AU BOUT DU SOUFFLE
Cette histoire ne ressemble à aucune de celles qui figurent dans ce recueil de « dossiers extraordinaires ». Elle devait y figurer parce qu'elle pose un problème insoluble, et pourtant, elle est d'une simplicité exemplaire, comme l'était Richard Corbett son héros. C'est pour cette simplicité que nous l'avons choisie.
On connaît bien l'enfance de Richard parce qu'on a beaucoup parlé de lui et que lui-même s'est confié. Un événement lui apprend, très jeune, ce qu'est la mort. A sept ans, Richard est un petit garçon bien élevé, extrêmement bien élevé. Son père est un monsieur distingué, important, et anglais. Il est diplomate. Sa mère est une jolie dame, douce, blonde et française. Richard parle français avec un accent qui fait rire ses petits camarades et que son précepteur tente de faire disparaître, mais au profit d'un accent du Midi qui embrouille tout : le précepteur est natif de Montpellier. Richard a aussi une grand-mère anglaise, galloise avant tout. Une vieille dame environnée de dentelles, qui vit loin de Richard, au pays des vacances, un pays plein de chevaux et de moutons, le pays de Galles. Richard adore sa grand-mère. Elle l'autorise de temps en temps à servir le porto au salon, quand il est en vacances au manoir. Et c'est un plaisir éblouissant que d'attraper à deux mains la carafe de cristal, de verser le vin doucement, sans faire tomber de gouttes, et d'apporter le verre jusqu'au fauteuil de grand-mère.
Aujourd'hui est un jour bizarre. Maman a renvoyé le précepteur français. Richard l'a vu traverser le parc, depuis la fenêtre de sa chambre. Il n'y aura pas de cours. Père est malade. La nurse a demandé de ne pas faire de bruit, et de ne pas jouer avec Scotty, le chien, qui boude dehors sur le gravier.
La journée de Richard va être longue et triste. Sa mère ne viendra pas le voir. Depuis que son mari est malade, elle passe toutes ses journées près de lui. Le soir venu, le monde entier semble à l'envers : Sir Corbett est mort.
Richard a vu pleurer sa mère, il a pleuré aussi, parce qu'elle pleurait, mais il n'a pas bien compris ce que voulait dire « être mort ». Il a demandé à sa nurse, qui a eu l'air scandalisée.
« Richard, il ne faut pas demander ces choses-là ! »
Et puis devant les yeux inquiets du garçon, elle a enfin répondu quelque chose :
« On est mort, quand on ne respire plus. »
Richard s'en est souvenu longtemps. Ça l'avait frappé, et, le soir, tout seul dans son lit, il s'était bouché le nez pour voir... mais ça n'avait pas marché.
Richard a tellement été impressionné qu'il l'a écrit à sa grand-mère : Une petite lettre chiffonnée, d'une écriture hésitante que, plus de vingt ans après, il retrouvera dans les papiers de la vieille dame.
Après la mort de Sir Corbett, en octobre 1906, Richard vit chez sa grand-mère paternelle ; deux ans au pays de Galles. Sa mère a trop de chagrin pour s'occuper de lui. Les mois ont passé, gris et froids. Dans le vieux manoir anglais, Richard regrette le précepteur français avec son drôle d'accent, le soleil de la France, et sa mère. Quand on lui demande s'il est Anglais ou Français, il répond : « Comme maman. »
En 1910, enfin, il passe des bras de sa grand-mère à ceux de sa mère retrouvée, dans une petite maison au soleil, à Hyères.
En 1928, il y est toujours. Il a vingt-huit ans et peu de souvenirs. L'école sans histoire, la guerre au Maroc, contre les rebelles, l'affection des deux femmes qui occupent sa vie, sa grand-mère et sa mère. L'univers s'arrête là.
Richard est un bon garçon. C'est un modèle de fils et de petit-fils. Il ne dilapide pas l'argent familial, il a opté pour la nationalité française, mais reste gallois de cœur pour sa grand-mère. Il ne joue pas, ne sort pas, ne fait pas la cour aux midinettes et n'entretient aucune passion cachée. Si les certificats de bonne conduite existaient pour les grandes personnes, l'abbé Boyer, qui fréquente la maison, lui en décernerait un sûrement. Il ne s'agit même pas d'une façade derrière laquelle se cacherait une âme de voyou ou de criminel. Non, Richard Corbett est beau, jeune, il adore sa mère et sa grand-mère, il a un tempérament doux et conciliant.
Un événement va faire de lui quelqu'un d'autre, diront des journalistes. A bien considérer son histoire, on peut penser qu'au contraire il est resté le petit garçon de sept ans, qui sait que la mort c'est « quand on ne respire plus ».
Lorsque Richard, le 4 novembre 1929, raconte ce qu'il a fait dans les détails devant les jurés des assises du Var, deux d'entre eux s'évanouissent. Un chroniqueur de l'époque écrit : « Il régnait dans les débats une atmosphère d'émotion si intense que les assistants la supportèrent péniblement. »
Suivons le récit de Richard dans l'ordre chronologique.
