CHAPITRE PREMIER

Un frôlement insistant sur sa joue tire Léonie de son sommeil. Elle cligne des yeux dans l’obscurité et murmure :

– C’est toi, Simon ?

Son mari, assis à côté d’elle, répond avec amusement :

– Étais-tu en train de rêver à quelqu’un d’autre ?

S’agrippant au bras de son homme, Léonie se redresse et s’assoit sur sa paillasse, repoussant la lourde courtepointe.

– Je ne rêvais pas, articule-t-elle d’une voix pâteuse.

Quand les enfants étaient petits, j’étais capable de m’éveiller comme si je n’avais jamais dormi. Mais maintenant, je plonge…

Simon détache doucement les doigts de sa femme noués autour de son bras et se relève en disant :

– Le serviteur de Mme Lefebvre t’attend en bas.

– Les choses se présentent bien ?

– Le travail vient de débuter et progresse vite.

– Il est quelle heure ?

– Quatre heures. Je commençais le pain. Je retourne en bas.

Parfaitement habitué à se déplacer sans lumière, Simon se dirige vers la porte et sort de la petite chambre. Léonie se lève et saisit à tâtons ses vêtements posés sur une chaise. En s’habillant, elle récapitule l’état de sa patiente. La grossesse s’est déroulée aisément, à part un peu de langueur vers la fin. Le bébé est en bonne position, tête en bas, et il donne de vigoureux coups de pied qui coupent le souffle de sa mère. Le temps de l’accouchement est arrivé. La délivrance devrait venir rapidement.

Léonie saisit sa valise de sage-femme, déposée dans un recoin de la pièce. Elle traverse ensuite le corridor et pénètre dans la chambre d’en face. Comme elle l’a fait si souvent depuis leur naissance, elle s’arrête pour écouter la respiration régulière de ses filles, Cécile, treize ans, et Flavie, seize ans. Elle est émue en songeant au geste qu’elle s’apprête à poser : réveiller cette dernière pour qu’elle assiste à son premier accouchement. Pendant un très bref moment, elle se revoit, au même âge, à la fois excitée et pleine d’appréhension à l’idée de suivre sa tante dans son travail.

Sachant qu’elles doivent se presser, Léonie se penche au-dessus de sa fille aînée et lui presse l’épaule en murmurant :

– Habille-toi vite, on nous appelle.

Léonie tourne les talons et Flavie se dresse sur son séant. Elle reste ainsi un moment, un peu étourdie, puis elle réalise qu’elle va enfin commencer son apprentissage. Si, depuis son anniversaire, un mois plus tôt, elle a accompagné sa mère chez quelques dames enceintes, elle n’a encore jamais vu une délivrance. La crainte sourde qui l’habitait depuis quelques jours se transforme en une véritable appréhension. Ce n’est pas pour rien qu’on éloigne normalement les enfants des femmes dans leurs douleurs, n’est-ce pas ? À cet instant précis, Flavie a une envie quasi irrésistible de se recoucher près de sa sœur et de s’abîmer dans le sommeil, pour retrouver le bonheur simple d’être une fillette sans soucis.

Mais elle reprend contact avec sa grande curiosité du métier et, peu à peu, l’excitation remplace la frayeur. Depuis des années, elle écoute les récits de sa mère, la pressant de questions auxquelles, parfois, celle-ci est incapable de répondre. Récemment, à sa demande, son père a emprunté, à la bibliothèque de l’Institut canadien, deux ouvrages de médecine dont elle a trouvé la lecture très ardue mais passionnante. Le moment décisif arrive enfin. Si elle conserve le goût du métier après avoir assisté à une délivrance, Léonie va diriger son apprentissage.

La jeune fille se glisse en bas du lit aussi silencieusement qu’une chatte, s’accroupit au-dessus du pot de chambre, puis s’habille. Laissant glisser ses mains contre le mur pour s’orienter, elle sort dans l’étroit corridor. Une faible lueur, en provenance du rez-de-chaussée, la guide vers l’escalier dont les hautes et étroites marches de bois craquent à chaque pas. Flavie débouche dans la grande cuisine où sa mère, longue silhouette mince, verse un gobelet d’eau à un homme assis à la table et qui bâille à s’en décrocher la mâchoire.

Sans dire un mot, Flavie attrape son bonnet suspendu à un crochet près de l’escalier et en couvre ses deux longues tresses brunes. Léonie passe ses doigts dans ses cheveux châtains mêlés d’un peu de gris avec des gestes très rapides, puis les sépare en deux couettes qui deviennent de petits chignons enroulés derrière l’oreille. Elle se coiffe ensuite de son bonnet et toutes deux se couvrent les épaules d’un long châle coloré. Assoiffée, Flavie saisit le pichet posé au milieu de la table et le porte directement à ses lèvres. Pour cette fois, distraite, Léonie ne la disputera pas… Simon pousse la porte qui donne sur la cour arrière et entre dans la cuisine, les bras chargés de bois qu’il dépose bruyamment sur le sol à côté du poêle de fonte. En digne fils de boulanger, son père se lève avant l’aube une fois par semaine pour pétrir le pain.

– À plus tard ! lui lance Léonie.

De taille moyenne, Simon est mince comme un poteau mais très vigoureux. Ses yeux d’un bleu foncé et ses cheveux gris et abondants, coupés court, adoucissent ses traits séduisants quoique plutôt sévères. Il vient à sa femme et lui donne un léger baiser sur la joue. Il fait de même pour Flavie et l’encourage :

– Hardi donc !

