CHAPITRE XII
Léonie s’éveille et cligne des yeux, les sens en alerte. Quelque chose l’a tirée de son sommeil. L’oreille tendue dans le noir, guettant la respiration de ses enfants, elle sursaute : on donne des coups sourds à la porte d’entrée. Elle secoue Simon, qui se redresse en grognant. Avec raison, il déteste ce rôle de portier, surtout par une froide nuit d’avril. Il descend en rouspétant tandis que Léonie s’habille en hâte. Elle arrive dans la cuisine en même temps que Simon y fait entrer le messager de la Société compatissante, visiblement gelé, le nez rougi par le froid.
C’est un jeune Irlandais très grand et très costaud, mais simple d’esprit, qui habite avec ses parents à proximité du refuge. Ravi de pouvoir gagner quelques sous, il s’acquitte de sa fonction avec empressement. Simon remet du bois sur les braises avant de remonter pendant que Michael, les mains tendues au-dessus du poêle, explique en anglais, avec un accent qui le rend presque incompréhensible, qu’une jeune femme dans les douleurs a été amenée, la veille au soir, par une dame de la charité qui l’a découverte dans une maison abandonnée.
Il ne faut pas plus d’un quart d’heure à Léonie, à sa fille et à Michael pour parvenir devant la porte de la Société compatissante. Le jeune homme redonne sa valise à Léonie, s’incline légèrement devant Flavie en rougissant, comme il le fait en présence de toutes les jeunes filles, puis il s’éloigne en direction de son logis. Les deux femmes entrent et se débarrassent de leurs manteaux dans le salon éclairé par une lampe à huile. Puis elles grimpent à l’étage, où deux futures accouchées et une jeune mère essaient tant bien que mal de se reposer malgré les rumeurs de voix et la lumière qui proviennent de l’alcôve, au fond.
Léonie entrouvre le rideau et y pénètre, suivie par Flavie. Une dame patronnesse, Céleste d’Artien, est assise à côté du lit où une forme féminine est allongée sur le côté, le visage vers le mur, vêtue de la large chemise grise fournie à toutes les arrivantes. Aux prises avec une contraction, la femme gémit et se recroqueville davantage en position fœtale, la respiration précipitée. Léonie échange un regard avec Céleste, qui chuchote :
– Elle s’appelle Marie-Zoé. Elle ne veut pas nous dire d’où elle vient ni qui est le père. Mais elle n’avait rien mangé et rien bu depuis plusieurs jours. Les douleurs avaient déjà commencé quand la dame nous a signalé sa présence.
– Vous lui avez fait boire de l’eau ?
Acquiesçant, Céleste ajoute :
– Elle a pris un peu de bouillon aussi, et du pain. Elle refuse de se laisser toucher et de changer de position, sauf quand elle a besoin du pot de chambre.
Léonie fait le tour du lit, de manière à se trouver face à la jeune femme. Ses cheveux longs sont très sales et, dans son visage maigre, un long nez acéré prend toute la place. Sur sa peau jaunâtre et ses traits creusés se lit la misère. Marie-Zoé jette un regard défiant à Léonie, qui se présente et lui demande de se lever. Avec une expression mauvaise, essoufflée, Marie-Zoé réplique d’une voix éteinte :
– Il y a des jours que je dors sur le plancher. Je préfère rester au lit.
Elle fixe de nouveau le mur et ne dit plus rien. Léonie la considère pendant un moment. Elle est persuadée que Marie-Zoé est une fille publique, une de celles, de plus en plus nombreuses en ville, qui n’ont d’autre choix, pour survivre, que de vendre du plaisir avec leur corps. Elle s’assoit au bord du lit, tentant de déceler la forme de son ventre, puis elle s’enquiert avec légèreté :
– Est-ce que vous savez ce qui se passe en vous, en ce moment ?
Déroutée par la question, Marie-Zoé ne peut s’empêcher de la regarder de nouveau. Léonie poursuit :
– Laissez-moi vous expliquer. Lorsque votre bébé a été conçu, il s’est installé dans un muscle qui s’appelle la matrice. En avez-vous déjà entendu parler ?
Marie-Zoé ne réagit pas.
– C’est un organe extraordinaire. Il prend la forme d’une poche qui grandit en même temps que le bébé. C’est cet organe qui, en ce moment, provoque les contractions que vous ressentez. Il se durcit pendant une bonne minute, puis il relâche. En même temps, l’ouverture du bas s’agrandit lentement, au fil des heures. Depuis que le bébé a germé, c’est vous qui le nourrissez, au moyen du cordon. Je suis sûre que vous avez déjà vu des chatons ou des chiots à peine nés.
