CHAPITRE XXVIII

Debout à l’arrière de la salle, les yeux fixés sur la courte silhouette de Marcel Provandier qui, sur l’estrade, déploie tous ses talents d’orateur, Léonie a l’impression de rêver. De son point d’observation, elle ne voit de l’assemblée qu’une multitude de têtes couvertes de bonnets tous plus jolis les uns que les autres, ou parfois, en une tache de couleur, d’un chapeau plus extravagant. Elle estime à environ cent cinquante le nombre de femmes qui ont gravi les escaliers pour atteindre la salle prêtée par l’Institut canadien.

En ce début de décembre, la température est anormalement douce et les voitures circulent comme à la belle saison, ce qui a sûrement contribué au succès de leur soirée. Tous les sièges sont occupés, mais pas le moindre murmure ne vient couvrir la voix sonore du médecin, qui informe ses auditrices des plus récents progrès de la médecine en relation avec les caractéristiques spécifiques de la physiologie féminine.

Avant de lui laisser la parole, Marie-Claire Garaut, qui est maintenant assise à l’avant en compagnie de Françoise et des autres membres du conseil d’administration, s’est adressée à toutes les femmes présentes. Encore sous le choc de ce discours empreint d’émotion, Léonie s’émerveille des trésors d’éloquence que Marie-Claire déploie chaque fois qu’elle parle en public. Comme elle est transformée depuis la fondation de la Société compatissante de Montréal ! L’idéal qui l’anime la met en verve.

Après avoir fourni aux auditrices des chiffres sur le nombre de femmes secourues depuis la fondation, presque deux ans auparavant, Marie-Claire n’a pas craint de dénoncer les chaînes en soie, fort jolies mais plus solides que le métal le mieux trempé, qui gardent les femmes de la belle société prisonnières des préjugés. En leur faisant croire qu’il leur serait grossièrement impudique d’aspirer à autre chose qu’à porter de belles toilettes et à organiser des réceptions, la société tout entière conspire pour les détourner d’un rôle social véritablement utile et noble !

Pourtant, a-t-elle poursuivi de sa voix chaude et vibrante, toutes les femmes devraient se sentir personnellement interpellées par la situation sociale actuelle et, de même, toutes les femmes devraient s’employer à corriger les excès qui plongent certaines infortunées dans une vie de pauvreté et de grande misère morale. Les épaules des maris ou des pères sont, de toute évidence, incapables de porter cette responsabilité…

Un frisson d’exaltation parcourt l’échine de Léonie au souvenir de ces mots, puis elle reprend contact avec la réalité et avec la conférence de Marcel Provandier. Tout en veillant à ne pas lasser ses auditrices par des exposés trop scientifiques, le docteur est en train de leur faire un cours d’anatomie. Parvenu au bassin qui, indique-t-il, supporte non seulement l’épine du dos, mais aussi une partie des tripes, la vessie, le fondement et les organes internes de la génération, il décrit ensuite la configuration de cette cavité formée de quatre pièces osseuses, les deux os des hanches, l’os coccyx et l’os sacré.

– L’os sacré, ou l’os de la croupe, forme la partie postérieure du bassin et il est comme enclavé entre les deux os des hanches. On lui reconnaît deux faces, l’une externe, l’autre interne. La première est légèrement convexe et raboteuse. L’interne est concave et percée de huit trous, quatre de chaque côté, qui donnent passage aux nerfs sacrés. La compression de ces nerfs, lors du passage de la tête de l’enfant dans l’excavation du bassin, est quelquefois à l’origine des douleurs que les femmes éprouvent le long de la partie postérieure des cuisses et qui portent le nom de crampes.

Attentive aux moindres réactions de la petite foule, Léonie a déjà remarqué que plusieurs sursautent devant l’emploi de certains mots, dont « femme », terme qui ne saurait désigner que les femmes du peuple, alors que, dans le beau monde, ce mot vulgaire est toujours remplacé par « dame »… Ayant révisé le contenu de la conférence avec Provandier, Léonie anticipe déjà avec une secrète satisfaction un accroissement de l’inconfort public lorsque ce cher docteur abordera le sujet des menstrues et, surtout, de la conception, cette union des principes fournis à la génération par les deux sexes dans la copulation

Près d’une heure plus tard, Provandier se retire sous les applaudissements à la fois hésitants et chaleureux et Marie-Claire grimpe de nouveau sur l’estrade. Immédiatement, un silence général se fait dans l’auditoire. Après les remerciements d’usage à l’adresse du docteur, après avoir souligné l’exceptionnelle qualité d’écoute de toutes les femmes présentes, Marie-Claire leur rappelle que si la Société compatissante est actuellement un refuge pour les femmes enceintes, le conseil d’administration souhaiterait vivement élargir son champ d’action pour pouvoir aider ensuite ces femmes déchues à retrouver leur dignité, comme le font déjà le Lying-In de Montréal et, aux États-Unis, de nombreux organismes fondés et gérés par des dames.

– Les hommes, nos seigneurs et maîtres, se comportent envers les femmes avec une étrange cruauté. D’un côté, ils prétendent que les femmes leur sont supérieures et vantent leur perfection en des termes proprement extravagants. De l’autre, dans leurs ateliers, leurs magasins ou leurs propres maisons, ils se transforment en tyrans à la tête d’une armée d’esclaves, offrant à la veuve ou à la jeune fille un salaire dérisoire !

