CHAPITRE VI
La grisaille de novembre est bien installée quand a lieu l’un des événements mondains les plus courus de la saison : le bazar annuel de l’Asile de la Providence. Pour l’occasion, Léonie et ses deux filles revêtent leurs plus belles jupes, celles qu’elles portent chaque dernier dimanche du mois, lorsqu’elles vont à la messe. Laurent, qui a décidé de les accompagner, se rase et se coiffe soigneusement, les cheveux rassemblés en une couette derrière la tête. Il emprunte ensuite à son père sa plus belle veste et noue un foulard autour de son cou.
Tous quatre se mettent en route, bien protégés de la bise par leurs bougrines d’hiver. Vingt minutes plus tard, après avoir croisé la rue McGill, ils se retrouvent dans l’animation de la grande place d’Youville. Empruntant la rue des Enfants-Trouvés, ils longent le mur du couvent des sœurs grises, faisant de leur mieux pour éviter la cohue aux environs du nouveau marché Sainte-Anne. Depuis la construction à la hâte, l’année précédente, d’un bâtiment en bois d’une taille imposante pour abriter les bouchers, poissonniers, maraîchers et vendeurs de volailles chassés de l’ancien marché, la place a pris une allure qui les surprend encore.
Dépassant cette nouvelle halle qui attire continuellement une nombreuse clientèle féminine encombrant la rue au point que les attelages ont peine à se frayer un chemin, tous quatre arrivent à proximité de l’ancien marché où siège maintenant, depuis un an, le Parlement du Canada-Uni. Chaque fois qu’elle voit cet immense bâtiment en pierre de taille, long de plus de trois cents pieds, Flavie est émerveillée par son aspect monumental et par sa beauté harmonieuse. La partie centrale, un peu plus élevée que le corps du bâtiment, est coiffée d’un campanile.
Les commerçants délogés se plaignent, à juste titre, d’y avoir perdu au change. Non seulement la nouvelle halle en bois est peu éclairée et étouffante pendant l’été, mais ils n’ont plus l’usage des commodités modernes de l’ancien marché Sainte-Anne inauguré en 1832. Pour canaliser la rivière Saint-Pierre, qui coule au centre de la place, un égout collecteur en pierre entre le pont de la rue McGill et le fleuve avait été construit au début du siècle. Dans un éclair de génie dont Simon, amateur de nouveautés, tire autant de fierté que s’il en était l’auteur, les architectes avaient résolu d’ériger l’ancien marché directement au-dessus, pour tirer profit de l’eau courante.
Par un beau jour du printemps dernier, les trois enfants Montreuil, accompagnés par Simon, ont visité cet impressionnant sous-sol qui abritait, avant le déménagement des commerçants, trente-deux appartements, principalement pour les vendeurs de lard et de poissons. La partie supérieure de l’égout émergeait du sol et près d’une trentaine de celliers y étaient adossés, profitant de la fraîcheur constante. Dans le haut de la voûte du collecteur, des puits étaient pratiqués afin que les vendeurs du marché puissent y jeter directement leurs déchets et les eaux de lavage. Véritable chef-d’œuvre de maçonnerie, cette voûte mesurait plus de douze pieds de large et près de neuf pieds de haut.
Puisque, en cette fin d’automne 1845, la session parlementaire n’est pas encore commencée, les abords du marché transformé en parlement sont relativement tranquilles. Rien à voir avec la foule compacte qui, au tout début de l’année, assistait à l’ouverture de la première session à Montréal du gouvernement du Canada-Uni ! Le gouverneur général, Lord Elgin, accompagné de son état-major en grande tenue, y faisait son entrée solennelle au son de la fanfare, tandis qu’une salve de vingt et un coups de canon était tirée de l’île Sainte-Hélène.
Quittant la place d’Youville, Léonie et ses trois enfants marchent encore pendant une dizaine de minutes avant d’atteindre l’Asile de la Providence, dont l’entrée a été pavoisée pour la circonstance. Dans la plus grande pièce du rez-de-chaussée, décorée de guirlandes et de fleurs, une douzaine de tables sont dressées et recouvertes de jolies nappes. Au milieu d’un certain brouhaha, de nombreuses femmes, secondées par les pensionnaires âgées de l’asile, sont en train d’y disposer une multitude d’articles. Un coin consacré aux gâteries et aux rafraîchissements attire immédiatement la convoitise de Cécile et de son grand frère, qui savent cependant qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir le champagne et les crèmes qui y seront vendus.