Presque malgré elle, Marie-Zoé hoche la tête.
– C’est pareil pour nous. Un cordon relie le bébé à la paroi de la matrice, où est fixé ce qu’on nomme l’arrière-faix. Grâce à lui, vous donnez à votre bébé tous les aliments dont il a besoin pour se développer.
Marie-Zoé n’a pas changé de position, mais Flavie, admirant la manière dont sa mère s’adresse à son intelligence et à sa sensibilité, réalise que Léonie a réussi à retenir son attention et à l’intéresser, même de façon encore très ténue, à ce qui se passe en elle. Négligemment, Léonie pose une main légère sur les cheveux de la jeune femme, qui ne proteste pas. Après un silence, elle reprend :
– Je sais que vous n’avez pas beaucoup de forces, d’autant plus que le bébé est allé chercher en vous tout ce qu’il a pu trouver. Mais votre bébé doit naître. Il ne peut pas rester à l’intérieur sans vous tuer. Vous comprenez ?
Pour la première fois, Marie-Zoé accroche son regard à celui de Léonie. Elle a des yeux magnifiques, ourlés de cils très recourbés et soulignés par d’épais sourcils bruns. Elle murmure :
– Ça ne me dérange pas.
– De mourir ?
Elle hoche la tête. Sans rien dire, Léonie commence à lui flatter doucement les cheveux, repoussant une mèche de son visage, défaisant un nœud. Marie-Zoé modifie légèrement sa position, allonge un peu ses jambes. Léonie finit par affirmer doucement :
– Votre bébé aussi va mourir.
La jeune femme tressaille. Léonie a déjà raconté à Flavie que les mères peuvent se désintéresser complètement de leur propre sort, mais lorsqu’on évoque celui de leur enfant… Instinctivement, elles veulent prendre soin du petit être qu’elles ont porté si longtemps, même s’il n’a pas été conçu dans la joie.
Des éclats de voix se font entendre : deux patientes se querellent. Céleste sort précipitamment et Marie-Zoé écoute, amusée par les invectives qui fusent. Dès qu’un silence relatif revient, Léonie reprend :
– Je ne sais pas quel est le sort que la vie vous a réservé. Mais si ce sort vous déplaît, les dames ici peuvent vous aider à changer de vie, une fois que votre enfant sera né.
La jeune femme part d’un éclat de rire ironique tout en s’allongeant encore davantage sur le dos. Comme le poids de son ventre l’incommode, elle se redresse sur ses coudes et Léonie en profite, toujours très calmement, pour placer deux coussins derrière elle.
– Je ne retournerai jamais faire la servante ! Torcher pour les autres, pour des riches qui vous considèrent comme une moins que rien ! Quand je suis débarquée en ville, j’étais bonne à tout faire chez un artisan cordonnier. Je faisais tout, du matin au soir, pendant que la bourgeoise s’amusait avec ses enfants ou recevait ses amies !
– Un travail difficile, acquiesce Léonie gravement. Même quand on fait le ménage chez soi, pour notre famille qu’on aime, on se tanne très souvent ! Vous êtes mal tombée, toutes les patronnes ne sont pas de même.
Marie-Zoé grimace à l’arrivée d’une contraction et Léonie lui murmure des paroles d’encouragement. D’une manière inattendue, elle tente de se redresser dans le lit. Flavie vient à son secours et la soulève derrière les épaules. La jeune femme la considère avec surprise. Flavie se présente et, lorsqu’elle retourne s’asseoir au bout du lit, Marie-Zoé la suit du regard, reprenant son souffle. Son visage est moins blême. Elle poursuit son récit :
– J’avais rencontré un galant, un plâtrier… Il venait me chercher, le dimanche après-midi, et on se promenait…
– Rue Notre-Dame ? demande Flavie, se rappelant avec un sourire ému sa dernière rencontre avec Daniel.
La bouche de Marie-Zoé s’étire en un mince sourire. Les yeux fixés sur Flavie, elle s’enquiert :
– Pour vrai, tu vas devenir sage-femme ?
