CHAPITRE XI
Dans les premiers jours du mois de février 1846, une nouvelle transportée par la malle royale en provenance d’Angleterre et dont les conséquences seront incalculables pour le Canada-Uni se répand à toute vitesse dans la ville. Le Parlement britannique est en discussion sur la question de l’introduction de la liberté de commerce, en d’autres mots du libre-échange, avec ses colonies. C’est le premier ministre du Royaume-Uni lui-même, Sir Robert Peel, qui s’en fait le champion, proposant une abolition graduelle des tarifs douaniers préférentiels sur toutes les céréales au cours des trois prochaines années. Au pays, la rumeur court qu’il s’agit de la loi la plus importante depuis l’adoption de la « Grande Charte », la Constitution de 1791.
Depuis nombre d’années, par le truchement de la presse et d’assemblées publiques, le peuple anglais exigeait cette mesure, la portant à l’intérieur de l’enceinte du Parlement par l’intermédiaire de défenseurs et d’avocats. Cette abolition des tarifs douaniers risque de porter un coup terrible au commerce et à la prospérité des colonies, et donc à l’opulente et puissante aristocratie anglaise, qui avait jadis obtenu ces avantages douaniers uniquement dans son intérêt. Ce système de protection donne l’avantage à une petite clique de commerçants qui envoient denrées et autres produits coloniaux sur le marché du Royaume-Uni, se payant ainsi, en retour, le transport par bateaux de somptueux produits manufacturés ! Deux parties également redoutables sont en présence : d’un côté, la masse du peuple anglais, lasse de son impuissance et, par conséquent, en faveur de la liberté de commerce ; de l’autre, l’antique aristocratie « avec tous ses parchemins, ses titres et ses honneurs, ses monceaux d’or et sa rigidité territoriale », comme l’écrivent les papiers-nouvelles !
À Montréal, les débats vont bon train sur cette question palpitante qui pourrait même provoquer une véritable révolution. Occupée par l’organisation concrète de la Société compatissante, Léonie se contente d’écouter son mari, ses enfants et les voisins débattre passionnément du sujet. Pendant les trois premiers mois de l’année, en plus d’accompagner ses clientes et de potasser des ouvrages savants en compagnie de Flavie, Léonie suit les cours de quelques médecins et chirurgiens de renom et, surtout, elle se plonge dans l’univers d’une maternité en passant deux semaines au Lying-In.
L’expérience est fort enrichissante : pour la première fois de sa vie, elle se familiarise avec le fonctionnement d’un hôpital, ce centre de soins encore inusité au Canada-Uni, mais plus fréquent en Europe, et qui, Léonie en est persuadée, est promis pour toutes sortes de raisons pratiques à un avenir prospère. Forte de son contact avec le roulement quotidien d’une maternité, elle conseille ensuite les femmes du conseil d’administration sur la mise sur pied de la Société compatissante.
Pour l’instant, trop pauvre, la Société ne peut engager que deux sages-femmes, une cuisinière à temps partiel et une concierge pour la veille de nuit. Des bénévoles assureront la permanence de jour et, dès que la nouvelle lui parvient, Flavie s’offre pour ce travail. La jeune fille passera donc deux journées complètes à la Société, les mardis et les jeudis.
Par un gris samedi soir de la fin du mois de mars, debout près du poêle, Léonie est en train de repasser sur une petite planche posée sur la table de la cuisine, tandis que Simon lit le journal. Sitôt le souper avalé, Flavie s’est empressée d’aller veiller chez Agathe, laissant Cécile en chemin chez son amie Ursule. Léonie a donc le loisir de songer au déroulement de la cérémonie d’inauguration de la Société compatissante, qui aura lieu le lendemain, dans l’après-midi. Interrompant tout à coup son bercement, Simon s’exclame :
– Léonie ! On parle de toi dans Le Pays !
– De moi ?
– Enfin, de ta Société ! On annonce la fête de demain !
– J’espère bien ! C’est la nouveauté de la saison !
Posant son fer, elle contemple avec bonheur son corsage fraîchement repassé. Le tissu est d’un vert sombre très chaud et Léonie a cousu aux manches et au col de la fine dentelle. Rêveuse, elle le pose contre elle. Il est si rare qu’elle se laisse aller au simple plaisir de préparer une toilette ! Croisant le regard de Simon, elle rougit comme une jeune fille.
– Tu seras magnifique, commente-t-il en souriant. Quel dommage que je n’aie pas une redingote digne de toi !
– Tu seras très bien. Nous n’allons pas à une réunion mondaine, mais à l’ouverture d’une clinique.
Délaissant son ouvrage, Léonie va dans la salle de classe et se plante devant la fenêtre. L’esprit vide, à la fois étrangement calme et remplie d’appréhension, elle observe le spectacle familier des promeneurs dans la rue Saint-Joseph, l’épicier Tremblay qui ferme ses volets et les mères qui appellent leurs petits pour la nuit. Depuis que le conseil d’administration nouvellement élu de la Société compatissante a accepté que des élèves sages-femmes y fassent éventuellement leurs études cliniques, Léonie porte quelque part en elle, très vivant, l’ardent désir d’ouvrir son école.
L’ampleur de la tâche est énorme, comme Marie-Claire et elle l’ont bien constaté au cours de leurs discussions à ce sujet. Y aura-t-il un nombre suffisant de femmes intéressées ? Combien peut-on leur demander pour équilibrer le budget, mais ne pas les décourager ? Quel programme de cours leur offrir ? Mais surtout, quelle sera la réaction des collègues médecins et du curé de la paroisse ?