Léonie est remplie d’admiration devant le travail colossal abattu par les membres du conseil d’administration de l’organisme, dont son amie Marie-Claire Garaut. Toutes ces femmes pourraient consacrer leur temps à des occupations plus futiles, mais elles se dépensent sans compter, pendant des mois, pour organiser cette activité de financement vitale pour la survie de l’asile. Après avoir quêté pour amasser des fonds en vue d’acheter le matériel nécessaire à la confection de vêtements ou de bibelots variés, elles deviennent peintres ou brodeuses, couturières ou fleuristes, tout en sollicitant les différents journaux de la ville pour assurer une publicité suffisante à l’événement. Elles recrutent le personnel féminin qui sera sur place pendant le bazar, qui peut durer jusqu’à sept jours et au cours duquel une partie des articles est vendue et l’autre, tirée à la loterie. Bien des messieurs viendront se régaler du spectacle des dames et des demoiselles qui, souriantes et charmantes, vont et viennent entre les invités pour les encourager à ouvrir leurs porte-monnaie et à faire l’acquisition d’un des nombreux objets confectionnés à la main : cadres et images, coiffes pour dames, fleurs artificielles et poupées, robes et tabliers…
Dès que Marie-Claire les aperçoit, elle trotte vers eux et leur fait l’accolade, puis elle glisse à Laurent :
– Là-bas, dans le fond, Mme Hébert a des problèmes avec sa table. Une des pattes n’est pas solide. Tu voudrais bien lui offrir ton soutien ?
Sans tarder, Laurent file dans cette direction, bientôt happé par un groupe de dames agitées et volubiles. Les quatre femmes se dirigent vers une table à moitié dressée, derrière laquelle se trouve une Suzanne en grande tenue, les cheveux remontés en une incroyable sculpture qui suscite les exclamations admiratives de Cécile et de Flavie. Plutôt mortifiée, cette dernière ne peut s’empêcher de songer à quel point sa propre jupe est terne et son corsage, simple. Quant à sa coiffure, deux tresses ornées de jolis rubans, elle serait davantage appropriée pour la foire aux animaux de Longueuil… Lorsqu’elle croise le regard de sa mère, cette dernière lui fait un clin d’œil et Flavie se réconforte en se remémorant les remarques malicieuses de Léonie sur la tyrannie de la mode.
– Va te reposer un peu, suggère Suzanne à sa mère. Tu es à l’ouvrage depuis ce matin. Toutes les trois, nous allons organiser cette table en moins de dix minutes.
Marie-Claire ne se fait pas prier et, avec un sourire reconnaissant, elle s’éloigne au bras de Léonie, se promenant à travers les autres pièces du rez-de-chaussée où elles surprennent des vieilles dames à moitié infirmes absorbées dans quelque tâche. Marie-Claire a les traits tirés et Léonie lui reproche gentiment son emploi du temps trop chargé. Haussant les épaules, son amie répond négligemment :
– Organiser le travail de mes domestiques, préparer des réceptions… Rien de bien compliqué, n’est-ce pas ? Même la plus stupide des épouses y réussirait.
– Ne dis pas de sornettes. Je t’ai vue faire. C’est un véritable atelier que tu diriges, avec plusieurs ouvrières ! Si tu ajoutes le temps que tu consacres aux bonnes œuvres…
– Je ne peux plus m’en passer, murmure Marie-Claire en lui souriant doucement. C’est étonnant, n’est-ce pas ? Au début, j’ai eu envie de me joindre au conseil de l’asile pour le bien commun, pour contribuer à soulager des souffrances. Mais j’y ai trouvé un si grand contentement… Si j’ai un peu de difficulté à dormir ces jours-ci, ce n’est pas à cause de mes occupations.