– J’espère bien. On verra si je réussis les délivrances…
– Ici, ce n’est pas détestable, poursuit la jeune femme. Je me suis cachée parce qu’une dame voulait m’amener chez la veuve Rosalie. J’haïs ces femmes qui agissent comme des saintes et qui causent toujours de Dieu qui va me sauver si je regrette mes péchés !
– Moi, ce que je déteste le plus, renchérit Léonie, c’est quand elles disent qu’il faut supporter le malheur sur terre pour gagner le bonheur au ciel. Il ne faut rien supporter, il faut dénoncer et se battre ! Votre enfant, comme tous ceux qui voient le jour, a droit à la meilleure existence possible !
Surprise par la véhémence de Léonie, Marie-Zoé la regarde en ouvrant de grands yeux. Toujours assise sur le lit, Flavie fait un signe de croix, joint les mains et baisse les yeux devant une Marie-Zoé médusée. Elle déclame, en roulant exagérément les r et en détachant nettement les syllabes :
– Ma fille, la vie terrestre est donnée aux chrétiens seulement pour mériter le séjour bienheureux de l’éternité. Pour se préparer à une existence exempte de souffrances, il faut éviter le péché ou se repentir de l’avoir commis. Ma fille, confessez-vous humblement de vos erreurs.
Flavie prend ensuite l’attitude d’une pénitente dans le confessionnal et murmure d’une petite voix de jeune fille :
– Mon père, je m’accuse d’avoir dansé lors d’une veillée, pendant le temps des fêtes.
Marie-Zoé pouffe de rire et, redevenant le confesseur, Flavie reprend :
– Dans les milieux populaires, les danses et les veillées sont source d’immoralité, de paresse et même de pauvreté. Un grand nombre de péchés s’y commettent ! Ceux qui prêteront leur maison pour de pareils divertissements se verront refuser l’absolution et seront condamnés à passer la messe à genoux, en plein milieu de l’allée !
Rieuse, Flavie abandonne ses personnages et Léonie lance, réjouie :
– Je ne savais pas que tu étais si douée pour la comédie !
Marie-Zoé balbutie :
– Vous croyez que je vais brûler éternellement si la mort me surprend en état de faute grave ?
– Je ne sais pas, répond Léonie en lui caressant doucement la joue. À ce sujet, je suis dans le doute.
Le silence tombe entre elles et Marie-Zoé est de nouveau secouée par une contraction. Lorsqu’elle s’apaise, Léonie lui offre:
– Si vous sentez le besoin de vous confesser, nous pouvons faire venir le curé.
Se laissant aller contre les coussins, la jeune femme murmure, les yeux fermés :
– Je suis tannée… Je ne veux pas ce petiot. Je m’en tirais bien, je choisissais mes clients !
Elle est prise d’une longue quinte de toux et Léonie l’observe avec inquiétude. Lorsqu’elle se calme, Léonie lui dit fermement :
– Maintenant, Marie-Zoé, il me faut vous examiner. Venez vous asseoir sur cette chaise.
– J’ai peur de tomber.
– Nous allons vous aider.
Quinze minutes plus tard, sortant de l’alcôve, Léonie annonce à Céleste, assise dans un coin sur une chaise droite :
– Le bébé semble bien placé, la tête en bas. Pendant que je le palpais, il a donné plusieurs coups de pied vers le haut. Marie-Zoé est moins amorphe. Faites-la marcher un peu.
Soutenue par Flavie et par Céleste, Marie-Zoé se promène très lentement de long en large dans la grande pièce, puis elle revient s’asseoir au bord du lit. Elle est très pâle et de nombreuses gouttes de sueur perlent sur son front. Sans dire un mot, Flavie lui tend le goûter qu’elle avait apporté et Marie-Zoé le déguste, posant parfois la main sur son ventre à l’occasion d’une contraction ou d’un coup de pied. Léonie lui fait ensuite avaler quelques gouttes d’un tonique dilué dans une tisane d’herbes médicinales.
