CHAPITRE XVIII

Pendant les semaines qui suivent, le rythme de travail à la Société compatissante augmente considérablement. L’une après l’autre, quatre femmes sont admises et Sally Easton accompagne dans une délivrance aisée Rose, la fille publique, en compagnie de Bastien Renaud et de deux de ses confrères, Jules Turcot et Isidore Dugué. La pauvre femme ne jette pas même un coup d’œil sur son fils qui est envoyé chez les sœurs grises.

Quelques jours avant Noël, Anne, la jeune domestique, commence à son tour à ressentir ses douleurs et Flavie, qui est sur place pour son jour de garde, envoie quérir Léonie. Elle sait qu’à cause de la neige épaisse et de la bise mordante il faudra à sa mère une bonne heure pour marcher jusqu’ici. Comme à l’accoutumée, elle installe les affaires de la jeune femme dans l’alcôve du fond de la pièce et prépare le lit, puis elle la fait marcher, précédée par son ventre impressionnant, à travers la pièce. Les autres patientes l’encouragent en accompagnant la promenade et en bavardant de tout et de rien. Soudain, l’une d’entre elles, une ouvrière usée par le travail mais vive d’esprit et de parlure, remarque :

– Dis donc, Anne, qu’est-ce que tu portes à ton cou ?

La jeune femme sort de sous son corsage un petit sachet en tissu, qu’elle porte suspendu au cou par un ruban, et le retire prestement pour aller le presser un moment sur son ventre.

– C’est un sachet que ma maîtresse m’a donné à sa dernière visite. Il l’a protégée lors de ses délivrances. Il lui vient de sa grand-mère qui y a cousu des talismans.

Après une contraction pendant laquelle elle s’appuie lourdement sur le bras de Flavie, elle ajoute avec orgueil :

– Madame m’a permis de vous le prêter quand ce sera votre tour.

Les femmes examinent la petite pochette en s’exclamant, puis, seule en compagnie de Flavie, Anne reprend sa marche, serrant le sachet entre ses doigts. Anne l’a fait parler au sujet de sa future carrière et Flavie en a profité pour lui expliquer, du mieux qu’elle le pouvait, tous les changements physiques entraînés par une grossesse. Elle a tracé sur son ventre nu la position des deux fœtus et lui a décrit le phénomène des contractions et de l’expulsion. Prodigieusement intéressée, Anne buvait ses paroles et, pour la première fois, Flavie a connu le plaisir exaltant de transmettre son savoir.

Elles marchent en silence et Flavie constate qu’Anne a des contractions déjà intenses qui l’obligent à s’arrêter et à poser ses deux bras contre le mur, en soufflant. C’est ainsi que Léonie les trouve à son arrivée. Elle leur fait immédiatement signe de venir dans l’alcôve. Léonie fait asseoir la jeune patiente sur une chaise droite et l’examine consciencieusement. Anne demande, en lançant un regard de détresse à Flavie :

– Je vais bien, vous croyez ?

Flavie attend que sa mère la rassure, mais le silence se prolonge et, comprenant que Léonie ne veut pas s’immiscer dans le lien de confiance qui s’est tissé entre elles deux, elle répond finalement :

– S’il y a une complication, je vais vous tenir au courant, soyez sans crainte. Pour l’instant, je ne constate rien d’anormal. Comme nous en avons parlé l’autre fois, les bébés sont bien placés et ils ne sont pas trop gros. Et puis, vous êtes forte.

– Je me suis reposée, murmure-t-elle. Je n’avais jamais passé autant de temps dans un lit. J’ai pu penser à tout ce qui m’arrive…

Elle laisse passer une contraction, puis elle glisse comme une plainte douce :

– Je ne sais pas trop de quel bord me revirer…

Souriant rêveusement, Anne murmure comme si elles étaient seules toutes les deux :

– M. Alex me plaisait tant… Je ne voulais pas, je connaissais les dangers, et puis, à la chapelle où je vais de temps en temps, un jour, je me suis confessée de ce goût, et le curé m’a bien rappelé que M. Alex ne marierait jamais une servante… Sa famille avait des beaux projets pour lui, une demoiselle de leurs amis. Le curé m’a posé plein de questions sur la nature de mes pensées, et pour tout vous dire, mademoiselle Flavie…

Anne s’interrompt, n’osant pas poursuivre, mais Flavie comprend instantanément ce à quoi elle fait allusion. Souvent, par leurs questions trop précises, les curés renseignent leurs paroissiennes sur des pratiques dont elles ignoraient l’existence !