En tâtonnant, son amie défait les deux premiers boutons de son corsage et passe sa main à l’intérieur, comme pour y faire pénétrer de l’air frais. Sans regarder Léonie, elle laisse tomber :
– Quand je me couche, je suis pourtant épuisée, mais je me mets à penser à toutes sortes de choses, si tu savais comme ça tourne dans ma tête ! Léonie, je n’en peux plus de me faire torturer au confessionnal ! Ça me rend malade. Je sais que tu me comprends, n’est-ce pas ? Il y a si peu de personnes à qui je peux en parler !
Léonie l’encourage en plaisantant à demi :
– Allez, Marie-Claire, déboutonne-toi !
– Depuis que je suis petite, j’entends dire que les femmes ont été créées par Dieu pour être les compagnes des hommes et pour élever leurs enfants. Pour ma mère, c’était parfaitement clair : comme elle, j’étais vouée à épouser un homme de mon rang, et c’était là mon seul destin possible. Beaucoup de femmes obligées de travailler me traiteraient de folle et prendraient volontiers ma place mais… chaque soir, je me couche plus triste. J’ai l’impression d’étouffer, Léonie, bien pire qu’avec mon corset. Je voudrais… ah, je ne sais pas quoi, mais je voudrais autre chose ! J’ai une vie rêvée parce qu’elle me laisse tous mes loisirs, et pourtant…
– Mais comment occuper ces loisirs ? Car voilà où le bât blesse : en tant que femme mariée, en tant que bourgeoise, tu n’as aucune liberté ! Pour ne pas faire perdre la face à ton mari, tu es obligée de t’adonner à la broderie ou aux commérages !
– J’ai eu l’imprudence de m’en ouvrir à mon confesseur. Il m’a imposé des jeûnes, des récitations de chapelets…
Malgré l’expression désemparée de son amie, Léonie pouffe de rire et Marie-Claire finit par se laisser gagner par son accès d’hilarité. Essuyant ses yeux humides, Léonie articule :
– Ma pauvre chérie ! Les curés sont bien les derniers auxquels tu devrais te confier !
Retrouvant brusquement son sérieux, Léonie ajoute :
– La seule préoccupation des hommes d’église, c’est de s’assurer que leurs paroissiens, surtout les femmes, sont fidèles à leurs enseignements. N’oublie jamais, Marie-Claire. Quand il s’agit des femmes, les prêtres n’ont aucune pitié.
Un brouhaha de plus en plus sonore leur parvient de la grande salle. Après un moment de silence, Marie-Claire murmure :
– Je dois y retourner.
– N’oublie pas de te reboutonner, conseille Léonie avec affection.
Marie-Claire la quitte sans rien ajouter et Léonie se tourne vers la fenêtre qui donne sur une rue transversale où plusieurs attelages sont garés. Les cochers, parfois trop légèrement couverts, font les cent pas en discutant avec animation. Vibrante d’une exaspération perpétuellement ravivée, Léonie peste contre les ravages provoqués par l’obstination des hommes d’église à vouloir convertir. Chacun a bien le droit de croire, mais il devrait être interdit d’obliger les autres à penser de même !
Se dirigeant lentement vers la salle du bazar, Léonie songe que son amie est comme un volcan éteint dont la lave bouillonnante atteint presque la surface. Bientôt, en explosant, ce volcan fera fondre sur son passage cette couche de vernis, cette affectation des manières inculquée dès l’enfance et qui réduit les femmes du monde au rang de poupées maniérées. Du moins, c’est ce que Léonie souhaite de toute son âme, refusant que Marie-Claire devienne l’une de ces femmes un peu dérangées qui promènent entre les murs de leur logis une langueur malsaine ! Indifférentes à tout ce qui n’est pas conversation légère, elles développent un intérêt morbide pour les afflictions qui prennent lentement possession de leur corps trop sage et trop policé !
Les portes de l’asile viennent d’ouvrir et déjà plusieurs dizaines de personnes, beaucoup de dames seules, mais aussi des couples, vont de table en table. Laurent et Cécile se baladent bras dessus, bras dessous, tandis que Flavie et Suzanne accueillent les visiteurs. Léonie vient les rejoindre, se tenant à quelque distance. Elle observe la fondatrice de l’œuvre en train d’accueillir les gens à l’entrée, frêle silhouette presque entièrement dissimulée sous la lourde et austère robe de sœur. Quelle femme courageuse, songe Léonie, qui a perdu non seulement son mari, mais aussi ses enfants à un âge tendre ! Elle a trouvé du réconfort dans sa foi, tentant de donner un sens à sa vie dévastée par les pertes en prenant soin des plus démunis.
