CHAPITRE VII
Dès la fin de l’automne, lorsque le jour tarde tant à naître et que le froid épaissit, la famille Montreuil paresse au lit le dimanche beaucoup plus tard que d’habitude, bien après le lever du soleil. Au chaud sous leurs courtepointes, tous répugnent à affronter la fraîcheur de l’air ambiant. Flavie et Cécile chuchotent en se cachant sous les couvertures, puis Laurent apparaît dans le cadre de la porte, vêtu d’une grande chemise de nuit, et se dépêche de sauter dans le lit et de s’installer entre elles sous la courtepointe. Tous trois gigotent en se donnant de nombreux coups de coude, comme quand ils étaient petits et dormaient ensemble dans le grand lit.
Ce matin-là, Simon finit par crier :
– Laurent, c’est ton tour d’aller partir le poêle !
– C’est pas vrai ! Je l’ai fait dimanche dernier !
– Menteur ! proteste Cécile. C’était moi !
Léonie proclame :
– C’est le jour de la messe !
– Déjà ? s’étonne Flavie. Il me semble que ça ne fait pas si longtemps…
Simon tonne de nouveau :
– Debout, mon fils ! J’ai une faim de loup !
– On a des œufs ce matin ! ajoute Léonie.
Simon et Laurent, pour leur part, ne daignent se rendre à l’église qu’une seule fois par année. Léonie a mis du temps, après leur mariage, à convaincre son époux qu’il était nécessaire qu’il fasse au moins ses Pâques. Non pas pour le salut de son âme : tous deux sont persuadés que la religion est une affaire personnelle et aucun curé, fût-il le plus savant théologien du monde, n’a le droit de leur soutirer des pseudo-péchés ni de leur imposer des pénitences. Mais Simon a finalement compris que le curé de la paroisse était un personnage trop important pour qu’il l’ignore totalement, d’autant plus que tous deux exercent des métiers qui leur donnent une grande visibilité.
Après le déjeuner, Laurent va puiser plusieurs chaudières d’eau dans le puits pour remplir une grande bassine en fer-blanc posée sur le poêle. Pendant ce temps, Léonie et Flavie tendent un grand drap à moitié déchiré dans une encoignure de la pièce. Père et fils y portent la bassine à moitié remplie d’eau fumante et, ce jour-là, Laurent est le premier, à la suite d’un tirage au sort, à pénétrer dans l’alcôve ainsi créée pour se déshabiller entièrement et se laver sommairement. Une fois par mois, chaque membre de la famille se frictionne avec un gros savon de pays, procédant rapidement pour que l’eau soit encore tiède au moment où le cinquième y passe.
Cécile et Flavie prennent le temps de dénouer leurs cheveux et de les brosser longuement, puis chacune refait les tresses de l’autre. Quand Léonie et ses deux filles sortent de la maison et se dirigent d’un bon pas vers la place d’Armes, une couverture de neige fraîche couvre le sol et de lourds flocons leur caressent la joue en tombant du ciel. Cécile s’est jointe à elles uniquement parce qu’elle jouit beaucoup du spectacle de la messe, s’amusant discrètement non seulement des ronflements ou des bavardages de leurs voisins, mais des paroles et des gestes grandiloquents du prédicateur invité qui, aujourd’hui, a décidé de les entretenir de la question du salut.
– Parmi toutes les sciences qui occupent l’homme ici-bas, je n’en connais qu’une seule vraiment nécessaire et digne de toute notre application, science première et fondamentale, d’où découlent toutes les vérités qu’il nous importe de savoir et toutes les règles de sagesse que nous devons suivre. Celui qui la connaît est assez savant, celui qui la pratique est assez heureux, et son oubli ou son ignorance est la source de toutes nos erreurs comme de tous nos désordres. L’affaire de notre sanctification personnelle, l’avons-nous assez sérieusement méditée pour en saisir toute l’importance et en assurer le succès ?
Levant son regard vers la voûte de l’église, le prêcheur poursuit :
– Seigneur, parlez vous-même par ma bouche, soyez dans nos cœurs et faites-nous goûter les paroles de la vie éternelle.