Un silence de plomb accueille cette tirade dont l’écho se répercute aux quatre coins de la pièce. L’indignation de Marie-Claire frappe d’autant plus qu’elle est, de toute évidence, parfaitement sincère. La présidente du conseil d’administration semble littéralement souffrir dans sa chair pour toutes les femmes maltraitées et abusées dont elle évoque le triste sort.

– Mesdames, le mépris qui entoure le travail féminin est à la source de tous les abus dont les hommes sont coupables envers les femmes et qui plongent souvent ces dernières dans un abîme de déchéance. Ce sujet sera d’ailleurs celui de la deuxième conférence organisée par la Société, qui aura lieu en mars prochain. Le seul moyen pour apporter un remède permanent à cette situation est de revendiquer une juste considération pour le travail des femmes, en faisant des pressions sur nos élus et sur notre classe dirigeante. Cette mission, le conseil d’administration de la Société aimerait bien s’en charger, mais un tel travail ne peut s’accomplir sans l’aide de nombreuses d’entre vous.

Marie-Claire encourage donc les femmes présentes à devenir membres de l’organisme au moyen d’une cotisation symbolique pour ensuite s’engager comme bénévoles. Lorsqu’elle conclut son allocution, l’assemblée se fragmente. Une dizaine de dames, l’air pincé, se dirigent ostensiblement vers la sortie. Un autre groupe, heureusement plus consistant, se presse autour de Marie-Claire et des autres dames du conseil. Enfin, la plupart bavardent en petits groupes, se rhabillant sans se presser, curieuses d’échanger leurs impressions avec leurs voisines.

Une main se pose sur le bras de Léonie. Encore plus rapetissée par l’âge, son visage davantage ridé, Scholastique Thompson fait un clin d’œil malicieux à Léonie, qui ne peut s’empêcher de l’embrasser affectueusement sur les deux joues. Léonie ressent pour la vieille dame, qui encourage sa carrière depuis son arrivée à Montréal, une affection quasi filiale. Après s’être informée de sa santé, de celle de sa fille Alice et de son petit-fils, ce nouveau-né qu’elle a reçu dans ses bras il y a plus de deux ans, Léonie s’enquiert de ses impressions sur la soirée.

– Je n’aurais pas voulu la manquer pour tout l’or du monde ! Ma fille a essayé de me retenir parce que j’ai été légèrement incommodée ce matin par un dérangement intestinal, mais trêve de précautions ! J’ai encore bien des choses à apprendre avant de m’allonger les pieds devant !

S’approchant davantage de Léonie, elle murmure avec une expression machiavélique :

– Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les plus pieuses de cette assemblée ont déguerpi sans demander leur reste !

– Une belle confession en perspective, pour le sûr !

Glissant son bras sous celui de Léonie, MmeThompson fait quelques pas et, l’expression soudain sérieuse, elle dit à voix basse :

– Notre curé ne peut pas ouvertement s’opposer à une telle conférence. Comment pourrait-on être contre la diffusion du savoir médical ? Mais je crois qu’en privé il en sera fort offusqué… Vous y avez songé, Léonie ?

Émue par son ton familier et par l’estime que la vieille dame lui porte avec tant de persévérance, Léonie pose sa main sur la sienne :

– Comment faire autrement ? Mais je n’y peux rien si Chicoisneau se prend pour le père de toutes les femmes du diocèse. Moi, un père, j’en ai bien assez d’un. Remarquez, il est bien gentil, mon Jean-Baptiste…

– Je n’en doute pas, mais, pour en revenir à M. Chicoisneau… Ici, la religion nous est transmise non seulement par le lait de nos mères, mais par nos prêtres qui n’apprécient pas qu’on se mette le nez dans les Écritures ! Sagement, Mme Garaut n’a pas abordé le sujet de la place de la femme dans la doctrine chrétienne, mais je sentais qu’il lui brûlait les lèvres…

– Ces jours-ci, explique Léonie en souriant, Marie-Claire n’en a que pour cette Américaine qui exhorte ses compatriotes à relire la Bible comme si elle s’adressait autant aux femmes qu’aux hommes. C’est une idée très fausse et colportée partout que le seul critère qui définisse l’intelligence, le sens du devoir et la supériorité morale soit celui du sexe. Cette Sarah Grimké affirme qu’au contraire, les droits et les devoirs des deux sexes sont identiques puisque leur nature, telle qu’elle est définie dans la Bible, est la même.

Couvant Léonie d’un regard admiratif, Mme Thompson lance avec ferveur :

– Si j’avais quarante ans de moins ! Un de mes grands regrets sera de ne pas vivre assez longtemps pour voir s’accomplir tant de promesses…

– Vous serez centenaire ! affirme Léonie. Cela vous laisse, quoi… encore trente ans ? Il peut s’en produire, des changements, pendant tout ce temps !

Soudain très grave, la vieille dame regarde son interlocutrice droit dans les yeux :

– Ma pauvre Léonie, j’ai si peu d’espoir ! Non pas de vivre centenaire, ne vous alarmez pas ! Mais j’en ai vu des choses dans ma longue vie, j’ai observé l’agitation des hommes, et je sens que la direction que nous prenons, au Bas-Canada, ne sera pas celle d’une plus grande liberté personnelle… Notre clergé est contaminé par les pires idées réactionnaires, celles qui ont été bannies de la France lors de la Révolution. Non seulement on affirme que le pape a une autorité absolue sur tous les fidèles, mais que les principes moraux doivent conduire les actions humaines. Selon cette logique, tous nos actes, dans quelque domaine que ce soit, sont assujettis à la loi chrétienne. Vous entrevoyez les conséquences ?