Poussant un profond soupir, Léonie se détourne et revient dans la cuisine. Simon est toujours absorbé dans sa lecture. Elle se sent désemparée et inutile, incapable d’occuper son esprit ou ses mains à quelque tâche que ce soit, et l’unique solution est d’en profiter pour se reposer. Elle monte à l’étage et se couche tout habillée sur son lit, où elle s’applique à respirer lentement et profondément. Depuis le temps qu’elle explique aux femmes en couches comment se détendre, elle devrait bien y arriver…
Mais immanquablement, lorsque l’attention de Léonie n’est plus occupée par mille et une questions, la pensée de Laurent se fraie un chemin dans son esprit. Attendrie, elle évoque son visage et son rire et l’imagine mangeant à table parmi eux… Au cours des premières semaines suivant son départ, en janvier, son absence la hantait à toute heure du jour. Parfois, après s’être couchée, elle ne peut s’empêcher de penser à son premier fils, mort d’une fièvre foudroyante à l’âge de cinq mois. Cette ancienne souffrance se ranime à chaque départ, qu’il s’agisse du voyage de Laurent ou de la mort de personnes aimées, son frère Philias qui a péri noyé à l’âge de vingt ans, sa voisine Élisabette emportée par le choléra ou ces nouveau-nés, les petits de ses patientes…
Aux dernières nouvelles, Laurent était en excellente santé. Daniel et lui se trouvaient au bord de l’océan Atlantique, loin vers le sud, dans une contrée sans froidure. Tous deux vivaient d’expédients, dormant dans des cabanes abandonnées sur la plage et se nourrissant de poissons rejetés par les pêcheurs… De temps en temps, ils se trouvaient un travail en échange du gîte et du couvert, et parfois même, contre un véritable salaire ! Laurent est heureux et c’est tout ce qui compte véritablement pour Léonie. Ce voyage n’est que le prélude à son départ définitif, dans quelques années. La vie moderne offre tant de perspectives nouvelles ! Il s’établira, de même que ses sœurs, peut-être loin d’ici !
Ses filles… Léonie ne peut s’empêcher de craindre pour leur bonheur futur. Si vives, si curieuses, elles trouvent déjà le petit monde féminin trop étroit à leur goût… Très jeune, Cécile a manifesté un réel intérêt pour la menuiserie et son père, amusé, ne l’a pas découragée. Mais comment pourrait-elle mettre à profit, dans sa vie adulte, ce talent ? Impossible pour elle de songer à en tirer un revenu. Depuis qu’elle a compris qu’une menuisière en jupon ne susciterait que dédain et railleries, Cécile contemple l’horizon de son avenir d’un air désabusé et ses fréquents mouvements d’humeur ne sont pas uniquement dus à l’approche de ses fleurs…
Quant à Flavie… Comme sa mère auparavant, elle ne pourra se contenter d’un savoir approximatif transmis par apprentissage. Déjà, fascinée par le sens d’organisation des dames patronnesses qui font partie du conseil d’administration de la Société compatissante, elle s’est portée volontaire pour être la secrétaire du comité d’organisation de l’inauguration, prenant note des délibérations, s’occupant du courrier et de diverses menues tâches reliées à sa fonction. Flavie voudra toujours en apprendre davantage et, ce faisant, elle butera contre les conventions au sujet de la place des femmes…
Léonie a le cœur serré en songeant à l’attachement sincère que sa fille éprouve pour Daniel. Le jeune homme reviendra-t-il ? Elle en doute fort. Plus elle retourne la situation dans sa tête, plus elle croit qu’il aura besoin, encore longtemps, de rester éloigné de chez lui et de tous ses mauvais souvenirs. Fermant les yeux, Léonie appelle à son secours le souvenir de sa mère. Elle l’implore, où qu’elle se trouve, de protéger Laurent et de l’empêcher d’être entraîné par Daniel sur le chemin du déracinement.
Le lendemain, une température printanière a transformé les rues en chemins boueux. Lorsque le temps est venu de se diriger vers la Société compatissante, Léonie et ses deux filles doivent retrousser leurs jupes, qui s’arrêtent pourtant bien en haut de la cheville, pour éviter de les maculer. Flavie et Cécile échangent maintes facéties qui font sourire Simon, tandis que Léonie, nerveuse, jongle avec ses pensées. Elle voudrait que l’inauguration soit déjà chose du passé pour qu’elle puisse enfin se plonger dans son nouveau travail.
Jusqu’à présent, Léonie a évité d’envisager la présence de Nicolas Rousselle, mais elle ne peut plus se faire davantage d’illusions. Elle essaie de l’imaginer vingt-cinq ans plus vieux que dans ses souvenirs. Il était séduisant alors, vigoureux comme un cheval de trait, les cheveux bouclés, le profil aigu et le sourire ravageur… À intervalles réguliers depuis qu’elle est à Montréal, Léonie a entendu parler de lui, des ouvrages et des articles qu’il a signés, de son petit cabinet d’anatomie, de ses cours toujours populaires et, plus récemment, de ses éclats publics concernant la nécessité de mettre sur pied une école de médecine pour donner aux jeunes Canadiens la chance de faire des études avancées dans leur langue. Mais elle l’a toujours soigneusement évité, non seulement pour ne pas raviver de mauvais souvenirs, mais parce qu’il représente, à ses yeux, la quintessence du médecin imbu de sa supériorité et qui estime sans nuance aucune qu’il faut être carrément stupide pour ne pas constater l’immense avantage que constitue la présence d’un médecin à son chevet.
De plus, Nicolas Rousselle est au cœur de la petite troupe de médecins de Montréal et de Québec qui veulent réunir tous leurs collègues en une corporation professionnelle officialisée par une loi de la législature, principalement pour pouvoir sévir contre les « charlatans ». Léonie ignore ce que cela signifie exactement pour sa pratique, mais elle craint que, si la loi est sanctionnée par les députés, le métier de sage-femme n’en soit davantage compromis.
Pour l’inauguration, le fronton de la petite maison de Griffintown, une ancienne ferme de deux étages, a été pavoisé de banderoles, et une jolie enseigne peinte, visible mais discrète, a été posée au-dessus de la porte : Société compatissante de Montréal. La fille de l’une des officières du conseil d’administration, qui s’occupe de l’accueil, leur indique le chemin vers le salon. Presque toutes les femmes du conseil sont déjà sur les lieux, certaines accompagnées par leur mari et leurs grands enfants, et elles accueillent avec transport une Léonie bien accrochée au bras de Simon, à la fois pour le soutenir devant ces mondanités qui le découragent et pour se réconforter d’être la cible de tant d’attention. Flavie emmène sa sœur visiter l’étage, où se trouve la salle commune, qui est meublée de huit lits en fer. La maison ne contient encore que le strict minimum, résultat de la quête des dames du comité auprès des bien nantis de la ville.
Saluant et devisant, Léonie est bientôt obligée d’abandonner Simon à son sort. Des hommes qu’elle ne connaît même pas lui serrent la main et des femmes l’entraînent dans un bavardage étourdissant, jusqu’à ce qu’elle arrive face à un homme dans la force de l’âge, grand et fort, très élégamment vêtu, mais plutôt empâté, le ventre bombé et le cou gras. Il dit, les yeux plissés et sans expression :
– Bonjour, Léonie. Depuis le temps que nous fréquentons les mêmes cercles sans jamais nous croiser… Je me suis souvent demandé si vous le faisiez exprès.
