Quelle nuit, n’est-ce pas ?
– Je me demande encore si c’est un rêve ou un cauchemar…
– Vous regrettez ? demande Flavie, s’arrêtant net dans le corridor.
– Jamais de la vie ! J’aurai de quoi raconter à mes petits-enfants, quand je serai vieille !
Un peu plus tard, elles sont rejointes par les étudiants et leur professeur et tous se dirigent en silence et d’un pas pesant vers la porte d’entrée. Ils sortent sur le perron et Lainier dit :
– Je vous attends à deux heures, messieurs, pour le cours de physiologie. Qui va chercher la charrette ? Il faut reconduire ces demoiselles.
Soudain cramoisi, Paul-Émile intervient :
– Nous pouvons marcher tous les deux jusque chez vous, n’est-ce pas, Marguerite ? Votre maison est à deux pas… Déconcertée, Marguerite reste un moment sans voix et Flavie la devine tentée par l’offre mais retenue par la force des conventions. Enfin, avec un sourire hésitant, elle accepte d’un signe de tête et tous deux disparaissent dans la nuit. Bastien se tourne vers Jules et lui propose de conduire la charrette à sa place. Le jeune homme jette un regard interrogateur à Flavie, qui se hâte d’acquiescer, soulagée d’avoir enfin la possibilité d’un tête à tête avec Bastien. Ce dernier se dirige vers l’écurie située dans l’arrière-cour et les autres jeunes hommes s’éparpillent en direction de leurs logis, sauf Louis qui dit d’un ton contrit à son professeur :
– Vous pouvez me laisser avec Flavie, monsieur Lainier. J’ai des excuses à lui faire.
Choquée, Flavie voudrait retenir le professeur, mais elle est incapable, pour ce faire, de rassembler ses idées éparses dans son esprit fort las. Après un long bâillement, Lainier grommelle :
– Ce ne sera pas de refus. J’ai été enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle.
Il remet le fanal à Louis et il disparaît à son tour. Sur le qui-vive, Flavie est partagée entre la crainte d’être seule en sa compagnie et le désir qu’il tempère enfin sa mauvaise humeur. La lueur du fanal éclaire à peine son visage et elle ne peut déchiffrer son expression. Après un instant de silence, il prononce d’un ton doucereux qui lui lève le cœur :
– Jamais je n’aurais cru que tu t’abaisserais à un tel point.
Venir assister sans rougir à une dissection… Alors comment c’était, ma belle, de passer toute une nuit en notre compagnie ?
Elle a d’abord le réflexe de s’enfuir et elle recule, mais elle ne peut s’empêcher de rétorquer :
– Tu es jaloux des autres parce que tu voulais m’avoir pour toi tout seul ?
Déposant prestement le fanal par terre, il lui agrippe fortement le bras et l’attire vers lui.
– Justement, je n’ai pas tellement apprécié ton comportement, l’autre soir. Me repousser ainsi, sans aucune gentillesse… Mes manières étaient peut-être trop polies ? Vous, les femmes du peuple, vous aimez être maltraitées ?
Il tente de l’embrasser, mais Flavie se débat avec énergie, le griffant au visage. À ce moment, le hennissement d’un cheval se fait entendre en provenance de la cour arrière. Assourdie par les battements affolés de son cœur, Flavie lance tout d’un trait, rageusement :
– Laisse-moi tranquille, espèce de grichou ! Tu es d’une grande mauvaiseté et je ne veux plus jamais avoir affaire à toi, tu entends ? Sinon, j’avertis mon père et mon frère et tu vas comprendre vite comment les femmes du peuple savent se défendre !
Les claquements des fers sur les pavés résonnent de plus en plus clairement. Après une seconde d’hésitation, Louis saute en bas du perron et s’évanouit dans la nuit. Quand la charrette s’immobilise devant la porte d’entrée, Flavie respire avec précipitation, encore sous le choc. À peine éclairé par la lampe accrochée à côté de lui, Bastien la considère avec un étonnement croissant.
– Vous êtes seule ? Où est Lainier ?
– Mon châle, marmonne-t-elle soudain. J’ai perdu mon châle.