– Dieu a prescrit aux femmes d’être avant tout épouses et mères, répond Léonie d’un ton lugubre. Sous aucun prétexte elles ne peuvent souhaiter un autre rôle, ou du moins, un rôle plus large. Mais enfin, madame Thompson ! Il y a différents âges dans la vie, non seulement pour l’homme, mais pour la femme aussi ! Pour notre plus grand malheur, la religion est loin d’être une affaire aussi privée qu’elle le devrait !

Surgissant inopinément, Flavie vient s’appuyer en bâillant sur l’épaule de sa mère. Après un dernier échange de propos, Scholastique Thompson s’éloigne vers l’avant, où plusieurs femmes sont encore attroupées autour des membres du conseil d’administration, tandis que Léonie et sa fille se préparent pour le départ.

Brillamment éclairée par des lampes à l’huile prêtées par des voisines, la salle de classe de la rue Saint-Joseph est remplie à craquer. Plusieurs dizaines d’hommes et de femmes sont debout à l’arrière alors que les rares sièges ont été réservés aux invités de marque : Marcel Provandier, Françoise et Marie-Claire, quelques couples de notables du voisinage dont Marie-Thérèse Jorand et son époux marguillier…

À l’avant, toutes les élèves de l’École de sages-femmes de Montréal attendent, les joues rouges, que Léonie veuille bien leur remettre leur diplôme attestant qu’elles ont suivi une année de cours théorique. D’ici au printemps, il leur reste à faire, seules, un certain nombre d’accouchements.

Parmi elles, Flavie se tient bien droite, les mains croisées derrière son dos. Même si, pour elle, car elle poursuivra son apprentissage avec sa mère, le parchemin est plutôt symbolique, elle ressent néanmoins une immense fierté pour tout le travail qu’elles ont accompli ensemble. À sa gauche, Marie-Barbe a un sourire qui lui fend le visage jusqu’aux oreilles et, à sa droite, Marguerite, très sérieuse, ne trahit son excitation que par une respiration légèrement saccadée.

La cérémonie se déroule avec célérité. Léonie a discouru pendant quelques minutes, s’avouant très fière de cette première promotion grâce à laquelle la qualité des soins aux parturientes et aux nouveau-nés va nettement s’améliorer et, surtout, grâce à laquelle le métier d’accoucheuse acquerra peu à peu les lettres de noblesse auxquelles il a droit. Elle a déclaré qu’elle allait, dorénavant, mettre tout en œuvre pour que les sages-femmes soient considérées comme des professionnelles, au même titre que les médecins et les apothicaires, ce qui signifiait un éventuel regroupement en corporation professionnelle, l’adoption d’un programme formel d’apprentissage et l’affiliation à une université reconnue.

Ouvrant de grands yeux, sensible aux murmures d’étonnement de la petite foule, Flavie a gonflé ses joues. Sa mère n’aura pas trop de toute sa vie et de tout son courage pour réaliser ses ambitions ! Bien entendu, elle comptera sur sa fille pour la seconder… Flavie a senti sa détermination flancher. Ce chemin semé d’embûches était-il vraiment celui qu’elle souhaitait emprunter ?

Ne préférerait-elle pas davantage se consacrer uniquement à la pratique de son métier et à l’acquisition de connaissances médicales ? Rien n’empêche, en théorie, une femme de devenir médecin, sauf des coutumes bien ancrées. Elle a entendu parler de cette jeune Américaine, Elizabeth Blackwell, qui vient de se faire admettre dans une école de médecine. Ne pourrait-elle pas, un jour, faire la même chose ? Avec Bastien à ses côtés, rien ne lui semble impossible…

À ses élèves placées en rang, Léonie est en train de remettre les diplômes que Flavie a recopiés en cinq exemplaires de sa plus belle écriture. Une seule d’entre elles manque à l’appel : la matrone Dorothée Montferant, trop illettrée et incapable de rattraper son retard en une seule année, a préféré abandonner.

Parvenue à la hauteur de Marie-Barbe, Léonie la considère avec une affection toute spéciale, puis, après avoir adressé un sourire victorieux à ses parents, elle lui place son diplôme entre les mains. Immédiatement, la jeune fille y dépose un baiser plein de ferveur, puis le presse contre son cœur. Émue, Léonie l’embrasse spontanément avant de passer à Flavie, avec laquelle elle échange un clin d’œil, et à Marguerite, qui lui murmure en remerciement :

– Chère madame, je vous souhaite une très grande chance dans toutes vos entreprises et je vous appuie de toute mon âme dans vos efforts pour fournir ainsi aux dames l’occasion de travailler au redressement moral de notre société tout entière.

Lui serrant le bras, Léonie se tourne ensuite vers l’assemblée et signale la fin de la cérémonie. Dans un grand brouhaha, les étudiantes rejoignent leurs familles, les invités de marque repoussent leurs chaises et Bastien vient retrouver Flavie et lui caresse brièvement la nuque d’un geste familier. À la grande surprise de la jeune fille, il a emmené sa mère avec lui, et Archange Renaud la félicite avec effusion, prenant ses mains entre les siennes.