La jeune fille attrape une pomme parmi celles qui sont posées dans un grand bol, sur la desserte, puis elle suit sa mère qui pousse la porte qui sépare la cuisine de la vaste salle de classe de Simon qui occupe tout le reste du rez-de-chaussée. Pour les vacances d’été, les pupitres et les chaises ont été entassés contre le mur, et l’espace ainsi libéré, autour du poêle, est devenu un petit salon avec quelques berçantes. Léonie débarre la porte avant et, suivies par le serviteur d’Alice Lefebvre, toutes deux sortent sur la galerie, puis empruntent le court sentier qui mène à la clôture de bois.

Il fait encore très noir, mais Flavie devine, par un coup d’œil aux étoiles et au croissant de lune très bas sur l’horizon, que le jour est sur le point de se lever. L’air de cette nuit de septembre 1845 est froid et elle enroule étroitement son châle autour d’elle. L’homme les invite à monter dans la charrette qui attend le long du trottoir. Au passage, Flavie flatte les naseaux du cheval qui dodeline de la tête pour la remercier. Un fanal accroché au bout d’une perche éclaire faiblement la chaussée. Dans le faubourg Sainte-Anne, la rue Saint-Joseph, qui prolonge vers l’ouest, à partir de la cité, la vieille rue Notre-Dame, est l’une des seules qui soient recouvertes et munies de caniveaux pour l’écoulement des eaux de ruissellement. Flavie adore le son feutré des fers du cheval sur le macadam.

La charrette s’ébranle vers la vieille ville et adopte rapidement une belle allure. C’est la première fois que Flavie est dehors à cette heure et elle observe avec une intense curiosité la rue bordée par des maisons de bois entourées de grandes cours. L’épicerie est fermée, de même que l’atelier du forgeron et la cour à bois. Le coq d’une basse-cour voisine, réveillé par le bruit de la charrette, lance faiblement son chant. Couché en travers du trottoir de bois, un cochon grogne à leur passage.

– Encore le porc du vieux Loiselle, grommelle Léonie. Il sait bien, pourtant, que les animaux ne doivent pas se promener dans les rues !

– Il ne répare jamais sa clôture, répond Flavie d’une voix flûtée qui trahit son excitation.

Parfois, une lueur filtre à travers les volets clos. Flavie imagine une femme en train de préparer le repas du midi de son mari qui quittera bientôt la maison pour se rendre à son travail, un atelier voisin, l’entrepôt d’un marchand en gros ou peut-être un des chantiers de construction des alentours. La jeune fille croque machinalement la pomme qu’elle a tiédie entre ses mains. Dans la lueur de l’aube naissante, elle observe le visage de sa mère, son menton aigu de forme triangulaire, ses lèvres minces mais bien dessinées et son nez large. De fines rides soulignent maintenant ses yeux bien étirés vers les tempes. Généralement de couleur marron, ils sont parfois d’un vert sombre, selon l’intensité de la lumière.

Croisant son regard, Flavie lui offre un large sourire, auquel Léonie répond par une pression sur son bras. Elles sont en train de traverser l’extrémité nord de Griffintown, le quartier irlandais. À cette heure, les pubs sont fermés et Flavie remarque plusieurs hommes profondément endormis, couchés le long des murs des maisons. À côté des maisonnettes bien entretenues, entourées d’un petit jardin propret, sont érigées des cabanes délabrées où vivent de pauvres familles irlandaises récemment immigrées. L’activité est maintenant plus intense ; une calèche les croise et des hommes pressés, leur casquette rabattue sur les yeux, filent à longues enjambées vers le port. La journée de travail commence tôt pour les débardeurs.

Quelques minutes plus tard, la charrette débouche au coin de la rue McGill, éclairée de lampadaires à gaz que Flavie ne se lasse pas d’admirer. Déjà, perché sur son échelle, l’allumeur est en train d’éteindre la flamme. Des voitures attelées à de solides chevaux les croisent, chargées de barils ou de sacs de marchandises, tandis que de jeunes garçons, déjà à l’ouvrage, encouragent leurs chiens qui tirent de toutes petites charrettes transportant des biens plus fragiles ou légers. La rumeur du port parvient à Flavie, grincements des coques des navires ballottés par la houle, claquement des voiles et cris des matelots qui se préparent au départ…

– Si jamais tu te sens mal, dit subitement Léonie, fais-moi signe et sors doucement de la pièce. Dans un accouchement, il y a des liquides, du sang, parfois même la mère ne peut s’empêcher de faire ses besoins…

– Maman ! proteste Flavie avec une réelle indignation. Tu m’as déjà tout raconté ça plusieurs fois !

Léonie esquisse une moue d’excuse. C’est vrai qu’elle a rebattu les oreilles de sa fille, dernièrement, de plusieurs récits de délivrance, ne lui épargnant quasiment aucun détail. Mais comment décrire adéquatement ce moment si charnel, si plein d’odeurs et de cris ? Après quelques centaines de pieds dans le dédale des rues de la vieille ville de Montréal, la charrette s’immobilise dans une ruelle derrière les bâtiments de la rue Saint-Paul. Mère et fille gravissent deux marches de pierre et entrent dans la maison par une porte étroite. Elles empruntent un corridor obscur qui débouche dans une cuisine où une femme corpulente se lève à leur arrivée.

– Bien le bonjour, Angèle.

