CHAPITRE XXXIII

Pendant les premières semaines du printemps 1849, la ville entière retient son souffle parce que la loi sur l’indemnisation pour les victimes des Rébellions attend toujours d’être paraphée par lord Elgin. Mais en cet après-midi du 25 avril, lorsque Flavie, sa journée à la Société compatissante terminée, traverse la place d’Youville, elle constate qu’une agitation inusitée règne près du Parlement. Plusieurs dizaines de curieux se sont amassés devant la porte de l’édifice et, en les écoutant palabrer en anglais entre eux, Flavie comprend que le gouverneur Elgin, après avoir quitté la ville tout à l’heure en direction de sa résidence de Monklands, sur la montagne, est subitement revenu au Parlement. Sa garde personnelle était plus nombreuse qu’à l’accoutumée…

Que se passe-t-il donc ? Elgin ne peut quand même pas avoir l’intention de donner aujourd’hui la sanction royale aux lois adoptées par les députés ! Normalement, le public en est avisé d’avance et, au moment de la signature, des soldats font une parade devant le Parlement et tirent une salve d’honneur.

Curieuse, observant avec intérêt le spectacle de cette petite foule agitée, Flavie se place à l’écart, non loin. Soudain, les portes du Parlement s’ouvrent à la volée et, vociférant, des messieurs s’élancent au-dehors. Comme une traînée de poudre, la rumeur se répand que lord Elgin vient de signer toutes les lois déposées devant lui, même celle qui concerne l’indemnisation des victimes des Rébellions !

Des invectives et des menaces fusent lorsque, à son tour, Son Excellence franchit le seuil. Aussitôt, la foule forme une double haie sur son passage et une tempête de sifflements, de grognements et d’injures l’accueille. Elgin saute dans sa voiture à temps ; à peine la portière s’est-elle refermée que chacun puise dans ses provisions ou se penche vers le sol pour lancer en sa direction des morceaux de glace, des pierres et des œufs. Courbant les épaules, le cocher fouette son attelage, mais le pauvre aide de camp assis dehors, à l’arrière, est blessé par la pluie de projectiles qui s’abat sur lui.

Médusée par cet éclat de violence qui n’a duré que quelques minutes, Flavie reste sagement dissimulée jusqu’à ce que la foule, toujours indignée, commence néanmoins à se disperser. Elle considère un moment la possibilité d’entrer dans le Parlement et d’aller assister aux débats de la Chambre, mais elle se dit que l’agitation populaire y règne sans doute encore et, par ailleurs, elle est pressée de se rendre rue Saint-Joseph pour mettre Simon au courant des événements dont elle vient d’être témoin. Il sera ravi par le courage de lord Elgin !

Alternant la marche et la course, Flavie reprend son chemin. Les rues sont encombrées de badauds qui discutent entre eux et l’excitation populaire est à son comble. Elle sursaute lorsque, même si aucun panache de fumée ne monte vers le ciel, les cloches des stations de feu se mettent à sonner le tocsin, mais elle poursuit sa route sans s’arrêter.

La rumeur de la colère tory l’a précédée rue Saint-Joseph et tout le monde est dans la rue. La jeune fille cesse sa course à proximité d’un groupe formé par Simon, Léonie et plusieurs de leurs voisins, dont Agathe et ses parents. Essoufflée, Flavie s’empresse néanmoins de leur décrire le geste du gouverneur et sa fuite précipitée. Comme Simon, tous sont partagés entre la fierté et la crainte. Enfin, un gouverneur qui se tient debout devant les prétentions de la vieille caste anglaise de Montréal, laquelle refuse obstinément de comprendre que la Grande-Bretagne a installé au Canada un régime parlementaire et que les droits légitimes des Canadiens ont été trop longtemps bafoués !

Comme l’heure du souper approche, chacun finit par rentrer chez soi. Cependant, le calme est de courte durée. Une cloche à la main, un homme parcourt la rue, annonçant pour le soir une assemblée devant le Parlement. Tous se massent pour le regarder passer et quelques familles anglaises, excitées, se promettent d’y être. Simon murmure :

– Tout ça ne me dit rien qui vaille…

Tous trois reviennent avaler leur soupe sans s’étonner le moins du monde que ni les forces policières ni les troupes armées ne semblent vouloir intervenir pour faire régner l’ordre. L’armée n’est-elle pas constituée de soldats britanniques qui sympathisent avec leurs compatriotes ? Quant à la police, elle est noyautée par les anglophones… Empilant leurs bols sans ménagement, Léonie dit sourdement :

– Notre gouverneur n’est pas seulement courageux, il est drôlement téméraire ! N’a-t-il même pas songé que si la ville est livrée à la racaille anglaise, les Canadiens seraient sans défense ?

– N’oublie pas qu’il est au Bas-Canada depuis quelques années seulement, fait remarquer Simon. Il n’a pas idée des prétentions de certains de nos Anglais…

– Simon, Léonie ! appelle une voix de l’extérieur. Venez voir !

Tous trois se précipitent de nouveau sur la galerie. Cléophas Sénéchal, l’air fort agité, leur tend sous le nez un feuillet, un Extra de la Montreal Gazette imprimé avec une promptitude ahurissante. Simon en traduit l’essentiel pour le bénéfice de Cléophas et des voisins qui les entourent. Le tract est coiffé du titre « La disgrâce de la Grande-Bretagne consommée : le Canada vendu et abandonné. »

Simon lève les yeux et échange un regard atterré avec Cléophas. D’une voix forte, il explique que les événements de l’après-dînée au Parlement y sont décrits. L’article proclame : « Anglo-Saxons ! Vous devez vivre pour l’avenir ; votre sang, votre race seront désormais votre loi suprême. Vous serez anglais, dussiez-vous n’être plus britanniques ! » Après avoir annoncé le rassemblement du soir sur la place d’Armes, l’auteur conclut : « Au combat, votre heure est venue ! »

Un silence de mort accueille ce véritable appel à l’insurrection, puis Appolline Tremblay se détache du groupe et lance à travers la rue :

– Rosette ! Il faut rentrer, tout de suite !