Simon s’approche et pose sur les joues de sa fille deux baisers sonores. Flavie en profite pour faire les présentations et, immédiatement, Mme Renaud invite la famille Montreuil à un goûter, le deuxième dimanche après le jour de l’An. Simon accepte, précisant qu’ils devraient être revenus de la campagne à ce moment. Indiquant la fenêtre grande ouverte et la douceur printanière qui envahit la pièce, il ajoute :

– Si le mois de décembre se poursuit ainsi, ce n’est pas sur le pont de glace que nous allons traverser, mais en bateau ! Incroyable, n’est-ce pas ?

Laissant leurs parents deviser, Flavie et Bastien sortent sur la galerie où plusieurs hommes fument ou chiquent déjà. Ils rejoignent Agathe et Laurent, adossés à la balustrade. Écartant largement les bras, Laurent s’exclame à leur arrivée :

– Chaque fois que je mets le pied dehors, je me pince pour vérifier si je rêve. On peut se promener en chemise !

– L’air fraîchit quand même, remarque Bastien. Il faut se méfier des refroidissements. Tu n’as pas froid, Flavie ?

– Au contraire, j’ai besoin d’air, après cette cohue…

– Ta mère était sérieuse ? demande brusquement Agathe. Pour la corporation, l’université et tout ça ?

– Elle y croit sincèrement, répond lentement Flavie, et, comme je la connais, elle va s’y atteler.

D’une voix sombre, Bastien intervient :

– Je ne voudrais pas la décourager, mais… elle n’y parviendra jamais. C’est déjà un miracle que son école soit encore ouverte.

– Nous avons sept inscriptions pour l’année prochaine, déclare fièrement Flavie, même si la prime d’enseignement a été augmentée.

– Je ne dis pas que l’école n’a pas sa place, poursuit farouchement Bastien. Mais, du côté des médecins… Ils ne pourront pas la tolérer encore longtemps. Trop dangereux pour eux…

– Mais si Léonie a suffisamment d’appuis, fait valoir Agathe, peut-être que cela suffira pour la protéger ?

Laurent intervient à son tour :

– Un jour, notre clergé décidera que la farce a assez duré.

– La farce ? s’indigne Flavie. Tu devrais avoir honte d’en parler de cette manière !

– Ton frère a raison, ma belle. Une école comme celle de ta mère remet bien trop de choses en question ! La prépondérance des médecins sur les sages-femmes et celle, plus générale, des hommes sur les femmes…

Déroutée par l’insistance de Bastien et chagrinée par l’avenir plutôt lugubre qu’il évoque, Flavie se détourne et fixe son attention sur tous les points lumineux qui tremblotent rue Saint-Joseph, bougies sur les galeries, fanaux des attelages et lueurs qui passent derrière les fenêtres aux volets encore grands ouverts. Agathe soupire qu’elle doit rentrer et, en compagnie de Laurent, elle s’éloigne après des salutations auxquelles Flavie répond par un vague grognement, sans se retourner. Puis Bastien vient se placer à ses côtés et elle murmure :

– On croirait que, toi aussi, tu souhaites que l’école ferme…

– Tu sais bien que c’est faux. J’admire beaucoup ce que fait ta mère.

Se tournant vers lui, Flavie scrute son visage, ne distinguant dans l’obscurité que le reflet de ses yeux. Elle reprend :

– Maman compte sur moi pour l’aider, comme je fais déjà depuis deux ans. Elle a besoin de moi. Tout ce qui concerne l’avenir des sages-femmes me passionne au plus haut point et je voudrais tellement que ce métier soit respecté…

Après un instant de silence, résistant à l’envie de s’abandonner aux caresses dont le jeune homme est prodigue, elle s’enquiert brusquement :

– Tu es médecin… Que feras-tu lorsque tes confrères se moqueront de nous ? Lorsqu’ils te reprocheront d’avoir comme belle-mère et comme épouse deux sages-femmes qui, au lieu d’occuper la petite place qui leur revient, font concurrence aux médecins ? Parce que c’est là que le bât blesse, n’est-ce pas ? Quand les femmes font concurrence aux hommes…

Peu à peu, Bastien a cessé ses effleurements dans son dos et une chaleur inhabituelle semble irradier de ses mains immobiles.

– Ce que tu es sérieuse… Mais je ne ferai rien, c’est tout. Je les laisserai dire.

– Et si j’ai besoin de ton aide ?

– Je te la donnerai, comme tu me donneras la tienne si nécessaire. Le mariage sert à s’épauler mutuellement, non ? À deux, on est toujours plus fort que tout seul…

Attendrie par une pensée si simple et si droite, Flavie déclare néanmoins :

– Ce n’est pas parce que je vais me marier que je vais tout arrêter. Je veux travailler toute ma vie.