Frénétiquement, elle virevolte et met le pied dessus, à quelques pas. Épuisée, blessée dans son amour-propre, elle le remet lentement sur ses épaules et reste immobile tandis que de grosses larmes débordent de ses yeux. Elle sursaute lorsque la main de Bastien se pose sur son épaule et un vif sentiment de frayeur la traverse. Devinant son émoi, Bastien demande, avec beaucoup de sollicitude :
– Qu’est-ce qui ne va pas ? Pourquoi êtes-vous seule ?
Elle balbutie :
– Louis était avec moi…
– Louis ? Lainier vous a laissée seule avec Louis ? Expliquezmoi.
Les yeux fixés sur les boutons de son gilet, elle lui raconte la scène en quelques mots. Il pousse un juron sonore, puis il l’étreint avec vigueur. Flavie s’écrie d’une voix tremblante, la joue appuyée sur son épaule :
– Il croit dur comme fer que je suis une fille facile et qu’il peut me tripoter à son aise ! Je suis venue seulement pour la dissection ! Ce n’est pas de ma faute si on ne peut pas disséquer entre filles !
Il murmure :
– Je suis vraiment désolé…
– Je veux rentrer, souffle Flavie en se dégageant.
Bastien remonte sur le siège du cocher et Flavie, se souvenant du cadavre que la charrette a transporté quelques heures plus tôt, n’hésite pas prendre place à côté de lui.
– Il y a une robe de carriole, bredouille-t-il. Couvrez-vous les épaules, la nuit est froide.
– Vous aussi. Elle est assez grande pour deux.
La charrette s’ébranle et Flavie lève la tête vers le ciel maintenant complètement dégagé. Par cette nuit sans lune, les étoiles brillent comme des diamants. Fugacement, elle se demande si un tel spectacle a été organisé uniquement pour émerveiller les êtres humains ou s’il correspond à un ordre céleste, à une mécanique immense dont la signification leur échappe encore… Elle s’écrie d’une voix qui tremble d’indignation :
– Ça me fâche, qu’il ait cru que je suis venue pour être en compagnie d’hommes ! Comme si ça avait quelque chose à voir !
– Oubliez toutes les sottises qu’il dit. Vous avez blessé sa vanité, alors il se venge.
Il lui demande de répéter les menaces qu’elle lui a lancées.
Elle obéit et il pouffe de rire :
– C’est ce que j’appelle de l’intimidation !
– J’ai un peu exagéré, grommelle-t-elle, légèrement réjouie. Mon père n’irait pas vraiment lui casser les jambes.
Détendue par le pas du cheval, elle s’appuie contre l’épaule du jeune homme en exhalant un profond soupir.
– C’est donc vrai, murmure-t-elle avec tristesse. Le monde est dangereux pour les femmes. Ce n’est vraiment pas juste.
Elle sent qu’il sourit en disant :
– La plupart des hommes aiment bien protéger les femmes.
– Qu’est-ce que ça te ferait de ne pas pouvoir aller où tu veux, quand tu veux ?
Gênée par ce passage spontané au tutoiement, Flavie se redresse. Le jeune homme dit brusquement :
– Flavie, je voulais m’excuser pour l’autre fois. Je n’aurais pas dû me mettre en colère. Vous… Tu as eu raison de me dire tout ça.
– Je m’excuse moi aussi. J’aurais dû tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler.
Trop épuisée pour se tenir droite, elle retombe contre lui et, sous la couverture, il glisse son bras autour de ses épaules.
Le reste du trajet se passe en silence et Flavie est presque endormie lorsque la charrette s’arrête devant la maison de la rue Saint-Joseph. Plus que sa voix, c’est le souffle chaud de Bastien qui la réveille.
– Je te laisserais bien dormir longtemps comme ça, mais je suis crevé, moi aussi…
Complètement désorientée, Flavie le regarde avec de grands yeux. Il s’avance et dépose sur sa joue un baiser léger et frais.
– Tu veux que je t’aide à descendre ?
Elle secoue la tête et se laisse glisser sur la chaussée. Avant de reprendre la route, il attend que la porte d’entrée se soit refermée derrière elle.
Le jour est levé depuis longtemps lorsque Flavie émerge enfin d’un sommeil agité et plein de rêves. Seule en bas, Léonie vaque à diverses occupations, chantonnant doucement. Immédiatement, des images de sa nuit fertile en rebondissements reviennent à la mémoire de Flavie. Couchée en chien de fusil, elle reste un long moment à méditer sur le fil des événements et elle éprouve encore une frayeur fugace devant le comportement menaçant de Louis. Descendant enfin, Flavie s’assoit dans la berçante et raconte à sa mère les formidables enseignements qu’elle a tirés de la dissection. Elle hésite à peine avant de conclure son récit par les assiduités obstinées de Louis.