Émilie Tavernier-Gamelin est devenue supérieure lorsque son organisme a pris, par les bons soins de l’évêque de Montréal, le statut de communauté religieuse. Léonie a encore de la difficulté à s’habituer au nouvel état de la fondatrice, qui lui impose maintenant une stricte réserve. Elle ne connaît pas la veuve en personne, mais elle l’a souvent croisée depuis son arrivée à Montréal. Émilie était l’une des dames de la charité les plus entreprenantes de la ville, fondant, en plus de ce refuge pour femmes âgées et infirmes, une association de dames, véritables servantes des pauvres qui visitaient ces derniers à domicile et leur apportaient les biens dont ils manquaient cruellement. Ces dames poussaient l’audace jusqu’à sonner chez les riches, pendant leurs réceptions, pour quémander les débris des festins et même de belles parures…
Léonie est tirée de ses réflexions par Scholastique Thompson, la mère d’Alice Lefebvre qu’elle a accompagnée au début de l’automne.
– Chère Léonie, vous voilà bien pensive ! s’exclame la vieille dame en lui tendant les deux mains en guise de salutation.
– Il le faut parfois. Trop de choses étranges dans notre petit monde méritent réflexion ! Alice se porte bien ?
Les deux femmes devisent avec légèreté pendant quelques minutes, puis un branle-bas à l’entrée attire leur attention. Vêtu de sa robe noire et coiffé du chapeau des sulpiciens, Philibert Chicoisneau avance, entouré par deux vicaires et par un véritable attroupement. Il serre les mains tendues vers lui tout en prêtant l’oreille aux deux religieuses qui lui désignent les différentes tables chargées d’objets et lui présentent les dames de la charité qui en prennent soin.
Avec malice, Léonie remarque :
– Il est de bonne heure. Il ne veut absolument pas rencontrer l’évêque !
– De toute façon, estime Scholastique, il finira bien par lui céder. Il n’aura pas le choix. Tous les curés sont soumis à leur évêque, la loi religieuse est ainsi faite.
Léonie proteste :
– Tout à coup, parce que Rome établit un diocèse et nomme un évêque, il faudrait qu’ils aillent se coucher comme des chiens obéissants. Ces messieurs sont les seigneurs de Montréal !
– Plus pour très longtemps. Les doléances sont vives au sujet du régime seigneurial, qui freine le développement économique, et le gouvernement prend les moyens pour l’abolir.
– Sulpicien ou évêque, grommelle Léonie, c’est du pareil au même. Des hommes qui se couvrent d’une soutane pour nous faire croire que Dieu parle à travers eux !
Scholastique Thompson glousse légèrement :
– J’avoue qu’on pourrait se demander, à première vue, à quelle espèce ils appartiennent.
– Ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être, murmure Léonie. Ils jouent un rôle.
Craignant subitement d’avoir offensé la vieille dame, Léonie lui jette un regard circonspect. Mais Mme Thompson détaille sans vergogne le curé qui est encore à quelque distance d’elles. Léonie ne peut s’empêcher d’ajouter :
– Leur costume ne m’impressionne pas. C’est pareil lorsque je fais face à une dame en grande toilette ou à un homme en habit et haut de forme. J’imagine ce qu’il y a dessous.
Scholastique Thompson pouffe de rire et demande, le regard malicieux :
– Avec moi aussi ?
– Ce n’est pas nécessaire, répond Léonie en rougissant. Vous ne cherchez pas à m’impressionner ni à vous donner une fausse dignité. La vôtre est naturelle.
Visiblement touchée, la vieille dame serre le bras de Léonie. Puis, levant la tête pour la regarder droit dans les yeux, elle lui murmure avec gravité :
– Prenez garde de ne pas trop choquer, Léonie. Toute vérité n’est pas bonne à dire.
Voyant le cortège s’approcher de leur table, Léonie tire Mme Thompson derrière les deux jeunes filles souriantes et pleines d’aplomb. Dès que le curé pose les yeux sur elle, Suzanne Garaut lui désigne quelques articles particulièrement réussis. Léonie observe les deux vicaires en retrait derrière lui, remarquant que la lueur d’intérêt qui brille dans les yeux de l’un d’entre eux est surtout dirigée vers les formes généreuses de la demoiselle.