Aussitôt, des voix féminines retentissent comme un écho tandis que les mères tentent de rassembler leurs enfants. Après avoir échangé des regards entendus, les hommes se séparent et chacun rentre chez soi, décidé à n’en plus sortir avant le lendemain matin.

La noirceur est tombée depuis un certain temps et Flavie et sa mère sont sur le point de monter se coucher lorsqu’un cri résonne dans la nuit, bientôt relayé par d’autres voix : « Au feu ! Le Parlement brûle ! » Incrédules, Simon et les deux femmes se précipitent sur la galerie et ils constatent avec effroi qu’à l’horizon, vers l’est, une lueur jaune embrase le ciel. Léonie s’écrie :

– Sûrement que les députés ne siégeaient plus, n’est-ce pas, Simon ?

Sans attendre la réponse, elle se précipite dans la rue et Simon lui emboîte immédiatement le pas, suivi par Flavie. Tous trois arrivent à la hauteur de la maison des Sénéchal, qui sont rassemblés dans la rue, tenant quelques chandelles. Hagarde, Agathe se précipite vers eux :

– Laurent n’est pas encore rentré !

Simon pâlit comme si le sang se retirait d’un seul coup de son visage. Léocadie Sénéchal répète d’une voix aiguë, avec effroi :

– C’est pas Dieu possible, le Parlement ! Les Anglais ont mis le feu au Parlement ! Ils sont malins comme sept fois le diable !

Imaginant l’immense édifice en feu, songeant à tous les bâtiments qui l’environnent, dont l’hôpital des sœurs grises, Flavie est glacée d’épouvante. Agathe se tourne vers son père et s’égosille en le secouant par la chemise :

– Laurent est peut-être en danger ! Il faut aller le secourir !

Léonie, comme vissée au sol, fixe les reflets de l’incendie en couvrant sa bouche de ses deux poings serrés. Autour d’eux, des hommes, et même des femmes, les jupes retroussées, les dépassent en courant. D’un geste brutal, Simon délivre Cléophas de l’étreinte de sa fille et, sans dire un mot, se tenant par le bras, tous deux se mettent à courir vers la ville. Flavie a envie de s’élancer à son tour, mais elle se retient de justesse, tâchant de se persuader qu’il serait complètement absurde de risquer ainsi sa vie et qu’elle ne pourrait rien faire de plus que les hommes.

En silence, Agathe blottie entre les bras de sa mère et Flavie caressant doucement les cheveux de la petite Clémence, les femmes et les enfants restent debout dans la rue, les yeux fixés sur la lueur qui, leur semble-t-il, grandit encore. Après ce qui leur paraît une éternité, Léocadie invite Flavie et sa mère à rentrer et, lorsque les deux enfants se sont endormis, roulés en boule sur un tapis tressé par terre près du poêle, elle leur sert du thé. Agathe, assise toute raide dans une berçante, garde sa tasse sur ses genoux tandis que Léonie, debout près de la fenêtre, le sirote uniquement pour faire plaisir à leur hôtesse. Tout son être est tendu vers la place d’Youville et vers Laurent qu’elle refuse de croire en danger. Les députés n’auront pas été inconscients au point de siéger encore, malgré le rassemblement belliqueux de la place d’Armes ?

Après une longue attente, un fracas fait sursauter les quatre femmes : la porte s’ouvre et trois silhouettes d’hommes font leur entrée, charriant avec eux une forte odeur de bois brûlé. Tremblante de soulagement, Agathe se précipite dans les bras de Laurent qui vacille sous le choc. Cléophas lance en riant :

– Du calme, ma poulette ! Ton mari est suffisamment ébranlé comme ça !

Mais l’accès de joie est de courte durée. Après avoir étanché leur soif, les hommes racontent, vibrants d’indignation, l’horrible soirée qui vient de se dérouler. Le Parlement du Canada-Uni est bel et bien réduit en cendres et c’est un miracle qu’on ne déplore aucune victime. Laurent s’écrie d’une voix enrouée :

– Toutes les archives, tous les livres ! Envolés en fumée ! Mais qu’est-ce qui lui a pris, à cette foule en furie ?

– La populace est comme la mer, dit Léonie, et se déchaîne parfois de manière imprévisible !

– De manière imprévisible ? riposte Simon, outré. Il y avait parmi la populace, comme tu dis, de fieffés agitateurs ! Depuis des mois, voire des années, on répète que les Anglais sont maltraités, non seulement par les Canadiens, mais par l’Angleterre ! Je te jure qu’il y en a qui savent échauffer une foule jusqu’à ce qu’elle fasse éruption ! Ils montent les petites misères en épingle et manipulent l’humeur populaire selon leur volonté ! Ils méritent d’être déportés en Australie, comme les Patriotes ! Ne viennent-ils pas de se soulever contre un gouvernement légitimement élu ?

– Simon, calme-toi ! intervient Léonie fermement. Ici, tu n’as personne à convaincre.

Simon ne reprend sa maîtrise de lui-même qu’au prix d’un effort visiblement démesuré. Peu à peu, les femmes sont en mesure de comprendre la trame des événements. Imperturbables ou inconscients, les députés siégeaient pendant qu’au moins un millier de personnes se rassemblaient à la place d’Armes, écoutant des discours contre le gouvernement et contre Elgin. Pendant qu’on lisait une pétition à la reine, un commerçant anglais, également chef des pompiers de la ville, a éteint la torche, hurlant que le temps des pétitions était passé et qu’il fallait se porter au Parlement !

