CHAPITRE XXIII

Euphorique, débordante d’énergie, Flavie retrouve un appétit décuplé pour la vie. Tout l’enchante, de la plus insignifiante coccinelle sur une feuille jusqu’aux farces idiotes de Laurent. Elle adore ce qu’elle mange, elle écoute les leçons de sa mère avec une concentration inégalée et elle soigne les femmes enceintes de la Société avec des trésors de compassion dans le cœur. Le soir, enfin, elle s’endort en repassant indéfiniment dans sa tête leur mutuelle déclaration d’amour. Sans se lasser, elle répond à toutes les questions des membres de sa famille au sujet de Bastien. Elle reçoit bientôt une lettre de lui et elle s’amuse de son écriture large et débridée aux lettres rondes. Il lui décrit en deux lignes son emploi du temps, soit étudier, manger et dormir, et il conclut la courte missive en la comblant de jolis mots d’amour, graves et simples, qui la touchent jusqu’au plus profond de son être.

À la fin du mois de mai, des rumeurs inquiétantes se répandent dans la ville. Dès que la navigation a été ouverte sur le fleuve, un nombre impressionnant de navires en provenance d’Irlande, plus d’une trentaine, ont jeté l’ancre à l’île de la quarantaine, en aval de Québec. Une bonne partie des immigrants à leur bord est atteinte de la fièvre des navires… Léonie ramène à la maison des informations préoccupantes. La Grosse-Île ne peut recevoir un aussi grand nombre de personnes. Un médecin montréalais, en compagnie d’un agent d’immigration de la capitale, s’est vu confier la pénible tâche d’identifier les bien portants et de les faire transporter à Montréal.

– Ils vont séparer les familles, murmure Léonie, l’air sombre et les yeux fixés sur ses mains jointes sur la table. Si la mère est malade et que les enfants semblent en santé…

Cette terrible perspective fait planer un silence de mort dans la cuisine où, en ce dimanche matin, tous les cinq sont réunis, puis Cécile s’écrie :

– Il paraît que les landlords anglais, ils se débarrassent de leurs malades en les envoyant ici !

– Les Irlandais ne sont pourtant pas leurs esclaves ! s’indigne Flavie.

– Presque, explique Simon avec amertume. En Irlande, ce sont des aristocrates anglais qui possèdent les terres. Ils en louent des parcelles à de pauvres familles irlandaises, mais ils exigent un loyer tellement élevé que toute la récolte de céréales y passe. Il ne reste aux Irlandais, pour subsister pendant l’hiver, que les patates.

Laurent ne peut s’empêcher d’ironiser :

– Cette fameuse patate à laquelle grand-mère était incapable de s’habituer…

– Déjà menacée par la maladie de la pomme de terre, la récolte a été détruite l’année dernière par la sécheresse, vous vous souvenez ? Plutôt que de redonner aux affamés les céréales qu’ils avaient cultivées, les landlords ont préféré leur offrir un passage gratuit vers l’Amérique.

– Les États-Unis ont fermé leurs frontières à ces navires, ajoute Léonie. Mais étant donné que nous sommes une colonie de l’Angleterre…

– Mais il faut bien que quelqu’un reçoive ces pauvres gens ! proteste Cécile.

– C’est inhumain d’obliger des gens déjà affaiblis par les privations à subir un long voyage en mer ! Personne ne s’est même préoccupé de surveiller l’état des navires ! Personne n’a restreint la quantité de gens qui pouvaient y embarquer ! Vous imaginez quel spectacle les officiers de Grosse-Île ont découvert ?

– Une chance qu’il y a la quarantaine, murmure Flavie. Ces pauvres gens pourront s’y rétablir.

Sans répondre, Léonie échange avec Simon un regard lourd de sous-entendus. Emplie de son bonheur tout neuf, Flavie est incapable d’envisager les conséquences de cet exode sur les rives du Saint-Laurent. Elle n’a pas réalisé que ceux qui semblent en bonne santé et qui sont transportés dans la métropole peuvent tomber malades du jour au lendemain, risquant de contaminer tous ceux qu’ils croisent…

Depuis le début du siècle, les épidémies sont une menace familière pour les habitants du Bas-Canada. Chaque année, des dizaines d’immigrants contractent une maladie sur les bateaux et, parfois, elle frappe quelques Canadiens. Mais cette fois-ci, la situation est autrement plus grave et, inévitablement, tous deux évoquent en pensée la terrible épidémie de choléra de 1832.

Léonie dit à l’adresse de son mari :

– Le conseil municipal aurait l’intention d’adopter un règlement pour mettre sur pied un bureau de santé.

– Les fonctionnaires seront pris de vitesse, répond Simon à voix basse. Les navires arriveront avant qu’ils puissent organiser quoi que ce soit. Si au moins nous avions pu nous préparer à les recevoir !

Après un temps, il ajoute, regardant intensément Léonie :

– Quand la Société ferme-t-elle pour les vacances ?

– Elle ne ferme pas. Comme je t’ai dit, je m’occupe du mois de juillet et Sally, du mois d’août.