Déjà, l’esprit de Flavie vagabonde très loin, hors de ce lieu sombre et humide où les pieds gèlent et où les jambes s’engourdissent. Quelle perte de temps que de venir écouter ce maître sans talent ! Simon, au moins, sait entraîner ses élèves sur la route tracée par son imagination, pour les laisser ensuite explorer seuls ce pays aussi vaste que les ressources illimitées de la pensée. Flavie comprend pourquoi il est important pour sa mère et elle d’être présentes en ce lieu et de faire croire à une certaine piété, mais elle voudrait tant ne pas être obligée de jouer cette comédie ! Elle a parfaitement intégré les grands principes de la religion depuis longtemps et elle s’ennuie mortellement à réentendre perpétuellement ces « grandes vérités » si monotones, si décourageantes. Tous ceux qui croient que le monde est réellement construit selon ces pseudo-vérités sont des ignares et des crédules !
Comme s’il réagissait à ce scepticisme, l’homme de robe poursuit :
– Quelle est notre fin, et quels devoirs nous impose-t-elle ? Depuis six mille ans, l’homme n’a cessé de se poser à lui-même cette question. En dehors de la foi, on n’y a répondu que par des systèmes tous plus absurdes les uns que les autres. Que de contradictions dans la philosophie du siècle, que d’absurdités sur notre origine, notre nature et notre destination ! La raison seule, aidée de l’expérience, devrait suffire à démontrer que nous ne sommes pas faits pour les plaisirs, les richesses et les honneurs d’ici-bas.
Écœurée par cette rhétorique qui rabaisse tous les courants de la pensée moderne et par le détournement de sens du mot raison qui mérite tant de respect, Flavie ferme les yeux avec force dans l’espoir absurde que cela bouche en même temps ses oreilles. Par quels détours de la pensée le prédicateur réussit-il à qualifier de raisonnables les superstitions religieuses ? Les croyances sont pourtant l’antithèse de la raison, puisqu’elles se veulent indiscutables ! Profondément découragée, Flavie entend encore :
– Tous ceux qui, séduits par une fausse science, séduits par l’éclat des richesses, ou emportés par les passions, ont mis leur fin dernière dans l’orgueil, la fortune ou la volupté n’ont pas tardé à reconnaître qu’ils s’étaient trompés. C’est pour lui-même et non pour le monde, ou pour contenter nos passions, que le Seigneur nous a faits. Comme il s’aime infiniment de toute éternité, il doit nécessairement rapporter à sa gloire tout ce qu’il fait dans le temps, sans quoi il ne s’aimerait pas d’une manière infinie et n’agirait plus pour lui-même.
Cécile hausse un sourcil perplexe et Flavie pouffe silencieusement de rire, pendant que le jésuite s’évertue à convaincre son audience que cette loi est indépendante des idées, comme les lois de l’attraction et du mouvement, et qu’il est donc impossible d’imaginer qu’il existe une seule créature qui n’ait pas Dieu pour cause première et pour finalité.
– Oui, tout sort de son sein comme d’un vaste océan, tout y rentre ; et nous-mêmes, après avoir rempli notre mission sur la terre, où il nous a envoyés pour le glorifier, nous irons déposer à ses pieds notre portion d’existence, pour la reprendre ensuite comme châtiment ou comme récompense. Ce dogme est si conforme à notre nature et aux lumières de notre raison que, excepté un petit nombre d’individus qui ont déshonoré le nom de philosophie, tout le genre humain l’a constamment admis.
Flavie déteste ces discours sur la vanité des plaisirs de ce monde. Au contraire, songe-t-elle en souriant, elle a très envie de goûter aux joies terrestres. Ne pourrait-on pas prétendre que Dieu, s’il existe vraiment, a justement offert aux humains ce bonheur pour les consoler de leurs souffrances ?