Lorsque la procession y est parvenue, l’endroit se trouvait sans aucune protection. Avec des hurlements sauvages, les tories se sont mis à lancer des pierres à travers les carreaux, brisant presque tous les luminaires à gaz de la Chambre d’assemblée. Certains députés se sont enfuis vers la bibliothèque, d’autres se sont regroupés autour du président pendant que les clercs ramassaient hâtivement leurs affaires les plus précieuses.

Pendant un moment, on a cru que les violences étaient terminées mais, en moins de temps qu’il n’a fallu pour le dire, les meneurs sont entrés au Parlement, se bousculant jusqu’à l’étage. Entrant dans la Chambre d’assemblée, ils ont tout détruit sur leur passage, pupitres, chaises, livres, tableaux au mur… Le chef des pompiers, Alfred Perry, a lancé des pierres sur le cadran de l’horloge située en haut du fauteuil du président de la Chambre, puis un autre y a pris place en hurlant le Parlement français est dissous !

Les émeutiers ont lancé des balles de papier enflammées et un incendie a éclaté dans la salle du Conseil législatif. Alimenté par les tuyaux de gaz brisés, il s’est propagé avec une extrême rapidité. Les députés, rangés gravement deux par deux derrière le président toujours affublé de son costume solennel, ont descendu l’escalier et ont franchi la grande porte. Si les plus violents des émeutiers étaient encore occupés à l’intérieur, la foule a réussi à battre l’un des députés tandis que les autres étaient copieusement hués.

L’incendie, néanmoins, retenait l’attention générale. Aux alentours, quelques bâtiments commençaient à fumer pendant que quelques foyers d’incendie prenaient naissance chez les sœurs grises. Le bruit courant depuis un certain temps que les tories en avaient non seulement contre les Canadiens et leur démocratie, mais aussi contre la religion catholique et ses représentants les plus zélés, des Irlandais montaient chez les sœurs grises une garde constante, en prévision de troubles éventuels. Appelant leurs concitoyens à l’aide, ils se sont mis à combattre les flammes avec ardeur.

Les quelques pompiers qui auraient voulu actionner leurs pompes n’ont pu qu’assister, impuissants, au spectacle : les émeutiers leur ont barré le chemin après avoir sectionné les boyaux des machines et dételé les chevaux. Toute la place d’Youville était livrée à une populace en délire qui dansait et chantait autour du brasier. Laurent, qui avait réussi à sauver quelques livres de l’incendie, a été obligé de les remettre à des tories, qui se sont empressés de les lancer dans les flammes.

Les militaires avaient été appelés plusieurs heures auparavant, mais ils ne sont arrivés, sous le commandement du général Gore, que lorsque le toit de l’édifice s’écroulait dans une gigantesque nuée d’étincelles. Sous la protection des soldats, les pompiers ont pu enfin s’approcher des maisons enflammées de la rue Craig. Se signant avec ferveur, Léocadie murmure que c’est un miracle si l’incendie est resté confiné à la place d’Youville.

Assommé par la fatigue et par le désarroi, prostré, Laurent fait peine à voir. Léonie fait signe à Simon qu’il est temps de partir et, après avoir jeté un coup d’œil circonspect dans la rue, calme et déserte, tous trois filent prestement se barricader dans leur maison. Il faut un long moment à Flavie pour s’endormir au son de la voix de ses parents qui discutent dans leur chambre.

Quand elle se réveille, peu après le lever du soleil, elle se sent encore plus maussade et chiffonnée qu’après une nuit blanche occasionnée par une délivrance. Ses parents dorment encore et elle n’a qu’une seule envie : se rendre sur les lieux de l’incendie. Elle s’habille en vitesse et ne prend même pas le temps de refaire ses tresses avant de coiffer son bonnet. Dehors, la rue est d’un calme inhabituel, mais la vie quotidienne a quand même repris son cours : la charrette du livreur d’eau apparaît dans le lointain et, en face, Marquis est en train d’ouvrir ses volets.

Mais le répit est de courte durée : la brise matinale transporte jusqu’à la rue Saint-Joseph des échos lointains. Flavie échange avec Marquis un regard inquiet et, lorsque la rumeur des voix semble se rapprocher, le gros homme fait à la jeune fille de grands signes l’intimant à rentrer chez elle, puis il referme ses volets en toute hâte.

À contrecœur, Flavie rebrousse chemin, prenant soin de verrouiller la porte d’entrée. Bientôt, une procession de tories qui lancent des invectives de leurs voix éraillées passe devant la maison. Flavie l’observe entre les fentes des volets de la salle de classe, notant une bonne quantité de messieurs bien habillés parmi le peuple… Assis dans une charrette, un homme fait jouer entre ses mains, menaçant, une masse que Flavie reconnaît comme étant celle du président de l’Assemblée, lequel s’en servait jusqu’à hier soir pour ramener un peu d’ordre parmi ses députés !

Simon et Léonie, encore tout endormis, prennent place à ses côtés. La procession vient tout juste de dépasser la maison lorsque les meneurs décident abruptement de faire demi-tour. Après un grand mouvement désordonné, chacun reprend la direction de la cité et, bientôt, le silence retombe sur la rue Saint-Joseph.

Tous trois sont en train de déjeuner lorsqu’on tambourine à la porte qui donne sur le jardin. C’est Laurent, dont la tempe droite s’orne maintenant d’une magnifique ecchymose légèrement enflée. Il rejette avec impatience la sollicitude de Léonie et il leur apprend qu’il est sur la route depuis l’aube.