– Prenez le temps de vous débougriner et de boire un thé, offre la cuisinière.

Flavie et sa mère enlèvent leurs châles tandis qu’Angèle leur sert une tasse fumante et une tranche de pain. Flavie sent que sa mère bride son impatience ; pour sa part, la jeune fille n’est pas fâchée de s’octroyer quelques minutes de repos dans la douce chaleur d’un poêle qui ronronne. La cuisinière considère Flavie avec curiosité et Léonie explique de sa voix basse et mélodieuse :

– Je vous présente ma fille, Flavie. Elle veut apprendre le métier.

– Bonne idée, commente la domestique. Des matrones, on n’en a jamais de trop.

Après une gorgée de thé, Léonie dit gentiment :

– Il y aura toujours des femmes disposées à en aider d’autres. Vous-même, Angèle, vous assisteriez votre maîtresse si tout le monde disparaissait autour, n’est-ce pas ? Devant cette terrible perspective, la cuisinière se signe et répond avec émoi :

– Plaise à Dieu que cela n’arrive jamais, parce que je suis restée fille et que je ne saurais que faire !

– Bien sûr que vous sauriez. Lui faire boire de la bonne tisane, la soutenir, l’encourager…

Toujours curieuse, Angèle s’enquiert de l’âge de Flavie, qui répond :

– Maman m’avait promis que je commencerais mon entraînement à seize ans.

La femme fait entendre un rire malicieux.

– Il va durer longtemps, ton entraînement ! Une si jeune matrone, ça ne s’est pas vu souvent !

– C’est vrai que la plupart des sages-femmes sont des femmes mariées ou des veuves, qui viennent au métier assez tard, concède Léonie avec sérieux. Ici, nous n’avons malheureusement pas d’écoles comme en Europe. Flavie manifeste beaucoup d’intérêt, et je suis très heureuse de l’initier. Bien entendu, son apprentissage sera long. Une femme qui n’a pas accouché elle-même peut difficilement comprendre ce qu’une autre femme ressent dans de telles circonstances.

Flavie retient un sourire devant les yeux ronds d’une Angèle éberluée par ce discours et qui se demande si elle a vraiment tout compris.

– Je dois aller voir ma cliente, déclare Léonie en se levant.

Tu viens, Flavie ? Merci beaucoup pour le thé, Angèle.

Flavie saisit la petite valise de sa mère, heureuse de sentir sous sa main le cuir usé de la poignée. Elle en connaît le contenu par cœur, pour l’avoir examiné souvent sur la table de la cuisine, avec Cécile, sa jeune sœur. Elle a déjà manipulé les ciseaux et les pinces, elle a humé les herbes, les fioles remplies de différents liquides et le savon à l’odeur forte. Les deux femmes s’engagent dans l’escalier de service. Flavie a accompagné sa mère ici il y a trois semaines, mais elle s’émerveille encore des élégants meubles vernis, des tapis moelleux et des grandes fenêtres à carreaux ornées de jolis rideaux. Le marchand Lefebvre, qui possède un grand magasin de matériel nautique, rue des Commissaires, est un homme à l’aise.

Léonie cogne à la chambre des maîtres, dont la porte est grande ouverte, en annonçant sa présence à voix forte pour couvrir le bavardage de voix féminines qui leur parvient. Sans attendre, Flavie sur ses talons, elle entre dans la vaste pièce vivement éclairée par deux lampes à huile. Une femme bien en chair, au ventre monumental, est assise sur une chaise droite près de la fenêtre aux volets clos. Vêtue d’une chemise de nuit et les épaules couvertes d’un châle magnifique, soyeux et coloré, elle est entourée de trois dames qui se sont visiblement habillées et coiffées à la hâte. L’une a boutonné sa robe en jalouse et une autre a simplement noué ses cheveux sur sa nuque avec un ruban.

Intimidée par les regards fixés sur elle, Flavie fait quelques pas dans la pièce et s’adosse au mur, tandis que Léonie marche allègrement vers le petit groupe.

– Vos douleurs ont commencé quand, Alice ?

Elle répond, le souffle court :

– Vers deux heures du matin. J’ai marché presque tout le temps, mais là, je suis un peu fatiguée.

– Alice n’a presque plus le temps de reprendre son respir, précise la plus jeune des trois femmes qui l’entourent. Pour moi, ce bébé-là est sur le point de sortir.

– J’étais pareille, intervient la plus âgée des trois.

Seulement le premier a été long, les autres ont déboulé, je vous assure, comme on tombe d’une échelle mal accrochée après un pommier !

Souriante, Léonie lance à cette dernière, très maigre et très voûtée, mais qui se déplace néanmoins avec une agilité surprenante :

– Bon matin, madame Thompson. Il y a des années que nous nous sommes croisées…

Un gémissement d’Alice, laissée seule sur sa chaise, sème l’émoi parmi le petit groupe. La future accouchée arque le dos, haletant sous une forte contraction qui précipite sa respiration. Toutes les femmes se pressent autour d’elle. Sa mère, Mme Thompson, l’évente pendant que les deux autres lui flattent la main en murmurant des paroles réconfortantes. Léonie, qui se tient à quelques pas, observe sa patiente, notant la goutte de sueur qui roule sur sa tempe, ses traits détendus malgré la douleur et la tenue générale de son corps, qui s’affale de nouveau mollement sur la chaise à mesure que la contraction s’efface.