À la maison, durant l’après-midi, Simon s’installe à la table de la cuisine pour préparer ses matières pendant que Laurent répare ses mocassins de cuir avec une aiguille et du gros fil et que Flavie et Cécile tricotent des mitaines. Léonie revient du marché avec, dans son cabas, un poisson complètement congelé, qu’elle fait tomber dans une marmite de fonte. Elle s’enquiert auprès de Simon :
– La visite va arriver bientôt, tu crois ?
– C’est probable, répond-il, levant les yeux par-dessus ses lunettes. Avant la brunante, selon Thomas.
– Thomas Hoyle ? s’exclame Cécile. Le père de Daniel ? Tu veux dire que Daniel vient souper ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
– Thomas est passé ce matin, pendant que vous étiez parties. Il s’est annoncé pour la veillée. Tant qu’à faire, je les ai invités à souper. J’avais oublié de te le dire.
Cécile pousse un rugissement de joie et, sans lâcher son tricot, elle se lève et exécute quelques maladroits pas de valse. Flavie a échappé une maille, qu’elle tente de reprendre malgré la lumière du jour qui baisse. Un léger tremblement monte en elle à l’idée qu’elle reverra Daniel. A-t-il changé encore, son visage est-il toujours aussi avenant et si ses cheveux aussi longs ? Elle a hâte, aussi, de l’entendre parler de ses projets, mais, en même temps, elle préférerait ne pas savoir qu’il s’en va si loin et que, peut-être, il ne reviendra pas.
Flavie tricote mécaniquement tandis qu’elle revit sa rencontre avec Daniel, quelques semaines plus tôt. Laissant son regard errer, elle croise celui de Laurent, qui a arrêté de coudre et qui fixe le lointain. Le jeune homme rougit comme si sa sœur pouvait lire dans ses pensées, puis il s’empresse de reprendre son travail. Flavie a un pincement au cœur, l’impression fugace d’un danger imminent mais encore inconnu. Secouant la tête, elle continue furieusement son travail pour achever au plus tôt cette saprée paire de mitaines.
À quatre heures de l’après-midi, le poisson est complètement dégelé dans la grande marmite. Léonie retire les arêtes et la peau, ajoute ensuite du navet, des carottes, des patates et des oignons, puis du sel et des herbes. Deux lampes à godet et plusieurs bougies sont allumées et posées sur la grande table de la cuisine. Cécile se rend à la porte d’entrée toutes les cinq minutes alors que Laurent contemple l’infini d’un air absent, ne répondant aux questions que par monosyllabes. Flavie tente de donner le change, mais elle se sent nerveuse, souhaitant ardemment l’arrivée de Daniel, puis, une minute après, espérant stupidement qu’il se décommande. Soudain, une volée de coups retentit à la porte d’entrée, puis une voix masculine annonce :
– Bonsoir tout le monde !
Tous se rendent dans la salle de classe pour accueillir les invités, sauf Flavie qui hésite, décidant finalement de remuer le contenu de la marmite avec une grande cuillère de bois. Quand elle ne peut plus poursuivre sans avoir l’air idiote, elle ouvre la porte du poêle pour vérifier s’il ne manque pas de bois, même si son père l’a bourré dix minutes plus tôt. Lorsque, très lentement, elle se retourne, Daniel et Laurent font irruption dans la pièce, se tenant par les épaules.
Enchantée que les petits garçons de son enfance soient devenus si grands, elle ne peut s’empêcher de sourire, flattant du regard les épaules élargies de Daniel et ses longues cuisses qui se devinent sous le pantalon de laine usée… Le jeune homme la salue timidement, de loin. Flavie s’approche et, après une hésitation, il la saisit doucement par les avant-bras et la tire vers lui. Elle se hausse et tous deux s’embrassent longuement sur les joues. Des voix qui approchent les font reculer et Flavie, frissonnante, porte son attention sur les deux autres invités, tandis que Cécile, le visage réjoui, bondit jusqu’à Daniel et glisse son bras sous le sien.
– Flavie ! s’exclame Thomas Hoyle en venant vers elle. Mais comme tu as changé ! Laisse-moi t’embrasser !