– Mais quel saligaud ! Va-t-il arrêter de t’achaler de même ? À l’avenir, évite à tout prix d’être seule avec lui. S’il y a une prochaine fois, ne manque pas de m’avertir. Je lui servirai une sérieuse remontrance.
– C’est bizarre, maman, à quel point il semble croire que toutes les femmes comme moi sont quasiment des ébraillées.
– Les jeunes hommes riches sont élevés dans un grand respect des demoiselles de leur monde, explique Léonie, pensive. Un trop grand respect, si tu veux mon avis. Alors, pour compenser, ils se font des accroires sur les autres ! Quand je vais raconter ça à ton père…
– À papa ? Mais il ne sait même pas que je suis allée à une dissection !
Déroutée, Léonie se mord les lèvres. De toute façon, le secret ne pourra durer longtemps, Laurent ou Cécile s’échapperont fatalement…
Après avoir déjeuné, Flavie passe le reste de l’avant-midi au lit, à rêvasser et à feuilleter ses livres. Même si elle se trouve dans un état second, elle jouit intensément de ce si rare moment de paresse. Elle redescend ensuite pour collaborer à la préparation du repas et de la salle de classe pour le cours de l’après-dînée, qu’elle suit d’une oreille fort distraite.
Le cours terminé, elle invite Marguerite, qui a le visage pâle et les traits tirés, à venir prendre une infusion dans la cuisine. Après leur aventure nocturne, Flavie se sent très proche d’elle et Marguerite, chaleureuse, semble tout aussi heureuse de cette nouvelle complicité. Elles s’attablent l’une devant l’autre et Flavie, qui rumine depuis le matin un lourd sentiment d’inquiétude d’avoir laissé la jeune fille s’en retourner seule avec un homme, s’informe si le retour s’est déroulé à sa convenance. Un peu embarrassée mais plutôt contente, Marguerite lui raconte que Paul-Émile lui a demandé la permission de la fréquenter. Elle ajoute avec simplicité :
– Je n’ai pas eu beaucoup de demandes de ce genre. Je ne suis pas très jolie et je ne suis pas douée pour la coquetterie…
– Il vous plaît, Paul-Émile ?
– Je crois bien, répond-elle avec hésitation. Je le connais si peu encore… Mais j’aime sa compagnie.
Rassurée, Flavie lui décrit à son tour le comportement de Louis. Ébahie, Marguerite reste un moment muette, puis elle se penche vers Flavie et s’enquiert à voix basse :
– Vous l’avez raconté à quelqu’un ?
– Pour le sûr, à ma mère, ce matin.
– Elle a dû vous gronder très fort…
– Me chicaner ? Mais pourquoi ?
– Ma mère l’aurait certainement fait, déclare la jeune fille avec agitation. Elle m’aurait reproché de m’être mise dans une situation impossible et d’avoir quasiment cherché le trouble. Elle aurait dit que tout était de ma faute parce que c’est aux jeunes filles d’éviter les situations dangereuses. « Je t’ai bien avertie des périls qui menacent les jeunes filles, on croirait que tu désirais ce qui t’est arrivé ! »
Renversée par un tel discours, Flavie contemple Marguerite sans rien dire. Cette dernière se trouble :
– Pardonnez-moi. Je vous ai froissée…
Flavie la rassure sans oser toutefois répliquer à son interlocutrice qu’à son avis il est vraiment cruel de rendre les femmes responsables de la manière dont les hommes se comportent… Peu après, Marguerite prend congé, pressée de rentrer chez elle avant la brunante.
Au souper, avec un air de provocation, Léonie oriente la conversation sur la nuit précédente. Ravie d’avoir la permission d’en discuter ouvertement, Cécile bombarde sa sœur de questions. Flavie n’a même pas le temps de répondre ; éberlué, Simon exige des explications et Flavie obtempère. Se tournant vers Léonie, il s’écrie avec une vive colère :
– Tu as laissé Flavie sortir seule en pleine nuit ? Avec des étudiants en médecine ?