Flavie remarque avec surprise qu’une petite pierre de forme ovale est posée sur le ventre d’Alice. C’est la première fois qu’elle peut observer d’aussi proche une pierre d’aigle, ainsi nommée parce que, selon la légende, ces rapaces vont la quérir très loin pour protéger leurs petits des intempéries.

Vendues en Europe par les apothicaires, elles se transmettent de génération en génération dans les familles fortunées, comme un talisman pour protéger les femmes en travail. Il paraît que cette pierre, de la grosseur d’un œuf de pigeon, en contient une autre, plus petite, qui ballotte comme une noix séchée dans sa coque.

Alice s’exclame, mi-figue, mi-raisin :

– Il est temps que j’en finisse avec ce bébé-là ! Il commence à être diablement lourd… Il faut dire que je n’ai pas perdu la chair de mes deux autres grossesses. Les servantes, c’est bien utile, mais l’oisiveté, ça ne fait pas maigrir !

Sa mère fait les présentations : sa sœur Louise Saint-Amant, toute de noir vêtue, mis à part une collerette mauve, et sa deuxième fille, Azelda Lajoie, venue des Trois-Rivières spécialement pour accompagner sa sœur dans ses douleurs.

Léonie se tourne ensuite vers Flavie et lui fait signe d’approcher.

La jeune fille croise enfin le regard de la femme en couches :

– Bonjour, madame Lefebvre.

– Bienvenue, petite. Tu sais, je ne le croyais pas vraiment, que tu viendrais à mes douleurs.

– Vous y voyez un inconvénient ? se hâte de demander Léonie. Pourtant, nous en avons parlé à plusieurs reprises et…

Alice Lefebvre lève la main pour la faire taire, puis elle s’abandonne à une nouvelle contraction et Flavie observe la scène en ouvrant de grands yeux. Elle a déjà vu des femmes à ce stade de l’accouchement, entre autres ses tantes qui se promenaient dans la cuisine de Longueuil et qui s’appuyaient sur un mur ou sur le dossier d’une chaise lorsque la contraction passait. Elle est fascinée par cette douleur qui prend la forme d’une longue pulsation et dont sa mère lui a expliqué l’utilité à plusieurs reprises : la matrice pousse le bébé vers le bas et le col s’agrandit à chaque fois.

Léonie pose plusieurs questions à sa patiente, lui demandant de décrire ses sensations le plus précisément possible. Elle n’insiste pas : Alice en est à son troisième accouchement et elle sait parfaitement distinguer les fausses contractions, comme celles qui surviennent parfois pendant les dernières semaines de gestation, des vraies, dont la fréquence et l’intensité croissent au fil des heures. Alice sait également que le besoin animal de pousser se manifestera de lui-même, comme par magie, à la fin de la contraction qui aura suffisamment élargi le col.

Sa mère, Scholastique Thompson, lance gentiment à Léonie :

– C’est donc bien vrai ? Vous initiez votre fille au métier ?

Tout en vérifiant le pouls de sa patiente, Léonie acquiesce en silence. Détaillant Flavie du regard, la vieille dame poursuit de sa voix légèrement chevrotante :

– La rumeur avait déjà circulé. Au conseil des dames de la charité, l’une d’entre nous racontait vous avoir croisées, toutes les deux.

– J’ai visité madame votre fille, déclare Flavie, bravant sa timidité, et puis deux autres clientes de maman…

Azelda Lajoie intervient avec raideur :

– Je suis fort étonnée que le curé de votre paroisse soit d’accord avec cette… nouveauté. Aux Trois-Rivières, ce serait impensable.

Accroupie devant Alice, Léonie est en train de palper son ventre au travers de sa chemise. Elle se tourne vers Flavie et lui fait signe d’approcher. Flavie pose ses mains à côté de celles de sa mère. Pendant que Mme Lefebvre respire à petits coups précipités, elle sent le muscle utérin se durcir, au point de ne pas céder sous une forte pression.

– Voilà, Alice, celle-là est terminée. Touche ici, Flavie, ce sont les pieds. Ne te gêne pas pour peser.

Flavie sent vaguement quelque chose de solide, mais elle est bien incapable de deviner de quelle partie du corps du bébé il s’agit. Elle se relève et Mme Thompson la questionne avec gentillesse :

– Le métier te plaît ?

– Je crois, oui, balbutie-t-elle. Avec tout ce que maman m’a raconté…

Louise Saint-Amand, qui éponge les tempes de sa nièce, jette, d’un air pincé :

– Les jeunes filles pourraient refuser de se marier en voyant ce qui arrive réellement aux femmes en couches ! Sans réfléchir, Flavie réplique :

– Toutes les filles savent déjà comment une délivrance se déroule.

– On ne peut pas comparer la mise bas d’une truie ou d’une chatte avec les douleurs d’une femme ! proteste énergiquement Azelda Lajoie, l’expression outragée.

– Ce n’est pourtant pas si différent, commente Léonie, qui est en train d’évaluer la forme du ventre et d’effectuer quelques pressions du haut vers le bas.

La sœur d’Alice reprend avec condescendance :

– Pour sûr, les filles du peuple voient tout et entendent tout. Cela n’arrivera pas à mes quatre filles, je vous le garantis ! Elles seront chaperonnées jusqu’à leur mariage.

Sa mère lance avec dérision :

– De nos jours, dans les bonnes familles, on isole les jeunes filles dans une belle grande chambre ou dans un dortoir de couvent !

– C’est troublant comme le monde change, intervient Léonie. Quand j’étais petite, on s’inquiétait beaucoup moins de la vertu des jeunes filles.