– Et les enfants ? demande-t-il avec hésitation, la voix soudain étranglée. On dirait que tu préférerais ne pas en avoir…

– Je n’ai rien dit de tel. Mais pas tout de suite, si tu veux bien…

Profitant de la noirceur qui les dérobe aux regards, Bastien attire Flavie et l’embrasse longuement, puis il murmure :

– Pour ça, je veux bien t’avoir encore longtemps à moi tout seul…

Le temps des fêtes se déroule dans une atmosphère étrange et déroutante suscitée par le paysage insolite, champs complètement dénudés et eaux libres de glace. À Longueuil, cet hiver qui réfute tous les calculs des météorologues est le principal sujet de conversation et Jean-Baptiste ne peut dissimuler son inquiétude. De mémoire d’homme, affirme-t-il, jamais n’a-t-on assisté à un tel phénomène.

Se rappelant la conférence sur l’hygiène du docteur Leprohon, Flavie s’empresse d’informer son grand-père que le climat est en train de se réchauffer. Les hivers ne sont plus aussi rigoureux qu’autrefois à cause du déboisement et, lui affirme-t-elle, les changements deviennent plus sensibles chaque année. Les chaleurs de l’été sont plus constantes et les froids de l’hiver, plus modérés, entraînant des chutes de neige moins abondantes.

– Mais le docteur était bien persuadé que ces changements constituent une amélioration. Dans certaines parties trop humides du pays, les fièvres endémiques ont tendance à disparaître. D’après lui, le climat du pays exerce même une influence salutaire sur la santé générale : il provoque dans l’organisme une grande élasticité des tissus. Les extrêmes de température sont supportés sans peine et favorisent, chez le Canadien, un tempérament bilieux et nerveux, qui indique une santé robuste.

Retirant de sa bouche sa pipe éteinte, Jean-Baptiste regarde Flavie en levant les sourcils et répète :

– Tu dis, un tempérament bilieux ? Verrat, tu es la plus induquée du voisinage ! Fais attention de ne pas trop étaler ta science ou aucun gars ne voudra de toi !

– Vous saurez, pépère, que bien des hommes aiment les femmes intelligentes ! J’en connais un personnellement !

– J’ai ouï dire… Ma petite-fille qui marie un médecin, faut le faire !

– Votre fille a bien marié un instituteur, rétorque Simon. C’était déjà tout un exploit !

La remarque est accueillie par un éclat de rire général et d’abondants quolibets. Cette période de réjouissances, entrecoupée de nombreuses promenades dans les bois et dans les champs, se termine comme à l’accoutumée par un court séjour chez Sophronie. Son fils Pierre confie à Léonie que sa mère a eu plusieurs ennuis de santé pendant l’automne, après son retour de Montréal, des douleurs inhabituelles aux jambes et quelques périodes de grand essoufflement. L’observant discrètement, Léonie constate à quel point sa tante semble usée… Soudain frappée par son grand âge et par une possible fin prochaine, Léonie passe tout son temps en sa compagnie, lui suggérant avant de partir de se préparer quelques tisanes revigorantes dont elle lui donne la recette.

Il fait encore très doux en ce deuxième dimanche de janvier 1848 lorsque la famille Montreuil, augmentée d’Agathe qu’Archange Renaud a tenu à inviter également, se dirige vers la rue Sainte-Monique, au nord de la rue Craig. Flavie a visité une seule fois le nouveau logis de Bastien, une élégante maison de ville d’une taille raisonnable, semblable à toutes celles qui sont construites dans les faubourgs Saint-Jacques et Saint-Antoine.

Ouverte depuis quelques années seulement, la rue est tracée jusqu’au faîte de la côte abrupte qui marque la frontière sud des grandes fermes situées sur le coteau. Seules quelques maisons ont été bâties à proximité de Craig et le reste de la rue n’est qu’un vague chemin défoncé. Depuis la crise économique provoquée par l’abandon des tarifs douaniers par la mère patrie, explique Simon tandis qu’ils grimpent, la construction immobilière a considérablement ralenti et le prix des terrains a chuté de manière importante.

Avant de tirer le cordon de la sonnette, Simon se retourne pour embrasser d’un seul coup d’œil un vaste panorama, celui de la ville qui descend en étages jusqu’au fleuve. Il constate, pendant que tous les autres suivent la direction de son bras :

– Vous remarquez comme les quartiers s’appauvrissent à mesure que l’on s’approche du niveau de l’eau ? De petites cabanes d’où sort à peine un filet de fumée… Et voyez le canal, comme il scintille au soleil.

Chacun admire le ruban argenté qui, aboutissant à Windmill Point, tout juste au-dessous de la Pointe-Saint-Charles, remonte paresseusement parmi les vergers et les champs du faubourg Sainte-Anne.

– Les sheds ! s’exclame Flavie. Maintenant que l’épidémie ne fait plus peur, on oublie que des immigrants y habitent encore… Pour eux, la chaleur de l’air est une bénédiction !

Quelques instants plus tard, une Archange Renaud empourprée par l’émotion les invite à quitter l’antichambre, où chacun a suspendu châles et vestes, pour se diriger vers le salon où les attendent son mari Édouard et ses enfants Julie et Bastien. Pendant que Mme Renaud fait les présentations, Flavie observe Julie, une jeune femme bien en chair, mais aux joues pâles et aux cheveux blonds tirés en un petit chignon sévère. La sœur de Bastien, qu’elle a rencontrée pour la première fois peu de temps auparavant, est étonnamment discrète et silencieuse.