Léonie lui place d’autorité un grand bol de soupe sous le nez, qu’il avale goulûment mais machinalement tout en les informant que les députés vont siéger plus tard ce matin dans la grande salle du marché Bonsecours. Un registre sera placé au château Ramezay pour que les citoyens viennent y apposer leur signature signifiant leur soutien au gouverneur général ; Flavie et ses parents conviennent de s’y rendre à la première heure, avec les Sénéchal.

Simon suppose à voix haute que l’activité sera au point mort aujourd’hui, ce que confirme Laurent : toutes les devantures commerciales sont demeurées fermées, comme les bureaux et les manufactures. Inutile d’attendre les élèves de l’École de sages-femmes aujourd’hui. De même, aucun parent n’oserait éloigner de lui ses enfants pour les envoyer à l’école…

Laurent s’éclipse sitôt sa dernière bouchée avalée et, peu après, Agathe surgit, les avertissant qu’ils sont prêts à se rendre en ville. Léonie hésite encore : les émeutiers se promènent encore librement… Mais ils en veulent seulement aux représentants politiques réformistes et, de plus, s’ils se présentent en masse en ville, les Canadiens auront pour eux la force du nombre. Léonie n’est pas longue à convaincre. Il faut affirmer clairement, d’une manière ou d’une autre, que les Montréalistes ne se laisseront pas intimider longtemps !

La rumeur court que les tories arpentent les rues commerciales de la ville, mais de nombreux habitants ont pris la même résolution que les Montreuil et les Sénéchal, qui se retrouvent à marcher parmi une foule de plus en plus compacte se dirigeant vers la place d’Youville. Les soldats de la garnison de Montréal qui patrouillent reçoivent de tous ceux qui les croisent des regards méprisants pour leur comportement si lâche de la nuit précédente.

Étonnamment silencieuse, la place est encombrée de curieux qui se promènent lentement, observant avec de grands yeux stupéfaits les monceaux de débris et les grands murs de pierre qui tiennent encore debout du parlement du Canada-Uni. Tandis que des exclamations d’indignation et de tristesse résonnent autour d’elle, Flavie contemple longuement la tour centrale aux fenêtres devenues comme de grands trous béants, navrée par cet incroyable gâchis causé par la bêtise humaine.

– Flavie ? murmure une voix familière.

Elle se tourne, surprise, pour découvrir Augustin, le visage fatigué comme s’il n’avait pas dormi, ses cheveux mal coiffés, le col de travers… Léonie s’exclame :

– Monsieur Briac ! Vous n’êtes pas blessé ?

Tous entourent le jeune homme défait et lui murmurent des paroles de soutien et d’encouragement, ce qui lui tire un sourire de reconnaissance et semble lui redonner un peu d’énergie. Lorsque l’attention générale se reporte sur le squelette du bâtiment, Flavie prend la main d’Augustin et pose un baiser sur sa joue râpeuse. Il articule :

– Vous y comprenez quelque chose, vous ? Au nom de quelle liberté a-t-on le droit de commettre un tel crime ? Peut-être au nom de la lutte contre l’esclavage, songe Flavie, ou contre l’absolutisme… mais certainement pas au nom des pseudo-droits dont les Anglais, les plus privilégiés d’entre eux tous, s’estiment lésés ! Outrageusement gâtés par les richesses et les faveurs, ils trouvent pourtant le moyen d’agir en victimes ! Secouant longuement la tête devant cette situation difficilement compréhensible, elle s’informe :

– Vous avez passé la nuit debout, Augustin ? Il acquiesce, précisant qu’il a dormi quelques heures dans une encoignure, non loin… Flavie lui suggère de se rendre au marché Bonsecours où se trouve déjà Laurent. Le pas traînant, les épaules voûtées, le jeune homme s’éloigne.

Au château Ramezay, des centaines de Montréalistes font déjà la queue pour aller signer le fameux registre, mais personne ne manifeste la moindre impatience et les informations, parfois sérieuses, parfois farfelues, circulent d’un bout à l’autre de la file. On apprend que, sitôt réuni, le conseil de ville a écrit à lord Elgin pour lui exprimer le regret des citoyens devant l’outrage subi. Il semblerait aussi que la police vient de procéder à l’arrestation d’une vingtaine de personnes, dont les meneurs, cinq tories qui seront accusés de l’incendie du Parlement : les marchands Perry et Montgomery, le journaliste Ferris, l’avocat Mack et l’homme d’affaires Howard.

Lorsque les Montreuil sortent finalement du château, ils prennent congé des Sénéchal et se dirigent sans tarder vers la Société compatissante. Léonie craint fort que les patientes et la concierge ne soient livrées à elles-mêmes, mais elle avait eu tort de s’inquiéter : Françoise est arrivée peu après l’aube. Les femmes, dont certaines craignent pour la vie de leurs proches, sont néanmoins fort agitées.

Simon prend le temps de les regrouper dans le salon et de leur raconter en détail tous les événements, pendant que, réunies dans le petit bureau, les trois femmes et Marie-Zoé font un conseil de guerre. Il y a fort à craindre que, pendant encore plusieurs jours, il soit impossible de circuler la nuit. Comme plusieurs patientes sont à la veille d’accoucher, il faut donc qu’une sage-femme vienne s’installer sur les lieux pour la nuit. Ce sera Léonie ce soir, puis Flavie le lendemain soir, et ensuite Sally ou Magdeleine ; ces tours de vieille seront ensuite repris si nécessaire.

Après le dîner, chacun s’absorbe dans ses tâches, y compris Simon qui donne un sérieux coup de main pour le ménage alors que plusieurs patientes reçoivent la visite de membres de leurs familles, comme il est de coutume toutes les après-dînée. Vers cinq heures, Simon insiste pour ramener Flavie à la maison et, bientôt, tous deux quittent les lieux, de même que Françoise, qui embarque dans sa voiture. Derrière eux, Léonie ferme à double tour.