– Les mêmes cercles ? Vous m’accordez un prestige que je ne possède certainement pas…
– Allons, Léonie !
Souriant soudain, il lui donne une tape légère sur le bras, comme s’il corrigeait un enfant impertinent, en lançant :
– Si nous devons travailler ensemble, il nous faut bâtir une relation de confiance et de respect mutuels !
Considérant un instant son regard acéré qui traduit encore une grande force de caractère, elle se détend légèrement :
– Bien entendu, Nicolas… J’ai bien l’intention d’offrir à vos étudiants le meilleur de mes connaissances.
– Faites-moi l’honneur de vous présenter mon épouse, Vénérande…
Il tient par les épaules une femme menue d’apparence aussi terne qu’il est pétillant. Mme Rousselle rappelle affectueusement à son mari que, puisqu’elle fait partie du conseil de la Société, Léonie et elle se connaissent depuis plusieurs mois. Elle s’éloigne aussitôt, sollicitée par l’une des organisatrices de l’inauguration, et Léonie tente de répondre le plus brièvement possible aux questions de son ancien prétendant sur le chemin qui l’a menée d’un rang de la paroisse de Longueuil jusqu’à la prise en charge d’une maternité de Montréal.
Lorsque Cécile et Flavie redescendent de la salle commune, le salon s’est rempli d’au moins une cinquantaine d’invités qui parlent haut et fort. Parmi eux, Marie-Claire et Françoise, désignées comme maîtresses de cérémonie, vont de l’une à l’autre en devisant aimablement. Solitaire près d’une fenêtre, Simon accueille ses filles avec soulagement.
– Je ne connais personne ici, leur reproche-t-il, et toute cette belle société m’intimide.
– Toi, intimidé ? réplique Cécile dans un éclat de rire.
– Ne te moque pas, répond son père en se drapant derrière une fausse dignité. Tu sais que je n’arrive pas à la cheville de tous ces gens cultivés.
Cherchant sa mère du regard, Flavie la découvre en compagnie d’un homme de haute taille et Simon, qui l’observe également, murmure :
– Vraiment, Nicolas Rousselle a bien changé depuis le temps…
– Tu le connais ?
– Ta mère le fréquentait encore quand je l’ai connue. Mais elle n’a pas tardé à être littéralement émerveillée par mes qualités.
– Maman est bien marrie d’être obligée de travailler avec lui, observe Flavie. Ce sont ses étudiants qu’elle va diriger.
– Elle m’en a parlé… Un sacré caractère, ce cher Nicolas. Une chance qu’elle sait parfaitement à qui elle a affaire…
– Tu peux en être certain.
Avec une vivacité qui prend sa fille au dépourvu, Simon lance, tout en contenant le ton de sa voix :
– Ma fille, à l’heure actuelle, je suis certain seulement d’une chose : ta mère s’embarque sur un navire que je trouve bien gros.
Flavie a entendu quelques échanges entre ses parents et elle sait que Simon éprouve des sentiments ambivalents en ce qui concerne la Société compatissante et le rôle que Léonie entend y jouer. Mais elle s’étonne grandement du pli qui s’est profondément creusé sur le front de son père et du ressentiment qu’elle décèle dans son timbre de voix…
– Flavie Montreuil ! s’exclame une voix féminine derrière elle.
Elle se retourne et découvre Suzanne, magnifique dans une robe à la taille étroite qui s’épanouit ensuite dans une large corolle. Simon siffle doucement entre ses dents et lui dit galamment :
– Mademoiselle Garaut, vous êtes éblouissante !
Elle rougit jusqu’aux oreilles tout en lançant, avec un dédain affecté :
– Je ne voulais pas m’habiller ainsi, c’est trop frivole !
– Tu veux qu’on échange ? demande Cécile, goguenarde, en lissant gentiment le tissu chatoyant.
– Je le ferais volontiers, réplique Suzanne en se penchant vers elle, si je pouvais enfiler ta jupe sans la faire éclater… Tu sais quoi, Flavie ? Je vais être une des bénévoles du refuge, pour m’occuper des femmes ! Nous allons travailler ensemble !
– Alors là, tu me surprends ! Jamais je ne t’aurais crue intéressée par autre chose que tes toilettes et tes réceptions…
La jeune fille donne une bourrade à Flavie, qui l’esquive en riant, ravie de retrouver, même pendant un bref moment, la Suzanne d’autrefois. Puis, cette dernière murmure :
– Au début, je ne voulais pas. Je veux dire, les femmes qui accouchent transportent toutes sortes de maladies que je ne tiens vraiment pas à attraper… Il paraît même qu’une personne aux mœurs dissolues peut contaminer l’air ambiant et que ces miasmes peuvent s’absorber par la respiration !
Abasourdie par cette théorie fantaisiste, Flavie réplique :
– Tu veux dire qu’une jeune fille pourrait perdre son innocence uniquement en étant dans la même pièce qu’une femme légère ? Quelle idée farfelue ! Où donc as-tu pêché ça ?
Leur attention se porte sur Marie-Claire qui, juchée sur une caisse de bois au beau milieu de la pièce, demande le silence. Après les mots de bienvenue et les remerciements d’usage, elle déclare ensuite, avec gravité :
– Partout dans le monde civilisé, en Europe comme en Amérique, des femmes se réunissent et fondent des œuvres charitables pour venir en aide à toutes celles et à tous ceux que le sort n’a pas favorisés et qui se retrouvent dans une grande pauvreté. Parmi ces démunis, les femmes méritent particulièrement notre sympathie profonde. Non seulement parce qu’elles ont souvent la charge d’une famille et que la souffrance des enfants est insupportable, mais également parce que les femmes pécheresses sont souvent jugées très durement, beaucoup plus que les hommes, par la société bien-pensante.
Un murmure court dans l’auditoire et Simon, de moins en moins nonchalant, grommelle avec admiration :
– Par la crosse de l’évêque ! Elle n’y va pas de main morte, la Marie-Claire !
Retenant un sourire, Flavie évoque le souvenir tout récent des réunions des dames patronnesses pendant lesquelles Françoise Archambault s’est révélée fort instruite des progrès du féminisme dans le monde. Ce mot que Flavie avait entendu quelques fois dans des conversations, ce mot qui s’attire généralement, du moins de la part des hommes présents, bien des railleries, a pris pour elle une tout autre signification depuis que Françoise les renseigne sur les idées qui circulent parmi les femmes qui, insatisfaites du sort qui leur est réservé, fondent une multitude d’associations et de sociétés de bienfaisance.