– Après l’absolution, il m’a dit de puiser dans la prière la force de résister et il m’a demandé de revenir le voir un mois plus tard. Mais je n’y suis pas retournée…

Répondant à une objection qu’elle croit sentir venir, elle ajoute précipitamment :

– J’aurais dû ne pas franchir la ligne, n’est-ce pas ? Celle qui met les filles honnêtes en danger… Mais j’en avais tant le goût…

Elle rougit et Flavie lui chuchote :

– La vie nous offre si peu de moments de plaisir…

Elle imagine ce qui serait arrivé si elle était allée rejoindre Vital une deuxième fois. Aurait-elle pu se retenir d’aller jusqu’au bout de cette étreinte ?

– M. Alex a proposé de me marier, ajoute Anne. Sur le coup, il était sincère, mais je sais que, dans le fond, il en aurait été fâché. C’est si important, pour un homme de son rang, d’avoir une femme bien de son monde.

Flavie grommelle :

– Tout ce remue-ménage parce qu’il faut qu’on soit mariée pour avoir des enfants…

Comme la vie serait simple si les filles pouvaient aimer qui bon leur semble, puis mettre leur enfant au monde entourées de leur famille qui prendrait soin d’elles ! Ébranlée par cette perspective surprenante, Flavie interpelle sa mère :

– Tu le sais, toi, pourquoi c’est si important qu’une fille soit mariée ?

Léonie baisse la chemise sur le ventre d’Anne, puis elle se redresse et s’assoit sur le lit. Regardant alternativement les deux jeunes femmes, elle répond :

– Il y a tellement longtemps qu’on se marie qu’on ne peut pas imaginer autre chose…

Flavie réplique avec une agitation soudaine :

– Je n’avais jamais réfléchi de cette manière, mais… tout à coup, ça me frappe… Pourquoi est-ce si honteux qu’une femme ait un enfant sans être mariée ?

– La honte, ça vient de la religion catholique, précise Léonie d’un ton contenu.

Un silence chargé de sous-entendus s’installe entre Flavie et sa mère, pendant qu’Anne respire de façon saccadée sous l’effet d’une douleur. Flavie a la tête remplie d’objections et elle est sur le point de répliquer quand Léonie reprend :

– Quant au mariage… Ton père prétend que, depuis des milliers d’années, la propriété se transmet de père en fils et que le mariage a été inventé dès que les hommes ont voulu être sûrs que leurs fils étaient bien de leur sang.

Elle conclut avec une grimace comique :

– Bien sûr, un homme ne peut jamais être totalement assuré que l’enfant est de lui, à moins de mettre sa femme en prison… Comme l’une de ces belles prisons dorées des beaux quartiers…

Frappée par ce lien entre maison et prison, Flavie obéit néanmoins à sa mère qui lui fait signe de reprendre tranquillement sa marche avec Anne. Toutes deux vont et viennent un moment jusqu’à ce que Flavie s’aperçoive que de grosses larmes débordent des yeux de la jeune fille. Elle s’inquiète :

– Vous avez très mal ?

La jeune femme secoue la tête et s’essuie les joues avec ses manches. Flavie l’entraîne dans un coin de la pièce, à l’abri des oreilles indiscrètes. Tête baissée, Anne balbutie :

– Que ce soit M. Alex, le père de mes petits, ce n’est pas prouvable. C’est pour ça que… j’ai renoncé si vite à l’idée de le marier.

Flavie, qui tente de cacher son ébahissement, demande d’une voix altérée :

– Vous avez eu un autre… ?

– M. Alex a tellement insisté… Et je voulais lui faire plaisir. M. Alex a un ami, vous savez, l’étudiant en médecine qui était là l’autre soir ?

Soudain, Flavie n’a plus du tout envie d’entendre la suite.

– M. Bastien me trouvait, lui aussi, bien de son goût et il disait à M. Alex à quel point il était chanceux. Alors il m’a demandé de…

– Qui ? dit soudain Flavie. M. Renaud vous a demandé ?