Lorsque Flavie et son père passent devant la maison des Sénéchal, Cléophas les hèle et leur annonce que les tories en colère entourent le marché Bonsecours, attendant la sortie des députés. À la tombée de la nuit, les émeutiers prennent de nouveau la ville en otage. Le lendemain matin, Simon et Flavie apprennent par Laurent que, lorsque les députés ont quitté le marché à la fin de leur journée, ils ont été assaillis et l’un d’entre eux a été sérieusement blessé. Il a fallu l’intervention des troupes pour libérer le premier ministre Lafontaine, qui est régulièrement la cible, depuis la veille, de menaces de mort…

La foule s’est ensuite portée vers la prison de la rue Notre-Dame, où Alfred Perry se faisait conduire en fiacre de la police. L’attelage a reçu une volée de briques, de pierres, de morceaux de plâtre et de bois alors qu’une brigade de pompiers fonçait sur les soldats pour tenter de libérer l’accusé ! Ce dernier a hurlé à la foule de se tenir calme et, au milieu de soldats bienveillants, il a tranquillement marché vers la prison. Comme le shérif était un tory, il a placé Perry et les autres accusés dans la partie la plus confortable de l’immeuble, les autorisant à se faire servir leurs repas par le meilleur chef cuisinier de la ville !

Devant ce récit digne de la scène burlesque, Simon est pris d’un tel accès de fureur que Flavie craint pendant un bref instant qu’il ne se venge sur la vaisselle.

– Quand les Patriotes étaient emprisonnés au Pied-duCourant, ce n’étaient pas des chefs cuisiniers qui venaient les nourrir, mais des dames charitables qui avaient pitié des conditions inhumaines dans lesquelles on les tenait ! Il y a dix ans, les rebelles étaient jugés comme des traîtres et des renégats, alors qu’aujourd’hui ceux qui attaquent un gouvernement légitime sont traités en héros ! Quand serons-nous débarrassés de ces tories qui noyautent l’administration et qui se croient tout permis ? Des profiteurs de la pire espèce, oui, des arrogants, des… des…

À court de mots, essoufflé, Simon se laisse tomber dans la berçante et Laurent en profite pour poursuivre son récit. Car ce n’est pas tout : en quittant les alentours de la prison, après s’être amusés à faire la chasse à un innocent magistrat, les émeutiers ont rejoint un autre rassemblement sur le champ de Mars et ils ont décidé de s’en prendre aux réformistes et à la domination française. Ils ont fracassé les fenêtres du journal The Pilot, sympathique au gouvernement, résistant à l’envie d’y mettre le feu uniquement parce qu’un immeuble voisin appartient à des tories !

Les résidences de deux parlementaires ont ensuite été prises d’assaut, puis, rue Saint-Antoine, une taverne et une maison de pension où logent plusieurs députés. Les émeutiers ont brisé les vitres et démoli le mobilier… Au cri de To Lafontaine’s ! la foule s’est ensuite dirigée vers la résidence du premier ministre, située à proximité, au milieu d’un verger. Acquise l’hiver précédent seulement, encore inoccupée, elle était cependant superbement meublée…

Très froidement, avec délibération, les émeutiers ont tenté à trois ou quatre reprises d’y mettre le feu, sans y parvenir cependant grâce à l’intervention de quelques messieurs. Les fenêtres ont été brisées, les portes forcées et tout a été méthodiquement détruit, la porcelaine fine, les miroirs, le cellier, les tables, les chaises, les couvre-lits, les matelas de plumes…

Frustrés de ne pas voir la maison descendre en flammes, les tories se sont vengés en incendiant les écuries et en abattant quelques pommiers. Comme les soldats sympathisent avec les émeutiers, ces derniers étant ceux qui, dix ans plus tôt, se sont battus contre les Patriotes, ils ne sont pas intervenus, sauf pour, encore une fois, laisser passer les pompes à incendie afin de protéger les propriétés avoisinantes. Encore assoiffée de destruction, la foule s’est finalement portée vers la maison du docteur Wolfred Nelson, un autre libéral, dont les volets ont été arrachés et les vitres brisées, puis vers celle de Lewis Drummond, où un gardien armé a cependant repoussé l’assaut.

Atterrée par cette rage destructrice qui semble ne pas avoir de fin, Flavie se place derrière son père et lui presse les épaules. Aussitôt, Simon étreint sa main si vigoureusement qu’elle fait une grimace involontaire. Laurent repart en toute hâte pour le marché Bonsecours et tous deux, machinalement, se consacrent à diverses occupations.

Après le dîner, Simon reconduit Flavie jusqu’à la Société compatissante et il repart avec Léonie. Peu après, Marie-Claire et Françoise arrivent au refuge, venues en calèche, mais néanmoins essoufflées comme si elles avaient couru. De nouveau, les tories sont en train de se rassembler sur le champ de Mars et leur attelage a dû faire un large détour pour parvenir jusqu’à Griffintown. Fort excitée, Marie-Claire apprend à Flavie que des miliciens de Sorel traversent le fleuve pour venir prêter main-forte aux soldats et que des milliers de Canadiens sont en train de se rassembler pour offrir leurs services au gouverneur Elgin et aux députés.

Réconfortée par cette nouvelle, Flavie envoie au marché Marie-Zoé, en remplacement de la cuisinière qui ne s’est pas pointé le bout du nez depuis deux jours, puis elle distribue les tâches parmi les patientes qui caquettent et virevoltent malgré leurs grosses bedaines. L’après-dînée passe à la vitesse de l’éclair, Françoise et Marie-Claire partent, puis Flavie chasse les derniers visiteurs. Secondée par quelques patientes, elle sert un frugal souper agrémenté par les victuailles apportées par la parenté et que les femmes partagent généreusement, puis elle sort fermer les volets du rez-de-chaussée. Après un dernier coup d’œil sur les alentours paisibles, elle enferme toute la maisonnée à l’intérieur.