Françoise leur a même montré des revues, créées par des Françaises ou des Américaines, où l’on affirme que les femmes ne sont pas des êtres de seconde catégorie, faiblement intelligentes et dominées par leur nervosité, tout juste bonnes à diriger une maisonnée. En fait, elles sont dotées d’un sens moral aussi élevé que celui de leurs compagnons et elles sont parfaitement capables de décider, en leur âme et conscience, de ce qui est le mieux pour elles et pour la société tout entière. Flavie a été profondément soulagée de constater que cette liberté de jugement qu’elle s’accorde depuis longtemps, de même que cette envie farouche de diriger sa vie à sa guise en respectant ses désirs profonds, ne sont pas des anomalies. Elle a lu toutes les revues de Françoise, se délectant des charges portées contre le jugement si prompt et si sévère des hommes au sujet des capacités des femmes.
Entre toutes, Marie-Claire s’est montrée la plus avide de renseignements sur la cause des féministes. La présidente du conseil d’administration poursuit, d’une voix ferme :
– Parmi ces femmes qui ont un urgent besoin de notre sollicitude, celles qui sont sur le point d’accoucher et qui manquent de tout, même d’un toit et d’un feu, sont particulièrement à plaindre. Il est intolérable que des femmes sans ressources se retrouvent seules et démunies à un moment aussi crucial que celui de la naissance de leur enfant. Dans certains cas, elles ne sont pas seulement dépourvues des biens matériels de première nécessité. D’une manière fort cruelle, beaucoup d’entre elles sont plongées dans les affres du désespoir, victimes du rejet de leur entourage.
Stupéfiée par l’audace d’un tel discours, l’assemblée garde maintenant un silence profond ; après une pause, Marie-Claire reprend, visiblement en proie à un fort ressentiment :
– Cette honte que nous ressentons tous en présence d’une fille-mère, je n’hésite plus, mesdames et messieurs, à la qualifier de malsaine. Ce ne sont pas ces pauvres filles qui devraient en être la cible, mais leurs séducteurs, qui, la plupart du temps, ne subissent aucune conséquence de leurs actes ! Comment se fait-il que, sous divers prétextes fallacieux qui ne tiennent aucunement compte de la réalité, notre société accepte une telle injustice ?
Debout à quelques pas de l’estrade improvisée, Léonie pose sur Marie-Claire un regard interdit tandis que certaines personnes autour d’elle murmurent des commentaires tantôt approbateurs, tantôt dénonciateurs. Elle n’en revient tout simplement pas du courage de son amie. En certains milieux, il est devenu indécent de faire tout bonnement allusion à la grossesse d’une femme même dûment mariée !
Un brouhaha du côté de l’entrée du salon fait se tourner toutes les têtes. Le curé Chicoisneau s’y tient, entouré par quelques jeunes prêtres. Il est probable, à son air contrarié, qu’il a entendu la fin du discours de Marie-Claire. Françoise et Vénérande demandent à la foule de s’écarter pour que la petite délégation puisse progresser jusqu’à la présidente du conseil d’administration qui, de son piédestal, fait un léger salut en disant :
– Cher monsieur, je suis désolée d’avoir dû commencer sans vous, mais nous avons parmi cette assemblée distinguée d’éminents médecins dont le temps est précieux…
Tout en lui jetant un regard sévère, le curé de Notre-Dame fait un vague geste d’assentiment. Marie-Claire reprend, d’un ton plus gai :
– Toutes les femmes, sans exception, trouveront ici une porte grande ouverte et un accueil chaleureux et, surtout, totalement dépourvu du moindre jugement. Pour leur assurer un encadrement médical de grande qualité, nous avons retenu les services de deux excellentes sages-femmes, que je tiens à vous présenter dès maintenant. Mme Sally Easton a suivi sa formation à Liverpool. Depuis son arrivée au Canada, il y a une dizaine d’années, elle a offert ses services à diverses sociétés anglophones de bienfaisance en plus de faire des centaines de délivrances à domicile.
Une femme bien en chair aux cheveux gris et au large sourire s’incline légèrement sous les applaudissements discrets.
–Mme Easton secondera notre sage-femme responsable de la salle d’accouchement, Mme Léonie Montreuil. Même si vous la connaissez tous et toutes de réputation, je tiens à affirmer que nous pouvions difficilement trouver une sage-femme canadienne plus qualifiée. Malgré un manque flagrant de ressources au niveau de l’enseignement de la profession, Mme Montreuil a réussi à atteindre un très haut degré de compétence. Sa présence est donc un honneur pour nos futures patientes.
Empourprée jusqu’à la racine des cheveux, Léonie se tourne et reçoit à son tour les applaudissements, dont ceux, particulièrement enthousiastes, de Cécile et de Suzanne, debout l’une à côté de l’autre.
– À l’heure actuelle, mesdames et messieurs, il est impossible pour une sage-femme d’acquérir une formation théorique et pratique digne de ce nom. Nous qui nous enorgueillissons du sang français qui coule dans nos veines, nous n’allons pourtant pas à la cheville de ce grand pays d’Europe où, depuis un siècle, les sages-femmes ont droit à une formation de premier ordre qui en fait les égales des plus grands accoucheurs. Notre société est donc très fière de s’associer au projet que caresse Mme Montreuil, celui de la fondation d’une école de sages-femmes.
Un murmure de stupéfaction parcourt de nouveau l’audience. Les jambes molles, le cœur battant, Léonie tente de faire abstraction des regards curieux et parfois choqués qui convergent vers elle. Elle refuse cependant de baisser la tête. Tous ces gens, enfin, ne pourront plus ignorer à quel point l’apprentissage du métier de sage-femme est négligé au Bas-Canada !
– Il me faut maintenant souligner le rôle important que plusieurs médecins de notre grande ville joueront à la Société compatissante. Pour l’instant, comme il est impossible aux femmes qui le souhaitent d’acquérir une formation médicale, nous devons compter sur le savoir de ces messieurs pour soigner et pour prendre charge des cas difficiles.
Marie-Claire fait une pause stratégique et Léonie ne peut s’empêcher de sourire, de nouveau ravie par ce discours résolument dénonciateur. Son amie reprend, sa voix forte couvrant le murmure :
– Deux éminents médecins de notre ville, soit messieurs Peter Wittymore et Marcel Provandier, ont accepté d’être les médecins attitrés de notre clinique, un geste dont nous apprécions toute la générosité. Enfin, nous sommes parvenues à une entente avec l’École de médecine et de chirurgie de Montréal, qui cherchait activement un lieu pour permettre à ses élèves d’acquérir une nécessaire expérience pratique. Notre Société ouvrira donc ses portes aux étudiants, qui seront placés sous la supervision de Mmes Montreuil et Easton.