– Non, Alex, répond Anne. Il disait que je serais l’initiatrice de son ami…

Flavie fait une grimace et la jeune femme ajoute avec flamme :

– Ce n’est pas ce que vous croyez ! Alex a tellement bon cœur…

Ses yeux se remplissent d’eau et elle détourne la tête en soufflant d’une voix enrouée :

– Pour le sûr, mademoiselle Flavie, j’aurais été capable de manger cet homme-là…

Songeant à son propre appétit pour l’étreinte d’un homme, Flavie s’amuse intérieurement de la justesse de l’expression. Poussant un profond soupir qui se termine par un tremblement de tout son corps, Anne reprend :

– M. Bastien aussi, il était gentil, il me faisait des cadeaux… Un dimanche, pendant que mes patrons étaient sortis, tous les deux m’ont emmenée en promenade, nous avons mangé au restaurant et Alex m’a acheté des parfums au drugstore. Mais je n’ai jamais pu m’en servir, madame aurait eu des soupçons.

Le visage illuminé par ce souvenir heureux, Anne reste silencieuse un moment, puis elle regarde Flavie avec un doux sourire :

– Ça me soulage le cœur de vous parler. Je n’aurais jamais pu m’en ouvrir à mon confesseur. On est à jamais perdu si on cache un seul péché au confessionnal, vous le savez, mademoiselle Flavie ?

Froidement, Flavie bougonne :

– Pour le sûr, c’est ce qu’on nous serine lors des instructions religieuses.

Anne poursuit, vibrante d’une indignation soudaine :

– Mais comment je pourrais lui dire que j’ai reçu M. Bastien deux fois dans ma chambre ?

Après un silence pendant lequel Flavie s’empêche farouchement d’imaginer la scène, la bouche d’Anne s’étire en un fin sourire et elle ajoute, le regard perdu dans le vague :

– Il était maladroit, c’était touchant… Il savait quoi faire pour ne pas me créer de l’embarras, mais la deuxième fois… Comme Alex, quelquefois…

Vaincue par une contraction, elle se tait et toutes deux prennent conscience que des voix masculines résonnent au rez-de-chaussée. Émue par les confidences de la jeune femme, Flavie s’abandonne à son impulsion de la prendre dans ses bras et de l’étreindre avec vigueur. Puis elle murmure d’une voix faible :

– Les étudiants viennent d’arriver. Ils voudront vous examiner…

Anne demande avec anxiété :

– M. Bastien n’est pas parmi eux ?

– Non, pour le sûr, comme vous l’avez demandé. Chacun des trois va faire un examen vaginal, un seul, ainsi que diverses auscultations. Ils seront également présents pour la délivrance, mais ils ne pourront pas vous toucher.

Acquiesçant courageusement, Anne marche lentement vers l’alcôve. Flavie réalise avec un choc que Louis est en bas, à proximité. Elle n’a pas assisté au cours du mois de décembre avec les étudiants de l’École de médecine et, depuis leur première promenade, Louis n’est pas encore revenu veiller. Elle n’est pas fâchée de le revoir, mais, en même temps, sa position de soignante ne lui permet aucune familiarité. Elle espère qu’il comprendra qu’aujourd’hui son unique souci est de se consacrer totalement à sa patiente.

Paul-Émile Normandeau, sec comme un manche à balai et dont le crâne effleure le plafond, et Étienne L’Heureux, qui prend visiblement soin de sa personne, ses rares cheveux parfaitement placés, grimpent à l’étage les premiers et les saluent courtoisement. Flavie les gratifie d’un sourire et d’un signe de tête, puis elle s’éloigne pour laisser toute la place à Léonie.

Gravissant l’escalier quatre à quatre, Louis fait irruption à son tour. Il coule vers elle un regard insistant, mais elle ne lui fait pas davantage de façon qu’aux autres, se drapant derrière une froide réserve. Après s’être lavé les mains au savon fort dans la petite bassine, les jeunes hommes procèdent l’un après l’autre à leurs examens. Louis, le plus brave, s’y risque le premier, néanmoins aussi embarrassé que ses camarades par le toucher vaginal qu’il effectue sous la chemise, les yeux fermés.

Étendue sur le lit, les jambes relevées et le dos soutenu par des coussins, Anne a posé son bras sur ses yeux. Pendant qu’Étienne s’exécute à son tour, Louis vient se placer non loin de Flavie et cherche à croiser son regard. Un peu fâchée, elle secoue légèrement la tête en lui faisant les gros yeux. Il prend un air exagérément surpris, puis lui décoche un clin d’œil et, enfin, il reporte son attention sur l’examen que conduisent ses confrères, apparemment résolu à respecter sa décision.