Pendant sa jeunesse, fréquentant le confessionnal, Léonie s’est offusquée de la façon dont certains prêtres aimaient fouiller la vie intime de leurs paroissiennes. Les discussions avec Simon et quelques lectures avaient confirmé son malaise tenace. Des siècles auparavant, la chasteté absolue et perpétuelle était devenue une exigence pour faire partie non seulement des communautés religieuses, mais aussi du clergé paroissial catholique. Prenant un ascendant souverain sur la chair, l’esprit s’assurait à coup sûr l’immortalité au royaume des cieux… Le jugement dernier était peut-être imminent et les plus fervents ne voulaient pas comparaître souillés devant Dieu.
Le clergé avait donc élaboré, pour ses membres, une morale religieuse très sévère, mais la propagation de cet idéal de continence dans la vie privée de tout un chacun soulevait l’indignation de Léonie. Aux yeux des curés, seul le mariage justifiait la rencontre des corps, et cela uniquement dans un but de procréation. La seule position acceptable était celle « du missionnaire », parce qu’elle favorisait une progression optimale de la semence de l’homme à l’intérieur de la femme. La morale catholique prescrivait même aux époux fidèles diverses périodes de continence : les dimanches, les jours de fête religieuse et pendant le carême, mais également après un accouchement, pendant les menstrues et avant la communion.
Comme les prêtres ne pouvaient pas surveiller leurs ouailles jusque dans l’intimité de leurs étreintes, ils tentaient de leur inculquer dès l’enfance une formidable peur du péché de chair, lequel précipitait les pécheurs, advenant une mort subite, tout droit dans les flammes de l’enfer. Ils tiraient profit des angoisses humaines bien normales devant la mort pour soutirer aux pénitents, dans le secret du confessionnal, de nombreuses confidences.
Un coup de coude de Mme Thompson fait réaliser à Léonie que M. Chicoisneau la dévisage. Elle le salue d’un léger signe de tête.
– Je reviens dans quelques minutes, madame Montreuil. J’ai à vous causer.
Le cortège s’éloigne et Léonie croise le regard interrogateur de Scholastique Thompson. Tandis que Marie-Claire, rouge de chaleur, les rejoint en s’éventant vigoureusement, elle lui relate l’épisode au presbytère, plus d’un mois plus tôt, avec la famille Parisot. Elle conclut en haussant les épaules :
– Je crois que mon curé est froissé parce que je n’ai pas trouvé de solution à son problème.
La vieille dame demande malicieusement :
– Avez-vous vraiment essayé ?
Se penchant vers ses deux interlocutrices, Léonie répond avec un sourire en coin :
– Entre vous et moi, pas vraiment.
– Revoilà notre homme, murmure Mme Thompson.
Seul à présent, Chicoisneau se faufile parmi la foule maintenant compacte, répondant à quelques saluts sans s’attarder et abrégeant une tentative de conversation. Il s’approche de la table et, après avoir présenté ses hommages à toutes les femmes qui s’y trouvent, il blâme Léonie, à mots couverts, de son silence à sa requête. Elle rétorque vivement :
– Mais ce n’est pas faute d’avoir essayé, monsieur ! N’est-ce pas, Marie-Claire, que je t’ai expliqué le problème et la solution recherchée ? Bien entendu, j’ai tenu le nom de la famille tout à fait secret.
Après un moment de flottement, Marie-Claire affirme, en regardant son curé droit dans les yeux :
– Dès qu’elle est sortie du presbytère, Léonie s’est dirigée tout droit chez moi.
Simulant une expression de reproche, Scholastique Thompson lance à son tour :
– Oubliez-vous, Léonie, que vous m’avez fait part, à moi aussi, de votre mission ?
Se rapprochant du curé qui se penche pour l’entendre, elle ajoute à mi-voix, avec un air préoccupé :
– La difficulté était quand même presque impossible à résoudre, cher monsieur. Abriter une jeune fille en secret pour ses couches, c’est comme être complice d’un péché mortel.