Le père de Daniel est un homme sec comme un coton de blé d’Inde et d’une taille moyenne. Ses cheveux blonds aux reflets roux sont striés de gris et il a le visage marqué de profondes rides qui le vieillissent. Flavie tend ensuite la main au frère aîné de Daniel, qui est littéralement, comme dirait grand-père Jean-Baptiste, « son père tout racopié » ! Jeremy jette à Flavie un regard appréciateur et la jeune fille, après lui avoir serré vigoureusement la main, s’esquive avant qu’il n’en exige davantage.
– L’odeur est très bonne, dit Jeremy plaisamment, dans un français hésitant. Léonie, vous êtes remerciée de l’invitation.
– Tout le plaisir est pour nous. Mais prenez place ! Après cette marche dans le froid, vous prendrez bien un thé très chaud ?
S’assoyant face à Thomas, Simon demande avec chaleur :
– Et alors, mon ami, quelles sont les nouvelles d’Irlande ?
– Guère plus encourageantes qu’auparavant, répond Thomas avec une triste grimace. La gangrène de la pomme de terre afflige encore le pays, comme ici…
Après l’Europe, le continent américain est aux prises, depuis l’année précédente, avec une étrange maladie qui se manifeste sous la forme de taches noirâtres sur toute la plante et qui en précipite la décomposition. Même les animaux nourris de cette patate à moitié pourrie en crèvent, paraît-il. Comme le blé est devenu un produit de luxe parce que les récoltes sont ravagées, depuis une dizaine d’années, par la mouche à blé qui dévore tous les grains du froment, installant dans la paille même une myriade de petits vers, la pomme de terre est devenue essentielle dans l’alimentation des pauvres.
Dans le silence chargé qui s’ensuit, Léonie murmure avec compassion :
– J’espère de tout mon cœur que personne ne manquera de bois cet hiver.
– Encore une fois, de nombreuses familles seront incapables de faire provision pour toute la saison, estime Thomas d’un air sombre. Au milieu de l’hiver, les prix montent, c’est scandaleux ! Déjà qu’à défaut de s’en acheter un il leur faut louer un vilain poêle de tôle…
– Les œuvres de charité s’organisent, précise Léonie avec encouragement. Elles font tout leur possible pour se procurer de grandes quantités de bois qu’elles redistribueront ensuite.
– Il y a tant d’âmes secourables dans cette ville, soupire Thomas. Spécialement les dames ! Vous le savez, le premier hiver après notre arrivée, ce sont elles qui ont fourni aux garçons des vêtements, des couvertures et des bottes ! Sans compter qu’à la fin de l’hiver nous sommes allés plusieurs fois à la soupe.
– Je me souviendrai toujours de l’odeur, intervient Daniel, assis à côté de Laurent. La délicieuse odeur de soupe quand on entrait dans la maison de ces bonnes dames !
– Je m’en ennuie, grimace Jeremy. Bien meilleure que celle de Daniel !
Ce dernier réplique avec acidité, en anglais :
– Tu n’as qu’à y retourner. Personne ne te retient.
Leur père pousse un profond soupir et Simon distribue les tasses. Léonie passe derrière chacun pour les remplir, se remémorant avec un sourire attendri ce bel après-midi de février, six ans auparavant, quand les jeunes Hoyle ont fait connaissance avec ses enfants. Les deux garçons étaient si maigres, si pâles ! À peine entrés chez les Montreuil, ils ont insisté pour retourner dehors dans la neige. Thomas a expliqué qu’ils venaient tout juste d’obtenir leurs bougrines d’hiver et qu’ils se reprenaient pour tout le temps perdu à regarder par la fenêtre. À force de s’ennuyer, ils avaient rendu leur père presque fou ! Faute de manteaux et de mocassins, tant d’enfants passent l’hiver enfermés !
Flavie s’assoit face à Daniel qui, avec un sourire distrait, écoute Cécile lui raconter une journée de classe particulièrement mouvementée. Il a posé ses mains à plat sur la table, loin devant lui, comme pour faire un pont entre eux deux, et Flavie sait qu’il est attentif à elle. Dehors, il fait complètement nuit et la lueur des lampes et des chandelles rend les visages doux et paisibles. Elle a envie de le toucher. Elle s’imagine caressant ses mains striées de veines et couvertes de poils blonds, aux paumes si larges et aux doigts si longs, et avec une intensité nouvelle, un élan de chaleur maintenant familier monte du plus creux d’elle-même.