En novembre 1928, il est près de sa grand-mère, au pays de Galles, pour un séjour de quelques mois. Sa mère lui écrit régulièrement et longuement. Mais la dernière lettre qu'il vient de recevoir est courte, l'écriture est hachée, inquiétante :
Mon cher fils,
Je ne te l'ai pas dit pour ne pas t'inquiéter, mais, depuis juillet, je suis malade. Le Dr Valmyre est venu ces jours-ci et m'a parlé d'une opération urgente. Je n'ai pas bien compris ce qu'il m'a expliqué, mais j'ai peur et tu n'es pas là. Je deviens folle. Réponds-moi télégraphiquement.
Richard Corbett ne prend pas le temps de répondre. Il fait ses bagages le jour même, et, à son arrivée à Hyères, se présente chez le Dr Valmyre, avant même d'avoir rejoint sa mère. Le médecin hésite à peine devant l'inquiétude du jeune homme : « Je l'ai examinée il y a quelques jours, et, pour ne pas l'affoler, je lui ai parlé d'une petite opération, mais c'est plus grave. Elle a un cancer. »
Richard n'est pas un homme à se laisser abattre. En dépit d'un caractère doux et faible en apparence, c'est un courageux, un opiniâtre même. Il prend immédiatement des décisions, fait appel au chirurgien le plus connu de la région, et s'installe au chevet de sa mère.
Le chirurgien déclare la maladie inopérable, et parle de radium. Nous sommes en 1928. Richard tente l'expérience, dans une clinique privée. Après plusieurs séances, sa mère semble aller mieux, et Richard, qui ne la quitte pas, vit d'espoir pendant quelques semaines.
Pas longtemps, car la rechute est grave. Le radiologue estime qu'il n'y a plus rien à faire. A son avis, la science a donné tout ce qu'elle pouvait.
Désespéré à nouveau, Richard frappe à toutes les portes des sommités médicales de l'époque, aussi bien en France qu'en Angleterre. Là aussi, on lui parle de radiations et de limites de la science. Sa mère est intransportable. Il cherche seul des spécialistes et des charlatans, de Glasgow à Paris. On essaye une « ceinture électromagnétique », sans résultat, bien entendu. De plus en plus, les réponses sont les mêmes autour de Richard : « Il faut abandonner », « il n'y a plus rien à faire », « la science est impuissante », « il n'y en a que pour quelques mois ».
L'évolution de la maladie est rapide. Mme Corbett est entrée dans une phase de douleurs insupportables. Nuit et jour, heure par heure, Richard se bat contre la douleur, il supplie le médecin de faire quelque chose. Sa mère n'est plus qu'une douleur vivante, et le médecin répond : « Il n'y a plus que la morphine. »
Court répit. Chaque piqûre fait son effet, mais l'espace entre chaque piqûre se réduit bientôt de jour en jour, puis d'heure en heure. Richard est terrorisé par les crises. Depuis six mois, il n'a pas quitté sa mère des yeux. Il est obsédé par sa respiration quand elle dort, enfin calmée pour quelque temps. Il se prend à souhaiter que cette respiration s'arrête pendant son sommeil. Il la guette curieusement, cette respiration, désespéré et soulagé en même temps de la voir reprendre éternellement son rythme saccadé. « Comme si la vie se moquait de la douleur endormie prête à hurler de nouveau. » Ces détails, ces expressions viennent de son récit, qui bouleverse les jurés.
Le 7 mai 1929, Richard est épuisé. Plus rien ne calme sa mère, qui gémit sans interruption dans une sorte de coma douloureux.
Elle ne le reconnaît même plus. Quand elle ouvre les yeux, c'est pour « supplier » sans le voir. Quand elle parle, c'est pour « supplier » sans l'entendre. A l'approche de la nuit, Richard n'en peut plus. Il sait que les nuits sont encore plus pénibles pour sa mère que les journées. Il sort et marche dans la ville pendant près de deux heures. Une idée fixe en tête : « Il faut que ça s'arrête, il faut que ça s'arrête... »
Personne ne peut l'aider. Le médecin ne délivre la morphine qu'à petites doses inutiles. Le prêtre parle de la volonté de Dieu. A grandes enjambées Richard arpente les trottoirs de la ville endormie, il est minuit passé. S'il rentre maintenant, ce sera pour entendre les plaintes et les supplications. « Il faut que ça s'arrête... »
A 1 heure du matin Richard est calme. Sa décision est prise. Une double décision. Il rentre à la maison. Il prépare pour sa mère un concentré de narcotique. Du dialcidal à très forte dose. Il faut d'abord qu'elle dorme. Puis il prépare un autre verre pour lui, du même narcotique. Il cale la malade sur ses oreillers, et la fait boire lentement. Il boit lui-même. Puis il s'assied près de sa mère et attend, droit sur sa chaise. A 2 heures du matin, la respiration de sa mère est profonde et presque calme, ses traits légèrement détendus. Elle dort. Richard se lève, il gagne sa chambre, et prend son revolver qu'il arme. De retour au chevet de sa mère, il appuie doucement le canon sur la tempe, et tire à bout portant.