La jeune femme demande à voir le curé. M. Chicoisneau est en voyage à Québec, mais il est remplacé par un jeune vicaire qui expose avec célérité à Marie-Zoé qu’il n’y a qu’un seul Dieu en trois personnes qui récompense les bons et punit les méchants après leur mort. Le Fils de Dieu est mort sur la croix pour nous sauver, ajoute-t-il, et le baptême efface le péché originel et tous les péchés actuels commis avant de le recevoir. Quant à la pénitence, elle remet tous les péchés commis depuis le baptême. Marie-Zoé marmonne à la suite du vicaire : « Ô Dieu, ayez pitié de moi qui suis une pécheresse. » Après avoir écouté la jeune femme pour une courte confession, il lui donne l’absolution et Marie-Zoé récite en pénitence : « Que votre sainte volonté soit faite, ô mon Dieu, je vous offre tous mes maux. »
Au bout de quelques heures, après avoir fait plusieurs courtes promenades sur l’étage et avoir bu de l’eau et encore des toniques, Marie-Zoé s’assoit enfin sur le bout de son lit, soutenue par Céleste, assise derrière elle. Comme la poussée prend du temps, Léonie en profite pour masser généreusement l’ouverture du vagin de la jeune femme. Lente et malaisée, l’expulsion semble la faire souffrir beaucoup, mais un bébé assez menu quoique bien formé naît enfin.
Aussitôt, encore essoufflée et alanguie, Marie-Zoé demande à voir le petit être qui pousse quelques cris très faibles. Léonie hésite :
– Je ne vous le conseille pas. Après, ce sera difficile…
Les yeux démesurément agrandis, le visage mauvais, Marie-Zoé insiste en se tortillant :
– Je veux le voir ! C’est mon poussin !
Léonie se redresse sur les genoux et lui dit, la regardant droit dans les yeux :
– C’est votre choix. Si vous voulez le voir, vous le verrez. Mais si vous avez l’intention de le donner en adoption, la séparation sera encore plus douloureuse.
Après un moment, Marie-Zoé explique avec calme :
– Ma mère n’a jamais voulu que je vienne en ville pour trouver de l’ouvrage. Elle préférait qu’on soit pauvres ensemble. Je veux retourner dans mon village et ramener mon bébé.
Léonie dépose alors ce dernier encore nu et maculé dans ses bras et Marie-Zoé murmure tendrement :
– Je l’appellerai Mathilde, comme ma grand-mère.
Des larmes débordent de ses yeux et elle détourne le visage. Restant silencieuse, Léonie ligature le cordon, puis le coupe, s’assurant que le poupon respire normalement, et fait ensuite signe à Flavie de procéder à la toilette du bébé. Sous le regard anxieux de la nouvelle maman, la jeune fille s’installe sur le petit meuble posé contre le mur tout juste à l’extérieur de l’alcôve. Céleste a rempli un plat d’eau et a laissé des guenilles et des langes. Avec des gestes encore hésitants et émus, Flavie lave et sèche le bébé, qui proteste en vagissant, puis elle le lange et revient le déposer dans les bras de sa mère qui le serre contre elle.
– Le délivre tarde à sortir, remarque Léonie, soucieuse. Mettez votre fille au sein.
Adossée au mur, voyant que la nouveau-née s’apaise lorsqu’elle saisit le mamelon du sein trop maigre de sa mère, Flavie songe que la nature a fait un cadeau grandiose aux femmes en leur donnant le pouvoir d’enfanter et de perpétuer la vie. Mais cette puissance se transforme en une si grande vulnérabilité quand la mère n’est pas protégée et soutenue par son entourage !
Léonie fait de fortes pressions sur le ventre maintenant tout rapetissé de Marie-Zoé et l’arrière-faix est finalement expulsé en un seul morceau, au grand soulagement de Léonie qui commençait à craindre des complications. Flavie descend au rez-de-chaussée et se laisse tomber dans un des fauteuils du salon, à côté de Mme d’Artien, qui s’étire en bâillant.
– Je vais pouvoir rentrer chez moi. Est-ce votre tour aujourd’hui, Flavie ?
La jeune fille hoche la tête.
– J’ai au moins dormi quelques heures cette nuit, alors je vais pouvoir faire ma journée…
– Ce sera calme. Je vous ai fait une liste des tâches que nos patientes doivent accomplir.
– Comme les chemins sont beaux, je tâcherai de les entraîner pour une bonne promenade dehors cette après-dînée.
– Dehors ? dit Céleste, surprise. Vous croyez vraiment que c’est une bonne idée ?
Flavie fait une légère grimace en répondant avec exaspération :
– Cette manie des dames du monde de se cacher dès que leur ventre paraît ! Être grosse, ce n’est pas une honte !
– Quand même, réplique durement son interlocutrice, nos chères patientes seraient bien malvenues d’exhiber leur état !
– Elles ne s’exhibent pas ! Elles se promènent pour le plus grand bien de leur santé !