Marie-Claire termine son discours en faisant appel à la générosité publique. Elle explique que la maison est à peine meublée, qu’il faudra acheter des vivres, payer les salaires de la cuisinière et d’une éventuelle concierge, procéder à divers aménagements… Puis elle est remplacée sur la caisse de bois par le curé, hissé par son escorte en soutane. M. Chicoisneau lève une main pour demander le silence. Instantanément, à son air légèrement fâché, Léonie devine que son discours sera fort bref.
– Je suis enchanté de vous voir en si grand nombre pour l’inauguration d’une œuvre charitable d’une telle valeur et que je n’hésite pas à recommander à votre plus grande générosité. À Saint-Sulpice, nous nous préoccupons, depuis longtemps, du sort des plus démunis de notre paroisse. C’est donc avec un grand bonheur, que je souhaite partagé par vous tous, que je bénis cette œuvre et que je lui promets un soutien non seulement moral, mais également pécuniaire.
Le curé accomplit ses gestes de bénédiction tout en marmonnant quelques paroles inintelligibles. Suivi par une bonne partie de l’audience, il entreprend ensuite de parcourir la maison. Léonie rejoint son mari et ses enfants mais, dès que les jeunes filles s’éloignent vers la table des victuailles, Simon lui saisit le bras et bafouille, le visage contracté :
– Une école de sages-femmes ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
Doucement, Léonie dégage son bras et répond avec étonnement :
– Mais tu le sais ! Tu m’as entendue en parler à plusieurs reprises !
– Pour moi, c’était un rêve, une utopie !
– Jamais de la vie, c’est très sérieux ! Pour ma part, j’aurais attendu pour l’annoncer, mais Marie-Claire…
– Ma femme, tu exagères !
Léonie le considère un moment :
– On en reparlera, Simon. Je suis surprise de ta réaction…
– Je m’en vais. J’emmène Cécile ?
– Tu pars déjà ? proteste-t-elle faiblement, déroutée.
Il la quitte fort brusquement, interpellant Cécile au passage qui, hochant la tête, bourre ses poches de biscuits et le suit dehors. Le cortège mené par Chicoisneau revient dans la pièce. Suzanne et Flavie se promènent parmi la foule avec des plateaux de petits fours. Passant lentement d’un groupe à l’autre, Flavie n’est pas sans remarquer que l’essentiel des discussions porte sur l’annonce de Marie-Claire concernant une éventuelle école de sages-femmes. M. Chicoisneau, au milieu d’un cercle, écoute avec bienveillance les avis contradictoires qui fusent de part et d’autre. Tandis que certains s’étonnent et se scandalisent même d’une initiative aussi hardie, quelques personnes osent les contredire en affirmant qu’il est tout à fait normal que des femmes en couches préfèrent être accompagnées par d’autres femmes et qu’il serait enfin temps que les sages-femmes aient accès au savoir développé par la science médicale.
En compagnie de quelques hommes que Flavie devine être des médecins, Nicolas Rousselle discute à voix basse, dans un coin de la pièce. Lorsqu’elle passe à proximité, le silence se fait parmi eux. Plusieurs de ces médecins offrent aux sages-femmes, dans leurs cabinets, des cours d’obstétrique et il est probable que le projet de Léonie leur enlèvera de la clientèle… Flavie se dirige ensuite vers un groupe formé de Marcel Provandier, de quelques dames et de Léonie qui expose son projet d’une voix animée. Apercevant Flavie, Léonie lui fait signe d’approcher et, la prenant par les épaules, elle dit avec affection :
– C’est l’énergie de la jeunesse qui me pousse à mettre sur pied une telle école. Ma fille est plutôt déçue de ne pas pouvoir étudier la science médicale.
– Étudier la science médicale ? proteste une dame. Mais j’ai toujours cru que c’était impossible !
– Pour le sûr, il faudrait se vêtir autrement qu’en dentelles, répond Flavie en souriant.
Léonie ajoute :
– Beaucoup de femmes hésitent à confier à un homme la nature de leurs maux, qui touchent, par exemple, les organes de la génération, alors qu’elles seraient beaucoup plus bavardes avec une femme médecin !
– Avez-vous songé à inclure au programme de votre école un cours d’introduction à la médecine ? demande soudain Provandier avec pétulance. J’ai toujours rêvé d’enseigner, mais je ne fais pas partie des cercles les plus sélects…
– Je n’étais pas rendue à établir le programme de cours, répond Léonie en riant, mais je vous avoue, cher monsieur, que c’est une excellente idée ! Je penserai à vous…
Une dame se penche et murmure :
– Je crois que ça discute fort autour de notre curé… Votre initiative, madame Montreuil, risque de choquer bien des sensibilités.
– Ce que je n’admets pas, madame Lacouture, c’est que la plupart des femmes n’ont pas le choix de leur destin. C’est se moquer de leur intelligence et de leur bon jugement. Pourquoi fermer d’office les écoles de médecine aux femmes ?
– Parce que ça fait partie de l’ordre des choses, celui que Dieu a voulu, réplique une voix familière.
– Chère madame Thompson, je vous avais aperçue, mais je n’avais pas encore eu le loisir d’aller vous saluer…
Scholastique Thompson se fraie un chemin entre deux dames et Léonie lui étreint la main. Marcel Provandier observe, en écartant largement les bras en signe d’impuissance :
– Dès que la loi divine intervient, tout est dit, n’est-ce pas ? Aucun argument, même le plus raisonnable et sensé, ne peut contredire une loi imposée par Dieu.
– Il paraît que l’idée court, parmi nos élus, qu’il serait sage de retirer aux femmes le droit de vote, poursuit la vieille dame. D’après vous, docteur, c’est aussi dans l’ordre des choses voulu par Dieu ?
– Notre créateur a le dos large ! lance-t-il en pouffant de rire.
Flavie quitte le petit groupe et va déposer son plateau vide sur la table. Lorsqu’elle se retourne, une jeune fille l’aborde et lui demande des précisions sur la future école. Avant de répondre, Flavie la détaille. Assez grande, bien bâtie, respirant la santé, elle n’accorde visiblement pas beaucoup d’importance à son apparence et aux exigences de la mode. Souriant plus gentiment, Flavie dit :
– Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mademoiselle…
– Marguerite Bourbonnière, répond-elle avec ce soupçon d’arrogance que confère un haut rang. Vous êtes bien la fille de Mme Montreuil, n’est-ce pas ? Je suis la nièce de Nicolas Rousselle.