Azelda Lajoie réplique avec brusquerie :

– La rue devient tellement dangereuse, avec tous ces hommes venus d’on ne sait où…

– Tu me fais rire, avec les dangers des Trois-Rivières ! se moque Mme Thompson. Va te promener dans les culs-de-sac du faubourg Québec, à la brune, et tu m’en diras des nouvelles !

– Vous avez très mal, Alice ? demande Léonie à sa patiente qui se cabre et qui halète.

– Beaucoup moins qu’à mon premier, souffle-t-elle. Léonie va chercher un onguent dans sa valise et, s’agenouillant devant la parturiente, elle glisse ses mains sous sa chemise. Flavie devine, au visage plutôt réjoui d’Alice, que sa mère est en train de lui masser la vulve pour assouplir les tissus en vue du passage du bébé. Tout en procédant ainsi, Léonie remarque, d’une voix pensive :

– Il est fini le temps où les femmes devaient accepter les souffrances de l’accouchement, en se disant qu’elles les avaient méritées et qu’elles seraient récompensées au ciel. Grâce aux découvertes de la science, il est maintenant beaucoup plus facile d’intervenir au bon moment et de soulager non seulement la mère, mais aussi son enfant.

Scholastique Thompson déclare un peu pompeusement :

– Léonie, je vous connais depuis votre arrivée en ville.

Elle ajoute, pour le bénéfice des autres auditrices :

– Est-ce que je vous ai déjà raconté ?

Sa sœur et sa fille hochent vigoureusement la tête, mais la vieille dame fait mine de n’avoir rien vu. Elle poursuit :

– C’était une journée glaciale du mois de février. En tant que dame de la charité, je faisais ma tournée des secteurs les plus pauvres de la ville, là où les immigrants s’installaient le premier hiver, dans des cabanes que même un fermier dédaignerait pour ses vaches et ses cochons. J’y ai trouvé une femme, seule, dans ses douleurs. Vous décrire son dénuement… Alors je suis ressortie…

– Après l’avoir couverte de votre manteau, précise gravement Léonie.

– Et je suis allée cogner à une maison voisine, puis à une autre. Tous leurs occupants étaient absents. Heureusement, un monsieur a fini par répondre, un Irlandais très gentil qui connaissait Léonie parce que son fils fréquentait l’école de son mari…

– Vous parlez de Daniel Hoyle ? s’étonne Flavie.

– Le père s’appelle Thomas, intervient Léonie de nouveau.

La vieille dame ajoute avec orgueil, comme si elle y était personnellement pour quelque chose :

– J’ai tout de suite compris que Léonie Montreuil n’était pas une sage-femme comme les autres. Elle possédait non seulement une formation pratique de plusieurs années auprès de sa tante, mais elle avait lu de nombreux livres et elle avait suivi plusieurs des enseignements offerts par les plus célèbres médecins de notre métropole. Depuis, je n’ai pas cessé de la recommander à toutes mes amies.

– Votre appui m’a été précieux, reconnaît Léonie. J’ai pu me constituer une clientèle beaucoup plus vite. Voilà, Alice, c’est suffisant. Votre ovale n’a pas besoin d’être étiré plus longtemps, il est déjà très souple !

Flavie ignorait que, au début de la carrière de sa mère, leur ami Thomas Hoyle avait joué ce rôle d’entremetteur. Contente, elle songe à lui et à ses deux fils, Jeremy et Daniel, débarqués à Montréal plusieurs années auparavant après un éprouvant voyage en mer. Leur première année en tant qu’immigrants avait été difficile, mais Thomas, qui savait un peu lire et écrire, avait pu se trouver un meilleur emploi que beaucoup de ses concitoyens illettrés. Seul Daniel avait fréquenté l’école de Simon et il était devenu, au fil des années, un habitué de la maison. Mais sa dernière visite chez eux remontait à si longtemps…

– Avant que mes douleurs aux articulations augmentent, poursuit Mme Thompson, je visitais chaque hiver les quartiers pauvres pour le compte des messieurs de Saint-Sulpice. J’ai vu des gens très pauvres dans ma longue vie… Mais il y avait toujours un membre de la famille ou une voisine du village pour les secourir. Même les quêteux étaient accueillis dans toutes les maisons. Tandis que ces étrangers…

Elle se mord les lèvres et se penche vers sa fille en prenant un air enjoué :

– Assez de sombres pensées, il ne faudrait pas troubler la délivrance !

Léonie se tourne vers Flavie :

– S’il te plaît, ouvre les volets. Il fait tout à fait jour maintenant et Alice a besoin d’air frais.

– Ouvrir ? s’étonne Louise Saint-Amant, toujours debout derrière sa nièce. Mais les courants d’air sont si dangereux…

– Beaucoup le croient encore, répond Léonie. C’est de coutume d’accoucher dans une pièce close. Mais on dit maintenant que l’air stagnant est plutôt malsain. L’important, c’est qu’Alice reste bien couverte.

Se penchant vers sa nièce, Mme Saint-Amant la presse avec inquiétude :

– N’est-ce pas que tu n’as pas chaud, Alice ?

– Et comment que j’ai chaud ! Tu me connais, je transpire à rien ! Obéis à ta mère, petite. J’ai une grande confiance en elle.