La dame patronnesse se redresse d’un seul coup et termine sèchement :
– C’est la visite du docteur Provandier aujourd’hui.
À onze heures. Bonne journée.
Détournant les yeux, Flavie marmonne une salutation, puis elle bâille et laisse aller sa tête contre le dossier. Un tout petit repos avant de se mettre à l’ouvrage…
Flavie se réveille en sursaut et voit Léonie, souriante, penchée vers elle.
– Il est dix heures, ma fauvette. Je m’en vais.
Complètement désorientée, Flavie se redresse et observe d’un air hagard sa mère qui dépose sa valise et qui enfile son manteau. La jeune fille met une bonne dizaine de minutes à retrouver son allant, puis elle monte à l’étage, où les trois patientes s’extasient devant la petite Mathilde que Marie-Zoé tient jalousement entre ses bras.
– Allons, mesdames, intervient Flavie avec fermeté. Marie-Zoé a maintenant besoin de repos.
Il a fallu à peine quelques heures à Flavie pour comprendre, lors de son tout premier jour de garde, que les patientes profiteraient du moindre moment de faiblesse pour remettre en question son autorité. Elle devait, comme Françoise Archambault qui était présente avec elle ce jour-là, adopter l’air et le ton d’une femme habituée à commander. Au moment de leur arrivée, les patientes agréent à diverses obligations, mais elles rechignent souvent par la suite devant les indispensables tâches ménagères à effectuer. Flavie comprend que leur séjour à la Société est une période inespérée de repos pour elles, mais elle doit leur répéter à tout bout de champ que la clinique ne pourrait demeurer ouverte sans leur travail.
Après avoir mis deux des trois femmes à l’ouvrage, l’une dans la grande salle et l’autre dans la cuisine, Flavie s’installe pour entreprendre l’inventaire des réserves de vêtements, de layettes, de pansements et de médicaments. Elle se trouve encore dans la minuscule pièce qui sert de pharmacie lorsqu’elle entend tinter la clochette de la porte d’entrée. Le docteur Provandier connaît la maison, alors elle prend le temps de terminer l’examen d’une étagère avant de refermer son registre et de venir à sa rencontre.
À sa grande surprise, il n’est pas seul. Son apprenti Bastien Renaud, visiblement un peu embarrassé, est en train de déboutonner son manteau. Provandier lance à Flavie une salutation joviale, puis il lui donne, à sa manière habituelle, une franche poignée de main. Peu d’hommes du monde saluent ainsi les femmes, préférant généralement s’incliner ou faire le baisemain, mais Flavie aime beaucoup cette étreinte amicale et elle s’amuse à exercer la pression la plus vigoureuse possible.
Le vieux médecin demande à Flavie :
– Je crois que vous connaissez M. Renaud, n’est-ce pas ? Il m’accompagne aujourd’hui dans ma tournée de visites.
Se penchant vers elle, il ajoute, en faisant mine de lui confier un secret :
– Je crois que mon ami tenait à voir plus en détail l’endroit où la belle Suzanne Garaut passe tant de temps…
Réprimant un sourire, Flavie précise au jeune homme :
– Je suis désolée de vous désappointer, monsieur, mais ce n’est pas sa journée aujourd’hui.
– Je le savais, réplique-t-il avec acidité. Malheureusement, je ne contrôle pas mes horaires.
– Du nouveau, chère Flavie ?
La jeune fille met Provandier au courant de l’arrivée de Marie-Zoé, répondant le plus précisément possible à toutes ses questions sur le déroulement de la délivrance et sur l’état de la patiente. Ensuite, le médecin et son apprenti montent à l’étage, accompagnés par Flavie, pour se rendre auprès des trois autres patientes maintenant assises sur leurs lits. Un murmure d’excitation passe entre elles et Flavie comprend aussitôt que la présence d’un jeune homme les distrait agréablement de leur existence, confortable, certes, mais plutôt monotone.
Petite et corpulente, la première femme est une jeune épouse abandonnée par son mari et qui, parce que sa réserve de bois était épuisée et que ses maigres ressources suffisaient à peine à les nourrir, a été obligée de placer son premier-né, un garçon de deux ans, à l’orphelinat. Malgré ces épreuves, elle conserve un bon moral, résolue à reprendre son fils et à retourner dans sa petite maison du faubourg Saint-Laurent dès qu’elle sera remise sur pied, au retour des beaux jours. Elle sera nourrice, affirme-t-elle, ayant assez de lait pour un autre bébé en plus du sien qui, en ce moment, dort à côté d’elle.