– Elle n’était pas seule ! proteste Léonie.
– Elle était avec une autre jeune fille ! ironise Simon, condescendant à outrance. En compagnie d’une demi-douzaine d’hommes !
– Je les connais très bien, papa, intervient Flavie. J’ai passé des heures et des heures en leur compagnie à la Société. Ils sont très gentils et très polis.
Faisant une grimace contrite, elle ajoute en regardant sa mère :
– Sauf un, malheureusement. J’ai passé une petite minute seule avec lui et il en a profité pour… Tu vois, papa, tu sais tout.
– Mais non, je ne sais rien ! Raconte !
En quelques mots, Flavie résume la scène, tâchant d’y mettre le plus de légèreté et d’humour possible, mais Simon n’est pas dupe. Repoussant son écuelle, il fixe alternativement sa femme et sa fille avec incrédulité. Léonie s’élève contre l’outrecuidance des jeunes bourgeois, mais il lui coupe brutalement la parole et, emporté par son ressentiment, il se met à la disputer, usant de mots très durs à son égard pour lui reprocher son inconscience. Soutenant son regard, Léonie lui oppose une expression de défi.
– J’aurais fait pareil, intervient Cécile, si la médecine m’intéressait !
– Je ne t’ai pas demandé ton avis ! tonne Simon.
Sans un mot, Cécile se lève et monte à l’étage. Laurent propose gentiment :
– La prochaine fois, j’irai avec Flavie. J’aurais été curieux d’assister à ce spectacle !
– Il n’y aura pas de prochaine fois ! Tu m’entends, Léonie ? Tu as dépassé la mesure ! Je ne veux pas que mes filles se promènent sans vergogne parmi…
– Ça suffit ! crie Léonie en se dressant, le regard planté dans celui de son mari. Tu n’as pas le droit de me parler de cette manière !
Abasourdi, Simon reste la bouche grande ouverte tandis que Léonie ajoute, la voix tremblante, en se rassoyant :
– Tu n’as pas le droit de me donner des ordres.
Bouleversée, Flavie voudrait imiter Laurent qui se lève sans bruit et qui va se réfugier dans la salle de classe, mais comme elle est au cœur de la dispute… Encore saisi d’étonnement, le visage contracté, Simon lance à sa femme :
– Léonie, tu sais à quel point je suis sceptique, mais ce soir, je remercie le ciel que rien de pire ne soit arrivé à Flavie !
– Rien de pire ne lui arrivera, affirme Léonie, toute vibrante. Ni à elle ni à Cécile.
– Mais comment peux-tu en être aussi sûre ? Tu sais pourtant dans quel monde on vit !
Secouant la tête, Léonie refuse d’écouter Simon qui énumère tous les périls qui guettent les femmes. Soudain, elle n’a plus de place dans sa poitrine pour respirer ni dans sa gorge pour avaler. Toujours tapie en elle, cette terrible angoisse qu’elle porte depuis la naissance de son premier enfant gonfle d’un seul coup, la laissant totalement démunie, fragile comme une feuille d’automne après le premier gel. Son bonheur de vivre est englouti si rapidement quand la tempête souffle…
Dans quelques heures, le calme sera revenu. Léonie n’a qu’à attendre, en accomplissant les gestes de tous les jours et en pensant à tous les plaisirs dont la vie la comble… Mais ce soir, elle est incapable d’une telle patience. Elle veut parler à Simon. Des mots se bousculent dans sa bouche, ces mots que la peur retient en elle depuis si longtemps… Elle prononce très lentement, hésitant sur les premières phrases :
– Pour le sûr, une fille est plus vulnérable qu’un homme. Pour le sûr, il y a des hommes qui sont pires que des bêtes. J’ai donné tout ce que j’ai pu à mes filles pour qu’elles sachent se défendre, pour qu’elles soient fortes et sages. Qu’est-ce que je peux faire de plus ? Les enfermer ?
Flavie observe sa mère avec étonnement, saisie par le ton de sa voix où perce une intonation nouvelle, si proche du désespoir. Toujours en proie à une colère qu’il tente de maîtriser, Simon répond avec brutalité :
– Je ne veux pas les enfermer ! Je veux…
Il s’interrompt parce que Léonie murmure, les yeux fixés sur ses mains jointes :
– Lorsqu’un enfant est au monde, il ne nous appartient plus. Il est libre. Il habite nos bras seulement un court moment… Un si court moment, Simon.