La fenêtre de la chambre donne sur la rue Saint-Paul, où une belle animation règne malgré l’heure matinale. Les roues des charrettes et des cabrouets résonnent sur les pavés, et les marchands commencent à ouvrir les volets des devantures de leurs commerces. Il y a un cordonnier à gauche et un tailleur en face. Plus loin, Flavie déchiffre l’enseigne d’une modiste et celle d’un notaire. La rue est très étroite et les maisons qui la bordent, aux toits mansardés, sont hautes et frileusement serrées les unes contre les autres. Elle entend une voix masculine appeler vivement :

– Bon matin, mademoiselle !

Sans croire que la salutation lui soit adressée, elle en cherche néanmoins l’auteur et découvre un jeune homme, de l’autre côté de la rue, qui vient d’ouvrir les volets d’une fenêtre en lucarne et qui la regarde franchement en souriant.

– Bonjour, monsieur.

–Mme Lefebvre se porte bien, ce matin ?

Scholastique Thompson vient s’accouder à côté de Flavie et répond :

– Elle est en travail, jeune blanc-bec. Vous en aurez des nouvelles plus tard.

– Oh ! Excusez le dérangement, mesdames. Dites-lui qu’Henri lui souhaite du courage !

Alice Lefebvre, qui a tout entendu de la chaise où elle est installée, laisse échapper un rire et répond d’une voix sonore :

– Bonne journée, Henri !

Flavie se retire de la fenêtre, qu’elle laisse entrouverte.

Elle s’assoit par terre, le dos contre le mur, appuyant son menton sur ses genoux relevés. Mme Saint-Amant quitte la pièce, l’expression contrariée, au moment où Mme Thompson s’assoit sur une chaise tout près de sa fille et qu’Azelda Lajoie, debout derrière elle, lui humecte le front avec un linge mouillé. Léonie s’installe non loin, sur un tabouret. Alice subit maintenant les contractions en étreignant convulsivement la main de sa mère. Flavie savoure la soudaine tranquillité qui règne dans la pièce quand tout à coup la tante de la patiente revient en coup de vent et lance d’un ton alarmé :

– Alice ! Tu as toujours ton amulette ?

Avec précipitation, Alice porte la main à sa cuisse droite et tâte à travers sa chemise. Son visage se détend et elle marmonne :

– Elle est là, bien attachée.

– C’est mon mari qui avait capturé les couleuvres, se souvient Scholastique Thompson, avant que j’accouche de ma première. Depuis, toutes les femmes de la famille s’en servent.

– On accorde bien des vertus à la peau de serpent, commente Léonie, plongeant son regard dans celui d’Alice qui halète sous une contraction.

– De nos jours, soupire la vieille dame, on se moque, en certains milieux, de ce qu’on qualifie de mirlifichures…

Jusque-là, se concentrant sur sa patiente, Léonie avait réussi à rester détachée de la conversation générale. Même les allusions d’Azelda Lajoie aux mœurs des milieux populaires, qui, en une autre circonstance, auraient soulevé son indignation, avaient glissé sur elle comme l’eau sur les plumes d’un canard. Mais elle ne peut rester indifférente à ce que Mme Thompson vient d’évoquer, la présence croissante de médecins-accoucheurs au chevet des dames de la haute société. À plusieurs reprises, Léonie a été ainsi délaissée par des clientes qui n’avaient pourtant aucun besoin d’un homme de l’art à leur chevet. En ville, il est de bon ton de préférer la présence de l’accoucheur, que l’on croit plus savant et mieux outillé pour parer à toute éventualité.

Avec effort, Léonie ravale la sourde colère qui l’envahit devant cette évolution des mœurs et elle reporte son attention sur sa patiente, en proie à des contractions dont la fréquence augmente. Lasses et enfin silencieuses, les femmes vont et viennent langoureusement dans la pièce, pour donner à boire à Alice, pour l’éventer ou pour lui faire la conversation pendant quelques minutes. Une servante entre, apportant une pile de linges propres et une bassine d’eau qu’elle pose par terre contre le mur. En bas dans la rue, des hommes s’interpellent et des enfants crient en jouant. L’église Notre-Dame sonne sept heures du matin. Léonie demande à Alice si son mari revient d’Europe le soir même comme prévu ; à sa réponse affirmative, elle lance joyeusement :

– Un beau cadeau que vous lui faites là !

Lors d’une contraction particulièrement puissante, Alice ressent une envie irrésistible de pousser. Aidée de sa sœur et de Léonie, elle s’installe dans la position qu’elle préfère pour se délivrer : à genoux sur le plancher, se tenant au dossier d’une chaise. Sa chemise la recouvre jusqu’au sol. Azelda Lajoie s’assoit à califourchon sur la chaise, face à elle, et la soutient de son mieux. Léonie place un linge sous Alice et s’installe face à son dos, assise sur le tabouret, après s’être lavé les mains avec son savon fort.

Flavie a souvent entendu les halètements et les cris des femmes au moment de l’expulsion, mais elle est impressionnée par le spectacle de cette femme qui semble littéralement dominée par un instinct animal. Elle comprend que, pour Alice, à cet instant précis, seule existe cette souveraine force musculaire qui a pris possession de son corps et qui, contractant sa matrice, la fait grimacer et gémir. À la deuxième poussée, on entend un bruit sec. Flavie sursaute, mais Léonie, qui a glissé de nouveau ses mains sous la chemise, reste imperturbable.

– La poche des eaux a crevé. Ça va être intense maintenant.

