LES PIRATES
Singapour, mai 1957. Il est 5 heures du matin. Gabriel Fichus paraît sur les marches d'un petit escalier d'où l'on peut voir le port en entier. Il s'arrête un instant, subjugué sans doute par la clarté lumineuse qui embrase la baie ; il en profite pour allumer une cigarette et reprend sa descente vers le port.
C'est un homme de la terre, petit, noiraud, les membres secs et noueux, un homme solide sur ses jambes, et qui ne s'en laisse pas compter. Et pourtant, on décèle dans sa démarche une certaine nervosité. La manière qu'il a de jeter loin de lui la cigarette à peine allumée prouve assez son anxiété : depuis quinze jours, en effet, Gabriel Fichus cherche à s'embarquer sur un des cargos en partance ; depuis quinze jours, dès qu'un navire se glisse dans le port avec une nuée de mouettes dans son sillage, il se précipite. Il passe des journées entières à rôder près des jonques enturbannées de filets, luisantes d'écailles, qui répandent à travers toute la rade des courants d'air aux odeurs de poisson et de sel. Pourquoi ?
Jusqu'à présent, Gabriel Fichus était un homme comme tout le monde, un manœuvre de la mer, comme il y en a tant sur les docks des grands ports. Il était né à Marseille d'un père alcoolique et d'une mère « inconnue » ; c'est ce qui est écrit sur sa fiche d'état civil, et cela montre le peu de cas qu'on fait de sa personne.
Il y avait pourtant chez cet homme quelque chose de pur, de candide, quelque chose d'infiniment respectable en tout cas. Quand il rencontra Suzanne, par exemple, Gabriel Fichus fit pour elle ce que personne encore n'avait fait : il l'aima !
Elle en avait tant « vu », cette pauvre Suzanne, qu'à trente ans, ses cheveux étaient déjà gris et son visage fané. Venue d'Indochine en 1954, échouée depuis à Singapour, elle vivait alors misérablement. Gabriel eut pitié d'elle, il l'aima telle qu'elle était. Et lorsqu'elle lui annonça qu'elle allait avoir un enfant de lui, Gabriel décida qu'elle accoucherait en France, et qu'il serait à ses côtés. Il prit pour elle un passage sur un paquebot et lui remit ce qu'il lui restait de son modeste avoir.
Elle a quitté Singapour, début mai 1957, et, depuis quinze jours, Gabriel cherche à s'engager sur un navire à destination de la France. Il faut qu'il soit dans trois mois à Marseille, ses économies lui permettront de vivre les premiers jours et de payer l'accouchement.
A l'aube du 18 mai, Gabriel se sent subitement soulagé d'un grand poids. Le commandant du pétrolier Gervase-Sleigh, en partance pour Londres, veut bien l'engager, et son salaire est presque double de la normale. Pourtant, lorsqu'il monte à bord du Gervase-Sleigh, l'équipage le considère avec méfiance. Gabriel regarde l'un après l'autre tous ces visages : des Philippins, encore des Philippins, rien que des Philippins. Avec des têtes patibulaires de pirates d'un autre âge. Gabriel se doute que tout ne sera pas rose sur ce tanker.
Bien entendu, il est loin d'imaginer qu'il va être accusé de deux crimes et qu'il sera le héros d'une aventure digne d'être portée au cinéma !
Dès le premier jour, on enregistre un incident curieux : un graisseur, que chacun a cru voir au moment du départ dans la salle des machines et dont les affaires sont restées à bord, manque à l'appel sur le Gervase-Sleigh. Le commandant envoie un message radio à Singapour pour savoir s'il est resté à terre. Quarante-huit heures plus tard, les autorités de Singapour font part de leur étonnement : non seulement, on ne trouve plus trace de l'homme dans la ville, mais la police et la douane certifient qu'il s'est bien embarqué sur le Gervase-Sleigh.
Cette histoire est la suite logique de l'affolement engendré par la première fermeture du canal de Suez en 1957. Le problème du pétrole devenant le souci numéro un des nations occidentales, il fallut improviser une longue chaîne de navires qui, passant par le cap de Bonne-Espérance, devait maintenir le rythme de la circulation sanguine de l'Europe. A l'affût de ce genre de situation, il y a des hommes que l'on retrouve dans toutes les guerres, dans toutes les révolutions, dans tous les négoces à gros et rapides bénéfices. En un clin d'œil, sur toutes les mers, dans tous les ports du monde, les pétroliers furent achetés ou frétés à prix d'or, et les équipages hâtivement recrutés, marins de métier ou d'occasion, racaille des ports, attirés par l'appât du gain.