– Il faut savoir faire preuve d’indulgence envers un comportement fautif, certes, mais que la pénitente regrette profondément, pontifie le curé, promenant son regard sur ses interlocutrices. La jeune fille en question est fort sage d’habitude et j’étais convaincu qu’elle se repentait de sa conduite.
– Le refuge de la veuve Jetté devrait pourtant faire très bien l’affaire, reprend Léonie. N’a-t-on pas encouragé son existence justement pour répondre à un tel besoin ?
– Madame la fondatrice vit dans un très grand dénuement. Cela ne convient pas nécessairement à toutes.
Mais surtout, l’évêque de Montréal a acquis un grand ascendant sur Rosalie, songe Léonie, en ajoutant à haute voix d’un ton dubitatif :
– Trouver une femme vivant seule et retirée, et de surcroît parée à héberger une telle pensionnaire…
– La solution pour vous serait de patronner un nouveau refuge, lance Marie-Claire pour clore la discussion. Ne trouvez-vous pas, monsieur ? Tous vos ennuis seraient réglés.
Surprise par cette idée inattendue, Léonie considère son amie un moment avant de répliquer :
– Mais il existe déjà une excellente maternité à Montréal ! N’importe qui peut se présenter à l’University Lying-In et être pris en charge par de très bonnes sages-femmes !
– Il faut se méfier d’un organisme tenu par des protestantes, objecte le curé avec irritation, un grand pli lui barrant le front. Je ne crois pas à leur prétendue neutralité. Les catholiques courent de grands dangers à fréquenter des hérétiques.
– La véritable solution est simple, déclare Léonie sans se démonter. Les jeunes filles doivent accoucher chez elles, tout simplement.
– Madame Montreuil, assène le curé, glacial, les péchés capitaux les plus graves sont ceux qui provoquent un scandale, parce qu’ils corrompent tous ceux qui croisent le chemin des pécheurs. Il faut donc tout faire pour en éviter un.
Le silence tombe entre eux et l’un des deux vicaires, qui se tenait à quelque distance, en profite pour appeler :
– Monsieur Chicoisneau ! Il nous faut partir !
Levant une main pour lui signifier qu’il a compris, le curé pose sur Marie-Claire un regard spéculatif.
– Fonder un nouveau refuge… L’idée n’est pas si mauvaise, quand on y pense. Seriez-vous prête à vous en charger, madame Garaut ?
– Moi ? s’écrie Marie-Claire, interloquée. Quelle drôle d’idée ! Je n’ai aucune expérience dans une fondation et…
– Ne vous diminuez pas, chère madame. À l’asile, tout le monde n’a que des éloges pour vos capacités d’organisation.
Scholastique Thompson intervient :
– Sauf votre respect, monsieur le curé, je crois que vous sous-estimez le travail formidable qu’exige une telle œuvre.
– Vous vous trompez, réplique dignement le curé. J’en suis fort conscient. Mais le sens de la charité, fort apprécié par les autorités religieuses, est l’une des plus belles vertus des dames de Montréal, qui sont prêtes à consacrer de longues heures à de si nobles desseins.
– Sans aucun doute que les finances de la Société de Saint-Sulpice sont déjà suffisamment grevées par le soutien aux œuvres charitables existantes, rétorque la vieille dame avec obstination.
– Si un besoin nouveau se fait sentir… Je compte sur votre visite dans les prochains jours, madame Garaut. Je voudrais en discuter avec vous.
Après un léger salut, l’homme de robe tourne les talons et s’éloigne. Dépassée par les événements, Marie-Claire mordille sa lèvre inférieure, puis elle se penche vers Léonie en demandant :
– Est-ce que j’ai bien entendu ? Chicoisneau souhaite me voir fonder un nouveau refuge pour les pauvres femmes enceintes ?
Léonie prend le temps de lui expliquer que les maternités, qui sont monnaie courante en Europe, sont une nouveauté ici, au pays. Si elles sont fondées par des femmes laïques afin d’offrir aux démunies un toit pour accoucher, les médecins ont rapidement compris le potentiel d’apprentissage qu’elles offraient. Le Lying-In de l’École de médecine de McGill, par exemple, a été mis sur pied deux ans auparavant principalement pour offrir aux étudiants en médecine la possibilité d’acquérir une expérience pratique auprès des femmes en couches.