Cela, c'était la première partie de sa décision. Richard est encore lucide. Mais le choc de l'acte accompli et les narcotiques l'abrutissent complètement. Il raconte : « J'ai failli tomber, je me suis agrippé au cadre de la porte. J'avais l'impression que des fourmis glacées montaient le long de mes vertèbres jusqu'à mes cheveux. J'étais dans le couloir houleux, les murs bougeaient, les lumières étaient floues. Je n'arrivais pas à fixer les choses... J'ai dû tomber par terre, et y rester longtemps. A l'aube, je suis retourné dans la chambre. Je l'ai regardée, j'ai ramassé le revolver, et j'ai tiré sur moi. »
Le coup était bien dirigé, en pleine poitrine. Richard est tombé sur le lit de sa mère. C'est un rescapé que l'on juge devant les assises du Var. La balle a frôlé la pointe du cœur, perforé le poumon, et s'est logée sous l'omoplate gauche.
Pendant sa convalescence à l'hôpital d'Hyères, Richard Corbett a écrit une longue lettre au journal Le Matin, qui la publie le 29 mai 1929, sous le titre : « Pourquoi j'ai tué ma mère. » C'est un plaidoyer en faveur « des martyrs auxquels la loi devrait accorder le droit à la mort libératrice ». Richard Corbett y demande aux médecins la création d'une sorte de conseil supérieur destiné à prendre ce genre de décision. Il estime en effet que seule la médecine est capable de trancher, et qu'il est inhumain de laisser décider un individu isolé.
L'affaire Richard Corbett s'est déroulée en 1929, il y a donc près d'un demi-siècle. Elle est toujours d'actualité, puisqu'en 1976 la plupart des magazines publient la photo d'une jeune Américaine de vingt et un ans, Karen Ann Quilan, qui est dans le coma depuis six mois. Ses parents demandent à la justice du New Jersey de leur accorder un droit, celui de laisser mourir leur fille. Or le juge Robert Muiz vient à nouveau de refuser une décision judiciaire, en répondant : « C'est à la science de trancher. »
Souvenez-vous pourtant du fameux procès de Liège, en novembre 1962. Une jeune femme, avec l'aide de sa mère, de sa sœur, de son mari et de son médecin, empoisonne elle-même sa petite fille, un bébé de quelques semaines, à l'aide d'un biberon empoisonné. Pourquoi? La thalidomide. Inutile de rappeler les visions d'épouvante liées à ce nom. La Cour de Liège acquitte la famille et le médecin.
En 1973, une femme médecin hollandaise tue sa mère d'une dose massive de morphine.
Dans ces cas-là, la justice admet ce qu'elle appelle le « meurtre par compassion » et lorsqu'il y a condamnation, elle n'est, la plupart du temps, que de principe. Mais la loi, dans aucun pays du monde, n'en est pas modifiée pour autant sur le fond. Seule la forme s'adapte tant bien que mal à ce que pense au fond de lui l'homme de la rue.
On parle d'exception, bien sûr, de morts vivants revenus à la vie, après des mois ou des années de désespoir. Exemple, ce grand physicien soviétique, sorti miraculeusement d'une mort clinique après plusieurs mois, et qui vécut quatre ans, en pleine possession de ses facultés intellectuelles, alors que tout laissait supposer des lésions graves. Mais qui dira l'extraordinaire effort de science et d'argent déployé par les Soviétiques pour « récupérer » ce cerveau important ?
En 1975, on s'est encore posé la question, en assistant, pendant un mois, à ce déploiement gigantesque de la science pour un chef d'État européen : à quoi cela sert-il ?
Il ne serait pas honnête de clore le dossier de l'euthanasie sans citer les exemples contraires.
Telle cette mère française qui lutte seule auprès de son fils depuis 1959. Et cette mère américaine, depuis trente-quatre ans au chevet de sa fille.
C'est aussi que la mort n'est plus ce qu'elle était : ce qu'on expliquait au petit Richard Corbett qui demandait au début du siècle :
« C'est quoi, quand on est mort ?
— C'est quand on ne respire plus »...
La mort aussi est devenue compliquée. Il y a ceux qui ne respirent plus et qu'un poumon d'acier sépare de la mort. Ceux dont le cœur ne bat plus et qu'un stimulateur cardiaque entretient. Ceux dont le cerveau est mort, mais qui respirent encore spontanément...
Et il y a les médecins, de grands médecins qui disent : L'euthanasie, ce meurtre miséricordieux, il faut le pratiquer, mais ne pas le permettre, ne pas en parler...
Le cas de Richard Corbett ne demanda, en 1929, qu'une heure de délibération aux douze jurés des assises du Var. Nous l'avons choisi pour figurer dans cette série de dossiers extraordinaires parce que justement, dans sa simplicité, il tranche totalement sur les autres. Car Richard Corbett, qui a tué sa mère, n'était rien d'autre qu'un jeune homme doux, aimant et non violent. Les douze jurés du Var l'ont acquitté à l'unanimité.
Chacun de nous ou presque en aurait fait autant, à la place des jurés. Mais à la place de Richard ?