Bientôt, tout le monde a pris place sur l’un des sièges qui encombrent la pièce et après un certain moment, pour rompre le silence, Léonie remercie une nouvelle fois leurs hôtes d’une si charmante invitation. Une conversation mondaine s’engage jusqu’à ce que Simon, aussi mal à l’aise dans de telles circonstances qu’un poisson hors de l’eau, remarque à l’adresse de M. Renaud qu’ils habitent une magnifique maison dans un quartier promis à un très bel avenir. Se redressant légèrement, le père de Bastien répond avec politesse :

– J’apprécie beaucoup, en effet, notre nouvel environnement. Non seulement nous sommes plus près de la ville, mais je ne déteste pas vivre dans une maison de grandeur normale.

– Sans compter que Bastien a moins de chemin à faire pour venir visiter notre fille, commente Léonie avec malice.

– Quelques pas seulement ! renchérit le principal intéressé assis à côté de Flavie sur un canapé, les mains sagement croisées.

– L’hiver, Bastien pourra s’asseoir sur une luge et se laisser glisser jusque chez nous ! lance Laurent à son tour.

– Encore faudrait-il que nous ayons un hiver ! soupire Édouard Renaud. Je préfère énormément la neige à ces abats de pluie que nous avons si fréquemment ces temps-ci. Vous avez remarqué que les arbres bourgeonnent ? Des habitants ont même labouré il y a quelques jours !

– Les graines de laitue qui étaient tombées des plants, cet été, ont produit dans notre potager ! ajoute Flavie avec émerveillement. Hier, nous en avons mangé !

– Maman, intervient Bastien, je peux faire visiter la maison et le jardin à Laurent et à sa fiancée ?

Agathe glousse parce que, rue Saint-Joseph, une fille est bien davantage la blonde d’un homme que sa fiancée… Archange Renaud fait un signe de tête affirmatif et les quatre jeunes se lèvent d’un bond, bientôt nonchalamment suivis par Julie. La regardant disparaître, Léonie demande :

– Et votre fille, à quoi emploie-t-elle son temps ?

– Je me pose parfois la question, répond Mme Renaud, les sourcils froncés. J’essaie de l’entraîner dans mes activités mais… rien ne semble l’intéresser vraiment.

– Julie est plutôt fâchée de notre déménagement, confie M. Renaud. Il faut dire que depuis, elle se fait beaucoup moins inviter dans les bals et les soirées…

– Qu’elle n’aimait pas tellement, de toute façon. Contrairement à son frère, Julie est d’un tempérament flegmatique.

Simon intervient, en jetant un regard de connivence à Léonie :

– Il faut dire que, contrairement à son frère, elle a un avenir tout tracé d’avance : se marier et tenir maison. C’est sans doute un peu moins exaltant…

– On ne peut pas en dire autant de vos filles, réplique Édouard Renaud en souriant. Une qui explore le monde avec les religieuses, l’autre qui se destine au métier d’accoucheuse…

– Elles ont une mère dépareillée, affirme Simon avec un clin d’œil affectueux à sa femme. Cela dit sans vouloir vous offenser, madame Renaud.

Le père de Bastien se penche en avant, le regard soudain pétillant :

– Quand Mlle Flavie est venue sonner chez nous, cet été, pour emprunter un livre sur la médecine… J’étais dans un moment difficile où j’envisageais de tout perdre… même l’estime de ma femme.

– Édouard ! reproche doucement Archange. Nos invités vont s’imaginer que le lien qui nous unit est susceptible de se briser à la moindre tempête !

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, pardonne-moi. Je crois que tous deux ont compris que je décrivais seulement mes idées noires. Mais quand j’ai vu votre fille, si jeune mais si confiante, plus audacieuse que n’importe quelle dame de mon entourage… Ça m’a donné tout un choc. J’étais là, à m’apitoyer sur mon sort, alors que d’autres…

Incapable de trouver ses mots, visiblement ému, Édouard Renaud s’adosse de nouveau. Après un moment de silence, sa femme le gronde gentiment :

– Les difficultés que tu as vécues auraient découragé n’importe qui…

– J’apprécie votre ouverture d’esprit, dit lentement Léonie, le regardant franchement. Par ici, l’audace n’est pas une attitude qu’on encourage généralement.

Comme piqué par une guêpe, Édouard Renaud se redresse dans un sursaut et approuve avec flamme :

– À qui le dites-vous ! Savez-vous le nombre incalculable de fois qu’on m’a reproché mon succès ? Mais j’ai vite compris que ce dont on m’accusait surtout, c’était de frayer avec des Anglais.

– Nos curés se méfient exagérément des autres croyances, avance Simon prudemment.

Il observe la réaction de son interlocuteur. Plutôt que de se lancer dans une défense du catholicisme, Édouard Renaud réplique, visiblement ravi de discuter avec quelqu’un qui partage ses idées :

– Tous les protestants de diverses dénominations, comme les presbytériens qui ont beaucoup augmenté en nombre ces dernières années… eh bien, ils ont une attitude tout à fait différente de la nôtre face à l’enrichissement personnel et au profit. Leur succès économique est vu comme un bienfait, pourvu qu’il leur serve surtout à investir de nouveau pour faire rouler la grande roue du capitalisme et pas seulement à se procurer des biens. Vous réalisez à quel point cette attitude contraste avec celle de notre religion ?

