MON ASSASSIN AURA LES YEUX NOIRS

Le 18 février 1970, la police de Munich perquisitionne au domicile de Mme Barbara Dollerer, cinquante-neuf ans, et découvre son cadavre dans sa chambre. C'est le propre fils de la victime qui a demandé la perquisition. Le chef de la police du quartier confie l'enquête à l'un de ses plus vieux inspecteurs, le lieutenant Klantenfergue.

Mme Dollerer, entièrement vêtue et chaussée de bottes, est étendue sur son lit, bâillonnée, les bras et les jambes étroitement entravés. Une corde de chanvre lui enserre le cou, lacéré de coups de couteau, mais son collier de perles est intact. Le corps porte, lui aussi, des blessures à l'arme blanche, et le crâne a été frappé plusieurs fois au moyen d'un objet contondant. Au pied du lit, on remarque des gouttes de sang qui forment des taches rondes et non pas en étoile, preuve qu'elles ne sont pas tombées de haut, donc qu'une première lutte a dû avoir lieu par terre. La chambre, le lit en désordre témoignent d'ailleurs de cette lutte. Deux tiroirs de la coiffeuse sont ouverts et, d'après le locataire de la victime, il y manque les clés de la maison et un porte-monnaie. Cet homme est âgé de soixante-quatorze ans et le meurtre le plonge dans une consternation bien compréhensible.

D'après le médecin légiste, la malheureuse femme est sans doute morte dans la nuit du samedi au dimanche, bien que la rigidité cadavérique soit encore incomplète le mercredi à midi avec une température de treize degrés dans la chambre.

Mme Dollerer, qui avait un commerce d'artisanat, était une artiste réputée et une femme d'affaires avisée. Cependant, à la fin de l'année 1968, elle se prétend surveillée par des espions, soumise à des rayons nocifs, et ses proches en déduisent qu'elle fait un début de dépression nerveuse. Dérangée sans arrêt par elle, la police du quartier finit par la renvoyer régulièrement chez elle, avec des paroles de réconfort.

Mais, dix jours avant sa mort, elle vient déclarer textuellement : « Je vais être assassinée dans ma maison et mon assassin aura les yeux noirs ! »

Le lieutenant Klantenfergue interroge les deux hommes les plus proches de la victime : son fils, un blondinet un peu fade, et son locataire, l'archétype de l'ancien combattant. Pour eux, Mme Dollerer s'est suicidée et a maquillé son suicide en meurtre, ce qui correspondrait assez bien aux symptômes de dérangement mental qu'elle manifeste depuis quelque temps. D'ailleurs, peu de jours avant sa mort, elle a distribué des cadeaux à ses amis et souscrit une police d'assurance-vie au bénéfice de son fils, sans cesser de répéter au demeurant qu'elle allait être assassinée et que son « assassin aurait les yeux noirs ».

Klantenfergue voudrait bien admettre l'hypothèse d'un suicide, mais il ne comprend tout de même pas comment la victime a pu se faire elle-même de telles blessures. Comme il demande au fils s'il n'a rien remarqué d'anormal au cours des derniers jours, celui-ci ne peut répondre : il a quitté le domicile maternel depuis plusieurs mois en raison des disputes incessantes qui l'opposaient à sa mère. Il va de soi que le lieutenant de police le tient pour un suspect très plausible. Quant au vieux locataire, il raconte que Mme Dollerer, se sentant très seule depuis le départ de son fils, lui a proposé de s'installer chez elle « en échange de sa protection ».

« Votre protection ? fait le policier un peu sceptique.

— Mais... c'est que j'ai emménagé avec une hache et un couteau! » répond l'autre, vexé que l'on doute de ses vertus guerrières.

Deuxième suspect possible, pense le lieutenant. Et, en compagnie des deux hommes, il tente de reconstituer la journée qui a précédé la mort de Mme Dollerer.



Elle a quitté sa maison vers midi, avec son « protecteur septuagénaire » qu'elle a déposé dans un restaurant en lui promettant de venir le reprendre, puis elle est partie seule. Vers 3 heures, une de ses voisines voit une voiture s'arrêter devant la maison. Mme Dollerer en descend hâtivement et se précipite vers sa porte. Quelques minutes plus tard, le chauffeur, un homme assez jeune, la suit, hésite, regarde de tous côtés, puis se décide à entrer.

A 7 heures, le vieux locataire, furieux d'avoir attendu en vain, revient et demande à Barbara Dollerer les raisons de son oubli. Elle est en compagnie du jeune homme qui ne dit pas un mot pendant cette dispute. Le locataire, dont la rage redouble, lance ses clés sur la table, va chercher sa hache et son couteau — ses seuls biens, dit-il — et quitte la maison.

Le lendemain, cependant, regrettant sa colère excessive et son départ, il revient pour s'excuser auprès de Mme Dollerer. Inquiet de constater qu'elle ne répond pas, il va prévenir le fils et tous deux sonnent en vain à la porte. Ils remarquent toutefois de la lumière dans la salle de bains, pensent que Barbara ne veut pas leur ouvrir — elle a de ces bizarreries — et s'en vont, notant au passage qu'il n'y a pas de traces de pas dans la neige fraîche.

Le lieutenant s'étonne de leur négligence, mais il comprend aussi que Mme Dollerer est un personnage difficile, qu'elle n'en fait qu'à sa tête et qu'en plus elle a la réputation d'être un peu « originale » — euphémisme pour dire qu'on la considère comme légèrement dérangée mentalement.