Provandier fait un examen fort sommaire, l’auscultant, observant ses yeux et sa gorge tout en s’informant de la santé de son nouveau-né. Satisfait, il va à la suivante, une jeune femme de dix-huit ans, domestique dans une des plus riches maisons de Montréal et séduite par l’un des aides-jardiniers. Plutôt timide, prématurément usée par plusieurs années d’un ouvrage ingrat d’aide-cuisinière, elle regarde passer le temps, effectuant son ouvrage en traînant les pieds. Elle jette à Bastien des regards francs, appréciant ouvertement sa jeunesse et sa prestance.
Au début, gênées par ce qui leur semblait un manque de modestie, les dames bénévoles tentaient d’inculquer aux clientes le sens des convenances en vogue dans les milieux aisés. Mais les jeunes femmes enceintes mimaient leurs attitudes compassées et tournaient leurs remontrances en dérision. Déroutées, certaines dames se sont confiées à Flavie, qui a dû leur expliquer que les relations entre les sexes sont beaucoup moins guindées dans les milieux populaires, où l’on ne se gêne pas pour faire comprendre à un homme, même sans aucune arrière-pensée, que sa vue plaît à l’œil…
La troisième patiente observe l’approche de Provandier avec intérêt. Elle a tenté de laisser un certain mystère planer sur son passé, mais les dames patronnesses qui s’occupent de l’accueil lui ont signifié que, si elle voulait une place à la Société, elle devait leur prouver qu’elle était sans ressources. Ouvrière dans un atelier de couture à son arrivée à Montréal, cette provinciale n’a pas tardé à remarquer que son allure faisait tourner la tête des mâles. Elle est devenue la maîtresse d’un homme riche et marié, qui l’a entretenue dans un appartement jusqu’à ce que sa grossesse devienne apparente.
– Cher docteur, susurre-t-elle d’une voix de gorge, comment allez-vous ce matin ?
Habitué depuis longtemps à un large éventail de patientes, il répond plaisamment :
– Fort bien, merci. Mais je me fais vieux, comme vous pouvez le constater, et il me faut maintenant un certain courage pour affronter le froid.
– Sans doute allez-vous bientôt céder votre pratique à… votre apprenti, n’est-ce pas ?
– Vous êtes très perspicace, madame. Si mon jeune ami le souhaite, en effet… Mais il a encore des croûtes à manger avant de devenir savant comme un livre ! Des douleurs nouvelles se sont manifestées depuis la semaine dernière ?
Tandis que Provandier examine la jeune femme qui se laisse faire sans déplaisir, Bastien Renaud se tient raide comme un piquet au pied du lit, profondément ennuyé d’être la cible de tant d’attention. Adossée au mur à quelque distance, Flavie l’observe avec amusement.
– Approchez, Bastien. Madame a un léger souffle au poumon, je voudrais vous le faire entendre. Avez-vous souffert de tuberculose ?
– J’ai bien failli en mourir, explique-t-elle en lançant à Bastien un regard appuyé. J’avais huit ans et j’ai passé plusieurs mois au lit, à cracher mes poumons. Ma mère a toujours dit…
– Faites le silence, s’il vous plaît, demande Bastien nerveusement avant de poser le stéthoscope dans son dos.
– Prenez tout votre temps, murmure-t-elle avec un clin d’œil à la jeune servante. Il manque d’hommes ici, pas vrai, Gertrude ?
– À qui le dis-tu… C’est ennuyeux sans bon sens…
Bastien se redresse finalement et, sans un mot, il tend l’instrument à Provandier, qui le replace dans sa valise. Le vieux médecin se lève, tapote la joue de sa patiente et dit aux deux femmes à proximité :
– Continuez à prendre soin de vous, mesdames. Mangez bien et faites de l’exercice, et vous aurez une belle délivrance !
Un raisonnement un peu simpliste, pense Flavie, tandis que Gertrude s’écrie en lançant une œillade vers Bastien qui fait mine de l’ignorer :
– Faire de l’exercice, c’est fièrement plus agréable en compagnie d’un galant !
Précédé par un Bastien pressé de s’éloigner, Provandier rigole en se dirigeant vers sa dernière patiente. Flavie intime aux trois femmes hilares :
– L’heure du dîner a sonné, Mme Minville est arrivée. Vous pouvez descendre !