La soirée est plutôt joyeuse : réunies dans le salon, la plupart des patientes ainsi que Marie-Zoé et sa petite fille bavardent, chantent et parfois dansent. Entre deux tâches, Flavie s’assoit parmi elles, faisant mine d’ignorer qu’un petit flacon circule subrepticement même si les règlements de la maison interdisent formellement l’alcool sur les lieux. Elle interviendra si les femmes abusent…

Soudain, des coups sonores retentissent à la porte et le brouhaha est remplacé par un lourd silence. Flavie se lève lentement et se rend à l’entrée, suivie par Marie-Zoé qui lui murmure avec effroi qu’il ne faut pas ouvrir, que ce sont peut-être de méchants tories… Se raclant la gorge, Flavie assure sa voix avant de crier :

– Qui est là ?

Pendant un long moment, personne ne répond et Flavie espère que l’intrus s’est résolu à quitter les lieux lorsqu’une voix masculine lance avec vigueur :

– Ouvre, Flavie ! C’est moi, Bastien !

Comme frappée par la foudre, Flavie reste pétrifiée. Que fait-il dehors, seul, alors que l’obscurité est tombée et que la ville est mise à sac par une foule incendiaire ? Son sang ne fait qu’un tour et, fébrilement, elle débarre la porte et l’ouvre toute grande. La lampe à huile que Marie-Zoé tient à bout de bras éclaire une silhouette familière et Flavie, se sentant chavirer, recule de plusieurs pas.

Vivement, Bastien entre, puis referme derrière lui. Il se retourne ensuite lentement, visiblement intimidé. Avec une avidité qu’elle tente vainement de dissimuler, Flavie l’examine, notant qu’il est vêtu, comme un ouvrier, d’un vieux pantalon, d’une chemise sale et d’une veste sans manches. Ses cheveux courts sont ébouriffés et il arbore une barbe d’au moins trois jours. Ses joues se sont creusées depuis…

Honteuse de la manière dont elle le couve des yeux, Flavie se tourne vers Marie-Zoé et lui prend la lampe d’entre les mains, grommelant qu’elle peut retourner avec les autres. La domestique obéit et les deux jeunes gens se retrouvent seuls, face à face. Une rage froide prend lentement possession de Flavie, cette rage bienfaisante qui a remplacé son lourd chagrin. Elle lance sans ménagement :

– Qu’est-ce que tu fais ici ?

Il balbutie :

– Je voulais… Je pensais…

Avalant sa salive avec difficulté, il inspire profondément pour reprendre la maîtrise de lui-même. S’adossant à la porte, il marmonne :

– Je suis allé chez toi. Je voulais savoir si… si tu te portais bien. Ta mère m’a dit que tu étais ici, seule… Alors je me suis dit… que peut-être tu aurais besoin d’aide.

Il est passé rue Saint-Joseph pour s’informer d’elle ? À l’intérieur de Flavie, les émotions s’entrechoquent. Se bardant contre l’attendrissement, elle répond :

– Je me débrouille très bien, merci. Tu n’aurais pas dû venir.

Trois femmes enceintes entourent soudain Flavie et demandent à être présentées au visiteur. À contrecœur, elle obtempère et les patientes, saisissant Bastien par le bras, le tirent jusqu’au salon, lui faisant une belle place sur le canapé parmi elles. Aussitôt installé, le jeune homme est bombardé de questions sur ce qui se passe en ville. Il répond de bonne grâce, racontant que, cet après-midi, les tories ont voté une adresse à la reine lui demandant de rejeter la loi et de démettre Elgin de ses fonctions et que, ce soir encore, les émeutiers se promènent dans la ville avec le dessein de s’attaquer aux propriétés des parlementaires.

Certainement, la ville est maintenant protégée par les miliciens canadiens ? Bastien répond avec chagrin que lui-même aurait voulu faire partie de ces volontaires, mais que le Parlement a refusé leur aide sous prétexte « d’empêcher l’affrontement entre les races ». Certains hommes ne l’entendent pas de cette oreille et plusieurs centaines d’entre eux, armés de bâtons, collent de près les émeutiers dans le but de les empêcher de faire davantage de ravages.

Sans bruit, Flavie s’est retirée dans le petit bureau, qui est plongé dans l’obscurité. L’arrivée subite et inattendue de Bastien la laisse complètement démunie, ballottée par des élans contradictoires de tout son être. Un moment, elle voudrait lui sauter dans les bras et, l’instant suivant, l’envoyer aux enfers. Une question lancinante la hante : pourquoi diable vient-il soudainement l’importuner, après l’avoir laissée sans nouvelles pendant une année complète ?

Furieuse tout à coup, elle marche à grandes enjambées vers le salon et lance d’une voix forte :

– La soirée est terminée, mesdames. Il est temps de monter !

Un concert de protestations s’ensuit : « on commençait tout juste à s’amuser », « laissez-nous veiller encore », « ce monsieur est si gentil »… Au bord des larmes, Flavie murmure d’une voix tremblante :

– Je vous en prie, montez…

Constatant son émoi, les femmes s’apaisent d’un seul coup et s’échangent des regards entendus. L’une d’entre elles susurre :

– Votre mère serait peut-être fort marrie qu’on vous laisse seule avec monsieur, entendu que la nuit est tombée et que…

Bastien, qui gardait obstinément les yeux baissés, se redresse soudain, protestant :

–Mme Montreuil me connaît très bien et elle sait que je suis ici.