– Tu comptes passer tout le mois de juillet en ville ?

– Nous avons pu fermer l’année passée, mais c’est devenu impossible. Même s’il y aura peu d’affluence, il faut rester ouvert.

– Je préférerais que tu partes, Léonie, avec les filles.

– Il y aura aussi les cours… Ils se terminent le dernier jeudi de juin.

Simon fait une grimace d’impuissance, puis il se lève brusquement et sort dans le jardin. Se relevant de la chaise où il était installé à califourchon, Laurent vient vers Léonie :

– Mes vacances sont en août, maman. De toute façon, je ne veux pas partir sans Agathe.

Léonie fait un signe d’assentiment et il quitte la pièce à son tour. Du regard, elle caresse ses deux filles, familièrement assises l’une à côté de l’autre à la table. Avant le début de la discussion, Flavie était en train de rédiger un travail exigé par Provandier et Cécile, la tête appuyée dans sa main, observait ses efforts avec la plume et l’encre. Léonie sait que la fièvre des navires s’attaque surtout aux plus faibles : les vieux, les enfants, les pauvres. Ses filles ne devraient donc pas avoir grand-chose à craindre. Mais les immigrants débarquent en si grand nombre et la fièvre semble si virulente… En se rendant au caveau à légumes, quasiment vide à cette époque de l’année, Léonie commence à jongler avec l’idée d’éloigner ses enfants de la métropole pour l’été.

Plus tard dans l’après-dînée, comme convenu, Marie-Claire rend visite à Léonie. Mais la présidente du conseil de la Société a ménagé une surprise à son amie, celle d’être accompagnée par la vice-présidente, Françoise Archambault. Cette dernière, le pied à peine dans la porte, s’excuse pour son manque de savoir-vivre :

– J’aurais dû vous avertir mais la décision s’est prise subitement. J’étais plutôt curieuse, je l’avoue, de rencontrer la fameuse sage-femme dans la simplicité de son intérieur !

– La simplicité de son intérieur…, marmotte Simon pour le bénéfice de ses filles. N’y aurait-il pas une once de dédain dans son langage ?

En riant, Flavie lui fait les gros yeux tandis que Léonie entraîne ses invitées vers le jardin. Elle n’est aucunement contrariée par la présence de Françoise; au contraire, elle apprécie cette grande femme énergique et elle n’est pas fâchée d’avoir le plaisir de la connaître davantage. Toutes trois prennent place sur le banc et Françoise s’étonne :

– Quel endroit charmant ! On voit tout de suite que votre jardin a de nombreuses fonctions utiles, mais, malgré tout, il réussit à être poétique !

– Quand on y songe, dit Marie-Claire, nos jardins d’agrément sont bien jolis, mais parfaitement bourgeois !

– Le plaisir des yeux fait du bien, commente Léonie à son tour. L’enchantement apaise l’âme, vous ne trouvez pas ?

En silence, les trois femmes écoutent les bruits du voisinage, puis Marie-Claire reprend doucement :

– Comme ce serait agréable d’offrir à nos patientes un tel endroit de détente ! Notre cour arrière, hélas, tient lieu d’entrepôt et de décharge à déchets.

– Tu sais bien qu’on ne peut pas tout faire, ma chérie, réplique Françoise avec une familiarité qui surprend Léonie. Nous sommes déjà débordées…

Les trois femmes ont convenu qu’il leur fallait faire le bilan de la première année de leur collaboration avec l’École de médecine et de chirurgie pour, dès maintenant, apporter les correctifs qui s’avéreraient nécessaires. Après une discussion courte mais intense, elles admettent que les étudiants se sont, en règle générale, comportés très civilement et que les patientes s’accommodent plutôt bien de leur présence.

Quant au refuge, grâce à l’exemple d’autres cliniques déjà bien implantées, il roule sans anicroches sérieuses. Le principal problème est celui de la permanence, assurée la nuit par la concierge et le jour par les bénévoles secondées par plusieurs dames patronnesses. Le roulement est élevé et les absences, fréquentes, ce qui nuit à la qualité de l’accompagnement. Toutes trois savent pertinemment que la seule solution serait de rémunérer les deux femmes qui se partageraient les sept jours de la semaine. Françoise ajoute :

– Suzanne fait un travail formidable. Quant à Flavie, que dire sinon qu’elle est une aide de la meilleure qualité possible ? Si nous pouvions leur offrir un salaire…

– Nous manquons d’argent, explique Marie-Claire. Cet été, il faut réparer la fournaise et remplacer deux fenêtres, en plus de se procurer de nouveau draps, des bandages et des fournitures diverses… Quand le salaire de la concierge est payé, il n’y a plus de jeu. Il nous faut absolument de nouvelles entrées d’argent.

– Les chambres privées deviennent de plus en plus populaires, fait remarquer Léonie. C’est payant, non ?

– Pas assez. On ne peut pas compter non plus sur les tarifs théoriquement exigés à chacune des patientes. La plupart d’entre elles sont incapables de payer.