– Le projet vous intéresse ?
Les yeux brillants d’une excitation soudaine, Marguerite acquiesce vivement.
– Mon oncle n’avait pas pris la peine de m’en parler, alors je vous assure que j’ai eu la surprise de ma vie ! J’aurais bien envie de suivre le cours. J’aimerais tellement accomplir quelque chose de concret pour faire obstacle à la déchéance morale dont personne ne semble vraiment s’inquiéter mais qui, moi, me préoccupe terriblement !
– La déchéance morale ?
Se penchant vers elle, Mlle Bourbonnière chuchote dans son oreille :
– Les filles-mères… les femmes de mauvaise vie…
Toute rougissante, n’osant plus regarder Flavie, elle se redresse vivement. Après un moment, Flavie dit :
– Si je comprends bien votre raisonnement, vous croyez qu’en devenant sage-femme vous pourrez travailler activement à réformer la société ?
– Cela m’apparaît évident. Ainsi, je pourrai tenter de ramener ces créatures dans le droit chemin, celui qui est indiqué par la loi divine.
Flavie reste de glace, faisant un effort pour masquer l’aversion que lui inspire une telle attitude. La jeune fille poursuit :
– Je n’avais jamais vraiment envisagé que ce métier… enfin, cette profession, soit… possible pour une personne comme moi. Dans ma famille, on dit que les sages-femmes sont ignorantes et mêmes dangereuses, qu’elles sont sales et ivrognes.
Flavie réplique avec ironie :
– Toutes les femmes de votre famille, j’imagine, sont assistées par des médecins… qui se lavent toujours les mains avant de les approcher et qui sont parfaitement sobres.
Marguerite ne peut s’empêcher de sourire tandis que Flavie continue sur sa lancée :
– Mademoiselle, beaucoup de ragots circulent au sujet des sages-femmes. Mais sachez qu’elles ont une grande expérience pratique et le cœur sur la main. Elles seconderaient même une parfaite inconnue, sans rien attendre en retour. On leur reproche de ne pas savoir, mais on ne leur donne aucune possibilité d’apprendre ! J’ai beaucoup pensé à tout ça avant d’entreprendre mon apprentissage.
– Faire apprendre la médecine à des femmes illettrées ? Mission impossible, mademoiselle.
Se retournant, Flavie se retrouve nez à nez avec un jeune homme qui lui est vaguement familier. Elle le toise, outrée par son ton condescendant, jusqu’à ce qu’il tente de se faire pardonner avec un sourire désarmant de gentillesse en s’inclinant légèrement :
– Bastien Renaud, pour vous servir, mademoiselle Montreuil.
Mécaniquement, elle répond à son salut en même temps que l’accouchement de Josette Fortier et la présence de l’apprenti du docteur Provandier lui reviennent en mémoire. Encore fâchée par sa remarque, elle riposte en plissant le front :
– Honnêtement, monsieur, après avoir lu quelques livres écrits par d’illustres médecins européens, je croyais qu’il n’y avait rien d’impossible aux hommes de l’art.
Visiblement soufflé, le jeune homme reste sans voix. S’adressant à Marguerite, Flavie poursuit :
– Vraiment, à les lire, on croirait que n’importe quel chirurgien le moindrement doué peut tenter n’importe quelle opération chirurgicale, pour la gloire de la science !
Le jeune apprenti intervient, avec une moue amusée :
– Vous nous entraînez dans une discussion passionnante, mademoiselle, qu’il me fera plaisir de reprendre à un meilleur moment avec vous.
– À un meilleur moment ? se récrie un autre jeune homme aux cheveux roux qui vient d’apparaître à leurs côtés. Mais pas du tout, c’est passionnant ! Tu me présentes, Bastien ?
– Louis Cibert, apprenti de Nicolas Rousselle, qui suivra cet automne, comme moi, le cours de l’École de médecine.
– Nous serons les élèves de madame votre mère, précise Louis plaisamment, en s’inclinant. Nous ferez-vous l’honneur d’assister, en notre compagnie, aux enseignements cliniques ?
– Moi ? fait Flavie. Je croyais que la mixité dans les cours n’était pas souhaitée…
– C’est la rumeur qui circule, en effet, mais il faut savoir défendre les idées les plus audacieuses, n’est-ce pas, mademoiselle ?
Soudain bousculée, Flavie retient par le bras une Suzanne confuse qui reprend pied en s’appuyant contre elle et lui lance :
– Excuse-moi, je me suis enfargée dans mes bottillons… Est-ce que tu crois que Cécile aimerait les avoir ? J’ai les orteils complètement coincés !
Réprimant une forte envie de rire, Flavie fait les présentations, puis ajoute :
– Suzanne Garaut assurera la permanence à la Société compatissante. En fait, nous serons quatre à nous partager les sept jours de la semaine.
– Deux jours pour Flavie et autant pour moi, précise Suzanne.
– J’aurai donc la chance de vous y croiser cet automne, dit Bastien Renaud en s’inclinant de nouveau légèrement devant elle.
La lueur qui s’est allumée dans ses yeux n’échappe à personne et Suzanne s’empourpre légèrement en balbutiant :
– Seriez-vous le fils de M. Édouard Renaud ?
– Vous le connaissez ?
– En fait, je connais un peu son épouse. Elle est venue au couvent…
– En effet, ma sœur Julie étudiait chez les dames de la Congrégation. Vous étiez donc des camarades de classe ?
Le jeune Cibert déclare, en prenant Flavie et Marguerite par le bras :
– Laissons-les à leur conversation plutôt privée et, ma foi, assez ahurissante. Expliquez-moi plutôt, mademoiselle Montreuil, ce que vous reprochez aux plus illustres médecins.
– J’en avais la chair de poule quand je lisais leurs livres. Ils décrivent des opérations horribles sur des femmes en couches comme s’ils évoquaient des dissections de rats ! Ils ouvrent le ventre pour retirer de la matrice des bébés coincés ou ils scient les ligaments de leurs bassins ! Vous imaginez ce que ces femmes doivent souffrir ? Ces médecins considèrent ces femmes uniquement comme des sujets d’expérience et non pas comme des êtres humains !
– Scier ? répète Marguerite d’une voix blanche.
– Des femmes en couches ! Des femmes conscientes ! Et ils s’en vantent comme d’un exploit !