Cécile lance à la cantonade :
– Je me souviendrai toujours quand Daniel est entré pour la première fois dans la classe. Il avait l’air mal amanché dans ses affaires ! Les cheveux rasés à cause des poux, du linge trop court parce que les dames n’en avaient pas à sa taille…
Daniel précise en souriant :
– Il a fallu que papa me fasse bien des menaces. C’était ça ou il m’engageait comme apprenti dans une boucherie.
– Thomas ! s’exclame Léonie sur un ton de reproche. Les conditions de travail y sont épouvantables !
– Rassurez-vous, chère amie. Je tenais vraiment à ce que Daniel aille à l’école. En Irlande, il était très doué.
Au fil des années, Thomas est devenu un habitué de la maison. L’Irlandais partage la plupart des idées politiques de Simon et les deux hommes se sont découvert de nombreux points en commun, dont en particulier la position de subordination de leur nation respective face aux Anglais. Thomas leur a avoué que jamais il ne se serait attendu à trouver, en terre d’Amérique, un peuple conquis ayant conservé pendant si longtemps la fierté de sa langue et de ses coutumes et dont les aspirations ressemblaient, de bien des manières, à celles des Irlandais !
Puisque Thomas a débarqué en Canada tout juste après les Rébellions, Simon lui a décrit en long et en large la malheureuse insurrection qui a valu la potence à quelques hommes et la déportation en Australie à beaucoup d’autres. Simon lui-même, au cours des années 1830, a défendu avec ardeur toutes les revendications des Patriotes. Les Canadiens avaient beau élire leurs députés à une Chambre d’assemblée en place depuis 1791, ils n’avaient réellement qu’un pouvoir de pacotille. Le gouverneur, nommé par le gouvernement impérial, avait non seulement l’avantage de choisir les membres du Conseil exécutif et les fonctionnaires de l’État et de décider de leur salaire, mais également le droit de s’opposer à des lois votées par l’Assemblée.
Avec impuissance, Simon avait assisté à l’escalade de la violence et, malgré toute l’admiration qu’il vouait à Louis-Joseph Papineau et aux autres chefs patriotes, il leur reprochait d’avoir négligé l’effet de leurs discours enflammés sur des hommes devenus aigris et vindicatifs à la suite de cinq ou six années de mauvaises récoltes. Les défaites des Patriotes devant l’armée anglaise et les miliciens canadiens lui avaient crevé le cœur et plus d’une fois, pendant cette période noire, les jeunes Montreuil avaient vu leur père pleurer.
Presque chaque fois que Thomas est présent, la conversation générale finit par bifurquer sur la situation politique de l’heure, qui alimente dans les chaumières nombre de discussions passionnées. Cinq ans plus tôt, dans le but de régler les problèmes ethniques et constitutionnels révélés par les Rébellions, le gouvernement de Londres a imposé aux deux provinces canadiennes, et contre la volonté de la plupart des Canadiens français, une union politique. Le Haut et le Bas-Canada sont maintenant réunis en un seul Parlement, installé récemment à Montréal.
Pour calmer les plus vives oppositions, Londres se résout peu à peu à concéder aux députés élus un pouvoir décisionnel accru, à l’image du parlementarisme britannique. Mais la population de la province élit à la Chambre d’assemblée des députés majoritairement francophones qui se qualifient de « réformistes » et qui se regroupent en un parti dans lequel beaucoup d’anciens sympathisants patriotes logent maintenant de grands espoirs. Si le gouverneur, qui se considérait jusque-là comme le « chef de l’administration », en prend son parti, l’élite anglaise réunie au sein d’un groupe de plus en plus formel, le parti tory, ne l’entend pas de cette oreille.