Marie-Zoé saisit sa fille endormie et se dirige vers l’escalier. Peu à peu, les patientes lui emboîtent le pas et, bientôt, le silence du rez-de-chaussée est seulement rompu par les rires et les exclamations des femmes, à l’étage. Sans regarder Bastien, Flavie jette, en indiquant la porte :

– Je voudrais que tu partes, toi aussi.

– Mais…

– Je veux que tu partes !

Flavie entend les ressorts du canapé grincer et il passe lentement près d’elle, murmurant :

– Flavie, s’il te plaît…

– Sors ! crie-t-elle d’une voix qui tremble à la fois de colère et de désarroi.

À l’étage, les femmes se taisent pendant un moment, puis elles reprennent leur bavardage en chuchotant. Flavie songe brusquement qu’elle est peut-être sur le point de livrer son ancien cavalier à des tories fous furieux. Désespérée, elle le regarde du coin de l’œil marcher vers la porte et, lorsqu’il va tirer le verrou, elle lance :

– Attends ! C’est trop dangereux, tu ne peux pas…

– Je ne crains rien, réplique-t-il en se retournant. Je sais comment rentrer chez moi sans me faire inquiéter.

– Mais les tories attaquent les maisons des notables du faubourg Saint-Antoine…

– Laisse-moi rester ! supplie-t-il soudain en revenant vers elle. Je me coucherai dans un coin et je ne te dérangerai pas de la nuit, je te le jure.

Incapable de supporter sa proximité, Flavie tourne les talons et va se laisser choir dans l’un des fauteuils du salon. Bien enfoncée, protégée par le siège profond et les hauts accoudoirs, elle se pelotonne, remontant ses genoux sous sa jupe et cachant sa tête dans ses bras repliés. Elle redoute d’entendre le bruit du verrou, mais le silence s’étire et, après un long moment, elle risque un œil. Adossé contre le mur, les yeux fermés, Bastien est assis à même le sol à l’entrée du salon. Elle grommelle furieusement :

– Tu es têtu comme une mule !

Il sourit pour la première fois depuis son arrivée et les traits de son visage s’adoucissent de façon si touchante que Flavie enfouit de nouveau sa tête dans ses bras, respirant profondément pour calmer le papillon affolé qui tournoie en elle. Humiliée, elle est bien obligée de constater que la présence du jeune homme soulève en elle un torrent d’émotions, colère et désir, chagrin et espoir… un torrent de tout, sauf de cette indifférence dont elle croyait, jusqu’à maintenant, s’être fait une carapace. Elle s’en veut terriblement de cet attachement illusoire. Depuis un an, elle se répète pourtant que l’amour de Bastien n’était que superficiel puisqu’il a réussi à s’en débarrasser d’un seul coup d’épaule lorsqu’il a décidé de partir !

Elle sursaute quand le jeune homme, d’une voix très gentille, la félicite de sa nouvelle qualité de sage-femme, ajoutant qu’il a lu l’annonce dans les papiers-nouvelles. Surprise, Flavie redresse la tête :

– Tu es revenu depuis si longtemps ?

S’empourprant soudain, il bégaye :

– Non… Je suis rentré en mars. Mais maman… avait gardé la coupure de gazette.

De plus en plus étonnée, Flavie assimile cette information avant de répliquer avec acidité :

– Moi aussi, j’ai vu ta publicité.

Son visage se ferme et il reste muet. Après un temps, curieuse malgré tout, Flavie l’interroge sur son stage à Boston. D’une voix égale, il lui raconte comment il s’est fait engager par l’un des plus célèbres hydrothérapeutes de tout le continent, à condition qu’il travaille à la clinique pour pouvoir payer au maître ses émoluments. Pendant six mois, Bastien a donc suivi des cours chaque matin, en plus de soigner les patients à la clinique et de s’activer plusieurs heures par jour à une multitude de tâches, parfois très instructives, mais parfois bassement triviales, comme vider les pots de chambre ou passer la vadrouille à la grandeur lorsque la garde-malade ou la domestique étaient débordées.

Il se tait et Flavie demande encore :

– Tu y crois donc ?

– Au traitement par l’eau ? Oui et non. Pour certaines affections chroniques, j’ai vu des guérisons spectaculaires. L’eau froide est souveraine contre les fièvres et je suis maintenant persuadé que c’est la première chose à faire en cas d’épidémie comme le choléra ou le typhus. Mais pour des maladies plus aiguës… ça ne réussit pas vraiment.

– Il y a quelque chose qui réussit ? demande Flavie d’un ton dubitatif.

– La chirurgie, de plus en plus… Là-bas, j’ai vu des choses qui sont encore impensables ici. L’utilisation de l’éther et du chloroforme permet au chirurgien d’oser des interventions très délicates. J’en suis arrivé à croire que, en médecine, il ne faut rejeter aucun traitement sous prétexte qu’il n’est pas orthodoxe ou qu’il ne s’inscrit pas dans la tradition qu’on nous enseigne. La seule chose qui importe, ce sont les résultats. Si un traitement réussit à guérir un bon nombre de patients, que ce soit par les médicaments traditionnels, par l’eau froide, par la chirurgie, par le magnétisme ou par l’homéopathie, il faut l’adopter.

– Difficile, pour un seul homme, de posséder toutes ces sciences…

– Exact. Chacun doit se spécialiser selon ses affinités, mais chacun devrait également être capable de déterminer quel serait le meilleur traitement et ensuite avoir l’humilité d’envoyer, si nécessaire, son patient à un autre. Moi, j’ai choisi l’hydrothérapie parce que je crois que cette thérapeutique, alliée à une bonne hygiène de vie, peut soulager l’immense majorité des maladies.