– Alors tu vois, conclut Léonie en souriant, les maternités servent un peu à tout le monde… y compris aux curés qui peuvent y cacher les demoiselles qui se retrouvent dans un état… intéressant.
Scholastique Thompson remarque :
– Le Lying-In est déjà très sollicité, paraît-il, surtout par les immigrantes irlandaises.
– C’est sa principale clientèle, acquiesce Léonie. Vous savez comme moi à quel point plusieurs de ces femmes sont dans une extrême pauvreté…
– Et tu crois vraiment, Léonie, qu’une nouvelle maternité serait utile ?
– Notre ville grandit, notre monde change si vite… Beaucoup de femmes ne peuvent compter sur personne d’autre que sur elles-mêmes lorsqu’elles accouchent.
Émue soudain, Léonie poursuit d’une petite voix :
– Si tu savais comme ça me rend triste… Parce que, s’il y a un moment où une femme a besoin de ses semblables, c’est bien celui-là. Nous avons alors tant besoin d’être entourées et soutenues…
Mme Thompson confie à Marie-Claire :
– Je n’ai plus beaucoup de forces, mais j’ai un peu de biens et si vous fondez un nouveau refuge, je suis parée à vous aider dans la mesure de mes moyens.
Marie-Claire promène de l’une à l’autre un regard abasourdi, puis elle murmure :
– Merci beaucoup pour votre offre, madame Thompson. Je vais jongler à tout ça…
Reprenant conscience du bruit ambiant et de la chaleur lourde qui règne dans la salle, Léonie s’ébroue et déclare subitement :
– J’ai besoin d’air. Je te laisse mes enfants, mais je tiens à ce qu’ils rentrent avant six heures, d’accord ?
Marie-Claire lui répond par un signe de tête. Léonie jette un coup d’œil à Suzanne, souriante et empourprée, en train de bavarder avec un jeune journaliste de La Minerve, tandis que Flavie tend l’oreille vers eux. À cet instant, elle s’en veut de laisser ses enfants être tentés par tant d’inaccessibles objets de luxe et côtoyer des gens qui ne sont pas de leur monde… Poussant un soupir résigné, elle se fraie un chemin à travers la foule.
Pendant tout le reste de la journée, Léonie est trop occupée pour avoir le loisir de penser, mais lorsqu’elle se couche à côté de Simon, qui dort déjà à poings fermés, elle ne peut s’empêcher d’imaginer à quel point le sort des femmes enceintes démunies serait amélioré si une nouvelle maternité francophone était fondée dans la paroisse de Notre-Dame de Montréal. Le refuge courageusement mis sur pied par la veuve Rosalie Jetté et trois autres sages-femmes ne suffit pas à la demande et plusieurs sont allergiques à l’atmosphère bigote qui y règne.
Depuis le début du siècle, il existe, dans la ville de Québec, une maison qui reçoit les femmes sans ressources sur le point d’accoucher et qui engage également un groupe d’accoucheuses éminentes pour accompagner à domicile d’autres femmes pauvres pendant leur délivrance. Cette Société compatissante, dirigée par un groupe de femmes laïques francophones et anglophones, s’occupe d’une clientèle grandissante. Dotées d’une bonne indépendance d’esprit, les administratrices tiennent à garder la haute main sur les activités et refusent de remettre une partie du pouvoir décisionnel à un aumônier, au curé de la paroisse et, ultimement, à l’évêque du diocèse…
Les évêques considèrent que leur autorité doit légitimement régner sur tout et partout, jusque dans les modestes œuvres fondées par des femmes en vue de venir en aide à leurs semblables, mais Léonie rêve d’une organisation où la religion n’aurait rien à voir avec le cours ordinaire des choses. Elle imagine un abri à l’écart du monde et des hommes, une grande salle claire, avec des paillasses fraîches aux draps propres. Il y aurait une alcôve pour le moment de la délivrance et une ou deux chambres privées pour les femmes plus fortunées. Elle dirigerait une équipe de plusieurs sages-femmes, qui non seulement aideraient les femmes sur place, mais qui se rendraient dans les modestes logis de la cité et de ses faubourgs…
Elle dirigerait ? Léonie se tourne vivement sur le côté, troublée par le cheminement de sa pensée. Depuis quelques années, elle se sent vaguement insatisfaite. Ce n’est pas qu’elle s’ennuie à accompagner les femmes, mais il lui semble qu’elle possède de plus larges capacités qui ne demandent qu’à s’épanouir. Tout le monde la considère comme l’une des meilleures sages-femmes de la ville, presque aussi savante que toutes ces dames anglaises qui ont été formées au Royaume-Uni, et si Léonie est persuadée qu’il lui en reste encore énormément à apprendre, elle est consciente de la valeur de son expérience et de sa science.