Déjà assez exploitée par les refuges plus anciens, la solution du bazar est écartée d’emblée. Il reste deux avenues : organiser une grande campagne de financement appuyée par un solide comité d’hommes d’affaires et tenter d’obtenir des subsides du gouvernement. Cette dernière idée est si inusitée que Léonie reste un bon moment à la retourner mentalement dans tous les sens pendant que Françoise affirme :

– Après tout, nous avons un droit de regard sur la manière dont sont dépensées nos taxes, n’est-ce pas ? Une telle requête pourrait aisément se justifier, et d’ailleurs, la pratique est courante dans d’autres pays. Mais il nous faudrait des appuis à la législature.

– Notre conseil d’administration est très bien constitué, fait valoir Marie-Claire en lançant un regard reconnaissant à Françoise. Toi, Vénérande, Euphrosine… Mais il nous faut absolument élargir notre base et mener une campagne pour recruter plus de membres associées. Ensuite seulement, fortes de ce soutien sans équivoque, nous pourrons chercher de nouveaux moyens de financement.

– L’autre fois, Flavie a eu une idée qui m’a semblé excellente, intervient Léonie avec animation, et qui pourrait fort bien agrémenter une campagne de recrutement. Elle a suggéré que la Société organise des conférences, à la manière de l’Institut canadien, mais réservées aux femmes et dans le seul but de diffuser la science médicale.

– Des conférences publiques ! s’exclame Françoise. Données par des accoucheuses ou des médecins sympathiques à notre cause !

– Le docteur Provandier serait ravi d’en être, ajoute Léonie avec un large sourire.

Contaminée par l’excitation de la vice-présidente, Marie-Claire lance à son tour :

– De telles conférences faciliteraient sans aucun doute le recrutement, en plus de donner une large visibilité à notre œuvre ! Léonie, ta fille ira loin !

Françoise glisse avec regret :

– Comme j’aimerais avoir son âge ! Je ne ferais pas les mêmes choix, c’est sûr ! À commencer par le mariage obligé…

Elle échange un regard avec Marie-Claire, et Léonie réalise qu’il existe entre elles cette parfaite complicité qui résulte d’une forte amitié. Un éclair de jalousie la traverse, qu’elle se reproche aussitôt. Contrairement à l’amour, l’amitié est un sentiment qui se multiplie à l’infini… Avec affection, Marie-Claire conseille à Françoise :

– Il ne sert à rien de s’apitoyer sur le passé. Il faut aller de l’avant. Tu me l’as dit assez souvent depuis que Richard…

Se tournant vers Léonie, Marie-Claire explique en tentant de contenir son propre désarroi :

– Tu n’es pas au courant… J’ai beaucoup de choses à te raconter, mais je peux déjà te dire que j’ai finalement compris que Richard n’est pas seulement absorbé par son travail, il l’est aussi par une maîtresse qui habite Saint-Hyacinthe.

– Voilà pourquoi, lance amèrement Françoise, il considère son foyer comme un hôtel de passage.

– Je ne m’en plains pas, précise Marie-Claire. Je suis soulagée de ne plus avoir de contacts avec cet homme dont la présence m’est devenue un fardeau.

Visiblement incapable de ravaler sa rancœur, Françoise ajoute encore :

– Nos maris agissent avec nous comme des êtres totalement insensibles et ils voudraient pourtant que nous les aimions toujours !

Malgré elle, Léonie ne peut s’empêcher de songer à Simon. Se comporte-t-il, lui aussi, comme un être égoïste qui refuse de considérer les sentiments de son épouse ? Son éloignement, dont la cause semble être les nouvelles responsabilités de Léonie, pourrait le laisser croire. Elle en fait part à son amie d’une voix hésitante :

– Simon aussi… Je ne te l’ai jamais dit, mais… Depuis que j’ai accepté le poste de sage-femme à la Société, il n’est plus le même.

Marie-Claire la regarde d’un air navré et répond avec précaution :

– Pourtant, il me semblait si différent… Tellement mieux que beaucoup d’autres.

Perdue dans ses pensées, Léonie garde le silence et Marie-Claire lui prend la main en proposant :

– Tu viens dîner, la semaine prochaine ? J’ai hâte de causer avec toi…

Léonie accepte avec gratitude. Françoise se racle la gorge :

– Il faut aussi régler la question du remplacement de Provandier. Nous voulions vous en parler, Léonie, avant de la soumettre au conseil. Vous savez qu’il prend sa retraite cet été.

– Il m’a proposé quelques-uns de ses confrères, précise Léonie. Mon choix penche vers…

Marie-Claire dit très vite :

– Nicolas Rousselle sollicite le poste.

– Rousselle ? répète Léonie avec égarement.

– Vénérande nous a transmis sa lettre de candidature.