Simon hoche vigoureusement la tête et enchaîne d’un ton docte :

– On nous enseigne que notre temps sur terre devrait être uniquement consacré à notre salut puisque rien ici-bas ne peut remplir notre cœur et nous rendre parfaitement heureux. L’homme est un criminel en sursis et notre planète est une prison. Bien sûr, chacun doit travailler pour assurer sa subsistance, mais ces travaux du corps n’ont aucune valeur pour le salut de l’âme. Dans la balance de la justice de Dieu, seuls l’observance de la loi divine, la prière, les bonnes œuvres, et cetera, ont du poids.

– C’est quand même incroyable ! tonne Édouard Renaud, soudain rouge de colère. Travailler à son salut est la seule chose digne de l’homme ! Tout ce qui est dans le monde doit nous être étranger ! Vous aussi, vous en avez entendu, de telles sornettes ?

– Et comment ! confirme calmement Simon. À quoi nous servirait de rechercher la réussite pendant notre vie sur terre, puisque c’est celui qui consacre l’essentiel de son temps à Dieu qui réussit sa vie ? Tout cela m’horripile prodigieusement.

Tandis que leurs maris débattent de la méfiance envers l’esprit d’entreprise qu’une telle philosophie répand parmi les Canadiens, Léonie observe discrètement les réactions d’Archange Renaud, qui suit la discussion avec intérêt. Est-elle une de ces nombreuses femmes qui prétendent acquiescer aux opinions de leurs époux mais qui n’en pensent pas moins ? Au contraire, son visage trahit les divers sentiments qui l’animent tour à tour et qui semblent indiquer un accord de vues avec son mari. À son grand soulagement, Léonie voit ses intuitions confirmées : Flavie a choisi comme futur mari un jeune homme élevé dans une atmosphère libérale, ce qui augure fort bien pour le succès de leur union.

Mme Renaud croise le regard de Léonie et toutes deux échangent un sourire. Se penchant vers elle, la mère de Bastien lui glisse :

– J’ai l’impression que nos jeunes vont venir bientôt nous réclamer leur goûter. À leur âge, ils dévorent, n’est-ce pas ? Je vais aller faire mes derniers préparatifs.

– Je peux vous aider ? propose Léonie en se levant à son tour.

– Du moins, vous pouvez certainement me faire la conversation. Le sujet de notre tyrannique religion catholique, même s’il est fort intéressant, n’est pas vraiment nouveau pour moi.

Les deux femmes passent dans la cuisine, située tout au bout du rez-de-chaussée. Jetant un coup d’œil à la petite cour carrée à travers la fenêtre de la porte de derrière, Léonie aperçoit les deux jeunes couples engagés dans une discussion fort animée, que Julie écoute avec intérêt tout en faisant mine de ne pas y prêter attention. Revenant vers Archange Renaud qui s’affaire devant un vaste comptoir où sont posés divers plateaux, Léonie examine le décor moderne si différent du sien : les armoires qui montent jusqu’au plafond, le vaste évier avec l’eau courante et le poêle à gaz…

– Nous n’avons gardé qu’une seule domestique, une servante qui s’occupe des plus gros travaux comme la buanderie et le ménage, explique la mère de Bastien avec philosophie. J’ai bien été obligée de remettre la main à la pâte. Je vous avoue que les premières semaines devant les chaudrons ont été plutôt difficiles, mais au fond, je ne suis pas fâchée de retrouver une certaine utilité. J’ai même l’impression que ma santé s’est améliorée, le croirez-vous ? Je ne m’essouffle plus au moindre effort. Finalement, Bastien n’a pas tort lorsqu’il dit qu’un trop grand bien-être matériel nous ramollit. Il prétend même que c’est ce genre d’excès qui a conduit l’Empire romain à sa chute !

Léonie rit de bon cœur, puis se penche pour renifler discrètement le produit d’aspect étrange que Mme Renaud est en train d’étaler sur des canapés.

– Du foie gras. Vous connaissez ?

Sans gêne aucune, Léonie fait signe que non. Spontanément, elle prend le couteau des mains d’Archange Renaud et la remplace en demandant :

– Est-ce que ça goûte comme les cretons ?

– Pas tout à fait, répond-elle avec un rire. C’est beaucoup plus fin. Vous savez quoi, madame Montreuil ?

– Appelez-moi Léonie, s’il vous plaît.

– Avec plaisir. Léonie, je serai franche avec vous, lorsque Bastien m’a annoncé qu’il était amoureux de votre fille… J’étais catastrophée. J’imaginais mon fils s’unissant avec une femme sans manières, incapable d’animer une conversation autour d’une table ! Vous savez à quel point il est nécessaire, pour un professionnel, d’avoir une épouse digne de son rang ? Une épouse qui sache recevoir, une vraie mondaine, quoi…

– Ne m’entraînez pas sur cette pente, conseille Léonie en riant. Je suis aussi fâchée des mœurs en ce qui concerne les femmes que votre mari l’est des mœurs qui concernent la religion !

Cessant ses allées et venues, étrangement sérieuse tout à coup, Archange Renaud fixe Léonie avec une expression de profonde lassitude.

– Je devine tout ce que vous pouvez penser, allez… Toute femme le moindrement intelligente s’indigne, un jour, de son sort.

Après un instant de silence, elle retrouve son allant et reprend gaiement :

– Pour en revenir à votre fille, elle semblait pouvoir se promener comme bon lui semblait et passer autant de temps avec Bastien qu’elle le désirait ! Je vous assure que je guettais le moment où il se lasserait et jetterait enfin son dévolu sur les demoiselles de son entourage !