Léonie doit l’essentiel de son savoir à sa tante Sophronie, mais, encore toute petite, elle était déjà fascinée par les femmes enceintes et elle examinait les nouveau-nés de sa famille avec beaucoup d’attention, se demandant par quel miracle ils étaient fabriqués avec autant de finesse et de précision dans le ventre de leur mère. Les quelques enfants du voisinage nés infirmes la plongeaient dans un abîme de perplexité… Sophronie avait remarqué l’intérêt de sa nièce pour la science de l’enfantement et elle avait promis de lui enseigner son métier plus tard, quand Léonie aurait porté et mis au monde quelques enfants. C’était la tradition, du moins dans les campagnes : on devenait sage-femme à un âge mûr.
Mais alors que Léonie venait de fêter ses onze ans, Éloyse, sa mère, avait perdu la vie en mettant au monde un enfant mort-né. Accablée de chagrin, la fillette avait été envahie par un sentiment d’impuissance si insupportable que, à l’insu de sa tante, elle avait commencé à feuilleter l’un des vieux bouquins dont Sophronie avait hérité. Au début, Léonie trébuchait sur chaque mot et l’essentiel du texte lui semblait du charabia ; mais à force de déchiffrer, elle avait acquis une aisance grandissante. À douze ans, elle avait lu le livre au complet. Le deuxième livre, écrit en anglais, s’était révélé un défi presque insurmontable jusqu’à ce qu’elle apprenne les rudiments de cette langue au contact d’un jeune Irlandais adopté par une famille du village.
Comme Sophronie n’avait qu’un seul fils et que son mari était mort depuis plusieurs années, victime d’un accident, elle s’était installée chez son frère Jean-Baptiste pour prendre soin de Léonie, de ses deux frères et de ses deux sœurs. Un jour, alors qu’elle décrivait à une amie une délivrance particulièrement compliquée, Léonie n’avait pu s’empêcher de lui indiquer que Mme Bourgeois, dans son chapitre neuvième, proposait diverses solutions à un tel problème… Dans la discussion qui avait suivi, Léonie avait supplié sa tante de lui permettre d’entreprendre son apprentissage à ses côtés. Son travail sur la ferme familiale, assez prospère, n’était pas indispensable au point qu’elle ne puisse consacrer à sa formation une certaine partie de son temps.
C’était Sophronie qui accompagnait Éloyse lors de la délivrance qui l’avait conduite au tombeau et, depuis ce jour tragique, Léonie l’avait bien remarqué, une tristesse diffuse l’accablait. Les deux belles-sœurs partageaient un esprit rebelle qui les rendait réfractaires à beaucoup d’idées reçues, et c’est pourquoi, malgré l’audace de la requête de Léonie, Sophronie n’avait mis que quelques minutes pour se décider. Jean-Baptiste ne s’y était pas opposé. En homme sensible, il s’était bien rendu compte que le bonheur futur de sa fille, si avide d’apprendre, si soucieuse d’aider, et surtout si troublée par la mort de sa mère, en dépendait…
Simon pousse un ronflement sonore et Léonie sursaute, tirée de ses réminiscences et de son endormissement. Elle donne un coup de coude dans les côtes de son mari, qui grogne et roule sur le côté. Depuis qu’elle a emménagé à Montréal, Léonie a lu tout ce qu’elle pouvait trouver, elle a fréquenté les savantes religieuses apothicairesses et les salles de cours de plusieurs médecins de la ville, acquérant une indispensable science médicale. Elle aimerait tant, maintenant, bénéficier d’un endroit aussi formidable qu’un refuge pour discuter avec d’autres sages-femmes, partager ses connaissances et confronter sa science…