Après une discussion au chevet d’Anne pendant laquelle Léonie donne quelques enseignements aux futurs médecins, les jeunes hommes sont invités à redescendre en attendant la poussée. Léonie précède Paul-Émile et Étienne qui devisent à voix basse avec animation, mais Louis s’attarde un moment dans l’alcôve et glisse à l’oreille de Flavie :

– Que vous prenez votre rôle au sérieux, mademoiselle !

Lui faisant face, Flavie riposte avec intensité, consciente du regard d’Anne sur eux :

– Nous ne sommes pas en promenade. Je travaille.

Il fait une moue moqueuse et, d’un geste vif, lui flatte la joue du revers de la main. Furieuse, Flavie s’éloigne brusquement de lui et va s’asseoir au chevet de sa patiente. Après un moment, Louis en prend son parti et s’éloigne. Contrariée, Flavie songe qu’elle devra avoir une sérieuse conversation avec lui, à sa prochaine visite.

L’examen a confirmé que la dilatation progresse sans encombre et, pendant l’heure qui suit, Anne reste assise sur une chaise, se plaignant de douleurs de plus en plus vives qui lui font monter des larmes aux yeux. Mais elle est rapidement soulagée : Léonie fait venir les trois étudiants et, soutenue par Flavie, la jeune femme s’accroupit. La poussée est relativement rapide et les deux fils d’Anne, bien formés mais plutôt petits, naissent coup sur coup. Flavie glisse une chaise sous la jeune accouchée et met une couverture sur ses épaules, puis elle s’agenouille à ses pieds pour attendre l’expulsion de l’arrière-faix. À quelque distance derrière elles, les trois étudiants chuchotent entre eux.

Visiblement tourmentée par la proximité de ses petits qu’elle refuse néanmoins farouchement de regarder, Anne croise avec force les bras contre sa poitrine et ferme les yeux. De son côté, travaillant avec obstination, Léonie nettoie et lange les deux nourrissons dès qu’ils sont séparés de l’arrière-faix. Les paupières scellées, ils respirent avec peine et, loin de la chaleur de leur mère et de son lait, ils sont voués à une mort certaine.

En prenant la charge d’une maternité, Léonie n’avait pas prévu cette souffrance qui monte en elle chaque fois que, au lieu de mettre le bébé dans les bras de sa mère, elle l’emmaillote en vue du court mais périlleux voyage qui le conduit d’abord chez les sœurs grises, puis en nourrice. Toute à son excitation, elle n’avait pas pris conscience de cette énorme différence entre les femmes qu’elle accouche dans leur maison et celles qui viennent ici. À chaque fois, son réflexe de protection envers l’enfant devient une véritable torture et, pendant des heures, Léonie est habitée par une lourde tristesse. Elle ne s’en est pas encore confiée à Simon. Elle a trop peur qu’il se détourne avec un haussement d’épaules, sans lui ouvrir ses bras…

Léonie fait signe aux étudiants de descendre à sa suite. Impressionnés par ce qu’ils ont vu et surtout par la souffrance morale muette mais évidente de la jeune mère, tous trois obéissent sans un mot. Flavie reste pour installer Anne le plus confortablement possible et pour surveiller la venue éventuelle d’une hémorragie. Puis elle quitte enfin la pièce, soudain pressée de prendre une longue bouffée d’air frais et de se détendre après toutes ces heures pendant lesquelles son attention a été entièrement tournée vers la femme en couches.

Après avoir discuté un bon moment avec Léonie, les jeunes hommes sont en train de se rhabiller pour rentrer chez eux. Voyant Flavie descendre les escaliers, Louis souffle à ses futurs collègues :

– Ne m’attendez pas, je vais partir de mon côté.

Il les pousse littéralement dehors et referme la porte. Puisque l’heure du souper est passée depuis longtemps, Léonie est sans doute à la cuisine en train de préparer une collation. Flavie fait un arrêt sur la dernière marche et Louis s’avance vers elle, lui tendant la main. Elle garde obstinément ses mains croisées derrière son dos et pose sur lui un regard fatigué, réalisant que sa présence, aujourd’hui, lui a causé un souci supplémentaire. Elle prononce fermement, détachant clairement chacune des syllabes :

– Comprenez-moi bien, monsieur Louis. Quand je suis occupée par mes patientes, je ne suis pas d’humeur à badiner. Je tiens à ce que vous respectiez une distance convenable entre nous.