Elle entre à son tour dans l’alcôve. Elle est frappée par la beauté de Marie-Zoé, paisiblement couchée dans son lit, sa petite fille endormie reposant au creux de son bras. La jeune femme ouvre les yeux et, voyant les deux hommes au pied de son lit, elle pousse un véritable cri de frayeur. Flavie se précipite et s’agenouille par terre, à côté d’elle. Lui étreignant l’épaule, elle lui explique la raison de leur présence.
– Ce serait plus sage que le docteur vous examine ainsi que votre bébé. Elle a bien tété tout à l’heure ?
Marie-Zoé bégaye, encore méfiante et choquée :
– Deux fois.
– Elle est si jolie, toute rose, dit Flavie en caressant la minuscule joue douce avec le bout de son doigt. M. Provandier va écouter sa respiration et son cœur, puis il va s’assurer que vous vous portez bien. Vous avez des douleurs précises quelque part ?
La jeune accouchée secoue la tête et Provandier l’examine en lui décrivant d’avance les gestes qu’il va faire. Il tâte ensuite vigoureusement son ventre, puis il déshabille la nouveau-née et l’examine avec minutie. Marie-Zoé suit ses gestes avec un regard angoissé mais il la rassure et l’encourage à prendre bien soin d’elle-même pour que sa fille bénéficie du meilleur lait possible.
Lorsque tous trois redescendent, des rires et des bribes de phrases leur parviennent du sous-sol, où se trouve le grand poêle et où les dames patronnesses ont installé une table carrée pour les repas en commun. L’endroit, éclairé d’une minuscule fenêtre, est un peu lugubre, mais au moins il y fait chaud. Flavie a l’estomac dans les talons, d’autant plus qu’une bonne odeur de bouilli a envahi le rez-de-chaussée.
– Assurez-vous que Marie-Zoé mange bien et, si possible, gardez-la au moins quinze jours, recommande Provandier en prenant place dans un fauteuil. Elle souffre de malnutrition.
Flavie acquiesce bien qu’elle doute que le séjour de la jeune femme puisse durer aussi longtemps. Leurs ressources sont si comptées ! S’assoyant en tailleur dans un vieux sofa, les jambes repliées sous sa jupe, Flavie se frotte les yeux avec fatigue et le docteur grommelle :
– Lourde tâche pour une jeune fille…
– C’est parce que j’ai veillé une partie de la nuit. D’habitude, je me porte à merveille.
– Savez-vous si le projet d’école de votre mère progresse ? s’enquiert le vieil homme en tâchant de paraître détaché. Je n’ai pas eu de ses nouvelles au sujet du cours de médecine que j’aurais l’honneur d’y donner…
Flavie lui explique que sa mère ne compte pas ouvrir l’école avant le début de l’année suivante, le temps que le fonctionnement de la Société soit éprouvé et qu’elle réussisse à tout organiser. Bastien s’enquiert aussitôt à Provandier :
– C’est sérieux, ce projet ? Comme vos collègues y semblent plutôt opposés…
– Mes collègues sont bien jaloux de leurs prérogatives, l’interrompt le vieil homme avec énergie. Ne les écoutez pas trop, Bastien, et attardez-vous plutôt aux immenses bienfaits qu’il résulterait de l’arrivée, dans notre pays, de sages-femmes dotées d’une solide formation médicale et capables d’effectuer manipulations et opérations.
– Bien sûr, ajoute Flavie, nous continuerons à faire appel aux spécialistes pour les cas les plus compliqués…
– Nous ? relève le jeune homme sans retenir un sourire sarcastique. Parce que vous comptez faire partie de ces accoucheuses ?
– Ce serait mon rêve, répond-elle avec défi.
– Je vais faire un tour aux latrines, marmonne Provandier en se levant.
Tandis qu’il enfile son manteau et se dirige vers la sortie arrière, Flavie reprend :
– Vous connaissez la sage-femme Marie-Anne Boivin, monsieur Renaud ?
– Vous m’en avez déjà causé, réplique le jeune homme avec mauvaise humeur. Une Française.
– Sous sa direction, en huit ans, les sages-femmes ont accompagné plus de vingt-deux mille femmes. De ce nombre, seulement trois cent trente-quatre ont eu besoin d’une intervention quelconque. Et ces interventions, même les chirurgies, ont été effectuées par Marie-Anne Boivin elle-même.