Lorsque les Anglais ont conquis la Nouvelle-France, en 1760, ils ont pris le contrôle, avec la complicité du gouverneur, des principaux leviers de développement économique, et ils tiennent à leurs privilèges. Depuis l’entrée en vigueur de la loi formant le Canada-Uni, en 1841, tories et réformistes s’affrontent donc à la Chambre d’assemblée et sur la place publique. En novembre 1843, les députés accusaient le gouverneur Metcalfe de faire des nominations sans les consulter et de référer à Londres la sanction de lois qu’il avait pourtant promis de signer lui-même. Une longue et compliquée crise ministérielle en avait découlé, avec, d’un côté, l’essentiel de la population canadienne et irlandaise, représentée par la majorité en Chambre, et, de l’autre, Anglais et Écossais. Beaucoup de Canadiens, dont Simon, craignent que la fièvre politique de l’heure ne replonge le pays dans l’imbroglio qui a mené aux Rébellions…
Pendant une pause dans la discussion générale, un fort gargouillis d’estomac se fait entendre. Tout le monde éclate de rire et Jeremy, embarrassé, se masse le ventre en s’exclamant :
– J’essaie d’être poli, mais mon estomac le refuse !
– Nous allons souper, déclare Léonie en repoussant sa chaise.
Chacun s’affaire à préparer la table. Simon transporte une lampe sur le pont supérieur du poêle tandis que Laurent allume deux chandelles supplémentaires. Flavie se rend à la desserte et tend à chacun son couvert, composé d’un bol de grès et d’une cuillère. Cécile sort de la huche à pain une miche imposante, qu’elle pose sur la table à côté de la meule de fromage. Puis les invités font la file pour se faire servir par Léonie. Daniel est le dernier à venir prendre son couvert des mains de Flavie et, pendant un bref instant, il couvre ses mains avec les siennes. Respirant précipitamment, Flavie se met en file derrière lui, tenant son propre couvert et celui de Léonie. Se tournant à demi vers elle, Daniel lui demande doucement :
– Tu vas bien, Flavie ?
La gorge trop sèche pour répondre, elle hoche la tête et il se détourne. Après avoir avalé sa salive, elle réussit à murmurer :
– C’est une belle soirée, je trouve.
Souriant de toutes ses dents, il pivote rapidement pour lui faire face de nouveau. Léonie l’appelle en riant :
– Viens donc, lambineux !
S’assoyant, Simon pouffe de rire en glissant à Thomas :
– Ton fils commence à avoir les yeux à la perdition de son âme !
– Il y a déjà longtemps, marmonne Jeremy, que mon frère a l’œil sur nos petites voisines.
De nouveau, Daniel réplique en anglais d’un ton ulcéré :
– Menteur ! C’est toi qui convoites Lucy et elle ne veut même pas de toi !
– Boys ! jette Thomas d’un air mécontent. Je vous ai demandé de cesser vos chicanes pour une fois ! Nous sommes en visite ! Et puis, Daniel, on parle français ici !
– De toute manière, s’esclaffe Laurent, tout le monde te comprend !
– Ça sort trop vite, grommelle Daniel en s’asseyant face à lui. Je ne peux pas me retenir.
Déjà installée, Cécile s’exclame :
– Daniel, tu as volé la place de ton frère !
Comprenant que Daniel l’a fait exprès, Flavie s’empresse de s’asseoir à ses côtés. Pendant un moment, tout le monde mange avec des grognements appréciateurs.
– Il n’y a pas de meilleur poisson, estime Léonie, que celui du fleuve.
– Je ne suis pas d’accord, intervient Flavie avec animation. Vous vous souvenez du saumon qu’oncle Ferdinand avait pêché dans une rivière du nord ?
– Il était excellent, concède Simon. Il fondait dans la bouche.
– En Scandinavie, raconte Jeremy, ils mangent le poisson cru, mariné dans le sel. Il paraît que c’est encore meilleur.
Une expression de nostalgie passe sur son visage. Après un moment, Léonie s’enquiert :
– Pensez-vous vous marier bientôt, Jeremy ?