– Une bonne hygiène de vie ! s’exclame Flavie sans cacher son mépris. Ça m’horripile quand j’entends des bourgeois faire la morale aux pauvres ! Qui donc fait travailler tous ces gens dans des ateliers et des fabriques, du matin au soir ? Au port, comme des mulets, à décharger des navires ? Ou dans les caves des auberges et des hôtels ? Une jeune fille m’a raconté qu’elle lavait la vaisselle d’une salle à manger. On ne lui confiait que le plus sale et elle restait debout pendant dix heures d’affilée, même si elle était grosse jusqu’aux yeux ! Son bébé a survécu quelques heures seulement…

Essoufflée, Flavie se tait, subitement consciente de son ton vindicatif et, surtout, des grands yeux de Bastien qui la fixent. Il finit par répondre avec un calme détachement :

– Tu as raison sur toute la ligne. La pauvreté est un grave problème social devant lequel tous les riches ferment les yeux parce qu’ils profitent de cette main-d’œuvre à bon marché.

D’une voix mal assurée, elle demande encore :

– Mais ta clinique… Tu n’as quand même pas pu l’installer rue Saint-Denis ?

– Chez moi, répond-il laconiquement. Mon père me loue deux pièces de la maison. Pour l’instant, ce n’est vraiment pas rentable.

Brusquement, elle ne peut plus y tenir et, sans oser croiser son regard, elle souffle :

– J’aurais tellement préféré… ne pas te revoir. Il m’a fallu du temps pour t’oublier, parce que moi, je… Alors tu comprends…

Se propulsant avec ses mains, il se lève et vient s’asseoir plus près, à l’extrémité du canapé. La regardant intensément, le visage défait, il articule :

– Je suis sincèrement désolé. Je n’ai pas pu faire autrement, je t’assure.

– Même m’écrire, c’était impossible ?

Il accuse le coup et balbutie :

– Je voulais… te laisser libre. Comme j’ignorais tout de mon avenir…

Ressentant encore cruellement la blessure infligée par son silence d’une année, Flavie se détourne pour lui cacher l’expression de son visage. Il se racle la gorge :

– Je suis venu aussi pour te dire que… si ma proposition d’affaires t’intéresse encore, je la maintiens.

Après un moment d’égarement, Flavie réalise qu’il évoque leur projet d’association et, abasourdie, elle réplique :

– Tu envisagerais quand même… ?

– J’ose croire encore que tu en tirerais un certain profit, l’interrompt-il.

– Quant à toi, persifle-t-elle, tu pourrais éviter les délivrances qui, sans doute, te font bien peur…

Il tique et Flavie s’en veut un peu de cette allusion méchante qui, cependant, lui fait un grand bien… Il rétorque sourdement :

– Si c’était seulement pour ça, j’irais voir Marguerite. D’après ce que j’ai entendu dire, elle rame fort… Sincèrement, je souhaite surtout t’aider. Peut-être que je pourrai ainsi réparer un peu…

Tandis qu’une douleur sourde lui bat les tempes, elle réplique dédaigneusement :

– Au contraire, tu me ferais grand tort !

Elle n’ose dire tout haut ce qu’il sait pourtant : sans union conjugale, une union professionnelle entre eux susciterait bien des commérages ! Après un temps, il murmure :

– J’ai entendu dire… que tu avais un cavalier ?

Comme mue par un ressort, Flavie se tourne vers lui, les yeux agrandis.

– Tu as entendu dire ? Par qui ?

De nouveau empourpré, Bastien balbutie :

– Eh bien… les rumeurs circulent…

Flavie darde sur lui un regard si intense qu’il jette :

– J’avais demandé à… à Suzanne de me donner des nouvelles…

– À Suzanne ? s’exclame Flavie, atterrée. Mais comment as-tu pu te fier à elle ?

– Elle était ton amie, non ? réplique-t-il, piqué. C’est vrai qu’à la fin elle semblait bien refroidie…

– Je n’ai plus aucune confiance en Suzanne, ajoute Flavie farouchement. Pas seulement parce qu’elle va marier Louis. Elle est devenue une vraie tête de linotte.

– Alors je n’aurais pas dû la croire ? s’enquiert Bastien avec un détachement forcé. Tu n’as pas de cavalier ?

La gorge trop serrée pour répondre tout de suite, Flavie frotte ses yeux aux paupières lourdes et brûlantes de fatigue. Elle finit par murmurer avec lassitude :

– Pour le sûr, Suzanne, avec Louis qui lisait par-dessus son épaule, ne t’a épargné aucun détail. Augustin, mon cavalier de l’été passé, et puis maintenant Patrice, un simple marchand de poissons du marché Sainte-Anne…

Incapable d’en supporter davantage, Flavie rassemble ses dernières bribes d’énergie et, avec effort, elle se lève en balbutiant :

– Je vais me coucher en haut. Tu peux utiliser le canapé.

Elle s’enfuit, montant les escaliers à toute vitesse. L’étage est plongé dans l’obscurité complète, mais Flavie, qui connaît les lieux comme sa poche, marche sans trébucher jusqu’au seul lit libre sur lequel elle se laisse tomber sans même se déchausser. La plupart des femmes dorment, mais elle sait que quelques-unes sont attentives à ses gestes. Elle se couche sur le côté et remonte ses genoux vers son ventre, serrant étroitement ses bras contre sa poitrine. Il lui faut un temps infini pour tomber dans un sommeil agité.

Au matin, Marie-Zoé se réveille la première et, entre ses cils, Flavie la voit descendre seule l’échelle qui conduit à son petit appartement, au grenier. Engourdie par un demi-sommeil, elle suit vaguement sa progression jusqu’en bas, elle l’entend échanger quelques phrases avec Bastien et puis la porte d’entrée s’ouvre et se referme. Profondément soulagée par le départ du jeune homme, elle se laisse de nouveau couler dans l’univers des songes.