Louis Cibert hoche gravement la tête et Flavie conclut avec indignation :
– Il y a une limite, monsieur, à ce qu’on doit tenter pour sauver un bébé, et cette limite, c’est le bien-être de la mère.
– Voilà qui mérite réflexion. En attendant, parlez-moi de votre apprentissage. Je suis sûr que mademoiselle Bourbonnière s’y intéresse autant que moi, n’est-ce pas ?
Léonie a réussi à fausser compagnie au petit groupe entourant le Dr Provandier et elle cherche Marie-Claire du regard, espérant pouvoir s’isoler quelques minutes avec elle pour discuter. Mais elle n’a pas fait cinq pas qu’elle se retrouve nez à nez avec Nicolas Rousselle, qui lui saisit le bras et l’entraîne gentiment mais avec fermeté dans un coin de la pièce. Il dit avec onctuosité :
– Léonie, je tenais à vous féliciter personnellement pour votre nouvelle charge, et surtout, à vous remercier de l’appui que vous offrez aux étudiants de l’École de médecine. Vous savez à quel point nous désespérions de trouver enfin une clinique prête à nous recevoir.
Léonie répond froidement :
– Les religieuses se méfient de cette intrusion dans leurs hôpitaux, n’est-ce pas ?
– Dites-moi, cette idée d’école de sages-femmes, c’est une blague ?
Désarçonnée par sa question brutale, Léonie reste sans voix un moment, puis elle réplique :
– Les écoles de médecine refusent d’accepter les femmes. Avons-nous le choix ?
– Mais la médecine est une profession qui exige des capacités qui sont hors de portée des femmes ! Vous savez très bien, comme moi, à quel point le sexe féminin est gouverné par son système nerveux ! La moindre émotion obscurcit son jugement !
– Mais voulez-vous me dire d’où viennent toutes ces fabulations sur la faiblesse des femmes ? Répondez-moi, Nicolas, vous qui avez tant de science. Qui est l’auteur de tous ces mensonges ?
– Des mensonges ! Vous accusez les grands penseurs et les hommes de science de proférer des mensonges ?
Envahie par une colère qui lui donne envie de frapper ce visage trop rouge au regard arrogant, Léonie jette :
– À ce que je sache, ce sont les femmes qui mettent les enfants au monde. Ce sont ces êtres selon vous faibles et idiots qui peuplent la terre d’hommes virils et de femmes fécondes !
Rousselle reste estomaqué. Avec stupeur, Léonie réalise que quelques personnes, attroupées, rient et murmurent. Elle poursuit néanmoins, tremblante de colère :
– Il faut être aveugle, monsieur, pour ne pas voir à quel point les femmes sont fortes. Chaque fois que j’accompagne une femme en couches, j’admire son énergie et sa puissance. Ce qui affaiblit les femmes, c’est quand on les transforme en des poupées tout juste bonnes à se vêtir d’une belle robe et à s’asseoir au salon ! C’est quand on leur répète qu’elles ne peuvent rien faire sans escorte et qu’elles ne peuvent rien penser sans l’autorisation de leur père, de leur directeur spirituel ou de leur mari !
Des femmes manifestent bruyamment leur accord alors que d’autres s’indignent de l’arrogance d’un tel discours. Léonie inspire profondément pour se calmer. Prenant l’audience à témoin, Nicolas Rousselle proteste, impitoyable :
– Chère madame, par votre discours, vous rabaissez la position très enviable que les femmes de notre société ont acquise. Elles sont si précieuses que nous voulons les protéger des corruptions du vaste monde. Comment est-il possible de s’y opposer ?
Le petit groupe s’ouvre pour laisser passer le curé de Notre-Dame, un peu essoufflé par l’effort qu’il vient de faire. Jetant un regard sévère à Nicolas Rousselle, il s’interpose avec autorité :
– Une telle discussion, cher ami, me semble pour le moins inconvenante. Madame Montreuil, ajoute-t-il en se tournant vers elle, j’aimerais m’entretenir avec vous quelques instants.
Lorsque le médecin s’est éloigné et que l’attroupement s’est dispersé à regret, Philibert Chicoisneau fait face à Léonie et dit gravement :
– Je suis étonné, madame, que vous ne m’ayez pas consulté avant d’annoncer votre intention de fonder une… école. J’aurais nettement préféré que nous en délibérions auparavant.
– L’occasion était trop belle, monsieur. L’école de sages-femmes aura accès, elle aussi, à de nombreuses femmes en couches, ce qui est à la base de la formation. Certainement, un homme aussi éclairé et moderne que vous ne peut s’y opposer… Vous qui êtes si préoccupé de morale, vous devez être inquiet de la présence des accoucheurs auprès des femmes ?
– Je suis surtout préoccupé de conserver les jeunes filles aussi chastes et pures que possible jusqu’à ce qu’elles convolent en justes noces, réplique-t-il avec acidité. C’est le rôle des mères d’éloigner leurs filles de la tentation. L’innocence de la jeune fille est un bien très précieux qui doit être préservé de toutes les manières possibles.
Emportée par l’exaspération, Léonie se tend de tout son corps vers l’homme de robe :
– L’innocence? Certainement, vous voulez dire l’ignorance ! Celle qui entraîne de graves conséquences pour de nombreuses jeunes filles. Des jeunes filles qui se retrouvent le soir de leurs noces sans savoir ce qui va leur arriver et qui sont parfois victimes d’un mari égoïste et manipulateur ! Des jeunes filles qui sont domestiques ou employées dans un atelier et qui sont séduites par leur patron ! Et vous dites que le seul moyen de mettre un terme à tout cela, c’est de les tenir dans l’ignorance ?
Pendant qu’elle parlait, le curé s’est reculé vivement, comme si elle avait la peste. Ils se regardent sans parler, puis Léonie lance distinctement :
– De la part de l’évêque de Montréal, je m’attendrais à un excès de pudibonderie et à un manque de confiance dans la force morale de chacun. Mais de votre part… J’en suis surprise.
Se remémorant une phrase de Simon, elle ajoute :
– L’ardeur religieuse des membres de votre ordre nous a toujours semblé tempérée par un sain pragmatisme.
Les lèvres pincées, les yeux sévères, un grand pli lui traversant le front, Chicoisneau répond :
– Madame, je conçois que, dans le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, les exigences de l’Église peuvent parfois sembler… naïves. Mais vous savez très bien que l’innocence des jeunes filles doit être soutenue par une piété sans faille, une croyance absolue dans les règles morales de ce monde. Ainsi armées, les jeunes filles peuvent affronter les pires dangers sans être souillées, sans avoir même une seule mauvaise pensée. Justement, je m’inquiétais pour votre fille… Est-elle soutenue, dans son apprentissage, par de solides principes religieux ? Flavie est une âme droite, mais elle a des parents très fiers et très indépendants. Voulez-vous la faire venir auprès de nous, s’il vous plaît ?