Une odeur chaude et doucereuse envahit la pièce. La contraction qui suit semble particulièrement forte et Alice exhale une longue plainte en arquant le dos, étreignant la main de sa sœur avec tant de vigueur que cette dernière grimace. – Ne poussez pas trop fort pour ne pas déchirer. Respirez lentement. Comme moi, faites comme moi. À la prochaine contraction, laissez le petit descendre comme vous le sentez, mais sans trop forcer.

Alice s’accroche à la fois au regard de sa sœur et aux mains de sa mère et de sa tante. Flavie sent que ces liens lui sont vitaux et que, sans eux, l’intensité des sensations l’affolerait.

– Ça brûle ! se plaint-elle.

– Il est presque paré à sortir. S’il te plaît, Flavie, va refermer la fenêtre.

La jeune fille y court, puis elle revient vers le groupe en quelques pas rapides. Hésitant un moment, elle finit par s’agenouiller tout à côté de sa mère. Comme Léonie soulève la chemise avec ses bras, Flavie ne peut résister à son intense curiosité et, faisant fi de l’expression outragée d’Azelda Lajoie, elle se penche. Elle aperçoit d’abord les deux jambes de la dame, blanches et grasses, et, entre elles, par terre, les linges en bonne partie souillés par le liquide jailli quelques minutes plus tôt. Courbant encore un peu plus le dos, elle constate que Léonie a glissé ses doigts un peu à l’intérieur, tout contre le crâne du petit, maculé et plissé, recouvert d’un duvet brun. Fascinée, elle reste ainsi, tandis qu’une autre contraction agrandit encore l’ouverture de la vulve et que sort davantage la tête que Léonie semble doucement guider au moyen de légères pressions.

Alice pousse un grand cri et, avec un bruit mouillé, la tête sort complètement.

– Un dernier effort pour les épaules, dit Léonie de sa voix calme et apaisante. Voilà, votre petit garçon est né. Reposez-vous un instant.

Flavie reste saisie à la vue du petit visage boursouflé et visqueux. Léonie dépose doucement sur les linges humides et chauds le bébé maculé de mucus et de sang, l’installant sur le flanc tout en prenant garde de compresser le cordon ombilical. Elle l’observe intensément pendant que sa grand-mère s’approche pour le contempler. Il semble parfaitement formé, remuant un bras, puis une jambe. Du coin de l’oeil, Flavie voit la tante glisser une main sous la chemise de l’accouchée, dénouant d’un geste preste l’amulette en peau de serpent qu’elle fait disparaître. Selon la croyance, si on ne la retire pas rapidement après l’expulsion, la mère peut succomber à une hémorragie foudroyante. Après une minute ou deux, le bébé ouvre les yeux et jette sur le monde qui l’entoure un regard étonné. Léonie sent, dans un élan familier, son cœur se gonfler de tendresse avec une intensité telle que cette émotion se diffuse ensuite, par la voie d’un très long frisson, dans son être tout entier. À chaque naissance, elle est bouleversée comme au premier jour. Caressée par le regard tout neuf du nouveau-né, elle s’efforce de faire rayonner sur son visage l’immense bonheur qu’elle éprouve à le contempler, minuscule être humain si fragile et si démuni et qui a tant besoin de la protection de sa mère. À chaque délivrance à laquelle elle assiste, Léonie ressent jusqu’aux tréfonds d’elle-même l’élan charnel qui l’a envahie à la naissance de ses propres enfants, un attachement spontané et jaloux, total et magnifique.

Ensuite, comme toujours, cette joie sans mélange reflue lentement, remplacée par un chagrin d’abord diffus, puis de plus en plus vif. Pendant quelques secondes, Léonie refuse de tout son être de placer cette âme radieuse entre des mains adultes, trop souvent aveugles et maladroites. Elle voudrait tenir ce bébé tout contre elle aussi longtemps que nécessaire, pour cuirasser son cœur si tendre contre la brutalité et l’indifférence. Elle le prémunirait contre la parole des hommes d’église qui aiment impressionner les jeunes enfants avec leurs phrases incisives sur le démon et l’enfer. Elle l’accompagnerait lors de sa première confession, ce moment tant redouté qui oblige l’enfant à s’inventer des péchés. Elle empêcherait ses parents de le retirer de l’école et de l’envoyer à l’ouvrage, lui si petit et si vulnérable.

Plus tard, comme une bonne fée, elle l’encouragerait à s’abandonner sans arrière-pensée aux plaisirs charnels…

Après un profond soupir, Léonie approche son visage du bébé et fixe intensément ses yeux qui clignent. Elle murmure :

– Bienvenue parmi nous, petit. Je te souhaite beaucoup de joie.

Le petit garçon, toujours relié à sa mère par le cordon ombilical, rosit à vue d’œil. Soudain, il inspire en poussant un cri léger qui semble le surprendre lui-même. Mme Lefebvre, maintenant assise sur ses talons, se met à rire avec soulagement. Comme si elles répondaient à un signal, les autres femmes félicitent Alice, l’embrassent et se congratulent. Flavie ressent soudain une forte bouffée de chaleur.

Surprise, elle reste accroupie encore un instant, puis elle se relève lentement. Ses premiers pas sont incertains et elle doit s’appuyer aux meubles. Par bonheur, dans l’animation générale, son trouble passe inaperçu. Il lui faut de l’air frais, du silence.

Elle quitte la chambre et se retrouve dans le corridor faiblement éclairé par la lumière du jour. D’en bas lui parviennent des voix qui transmettent la bonne nouvelle de l’heureux dénouement.