Il avale sa bouchée de travers et se met à tousser tandis que Daniel fait une moue condescendante. Retenant un sourire, leur père répond :
– Ne me l’enlevez pas trop vite, Léonie. J’ai encore besoin de lui.
– Mais il n’est pas question de vous l’enlever ! Même marié, Jeremy va prendre très bien soin de vous, j’en suis sûre.
– Et Daniel ? Il est encore trop jeune pour être laissé à lui-même.
– Je ne suis pas trop jeune, réplique l’intéressé. J’ai presque dix-huit ans. J’en connais plein qui, à mon âge, gagnent leur vie depuis des années.
– Dans quel métier, mon fils ? Débardeur, manœuvre… Des métiers qui ne payent pas et qui usent si vite ! L’année dernière, Daniel voulait monter vers la rivière des Outaouais…
Léonie proteste :
– Plein de jeunes gens de nos campagnes vont y trouver de l’ouvrage chaque hiver et ils reviennent plus pauvres qu’avant !
– C’est ce que je me suis évertué à lui faire comprendre ! s’exclame Thomas en écartant largement les bras. L’alcool, les filles de mauvaise vie… bien peu y résistent !
Flavie remarque :
– Au début de l’année, deux pères oblats ont pris la route des camps. Ils veulent encourager les bûcherons à épargner pour pouvoir, ensuite, s’établir là-bas sur une terre.
– Tu as choisi la bonne voie, Thomas, déclare Simon. Faire instruire Daniel.
– J’aurais voulu faire de même pour Jeremy, répond Thomas avec un pauvre sourire, mais ce n’était pas possible.
– Il n’est jamais trop tard, affirme Léonie. Jeremy est très jeune encore et l’avenir lui réserve peut-être de belles surprises. Moi, par exemple, j’en savais bien peu avant de rencontrer Simon. Grâce à lui, je suis beaucoup mieux induquée.
– Seulement en vocabulaire ? demande Thomas d’un air coquin.
– Pour le reste, réplique Léonie, j’étais la plus dégourdie.
– Daniel pourrait faire la classe à Jeremy, suggère Cécile d’une voix aiguë.
– Nous avons essayé, répond Thomas avec sérieux. Mais il ne reste que le dimanche après-midi de libre… Et puis, ce n’est pas un secret : mes deux fils ne s’entendent pas très bien.
Flavie repousse son bol vide. Après un moment d’hésitation, elle demande à voix basse à Daniel, qui a terminé depuis longtemps :
– Tu en veux encore ?
Il la considère et répond :
– Seulement si tu en prends toi aussi.
– Je veux bien.
Elle sait qu’il la suit du regard jusqu’au poêle et elle prend bien son temps avec la louche. A-t-il les mêmes pensées qu’elle ? S’imagine-t-il en train de poser ses doigts sur sa taille ou dans son cou ? À cette idée, Flavie sent ses jambes qui flageolent, et c’est d’une main un peu tremblante qu’elle redépose le bol devant le jeune homme. Elle s’assoit et quelque chose lui effleure la cuisse. Daniel balance sa jambe de manière à ce que, à intervalles réguliers, elle vienne toucher celle de Flavie, qui, ravie, se laisse béatement faire.
Thomas se racle la gorge et demande :
– Et alors, Laurent, tu as parlé de ton projet avec tes parents ?
Laurent fige et Daniel interrompt son mouvement de jambe. Flavie se redresse sur sa chaise et regarde ses parents, qui arborent soudain une expression inquiète. C’est Cécile qui brise le silence :
– Quel projet, Laurent ?
S’adressant à Thomas, ce dernier répond :
– Je n’en ai pas parlé. Je n’ai pas encore trouvé le courage.
Du courage ? Effrayée, Flavie étreint le bras de Daniel. Ce dernier couvre sa main avec la sienne, puis il lance d’une voix forte, se penchant vers son ami :
– Tu leur fais peur pour rien, voyons !
Il se tourne vers Léonie et Simon et ajoute :
– Laurent voudrait venir en voyage avec moi. Rien de pire.
– Partir ! s’exclame Simon.
Il reste silencieux, l’air perdu. Cécile entoure son frère de son bras :
– C’est vrai ? Tu veux partir avec Daniel ?