Sifflant doucement entre ses dents, il fait une mine contrite et réplique avec un large sourire :

– Je n’y peux rien, c’est plus fort que moi… Ta seule présence me donne des ailes.

– Un chirurgien en train d’opérer qui serait distrait par une femme, même par la seule pensée d’une femme, serait un homme qui ne mérite aucune confiance, n’est-ce pas ?

Louis acquiesce de mauvaise grâce, puis il lui tend de nouveau la main et Flavie y place enfin la sienne. Il l’aide à franchir la dernière marche et elle résiste à l’impulsion de s’appuyer contre lui comme on s’abandonne au repos après une longue journée d’ouvrage… Les pas de Léonie résonnent dans l’escalier qui monte du sous-sol et Flavie retire sa main. Tous deux regardent Léonie qui apparaît, portant un plateau qui contient deux écuelles fumantes. Louis lui propose à toute vitesse :

– Me laisserez-vous aller vous reconduire ? Il se fait tard et les rues ne sont pas très sûres…

– Votre offre est bien aimable, répond Léonie en allant déposer le plateau sur la petite table du salon, mais nous n’avons pas encore terminé notre travail. Vous feriez mieux de rentrer chez vous.

– Vous êtes sûre ? Je peux attendre…

– Nous connaissons parfaitement le chemin. Et puis, après une délivrance, nous ne sommes pas de très bonne compagnie. Un passant croirait apercevoir deux fantômes ambulants…

– À votre guise. Bon appétit, mesdames.

– Il nous fera plaisir, monsieur Cibert, de vous recevoir chez nous quand vous le jugerez bon.

Un instant déconcerté, il reprend son aplomb et répond :

– Je viendrai vous souhaiter la bonne année.

Léonie se retourne et il fait un clin d’œil à Flavie. Radoucie, elle lui offre un large sourire d’encouragement.

Au tout début du mois de janvier 1847, Léonie reçoit la visite de quatre dames du quartier reconnues pour être parmi les plus pieuses du voisinage. Non seulement font-elles partie du cercle de couture voué à l’entretien de la lingerie d’église pour la paroisse, mais deux d’entre elles sont membres fondateurs d’une nouvelle association charitable, l’association des Dames de la Sainte-Enfance. Chaque membre verse une cotisation annuelle de quinze livres, argent qui sert à l’acquisition d’étoffes qui sont ensuite transformées en vêtements destinés aux enfants pauvres, pour les mettre en état de fréquenter l’école.

Mal à l’aise devant l’air grave et empesé de ses visiteuses, Léonie les fait entrer dans la cuisine. Adressant un sourire à la longue et sèche Marie-Thérèse Jorand, l’épouse d’un des plus riches entrepreneurs du quartier également marguillier de la paroisse, elle l’interpelle gentiment :

– Votre cadette doit être grande maintenant !

Léonie a accompagné la dernière délivrance de Marie-Thérèse, six ans plus tôt. Elle ne connaît les trois autres dames que pour les avoir croisées à l’église, à l’épicerie ou au marché. Veuve, Charlotte Duquest a pris la responsabilité, avec deux de ses fils, du commerce en gros de son mari. La jeune Judith Duplessy est la fière épouse d’un comptable qui travaille pour les messieurs de Saint-Sulpice tandis que Geneviève Raimond, déjà arrière-grand-mère, habite sur la terre que son petit-fils et sa femme exploitent aujourd’hui.

Léonie lance avec une certaine provocation :

– Comment trouvez-vous ma nouvelle enseigne ? Je l’ai voulu assez grosse, parce que c’est une excellente publicité pour l’école. Après tout, la rue Saint-Joseph est l’une des plus importantes artères du faubourg !

– Vous auriez pu être plus discrète ! réplique Charlotte Duquest avec reproche. Il n’est pas nécessaire que tous les passants sachent… à quelles activités vous vous livrez !

– Chère Charlotte, on croirait que vous confondez mon école avec une maison déréglée…

L’interpellée rougit et Mme Jorand vient à son secours :

– La décence exige que ces choses restent privées. Dans une école comme la vôtre, vous allez utiliser des mots qui ne devraient jamais être prononcés à voix haute !