D’un bond, Léonie saute sur ses pieds et s’éloigne de quelques pas. À la seule idée que Nicolas soit l’un des deux médecins attitrés de la Société, son sang bouillonne dans ses veines. Elle refuse farouchement d’avoir à discuter avec lui des traitements médicaux à faire subir aux patientes ou des décisions à prendre advenant une délivrance difficile ! Se tournant vers les deux femmes, elle ouvre la bouche pour protester, mais Françoise plaide :

– Comment pourrions-nous refuser, Léonie ? En toute honnêteté, Rousselle n’est-il pas le meilleur candidat possible pour nous ? Ses étudiants fréquentent la Société, son épouse est dame patronnesse et, en plus, il a une excellente réputation…

– Nous savons que tu n’aimes pas travailler avec lui, ajoute Marie-Claire. Le mieux que l’on puisse faire, c’est qu’il devienne l’associé de Sally tandis que Wittymore serait le tien.

– Mais ce n’est pas si simple ! se récrie Léonie avec flamme. Notre médecin associé n’est pas toujours disponible !

Le silence retombe et Léonie comprend que la question est déjà pratiquement réglée. Les arguments de ses interlocutrices sont indiscutables et elle ne peut pas leur en tenir rigueur, mais comme elle aurait préféré que les choses se déroulent autrement ! Avec un sourire contraint, elle balbutie :

– Il faudra bien qu’un jour j’affronte cet homme…

Ce soir-là, Léonie fait exprès de monter dans la chambre tout de suite après Simon. Quand elle entre, son mari, le torse nu, est assis sur le bord du lit, l’air absent. Elle se déshabille comme si elle était seule, puis elle marche ensuite, en chemise, jusqu’au pot de chambre. Lorsqu’elle se relève, elle fait lentement passer, mue par une impulsion, sa chemise par-dessus sa tête. Complètement nue, Léonie revient vers le lit et s’y allonge sur le côté sans dire un mot. Elle n’a jamais été prude mais, devant la froideur nouvelle de son mari, elle ne ressentait plus la même aisance qu’avant… Du moins, jusqu’à ce soir.

Tournée vers le dos de Simon, la tête appuyée sur son bras, elle le caresse du regard. Depuis cette après-dînée, la conversation avec les deux officières de la Société lui trotte dans la tête. Alors qu’elle se trouvait seule avec Françoise, Léonie l’a fait causer sur l’apparente insensibilité de certains maris. Selon elle, une bonne proportion d’époux considèrent leurs épouses comme des êtres indignes d’estime et de respect. Ce n’était pas surprenant : élevés comme les seigneurs de la création, habitués à voir les femmes comme des êtres inférieurs, ils les traitent tels des enfants imprévisibles et écervelés. Malheureusement, avait ajouté Françoise, plusieurs dames de la bonne société se comportaient réellement ainsi, s’agitant sans raison et incapables d’un jugement réfléchi.

La différence d’éducation, l’arrogance mâle, l’infériorité dans laquelle sont tenues les femmes et même le choix précipité d’un époux parce qu’il le faut bien, tout cela conduit à des unions sans âme où le mari se détache complètement de celle qui habite sous son toit. Mais, selon Françoise, le véritable scandale, c’est que la société elle-même précipite les femmes dans cette situation. Pour y remédier, il faut donner à ces dernières une entière liberté d’action. Le travail féminin au sein des sociétés charitables, qui prouve de manière éclatante que les femmes sont des êtres doués d’intelligence et de raison, est un premier pas dans cette direction.

Ruminant tout cela, Léonie s’était sentie progressivement soulagée d’un bon poids. Devant l’attitude de Simon depuis son engagement à la Société, elle n’avait pu se défaire d’un sentiment diffus mais tenace de culpabilité. Même si ses responsabilités accrues lui procuraient une grande satisfaction personnelle, elle ne pouvait s’empêcher de croire qu’elle allait peut-être trop loin, que l’harmonie familiale en souffrait et que Simon n’avait pas tout à fait tort de lui en vouloir. Mais ce soir, une question hante Léonie : pourquoi devrait-elle assumer seule la responsabilité d’un foyer chaleureux ?

– Je tue la chandelle ? demande Simon sans se retourner.

Léonie jette un coup d’œil à la lampe à godet posée sur une petite tablette, puis elle murmure une phrase de dénégation. Simon s’étend alors sur la courtepointe, vêtu de son seul caleçon, car il fait à l’étage une chaleur plutôt étouffante. Sans vergogne, elle le détaille du regard. Depuis des jours, elle est taraudée par l’envie de lui et elle refuse d’attendre que, de son côté, le besoin soit trop intense pour être repoussé davantage. Ce soir, elle le veut et elle le prendra.

Le dernier jour de mai, tout juste avant qu’elle ne quitte la maison pour sa journée à la Société, Flavie reçoit d’un jeune messager un court mot de Bastien qui lui demande si elle peut réserver le prochain dimanche après-midi pour lui. Elle gribouille hâtivement son consentement au bas de la feuille et la remet au garçon, qui repart au trot. Pendant les jours qui suivent, elle est incapable de contenir sa joie, se jetant sous n’importe quel prétexte au cou de son père, chantant à tue-tête et finissant la corvée du ménage de printemps en valsant avec le plumeau et la vadrouille.