Quand, finalement, les deux hommes s'inquiètent vraiment, deux jours plus tard, on pénètre dans la maison et l'on découvre le cadavre. Cadavre, le médecin légiste le confirme, qui a été lardé de coups de couteau, dont deux au milieu du dos. Et, soudain, l'hypothèse d'un suicide même « maquillé » est radicalement exclue.

Compte tenu de l'état mental de la victime, Klantenfergue retient toujours comme possible l'hypothèse d'un « meurtre sur commande », payé par avance à un meurtrier qui aurait « les yeux noirs ». Il va de soi que les principaux suspects restent tout de même le fils, dont les relations avec sa mère étaient orageuses et qui bénéficie de l'assurance-vie contractée par elle, et, à un degré moindre, le vieux locataire, qui entretenait avec sa logeuse des rapports ambigus faits de confiance réciproque mais aussi d'amitié amoureuse. Le vieil homme reconnaît d'ailleurs honnêtement qu'il désirait violemment Barbara Dollerer et qu'elle le repoussait toujours dans ses tentatives. On peut comprendre, dans ces conditions, la colère qui s'est emparée de lui quand il a vu la victime en compagnie d'un homme plus jeune qu'elle, le fameux « chauffeur de la voiture » aperçu par une voisine le samedi.

Le lieutenant voudrait bien retrouver cet homme. Il fait lancer des appels à la radio, donnant son signalement approximatif et les circonstances au cours desquelles il a été remarqué.

Le soir même, un certain Ernest Wess, âgé de vingt-huit ans, se présente spontanément devant le lieutenant, assez surpris. Il parle avec beaucoup de sincérité, apparemment sans rien cacher. C'est lui qui était en compagnie de Mme Dollerer le samedi après-midi. En réalité, la victime, qui avait eu avec lui des relations professionnelles — il est entrepreneur de transport et lui a fait des livraisons — s'est présentée chez lui le samedi un peu après midi, et lui a fait comprendre sans ambiguïté possible qu'elle désirait avoir une aventure avec lui. Ils avaient alors longuement parlé et elle avait livré une partie de ses obsessions, de ses craintes, consciente, semblait-il, de son état mental qui se dégradait depuis longtemps. La voyant très abattue, il lui a proposé de la raccompagner chez elle et lorsqu'ils y sont arrivés, elle lui a suggéré d'entrer un moment, mais de lui laisser quelques minutes pour mettre un peu d'ordre.

Ernest Wess affirme alors avoir vu, couché dans la chambre de Barbara Dollerer, un homme qui sommeillait sur le lit.

Toutes ces déclarations sont parfaites et les policiers qui en parlent entre eux estiment qu'Ernest Wess ne peut être soupçonné de quoi que ce soit. Un assassin ne se présenterait pas de lui-même, ni avec une telle assurance. Seul, Klantenfergue reste sceptique et suspecte Ernest Wess pour une seule et unique raison : le jeune homme a les yeux noirs.

Il demande une analyse de laboratoire des vêtements portés par Wess le jour du meurtre et malgré les protestations de ce dernier qui fait appel à un avocat, s'indigne et refuse de répondre aux questions de plus en plus pressantes du policier, commence à s'acharner sur lui.

L'analyse révèle que les vêtements de Wess conservent des traces imperceptibles de sang du groupe A, celui de Mme Dollerer. Alors Klantenfergue se déchaîne contre le jeune homme et ne le lâche plus d'une seconde.

Mais une autre analyse révèle qu'Ernest Wess est du même groupe sanguin que la victime et les collègues de Klantenfergue se demandent comment lui annoncer cette nouvelle. Ils s'y résignent cependant alors que le vieux policier tempête contre Wess, qui en est à sa dixième heure d'interrogatoire. Quand ils entrent dans le bureau, le policier boit une bière en soufflant et Wess est totalement prostré sur une chaise.

« Il est du même groupe sanguin que la victime », annonce un des collègues.

Wess relève des yeux troubles et paraît se tasser davantage. Klantenfergue, lui, sourit :

« Ça n'a plus d'importance maintenant. Il vient de tout avouer ! »

Car c'est bien Ernest Wess qui a tué Barbara Dollerer. Après avoir assisté chez elle à la crise de jalousie du vieux locataire, il s'est trouvé en présence d'une femme hagarde et à demi folle qui s'est jetée sur lui pour lui demander de la satisfaire sexuellement. Pressé de toutes parts par cette femelle hystérique, il a cherché à se dérober, alléguant qu'il était fiancé ! Elle s'est couchée sur le lit en se moquant de lui, portant des jugements blessants sur sa virilité et le mettant carrément au défi de prouver ses capacités amoureuses. Alors, fou de rage contre elle, il a commencé à lui porter des coups, puis a sorti un couteau et parachevé son œuvre dans un moment de folie meutrière.

On pourrait gloser à perte de vue sur cette étrange histoire, relativement unique dans ses développements et ses incidences parfois aberrantes. Par certains côtés, on pourrait croire que Barbara Dollerer avait, en effet, prévu sa mort, que, dans une sorte de transe — et sachant parfaitement qu'Ernest Wess serait celui qu'elle solliciterait — elle a su qu'il finirait par la frapper et qu'elle a voulu son propre assassinat, à la fois craint et violemment désiré. Peut-être s'était-il établi entre eux ces rapports curieux qui se créent parfois de victime virtuelle à bourreau et avait-elle lu dans « les yeux noirs » de son meurtrier futur la certitude de sa mort ?

Les dossiers extraordinaires T3
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