Des images de l’accouchement tournoient dans sa tête et Flavie se laisse tomber sur une vieille chaise, prodigieusement étonnée par ce processus souverain qui entraîne tant de changements dans le corps d’une femme. Malgré toutes les allusions de sa mère, malgré le nombre de fois qu’elle a vu un animal mettre bas, elle n’avait pas réalisé qu’une femme devait ainsi se transformer en femelle… Elle est sous le choc, pénétrée par la beauté grave de cet acte pourtant conduit par la nature, mais quasi surnaturel.

Après un long moment, de légers vagissements attirent de nouveau Flavie dans la chambre. Alice Lefebvre est en train de s’installer dans son lit, le dos soutenu par plusieurs oreillers.

Sa tante lui remet le bébé et Alice ouvre sa chemise. Flavie craint soudain qu’un bébé si petit ne puisse jamais tenir un si gros mamelon dans sa bouche, mais, à son grand soulagement, le nouveau-né s’y accroche et se met à téter maladroitement. De plus en plus amusée, elle observe le bébé poser ses poings fermés sur le sein et ouvrir de grands yeux vers le visage de sa mère, qui le contemple avec tendresse.

Un mouvement du côté de la fenêtre attire l’attention de Flavie. Une servante, munie d’une vadrouille, est en train de laver le plancher où Mme Lefebvre a accouché. Sur le linge posé au sol, Flavie remarque une masse veinée et brunâtre.

– Le délivre, murmure Léonie en posant une main sur l’épaule de sa fille. Je vais l’examiner, tu viens ?

Flavie secoue la tête et sa mère la suit du regard tandis qu’elle s’éloigne pour admirer le bébé qui tète encore. Elle imagine très bien ce que sa fille ressent, un mélange de plaisir et de dégoût, de bonheur et de révolte. Soudain, elle s’en veut beaucoup d’avoir entrepris son initiation. Elle a cru déceler en elle les signes d’un intérêt véritable, mais peut-être est-elle encore trop jeune, peut-être a-t-elle l’âme trop sensible. Simon lui en voudra longtemps si Flavie reste marquée par la peur des accouchements, lui qui a souvent insisté pour repousser à dix-sept ou dix-huit ans le début de son apprentissage… La mort dans l’âme, Léonie se relève et fait signe à la servante qu’elle peut disposer de l’arrière-faix. M. Lefebvre l’enterrera dans un coin du jardin, près d’un jeune arbre.

Deux heures plus tard, après avoir avalé un copieux repas, Flavie et sa mère se retrouvent rue Saint-Paul, sous un chaud soleil de fin d’avant-midi. C’est l’estomac bien plein et l’allure ralentie par la fatigue que les deux femmes s’en retournent à pied vers le faubourg Sainte-Anne. Elles cheminent de longues minutes sans parler, croisant des marchands qui vont dîner à l’auberge, des femmes qui reviennent du marché en poussant une petite brouette pleine de provisions et des enfants qui courent avec leurs chiens en plein milieu de la rue. Elles sont parvenues dans Griffintown lorsque Flavie dit, à brûle-pourpoint :

– Ce n’est pas très difficile, accoucher une femme.

– Je ne l’accouche pas, corrige Léonie vivement. Une femme s’accouche toute seule. Je suis là pour l’accompagner et pour l’aider si nécessaire. Les femmes ont besoin d’être rassurées et de se savoir bien entourées.

– Qu’aurais-tu fait si le bébé était resté coincé en dedans ?

– J’ai plusieurs choix, répond Léonie. Mais je n’ai pas le courage de t’en parler. On a travaillé toute une escousse !

– Quand on est sage-femme, il faut être parée nuit et jour !

– C’est exigeant, admet Léonie. Mais ça ne m’a jamais trop contrariée.

– Moi, je t’espérais, le matin, quand tu n’étais pas là…

Étonnée, Léonie dit :

– Tu ne m’as jamais raconté ça…

– Ou la nuit, parfois je me réveillais toute bizarre, ce n’était pas vraiment un mauvais rêve mais… j’avais le pesant. Alors, j’appelais papa, mais il dormait tellement dur qu’il fallait que je me lève pour aller me coucher avec lui. Je lui racontais mes frayeurs pendant que lui, il ronflait !

Flavie rit à ce souvenir, puis elle aperçoit son amie d’enfance, Agathe Sénéchal, longue silhouette mince à la tête couronnée d’une épaisse chevelure noire, et elle se met à courir. S’arrêtant un moment, Léonie lève les yeux vers le ciel où passent de jolis nuages blancs. Elle vient, une nouvelle fois, d’accueillir la naissance d’un enfant, ce qui l’emplit, fugacement, d’une grande frayeur rétrospective. Sur le coup, en plein travail, elle n’envisage jamais le malheur si aucun signe ne l’annonce. Mais après, comme elle tremble en songeant à ce qui aurait pu arriver…

Reportant son regard vers l’horizon, Léonie voit son mari qui approche à grands pas. Lorsqu’ils se rejoignent, elle dépose sa valise par terre et lui étreint les deux mains, se retenant tout juste de se jeter dans ses bras. Simon sait depuis longtemps à quel point elle est fragile après un accouchement. Alors, il entoure ses épaules de son bras et, la serrant étroitement contre son flanc, il la ramène lentement vers la maison. Il est à peine plus grand que Léonie, mais elle se sent contre lui merveilleusement petite.