Elle adresse ses supplications au Créateur pour que cesse la pluie chaude et obstinée qui tombe depuis des jours et, comme par miracle, le dimanche matin, le ciel d’un bleu très frais est magnifique. Pendant toute la matinée, elle se consacre avec Laurent et Cécile à la tâche devenue urgente du ménage du poulailler. L’angélus a sonné depuis longtemps lorsque, couverts de sueur, de brindilles et de poussière, les trois jeunes s’aspergent, tout habillés, à grands coups de seaux d’eau.

Flavie se change en un tournemain, revêtant le nouvel ensemble d’été, corsage et jupe, qu’elle a réussi à coudre pendant l’hiver malgré toutes ses occupations. Les cheveux dénoués et dégoulinants, elle doit encore rincer sa vieille robe et l’étendre au soleil. Elle se précipite ensuite dans la maison. Déjà attablée en compagnie de Simon, Léonie lui tend son assiette. Bien que son estomac soit noué par la nervosité, Flavie avale son léger repas, sous l’œil amusé de ses parents, en quelques bouchées.

Tous trois figent lorsque des coups légers retentissent à la porte d’entrée. Flavie se lève d’un bond, mais Simon lui fait signe qu’il s’en charge. Le cœur battant, les jambes molles, la jeune fille s’éloigne de la table tandis que lui parviennent les salutations que s’échangent les deux hommes. Enfin, Bastien apparaît dans le cadre de porte. Simon le pousse légèrement et il avance d’un pas hésitant, ses yeux rivés sur Flavie figée sur place, intimidée par la présence de ses parents et inquiète à l’idée que son ardeur se soit possiblement refroidie depuis la dernière fois.

Simon s’éclaircit la voix et grommelle :

– Ne vous gênez pas pour nous, les enfants. Embrassez-vous. Bastien s’approche de Flavie et pose des lèvres sèches sur sa joue. Il se tourne ensuite vers Léonie et s’incline légèrement.

– Bienvenue, Bastien, répond-elle plaisamment. Nous finissions tout juste de dîner.

– J’arrive peut-être trop tôt ?

– J’ai terminé, précise Flavie avec hâte.

– Ma grande, n’oublie pas de tresser tes cheveux. Flavie porte la main à sa chevelure en échangeant un sourire avec Bastien qui la contemple avec une délectation à peine voilée. Laurent et Cécile font à ce moment irruption dans la pièce. Après les présentations, Bastien prend place à table et Léonie s’informe sur ses études pendant que Cécile, malgré les cris de famine de son estomac, rassemble les cheveux de sa sœur en une tresse unique nouée par un joli ruban. Tandis que le reste de la famille achève de se restaurer, les deux jeunes gens vont s’installer l’un à côté de l’autre sur les chaises placées le long du mur. Le jeune homme ne peut s’empêcher d’examiner la vaste pièce avec curiosité et Flavie se demande avec anxiété s’il compare les lieux avec sa propre maison où, sans doute, les planchers sont lavés et bien cirés, le poêle brille de propreté et les vitres sont parfaitement claires… Le jeune homme lance soudain :

– Vous avez entendu la rumeur ?

– Au sujet du typhus ? s’enquiert Simon avec une légèreté feinte.

Cécile ironise à mi-voix :

– Il faudrait être sourd comme un pot pour l’ignorer…

– Si vous le voulez bien, monsieur Renaud, intervient Léonie, nous en causerons une autre fois.

Comprenant qu’un sujet de discussion aussi sombre ne tente personne, à part lui, Bastien acquiesce d’un air entendu. Simon s’informe des affaires d’Édouard Renaud. Avec une grimace expressive, Bastien lui répond que ses déboires financiers sont loin d’être terminés. Jetant un coup d’œil à Flavie, il lui confirme leur déménagement cet automne dans une beaucoup plus petite maison, rue Sainte-Monique. Poussant un soupir de regret, Simon grogne :

– Quel dommage, quand même… Nous étions tous fiers de votre père, le seul qui ait réussi, Dieu sait comment, à devenir presque aussi riche que les plus riches Anglais !

– Mon père est un Canadien pure laine, bien attaché aux traditions françaises. Mais c’est un original à sa façon et, très jeune, il s’est attiré la confiance de plusieurs de ces Écossais qui dirigeaient alors le commerce de la colonie. D’une certaine manière, il se sentait très proche d’eux. Il m’a souvent répété que si les Canadiens pouvaient s’approprier ne serait-ce qu’une parcelle de leur esprit d’entreprise, il y aurait parmi nous moins de charroyeurs d’eau et de scieurs de bois.

– Bien dit ! s’exclame Simon en donnant un coup de poing sur la table.

– Vu comme ça, tout semble facile, intervient Léonie, mais je suis persuadée que votre père a dû ramer très fort pour se faire accepter parmi ces gens comme l’un des leurs.

– Et pour développer les contacts essentiels pour la réussite dans le commerce international, ajoute Laurent. Ces Écossais et ces Anglais font partie d’une clique très jalouse de ses avantages.

– Une vraie caste, renchérit Simon. Jeune homme, vous transmettrez à votre père toute mon admiration.