Il hoche la tête et Cécile cache son visage contre son épaule. Regardant Flavie, puis ses parents, Laurent balbutie :
– Quand Daniel m’a parlé de son intention, j’ai tout de suite eu envie… Mon idée est faite, mais je ne voulais pas vous faire de peine.
Léonie se lève si brusquement que sa chaise tombe à la renverse, faisant sursauter tout le monde. Tandis que Thomas bondit sur ses pieds pour la ramasser, elle bredouille, des larmes dans la voix :
– Tu veux dire que si Thomas n’était pas venu, tu n’aurais rien dit et tu serais parti comme un voleur ?
– Jamais de la vie ! Je t’assure, maman…
Thomas saisit Léonie par les épaules et la force à se rasseoir. Laurent se lève et vient s’agenouiller à côté d’elle, expliquant d’un ton qu’il veut rassurant :
– Nous partirons à la nouvelle année pour traverser la ligne vers les États-Unis. Il paraît qu’il fait chaud, là-bas, l’hiver. Nous reviendrons au printemps.
Léonie couvre Laurent d’un regard anéanti.
– Tu vas vivre comment ? demande Simon d’une voix altérée.
– J’ai un peu d’économies, tu le sais. Nous travaillerons.
Thomas intervient :
– Pour ma part, je suis très content que Laurent se joigne à Daniel. À deux, c’est beaucoup moins dangereux.
– Ce qui me retenait, hésite Laurent, c’est… Je ne voudrais pas que, sans mon salaire, vous soyez en manque…
– Ne t’occupe pas de ça, répond Simon en balayant la crainte de son fils du revers de la main. C’est le cadet de mes soucis.
Bouleversée, Flavie se lève et se dirige dans la pénombre vers la porte qui donne sur la cour. Soulevant le rideau, elle contemple le paysage dénudé éclairé par un faible croissant de lune. Un gros poids dans sa poitrine l’empêche de respirer : il lui semble qu’on suffoque dans la cuisine. Sans dire un mot, elle attrape son manteau, l’enfile rapidement et sort. L’air froid qu’elle aspire goulûment lui brûle les poumons. Elle ne peut supporter l’idée que Laurent parte. Elle n’a jamais passé plus d’une semaine sans lui, alors des mois ! Comme la maison va sembler triste et vide. Et Daniel, lui aussi…
C’est trop d’un seul coup. Laissant les larmes couler sur ses joues, Flavie marche sur le sentier qui mène jusqu’à l’abri à bois. Elle ne sait pas combien de temps s’écoule. La lune a un peu bougé dans le ciel, et plusieurs chiens ont aboyé. Elle entend une porte s’ouvrir, puis se refermer et une voix l’appeler gentiment. C’est Daniel. Avec hâte, elle essuie les dernières larmes qui s’attardaient encore sur ses joues, puis elle se redresse et lui répond. Il apparaît devant elle, lançant d’une voix qu’il veut enjouée :
– Ta mère m’a envoyé te chercher. Laurent est en train de raconter toutes les aventures qui nous attendent. Tu devrais l’entendre ! Il a lu plusieurs choses sur les États-Unis. Il paraît qu’il y a là-bas des plages immenses et des déserts. Il paraît qu’ils ont des immenses fabriques où des machines taillent le cuir et filent le coton.
– J’ai beaucoup de peine, dit soudain Flavie, la gorge nouée et la voix pleine de reproches.
Daniel prend sa main et sursaute :
– Mais tu es gelée ! Donne-moi ton autre main.
Il enserre ses deux mains entre les siennes, soufflant dessus pour les réchauffer.
– Viens, il faut rentrer. Mais avant… Est-ce que je pourrai te revoir une autre fois avant que je parte ?
– Une autre fois ? répète Flavie, incertaine.
– Juste toi et moi. On pourrait faire une promenade, un dimanche qu’il fera beau.
– Je veux bien.
Elle laisse échapper un profond soupir et, se penchant, Daniel pose des lèvres très chaudes sur sa joue froide.