– Qui vous a appris tout ça ? demande-t-il, fort sceptique.
– Le Mémorial de l’art des accouchements que Mme Boivin a elle-même écrit.
– Où avez-vous trouvé ce livre ?
Flavie répond en riant malgré elle :
– Dans la bibliothèque du Lying-In, monsieur le juge.
Le jeune homme fait une mine légèrement contrite et Flavie pousse un profond soupir.
– J’aimerais tellement aller étudier là-bas. Mais jamais je ne pourrai…
– J’ai fait une année à Paris, jette-t-il négligemment, dans une école de médecine. La capitale française attire des étudiants de tous les coins du monde parce que ses écoles y sont fort réputées. J’y ai d’ailleurs assisté à plusieurs délivrances devant public – mais pas autant que j’aurais voulu, parce qu’ils acceptent les étudiants après six mois seulement et que j’ai dû revenir ici peu après.
Prodigieusement intéressée, Flavie se redresse sur son siège.
– J’ai entendu parler de ces délivrances en public. Il paraît que ça se fait dans toute l’Europe ?
Le jeune homme hoche la tête en précisant :
– Des dizaines d’étudiants, et de nombreuses femmes également, qui étudient pour devenir sages-femmes, y assistent. Il y en a parfois plusieurs par semaine. On allume une lanterne spéciale lorsqu’une délivrance est imminente et le premier étudiant qui se présente avec son billet, au jour dit, est celui qui assiste la femme en couches. Les autres ne font qu’observer. Lorsqu’une école est rattachée à un hôpital, de telles séances ne sont pas nécessaires, mais la plupart des écoles y sont astreintes.
Abasourdie, Flavie reste la bouche grande ouverte jusqu’à ce qu’elle réalise que Bastien la trouve plutôt comique. Elle essaie de s’imaginer à la place de ces femmes dans les douleurs… Elle murmure :
– C’est quand même cruel, mettre des femmes dans cette exposition publique, à ce moment si crucial pour elles.
– Ce qui nous semble impudique, à nous, Nord-Américains, ne l’est plus du tout pour les Européens. Ils y sont parfaitement accoutumés. J’étais un peu hésitant au départ, mais j’ai vite compris à quel point il était important d’assister à plusieurs délivrances pour s’y habituer…
– Je ne songeais pas à l’impudicité, l’interrompt Flavie. Après tout, il paraît que des femmes posent déjà comme modèles devant des artistes… Je ne pourrais pas songer entreprendre ma pratique de sage-femme sans avoir assisté à une bonne quantité de délivrances, et j’imagine que c’est la même chose pour les étudiants en médecine. Seulement…
Elle hésite un moment.
– Vous êtes un homme, vous ne pouvez pas comprendre, mais… J’ai senti tellement de choses depuis que j’accompagne ma mère. Les femmes, surtout quand il s’agit de leur premier accouchement, sont souvent démunies et inquiètes. Je le serais autant à leur place. Se soumettre ainsi aux regards de dizaines de personnes…
Après un moment de silence, elle ajoute :
– Les femelles du monde animal se cachent souvent pour mettre bas. Je ne suis pas sûre que cet instinct soit complètement disparu parmi nous…
Un peu intimidée par son regard grave posé sur elle, Flavie conclut hâtivement :
– Les femmes qui s’offrent comme sujets d’expérience ont sûrement un grand besoin d’argent !
Provandier fait irruption dans la pièce.
– On va casser la croûte, Bastien ?
Les deux hommes prennent congé. Lorsqu’ils ont quitté la maison, Flavie reste rêveuse un moment. La semaine précédente, Suzanne lui a raconté que Bastien est venu la voir à deux reprises et qu’ils ont passé ensemble des moments très agréables. Avant de la quitter, la dernière fois, il a même osé l’embrasser sur la joue, ce qui augure bien pour l’avenir, a prétendu Suzanne, qui ne peut supporter les garçons timorés. Elle lui a ensuite confié que Louis Cibert, le jeune étudiant en médecine qui était présent à l’inauguration du local de la Société, espérait vivement revoir bientôt Flavie… Elle évoque le plus précisément possible le visage large et franc du jeune homme, entouré d’abondants cheveux cuivrés, mais cela n’éveille rien en elle. Daniel doit revenir bientôt et, à cette idée, une grande joie emplit Flavie qui, soudain affamée, saute sur ses pieds et dévale l’escalier qui mène au sous-sol.