Bastien le remercie d’un mouvement de tête et un silence contraint tombe. Inspirant profondément pour se donner du courage, Flavie demande d’une petite voix :

– Papa, il fait très beau… Est-ce que nous pouvons, tous les deux, aller faire une petite promenade ?

– Le jardin n’est pas assez grand à ton goût ? grommelle Simon.

Cécile glousse derrière sa main et Flavie lui jette un regard courroucé. Bastien intervient avec un gentil mensonge :

– J’ai demandé à Flavie de me faire visiter les environs. Mais si vous trouvez cela trop… précipité, je peux attendre.

– Je crois qu’on peut leur faire confiance, estime Léonie, n’est-ce pas, Simon ?

Soudain réjouie par un souvenir récent, Flavie lance, en regardant son cavalier :

– Bastien sait que les femmes du peuple sont capables de se défendre.

Tous deux pouffent de rire tandis que Simon ronchonne :

– Je suis d’accord pour quelques promenades, mais en général, je préfère les veillées ici, chez nous.

– Je suis prête, indique Flavie.

– Ton bonnet ?

– Je ne le trouve plus. Je l’ai cherché partout, je t’assure.

Simon ajoute qu’il souhaite voir revenir sa fille au plus tard lorsque Notre-Dame sonnera six heures du soir. Flavie tire Bastien avec impatience vers l’extérieur. Tous deux ont à peine mis le pied dans la rue qu’il glisse une main douce sous sa tresse, la posant sur sa nuque. Leurs pas s’accordent, leurs flancs se frôlent et une onde de chaleur envahit Flavie, qui constate instantanément que le jeune homme est sensible à ses charmes avec une intensité nouvelle.

Ainsi liés, tous deux marchent vers un boisé qui les isolera à la fois de la foule et de la navigation sur le canal qui coule paresseusement à proximité. Ils ont à peine pénétré dans le petit bois, suivant l’un derrière l’autre l’étroit sentier, que la jeune fille s’immobilise et fait un geste intimant le silence. Un éclat de rire lui est parvenu. Avec précaution, ils font quelques pas et découvrent au détour du sentier un couple à moitié dénudé. Retenant un rire nerveux, Flavie pivote et oblige Bastien à battre en retraite.

Tout juste avant d’émerger de l’ombre des arbres, il l’attire contre lui et l’étreint avec tant d’ardeur qu’elle en perd le souffle. Puis il passe une main dans ses cheveux et en retire un brin de paille, qu’il exhibe. Narquoise, elle lance :

– Tu ne devineras jamais ce que j’ai pu faire ce matin.

– Penser à moi ?

– Entre autres, oui.

Elle lui prend le bras et tous deux se remettent à marcher tandis qu’elle lui raconte avec moult détails le nettoyage du poulailler. Il s’exclame, incrédule :

– Tu es vraiment obligée de travailler ainsi ?

– Obligée ? Enfin… Qui d’autre le ferait ? C’est comme ça, c’est tout.

– La prochaine fois, je te remplacerai.

– Pff ! fait-elle avec une moue sceptique. Tu n’es vraiment pas habitué à ce genre d’ouvrage. Pour le sûr, Laurent te bat à plate couture au bras de fer.

Affectant d’être fâché, il se plante au milieu de la route en croisant les bras. Rieuse, elle l’oblige à reprendre sa marche et il avoue, l’air dépité :

– Tu as sans doute raison… Mais je me suis beaucoup amélioré dernièrement ! Un jour, j’ai réalisé que si je voulais être un médecin convaincant, il fallait que je sois pétant de santé ! Je me suis mis à la marche. Je suis capable de faire le tour de la montagne en moins de deux heures. Je fais aussi partie du Club des raquetteurs. Je te jure que j’en ai sué un coup, cet hiver…

Tous deux cheminent vers l’ouest, quittant le monde habité pour emprunter un sentier qui traverse un champ, puis s’enfonce dans une forêt où Flavie espère ne pas rencontrer âme qui vive. Ils s’arrêtent à proximité d’un énorme rocher couvert de mousse. Bastien s’y adosse et attire Flavie contre lui. Avec une expression gourmande qui la comble d’aise, il l’embrasse partout sur le visage tout en lui murmurant des mots tendres. Elle le sent à la fois avide et hésitant, un mélange qu’elle trouve très attendrissant. À son tour, elle pose ses lèvres sur ses joues, puis dans son cou, ce qu’il trouve agréable mais plutôt chatouillant. Elle voudrait bien qu’il pose sa bouche sur la sienne, mais il semble l’éviter, préférant parcourir de ses doigts légers la base de son cou et le début de sa gorge sans toutefois oser descendre davantage. Lorsque, de nouveau, sa bouche passe à proximité, elle fait un brusque mouvement pour retenir ses lèvres avec les siennes.