– Mais de quoi parles-tu ? Je m’inquiète de la sécurité de Flavie et…
Exaspérée, Flavie le coupe :
– Vas-tu te taire, à la fin ! Tu ne vois pas comme elle est triste ?
– Triste ? répète stupidement Simon.
– Je veux faire comprendre à ton père que la délivrance, c’est une séparation, explique Léonie en regardant Flavie avec un sourire grave et doux. On ne le sent pas tout de suite, parce que, au début, on se préoccupe de la survie du petit, on lui donne le sein, on l’admire… Mais après quelques mois, peut-être un an, peut-être deux, on se rend compte que notre enfant va inévitablement souffrir. Il aura de la joie aussi, du bonheur, mais comment lui éviter la peine ? J’aurais tant voulu prendre sur moi toute votre peine.
Léonie se frotte le nez et elle ferme les yeux un moment. Quand elle les rouvre, ils sont emplis de larmes. Du coin de l’œil, Flavie voit Laurent s’appuyer contre le cadre de la porte. L’escalier craque, signalant que Cécile s’y est assise. Simon murmure, touché malgré lui :
– Moi aussi, j’y pense, je t’assure…
– Parfois, quand les enfants étaient petits, je me disais que je pourrais mourir subitement, et à l’idée de les laisser seuls, sans moi…
Léonie laisse les larmes couler doucement. Flavie voudrait lui prendre la main, mais ce n’est pas à elle de le faire, c’est à Simon, qui, le dos rigide, les mains sur ses cuisses, semble pourtant refuser cet accès de sentiment. Avec une rage soudaine, Léonie reprend :
– Ne me reproche plus jamais de négliger la sécurité de mes filles. On les a élevées pour qu’elles puissent juger par elles-mêmes des conséquences de leurs actes !
Elle se mord les lèvres, trouvant difficilement les mots pour dire à cet homme assis devant elle à quel point la faculté de mettre des enfants au monde complique la vie des femmes. Fermant les yeux, extrêmement attentive à sa voix intérieure, elle finit par poursuivre :
– Par crainte d’une grossesse, il nous faut nous méfier du plus pur plaisir que la nature nous ait donné, celui de l’intimité avec un homme. Si elle survient pourtant, on fait porter le blâme sur celle qui n’avait qu’à bien se tenir. Ensuite, elle met sa vie en danger pour se délivrer d’un bébé dont elle doit parfois, pour des raisons qui m’arrachent le cœur, se séparer… Tu vois, Simon, à quel point les conséquences d’un acte si simple et si naturel pèsent sur nos seules épaules ? Au lieu de soutenir les femmes, on leur rend la vie tellement dure… Je me suis demandé souvent ce qui serait arrivé si tu m’avais quittée pour une autre femme.
– Moi ? s’écrie Simon. Mais jamais…
– Je sais bien, l’interrompt Léonie avec douceur. Mais j’y pensais quand même.
Épuisée, Léonie repousse sa chaise et se lève très lentement. Elle aimerait terriblement que Simon vienne la prendre dans ses bras, mais il reste lourdement assis à la suivre d’un regard plein d’incompréhension. Elle a envie de tout planter là et de s’en aller marcher loin, dans le plus creux d’une forêt où il n’y aurait personne en vue, que des animaux sauvages cachés dans leurs terriers…
Elle se dirige vers l’escalier, puis elle se retourne et, rompant le profond silence, elle conclut :
– Alors moi, tant que je peux, je vais aider mes filles à faire ce qu’elles désirent.
Elle disparaît dans l’escalier. Remuée par ce que sa mère a évoqué de l’existence des femmes et qui est confirmé par sa propre expérience auprès des parturientes, Flavie croise ses bras sur la table et y laisse tomber la tête. Elle vient de comprendre avec étonnement que l’incident de la nuit dernière ne concerne pas uniquement Louis Cibert et elle, mais qu’il s’inscrit dans la dynamique du vaste monde et des rapports humains, les mères qui disputent leurs filles pour des gestes qu’elles n’ont pas commis, les époux qui abandonnent leurs femmes, les obsédés impunément libres et les curés qui recouvrent toute cette réalité en psalmodiant des paroles creuses et mensongères…