L’aïeule Raimond, qui sent légèrement l’ail, se penche vers Léonie et affirme d’une voix chevrotante :

– Pendant nos réunions, on a jasé de votre école.

– Nous sommes inquiètes, poursuit Judith Duplessy. On ne tient pas à exposer les filles du faubourg à une telle…

À court de mots, elle bredouille, et Léonie exige :

– Une telle quoi ? Arrêtez de tourner autour du pot et dites-moi le fond de votre pensée.

– Certains messieurs de Saint-Sulpice sont inquiets, répond Marie-Thérèse en la regardant franchement. On entend des choses se dire… Que vous allez exposer vos élèves à des réalités troublantes qui vont leur faire perdre leur innocence et qui risquent de les pervertir.

– À mon avis, réplique suavement Léonie, je ferai bien moins pire que les curés au confessionnal…

Sans se démonter malgré les gloussements de la vieille Raimond, Mme Jorand poursuit :

– On dit aussi que vous êtes incroyante et que, pendant vos cours, vous allez tenter de détourner vos élèves de la foi chrétienne et qu’elles vont y perdre leur salut.

– Ce n’est quand même pas notre curé qui répand ces ragots ? s’étonne Léonie, soudain très inquiète.

– Pas lui directement, mais des vicaires et des professeurs du séminaire.

– Mesdames, vous me connaissez depuis longtemps. Vous me croyez capable de telles grossièretés ?

Embarrassées, les femmes baissent le nez, sauf Marie-Thérèse qui insinue :

– Nous connaissons aussi votre mari. Sans vouloir remettre en question sa qualité d’instituteur, nous savons toutes qu’il est anticlérical et que…

– La question n’est pas là, l’interrompt Léonie. Il ne s’agit pas de mon mari, mais de moi. Dans mon école, je vais simplement enseigner à mes élèves comment aider de leur mieux les femmes à accoucher. Ni plus ni moins. Il n’y aura pas de cours de religion ni d’antireligion.

– Justement, s’exclame Charlotte Duquest, voilà où le bât blesse ! Toutes les écoles doivent mettre l’enseignement religieux à leur programme ! Surtout la vôtre, où les élèves seront exposées à des notions qui pourraient salir leurs âmes !

– Forcément, vous allez montrer des images indécentes ! renchérit la jeune Judith Duplessy. Il ne sied pas que des jeunes filles soient ainsi initiées !

– Vous préférez, madame, être accouchée par une femme ignorante ? Ou peut-être par un de ces jeunes médecins ? Votre pudeur n’est-elle pas heurtée à côtoyer un homme pendant un moment qui expose tant une femme ?

Les visiteuses s’échangent des regards contraints. Léonie profite de son avantage :

– Vous devriez être soulagées, il me semble, que j’aie le projet de former des jeunes femmes au métier. Quel embarras devez-vous ressentir lorsque vous êtes obligées de faire appel à un médecin parce que les sages-femmes manquent de science !

Avec indignation, Geneviève Raimond lance :

– Pour le sûr, dans mon temps, je ne me serais jamais laissé approcher par un homme !

– Vous, madame Duplessy, n’avez-vous pas été accouchée par le médecin Nicolas Rousselle ?

Rougissant comme si elle avait été prise en faute, la jeune femme baisse la tête et Léonie conclut avec force, se penchant vers ses interlocutrices :

– Vous comprenez pourquoi je tiens à former des accoucheuses instruites ? Sinon, dans dix ans, il n’y en aura plus et les femmes seront entièrement livrées au bon vouloir des médecins !

Marie-Thérèse Jorand et Judith Duplessy échangent un regard stupéfait, tandis que Charlotte Duquest fixe Léonie d’un air égaré. Cette dernière déchiffre sur leur visage ce mélange d’aversion et d’attirance qu’elle a déjà décelé chez d’autres femmes lorsqu’elle évoquait la présence d’un médecin à leurs couches, sentiments qui découlent d’une fascination bien légitime, mais trop contrariée, pour l’autre sexe… Le rapport si guindé qui est en train de s’établir entre les femmes et les hommes de la haute société suscite chez ces dames, Léonie l’a bien remarqué, une grande soif de présence masculine.