Il s’immobilise et Flavie savoure avec intensité ce contact si doux et si chargé de promesses mais, sans dire un mot, il met abruptement terme à cet enchantement en se redressant. Surprise, Flavie reste contre le jeune homme sans bouger mais, lorsque ses mains l’abandonnent, elle s’écarte, consciente du malaise profond qui s’est emparé de lui. Déconcertée et malheureuse, elle lève lentement son regard, croisant ses yeux agrandis par un sentiment qui ressemble… à de la panique ! Le fossé qui les sépare est trop large, songe-t-elle avec désespoir. Elle ne connaît presque rien de son monde et lui ignore tout du sien. Tant de grossièretés se disent entre personnes riches au sujet des gens « du commun » !

Comme s’il sentait que Flavie est envahie par une envie féroce de le planter là, il tend la main et agrippe la sienne, la serrant convulsivement. Il veut l’attirer de nouveau contre lui mais, par fierté, elle résiste stoïquement. Il supplie :

– Viens, Flavie, viens ici. Je vais t’expliquer. Viens, s’il te plaît.

Elle cède et il la presse contre son flanc, respirant l’odeur de ses cheveux, caressant son dos, puis il chuchote :

– Tu es belle et bonne, Flavie. Toutes les nuits, je pense à toi et si tu savais jusqu’où mon imagination m’emporte ! Mais lorsque je retombe dans le monde réel… Lorsque je t’ai près de moi… Malgré tout mon goût pour toi, je suis obligé de combattre une voix intérieure qui parle très fort dans mes oreilles. Depuis que je suis tout petit, j’entends dire qu’il faut respecter les demoiselles, qu’il est interdit de faire ceci et cela, et les péchés, et l’enfer… L’enfer qui commence avec un baiser sur la bouche.

Choquée, Flavie veut se dégager, mais il la retient.

– Tout le monde s’efforce de nous faire croire que les vraies femmes sont froides. Celles qui aiment les hommes, ce sont les femmes du peuple, les immorales, les impudiques… les femmes du peuple et les filles de joie.

– Les filles de joie ! s’écrie Flavie, indignée. Peut-être qu’elles aiment les hommes au début, mais je suis sûre qu’elles finissent par les haïr, après tout ce qu’ils leur font subir !

– Je voulais seulement te faire comprendre le lien étroit qu’il y a dans nos petites têtes de garçons idiots…

– Pour ça oui, grommelle Flavie avec mauvaise humeur, vous êtes de vrais idiots et vous ne comprenez rien à rien !

– Et qu’est-ce que je devrais comprendre ?

– D’abord, lâche-moi.

Il obtempère et Flavie recule de quelques pas, le considérant avec défi.

– Moi, depuis que je suis petite, j’ai vu tant de couples se courtiser… Pourquoi devrait-on se priver de se faire plaisir ? Pour gagner son ciel ? Il faut vraiment être innocent pour croire les curés. Par ici, personne ne se prive de cajoleries.

Laissant son regard se perdre dans les profondeurs de la forêt, elle balbutie ensuite avec tristesse :

– Si ça ne te plaît pas, comment je suis faite, je crois que je suis mieux de partir.

D’une seule foulée, il vient tout contre elle.

– Embrasse-moi, Flavie.

Elle le considère d’un air malicieux, puis elle dépose un chaste baiser sur sa joue. Malgré son impatience, il ne peut s’empêcher de sourire avec amusement. Elle presse ensuite ses lèvres dans son cou, les y fait courir, terminant par un mordillement. Saisissant sa tête entre ses mains, il se penche vers sa bouche. Après un moment, Flavie fait glisser doucement sa langue sur ses lèvres. Il grogne et laisse, d’abord maladroitement, sa langue se mêler à la sienne tandis qu’elle enfonce ses mains dans les boucles courtes de ses cheveux et qu’il fait tomber le nœud de sa tresse.

Bientôt, leur étreinte devient terriblement audacieuse et Flavie se laisse couler au plus profond de cette somptueuse intimité. Avec précaution, elle glisse une main à l’intérieur de sa chemise et la pose d’abord à plat, inquiète de sa réaction. Mais comme toute retenue semble avoir quitté son cavalier, elle suit les lignes de son torse comme si elle le sculptait, emmêlant ses doigts dans la fine toison. La joie que Flavie éprouve en sa compagnie dépasse tout ce qu’elle a pu ressentir jusqu’à présent et, interrompant le baiser, elle souffle avec émotion, la bouche contre la sienne :

– Je ne crois pas que Dieu soit l’auteur de toute chose mais… si je le croyais, je dirais qu’il t’a créé pour moi.

Il marmotte quelques mots inaudibles et elle dénude son épaule ronde et musclée, la caressant de ses lèvres, ravie de sa peau si douce. Elle fait sortir sa chemise de son pantalon et passe ses deux mains jusque dans son dos, s’appuyant sur lui de tout son long. Peu à peu, leurs caresses se font plus exigeantes. Il dégrafe son corsage et parcourt de ses mains son dos et ses épaules. Insensiblement, comme s’il n’osait pas encore vraiment tout en étant incapable de résister à son envie, il approche une main de son sein. Alanguie contre lui, soutenue par son bras gauche, Flavie jouit du plaisir suave provoqué par le lent effleurement circulaire de ses doigts qui en suivent la rondeur. Lorsqu’il couvre finalement son sein en le pressant fortement avec sa main entière, lorsqu’il frotte sa paume contre le mamelon tout en embrassant sa bouche comme s’il buvait à une source après des jours de soif, elle sent monter en elle une exigence dont la puissance l’effraie. Pantelante, elle se dégage et recule en rattachant son corsage avec des doigts qui tremblent. Déconcerté, penaud, Bastien reste les bras pendants.