À contrecœur, Léonie se retourne et repère Flavie, plongée dans une discussion animée avec quelques jeunes gens. Elle réussit à croiser son regard et, quelques secondes plus tard, la jeune fille est auprès d’eux. La détaillant du regard, le curé dit d’une voix doucereuse :
– Tu as beaucoup changé depuis ta communion. Tu étais une de mes meilleures, tu te souviens ?
Flavie répond gentiment :
– Apprendre le petit catéchisme par cœur, ce n’est pas difficile…
Mais ô combien abrutissant, conclut-elle dans sa tête. Avec Laurent, qui faisait sa communion en même temps, elle avait inventé toutes sortes de jeux pour faciliter la mémorisation. À la fin, Cécile avait tant répété, elle aussi, qu’elle avait été admise à la cérémonie, au grand soulagement de leurs parents exaspérés.
– Il ne suffit pas de réciter sans fautes, reprend le curé. Il faut intégrer tout cela dans son âme. Il faut vivre la parole de Dieu.
Après un silence, il poursuit :
– Je voulais que tu m’expliques l’apprentissage que tu viens de commencer avec ta mère. Dans tes propres mots.
Flavie se concentre un instant et répond avec honnêteté :
– Je suis très intéressée par le métier. J’ai terminé mon école l’année dernière, et j’ai appris tout ce que je pouvais. J’aurais aimé faire le collège classique… Mais ce n’est pas possible pour une femme. Et, de toute façon, mes parents n’ont pas l’argent. Alors maman et moi, on a convenu que c’était le temps que je commence mon apprentissage, tout en continuant à faire les travaux nécessaires dans la maison. J’en suis très contente. Ça me donne l’impression d’étudier encore. J’aurais trouvé ça difficile d’abandonner mes études d’un seul coup.
Soudain intimidée, Flavie baisse la tête et se tait. Après s’être raclé la gorge, M. Chicoisneau reprend :
– Je serais bien malvenu de t’empêcher de poursuivre, n’est-ce pas ? Ta mère est une excellente sage-femme et ce métier est l’un des plus importants au monde. Mais je suis très réticent à laisser une jeune fille accompagner une femme pour ses couches.
– Pourtant, intervient Léonie, les cours sont ouverts depuis longtemps aux jeunes filles en Angleterre et en France…
– Des pays impies, lance l’homme de robe avec ferveur, dont la conduite ne devrait jamais nous servir d’exemple.
Réfléchissant intensément pour mettre les bons mots sur ses idées, Flavie se hâte d’ajouter :
– Mon âge n’est pas important, ni le fait que je sois mariée ou non. Je suis en train d’apprendre un métier pour lequel j’ai un grand intérêt. Comme tous les jeunes hommes qui sont placés auprès d’un médecin ou d’un chirurgien. Commettent-ils davantage de péchés parce qu’ils étudient l’anatomie ?
Dérouté, le curé reste coi un moment, puis il répond avec brusquerie :
– On ne peut comparer la nature masculine à la nature féminine. L’homme et la femme ont été créés différemment par Dieu, y compris dans leur manière de raisonner et de réfléchir. La femme est beaucoup plus impressionnable et vulnérable à l’excitation des sens, si sa conduite n’est pas réglée par l’observance des principes religieux. Quelle consolation trouves-tu auprès de Dieu ?
Flavie échange un regard avec sa mère, puis elle répond avec prudence :
– Je fais mes Pâques et je me confesse en même temps de mes péchés, comme vous le savez. Je viens à la messe et j’aime écouter les prédications.
– Je crois que tu n’as participé à aucune retraite. Tu ne fais pas partie du groupe de dames qui se dévouent à la couture pour l’Église ni de l’œuvre des bons livres.
– L’œuvre des bons livres ? répète Flavie. Je m’en souviens, vous en avez parlé au prône l’année dernière. Y a-t-il des ouvrages qui traitent de médecine ?
Léonie dissimule un sourire derrière sa main tandis que M. Chicoisneau s’écrie avec exaspération :
– Des ouvrages de médecine ! L’œuvre des bons livres a été fondée pour faire avancer la cause de la religion et des mœurs ! Je compte non seulement sur ton adhésion à la bibliothèque, mais aussi sur ton assiduité à la messe et sur ta participation à la prochaine retraite de la paroisse. Sois assurée que je vais garder un œil vigilant sur ta conduite.
Il s’éloigne rapidement et Flavie murmure avec désespoir :
– La prochaine retraite ! C’est terrible, maman !
– Je suis sûre qu’un accouchement surviendra exactement en même temps, la rassure Léonie en lui faisant un clin d’œil et en lui prenant le bras. Tu as très bien répondu, je te félicite.
– Il me semble que j’ai dit n’importe quoi…
– On s’en va, si tu veux. Je ne veux plus bavarder ni avec un curé, ni avec un médecin, ni avec une dame trop pleine de bonne volonté…
Au passage, le regard de Flavie glisse sur Suzanne, toujours en compagnie du jeune Renaud, et sur Louis Cibert, entouré de quelques jeunes hommes et qui lui fait un salut discret. Très lasse, elle détourne les yeux. Comme elle aimerait avoir son cher Daniel à ses côtés ! Généralement, elle a trop à faire pour penser à lui, mais parfois, elle s’ennuie tant de son sourire, de sa main dans la sienne et de son regard qui lui signifiait à quel point elle était importante pour lui… Elle aimerait lui confier comme elle doute, parfois, d’avoir pris le bon chemin. Les gens jasent tant sur leur compte ! Les commères font des remarques désobligeantes et les hommes lui jettent des regards méfiants, comme si elle appartenait à une espèce étrange…
Depuis le début de l’année, Léonie répond aux femmes enceintes qui viennent la solliciter pour un accompagnement que, pour le moment, tant que la routine à la Société compatissante ne sera pas établie, elle se réserve pour les délivrances ardues. Les femmes du voisinage s’en plaignent, car certaines sont maintenant obligées de se débrouiller entre elles, se fiant au savoir de celle qui a eu le plus grand nombre d’enfants. Léonie profite de cette pénurie temporaire pour vanter son projet d’école de sages-femmes. Mais certaines personnes, maugréant contre ses idées de grandeur, ne voient pas plus loin que le bout de leur nez…