– Que voulez-vous, lance Léonie avec une certaine raideur, quand on est une dame et qu’on ne s’occupe que de frivolités, c’est sûr qu’on a du temps pour surveiller sa fille !

– Vous avez raison, pardonnez-moi, s’empresse de balbutier Archange Renaud.

Plus gentiment, Léonie poursuit :

– La réalité dans notre monde, c’est que nous sommes toutes occupées à mille et une tâches. Il nous faut faire confiance. Ce qui me semble fièrement plus sain, je trouve, que de garder les filles dans l’ignorance et ensuite de les enfermer pour les protéger, comme on fait par chez vous.

– Je vois que le sujet vous tient à cœur…

– C’est une insulte à leur intelligence que de les enfermer ainsi, comme des enfants, jusqu’à leur mariage, en réprimant leur vraie nature sous un déluge de paroles pieuses. J’en ai croisé tant, des jeunes filles tourmentées par leurs envies des hommes pourtant bien normales !

Archange Renaud considère Léonie avec stupéfaction. Léonie se demande si elle n’est pas allée trop loin, mais son interlocutrice souffle avec admiration :

– Quelle femme vous êtes ! Vous avez conscience que vous affirmez des choses qui outrageraient bien des dames de ma connaissance ?

– Elles ont l’outrage fort mal placé… Tout à l’heure, après le goûter, je vous expliquerai pourquoi j’estime que le véritable honneur des jeunes filles n’est pas là où on le met généralement…

Plus tard, alors que le pâle soleil de janvier est déjà tombé derrière le fleuve et que l’horizon se pare de couleurs chatoyantes, Bastien entraîne Flavie jusqu’au faîte de la rue. Tous deux s’assoient sur un tronc d’arbre mort et Bastien raconte à la jeune fille que sa pratique commence à remporter un certain succès et qu’il a déjà présidé aux délivrances de deux femmes du monde, l’une étant la nièce de Marcel Provandier et l’autre, la fille d’une relation d’affaires de son père. Précisant qu’il n’a eu strictement rien à faire, si ce n’est examiner une fois ou deux les patientes pour surveiller la progression, il ajoute :

– Ma présence était complètement inutile. J’ai bien essayé d’appliquer les principes que j’ai appris par rapport à la mesure du bassin, pour évaluer s’il y avait un risque accru, mais je n’ai pas vraiment réussi mes calculs. Je ne peux pas croire que les médecins estiment vraiment leur présence essentielle. Tout cela, c’est de la frime, uniquement pour se monter une clientèle.

– Une délivrance, ce n’est pas une maladie, affirme paresseusement Flavie, enchantée par le magnifique spectacle de la nature. Tout simplement, certaines d’entre elles sont compliquées par des malformations ou des troubles pathologiques. Ce n’est pourtant pas sorcier. Mais dis-moi, combien as-tu demandé pour tes services ?

Lorsque le jeune homme lui révèle le chiffre, Flavie, outrée par l’énormité du montant, lui donne une vive bourrade qu’il esquive en rigolant. À son tour, elle lui relate ses derniers cas à la Société, très fière de lui préciser qu’elle s’est parfaitement bien débrouillée seule.

– Et les nouvelles étudiantes de votre école, elles sont bien ?

– Pas mal… Mais jamais aussi sérieuses et intelligentes que nous, de la première promotion.

C’est au tour de Flavie de se défendre contre une attaque et elle précise :

– Il y a une seule bourgeoise, toutes les autres sont des filles de mon genre, qui se cherchent une occupation digne de leurs talents… Fleurette, dont le père possède une brasserie, vient à pied de l’autre bout de la ville, du quartier Sainte-Marie !

Tout en bas de la côte, la silhouette de Simon vient se planter en plein milieu de la rue et leur fait de grands signes.

– Je crois que papa nous appelle, dit Flavie en répondant à son geste. Nous partons.

– L’après-dînée s’est plutôt bien passée, tu ne crois pas ? Nos parents semblent bien s’apprécier…

– Je n’ai pas vraiment discuté avec eux, regrette Flavie, mais je me reprendrai. Je veux qu’ils connaissent mes intentions pour l’avenir…

Mêlant ses doigts aux siens, Bastien la rassure :

– Je les ai mis au courant de mon projet de nous associer. Papa a trouvé l’idée géniale. Maman aussi n’est pas contre… Ils savent que tu n’as pas l’intention de t’encabaner une fois mariée.

Flavie se lève et époussette l’arrière de sa jupe.

– Je veux quand même leur en parler moi-même. La prochaine fois…

Jetant un coup d’œil pour s’assurer que Simon a disparu, elle se blottit contre lui avec un profond soupir de satisfaction. Après une longue étreinte ponctuée d’un rapide baiser, elle se dégage et se met à dévaler la pente en courant. Elle est bientôt dépassée par son cavalier qui, parvenu devant chez lui, lui fait face en écartant les bras. Hilare et hors d’haleine, elle se jette d’un seul élan dans ses bras et, tournant sur eux-mêmes, tous deux ne retrouvent leur équilibre qu’à grand-peine, sous le regard ébahi ou amusé des membres de leurs familles en train de se dire au revoir sur le perron.