– Je t’ai froissée ? Je ne voulais pas… Je croyais…

Elle secoue vivement la tête et s’adosse à ses côtés au rocher, lui prenant le bras et appuyant sa tête contre son épaule.

D’une voix éteinte, elle souffle :

– Je te veux trop. Ça me fait peur.

Comme s’il n’en croyait pas ses oreilles, il la regarde d’un air à la fois ébahi et réjoui.

– Quelle femme tu es ! À ce que je vois, j’ai encore des tonnes de choses à apprendre…

Ils restent silencieux un long moment, attentifs aux bruits de la forêt. Au loin, sur le canal, un marin lance un appel.

Flavie hésite :

– Tout à l’heure, quand j’ai dit que Dieu n’est pas l’auteur de toute chose… Je ne t’ai pas scandalisé ?

Après un moment, il répond :

– Plus je vieillis, plus j’apprends, et moins j’ai de certitudes. Tu comprends ?

Elle acquiesce gravement.

– Je ne suis quand même pas idiot à ce point. Je te regarde aller depuis quelque temps déjà et j’ai bien vu que tu n’étais pas plus délicate que pieuse.

Poussant un profond soupir, il s’enquiert :

– Tu veux qu’on parte ?

Flavie fait signe que oui et il penche la tête, chuchotant tout contre sa bouche :

– Je ne pourrai peut-être plus t’embrasser comme ça… Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je commence à y prendre sacrément goût. Est-ce que tu trouves que je suis de mieux en mieux induqué ?

– Prends encore une leçon, souffle-t-elle, la route sera longue…

Le retour occupe tout le reste de l’après-midi. Flavie prend le temps de faire explorer le voisinage à son cavalier, qui profite de la moindre occasion pour l’enlacer. Quand ils arrivent enfin à proximité de la maison, alors que l’église a sonné six heures depuis de longues minutes, Bastien se frappe le front et tire de la poche de son pantalon un petit paquet chiffonné qu’il remet à Flavie avec un sourire d’excuse.

– J’allais oublier…

Elle reconnaît son bonnet et se rappelle tout à coup qu’elle l’avait abandonné, lors de sa visite chez lui, sur le banc du kiosque de son jardin. Avec l’air d’un garçon content de son mauvais coup, il précise en faisant un clin d’œil :

– C’est ma mère qui l’a trouvé.

Flavie porte sa main à sa bouche et il rit de bon cœur de son expression navrée.

– Elle m’a passé un de ces savons ! Elle a cru que je profitais de ses absences pour recevoir des jeunes filles en cachette. Je lui ai avoué que ça m’était déjà arrivé, à douze ans… Je faisais entrer ma petite voisine par un trou dans la haie.

Flavie balbutie :

– Alors elle sait… pour moi ?

Bastien acquiesce. Émue par cette nouvelle preuve de son attachement, elle prend sa main et, après avoir longuement mêlé son regard au sien, elle demande avec hésitation :

– Et ta mère… Ça ne la dérange pas que tu sois mon cavalier ?

Il hausse les épaules comme si cela n’avait aucune importance. Elle lui demande s’il pourra venir souvent cet été et il se rembrunit.

– À cause des pauvres Irlandais malades de la fièvre des navires, ma mère veut quitter la ville très tôt cette année. Et elle est déterminée à m’emmener.

Flavie articule courageusement :

– L’air de la campagne sera bien meilleur que celui de la ville…

– Mais je ne crains rien ! s’écrie-t-il, désignant d’un geste large les beaux quartiers, plus haut sur les premiers contreforts de la montagne. Tandis que toi… Tu ne passeras pas tout l’été ici, n’est-ce pas ?

Elle le met au courant de l’horaire de Léonie et de leur départ pour Longueuil au début du mois d’août. L’air soucieux, il répète :

– En août seulement…

– Je dois te laisser. Pour ton examen…

Il s’informe anxieusement :

– Tu viendras, n’est-ce pas ? Je tiens beaucoup à te présenter à mes parents.

– Avec Marguerite, peut-être…

Elle n’ose pas lui confier à quel point cette perspective la met mal à l’aise. Il s’approche, l’embrasse doucement sur la joue et murmure à son oreille :

– Je t’aime, Flavie. Prends soin de toi.

Elle le couvre d’un regard émerveillé, rempli de toute la tendresse qu’elle ressent pour lui. Ouvrant les bras, elle lance :

– Mais comment veux-tu que je te quitte après une telle déclaration ?

Cette fois-ci, son clin d’œil est nettement grivois, puis il tourne les talons et s’éloigne en courant.