Se levant, Léonie oblige les quatre femmes désemparées à faire de même et elle leur lance gaiement :

– Me ferez-vous le plaisir de visiter mon école ? Suivez-moi, je vous prie.

Tandis que Léonie précède ses visiteuses vers la salle de classe, elle réalise brusquement que, pour neutraliser les ragots, il lui faut ouvrir l’école au plus grand nombre de gens possible et elle décide sur-le-champ d’organiser une ouverture publique. Exaltée par cette idée, Léonie explique joyeusement aux dames tous les changements dans la pièce qui a pris une tout autre allure depuis que Simon a déménagé les pupitres, ses livres et les cartes géographiques qui ornaient les murs. Il a cependant laissé son vieux bureau de maître et les bibliothèques chambranlantes. Léonie a trouvé, d’occasion, trois grandes tables pouvant accueillir, en tout, une douzaine de personnes.

Léonie conduit ses visiteuses jusqu’aux planches d’anatomie accrochées au mur, leur décrivant les organes de la génération qu’elles représentent. Elle leur montre ensuite les planches détaillées, regroupées dans un livre épais, qui serviront pour l’enseignement. Elle leur explique le déroulement de l’année scolaire : cours les lundis et jeudis après-midi, vacances du milieu de juillet à la fin d’août, et enfin remise des diplômes en décembre. Pendant la première session, les étudiantes assisteront à un certain nombre d’accouchements à la Société compatissante, et pendant la deuxième, elles prendront des patientes en charge sous la supervision des sages-femmes.

– Vous connaissez la jeune Marie-Barbe Castagnette ? Elle s’est inscrite la première.

La jeune fille de dix-neuf ans habite à quelques coins de rues de la maison avec ses parents et plusieurs frères et sœurs. Sa mère, une guérisseuse sollicitée par tout le voisinage, fait pousser dans son jardin des herbes médicinales, en plus de partir à l’aventure, chaque été, pour récolter des plantes sauvages qu’elle suspend à profusion dans sa petite maison. Le père, un artisan sellier, est un homme peu travaillant, mais simple et bon. Marie-Barbe sait relativement bien lire, mais elle écrit avec difficulté. Léonie l’a bien prévenue qu’il y aura quelques travaux écrits à remettre et que cette carence compliquera son apprentissage, et elle lui a demandé de s’exercer avant le début du cours.

Léonie ajoute avec fierté :

– Le docteur Marcel Provandier, qui souhaite mettre fin à sa carrière active, a accepté avec empressement de venir donner des cours magistraux, deux fois par mois, sur les principes de base de la médecine.

Impressionnée mais bien résolue à le cacher, Judith Duplessy demande négligemment :

– Vous avez beaucoup d’inscriptions ?

– Quatre autres, si j’exclus ma fille Flavie, répond Léonie en se rengorgeant.

Deux sages-femmes et trois jeunes filles ont pris le risque de s’embarquer dans cette aventure. Dorothée Montferant, une veuve d’une soixantaine d’années, pratique dans le faubourg Saint-Laurent. Elle est appréciée, mais très familière et portée sur la bouteille. Magdeleine Parrant, du village de Saint-Henri-des-Tanneries, est plus jeune d’une dizaine d’années. Léonie l’a déjà secondée pour un accouchement et elle a été séduite par ses gestes simples et efficaces et par sa désinvolture rassurante pour ses clientes.

Catherine Ayotte a vingt-deux ans et son père, un veuf, l’a accompagnée lors de sa visite chez Léonie. Grossiste en bois bien connu, il possède une belle maison en ville et il s’est montré réellement intéressé par le choix de sa fille et par les exigences que cela comportait. Léonie n’avait pu s’empêcher de lui faire remarquer que, si tous les pères étaient comme lui, on ne rencontrerait plus de ces jeunes filles pâlies par l’ennui profond auquel la société les condamne !

Léonie conclut avec orgueil :

– La nièce du docteur Rousselle, Marguerite Bourbonnière, est ma cinquième élève.

Les femmes restent plantées en plein milieu de la pièce, complètement déconfites devant la tournure des événements. Léonie les reconduit gentiment vers leurs manteaux en leur demandant de passer le mot : l’École de sages-femmes de Montréal accueillera les visiteurs le 24 janvier prochain, date officielle d’ouverture, entre deux heures et cinq heures de l’après-midi.