C'est ainsi que le Gervase-Sleigh se trouva nanti d'un équipage de flibustiers philippins, commandé par des officiers anglais, pour le compte d'un armateur inconnu qui avait loué ce pétrolier à la Singapour Navigation Limited, petite compagnie ne possédant que deux bateaux dont celui-ci, jaugeant en lourd 10 820 tonnes, long de 167 mètres, et filant 13 nœuds.
La vie à bord est presque normale pendant la première partie du voyage de Singapour jusqu'au golfe Persique, où le tanker fait escale pour charger le pétrole. Ce n'est que le 11 juin que se produit le second incident.
Afin d'obtenir un rendement extrême, un système d'engagement contractuel avait été appliqué sur le navire pour inciter les hommes à écourter le plus possible le temps de rotation entre le Moyen-Orient et l'Europe. Or, dans la matinée, Coppus, le commandant du pétrolier, reçoit un message de son armateur, lui annonçant la grande nouvelle : il doit se dérouter par Suez, c'est-à-dire abandonner la route du Cap pour passer à nouveau par le canal qui vient d'être réouvert ! Par voie de conséquence, les contrats liant l'armateur à l'équipage deviennent nuls et les tarifs normaux reprennent cours.
Cela ne fera pas l'affaire de l'équipage. Le commandant, légèrement inquiet, réunit les hommes pour leur annoncer cette décision. Il fait une chaleur torride. La mer sent le pétrole. Les côtes disparaissent derrière une brume bleutée. Seule flotte, à côté du navire, l'extrémité de l'énorme tuyau flexible, long de trois kilomètres, par où l'on fait passer, dans les soutes du pétrolier, les 10 000 tonnes de liquide visqueux. Parmi les hommes rassemblés sur le pont, en plein soleil, il devrait y avoir un autre Européen (seul membre de l'équipage avec Gabriel qui ne soit pas philippin ou chinois). Il n'est pas là. Sans doute a-t-il profité de l'embarcation du pilote pour descendre à terre, malgré la consigne. Ce n'est pas une désertion : son paquetage est toujours à bord. Le commandant ne peut pas attendre son retour pour expliquer à l'équipage que le navire va passer par Suez.
Il n'y a tout d'abord aucune réaction. Sans doute la nouvelle est-elle déjà connue. Mais le Philippin Mindano lève le bras et pose une question. Mindano est une brute dangereuse et sa question est brutale :
« Est-ce que le contrat est maintenu ?
— Puisque le travail change, les conditions changent aussi », répond l'officier.
Mindano met ses poings sur ses hanches et demande des explications. Le commandant, faute d'arguments, se réfugie derrière la discipline.
« Ce sont les ordres, il n'y a pas à les discuter. »
Il disperse l'équipage, non sans entendre Mindano haranguer les hommes qui se rassemblent sur la plage arrière.
Gabriel est à la fois déçu et content : il touchera moins d'argent, mais sera plus vite en France ! Il évite donc de se mêler à la discussion. Et, lorsque les Philippins, qui tentent de rassembler le maximum de gens, se mettent à sa recherche, il les évite soigneusement.
Quelques instants plus tard, une délégation de six hommes, Mindano en tête, demande à voir le commandant. L'entrevue a lieu au pied de la passerelle, mais avec le second. Le commandant Coppus cherche à joindre par radio son armateur pour négocier un compromis. Bientôt, l'équipage et le commandant en second se sont tout dit. Il ne leur reste plus qu'à patienter. Il fait un peu moins chaud, car le Gervase-Sleigh a mis ses machines en route ; le vent venu de l'océan Indien balaye le navire de la proue à la poupe, tandis qu'il vogue tranquillement vers la mer Rouge. Il n'y a plus de pétrole sur la mer et les mouettes tournent à nouveau autour du Gervase-Sleigh.
La décision arrive enfin, brutale et désastreuse. Du haut de la passerelle, le commandant Coppus annonce : « L'armateur maintient sa décision : les contrats sont annulés, les tarifs redeviennent normaux. Ceci, messieurs, met fin à la discussion. » Les Philippins se retirent en proférant des menaces.
Dans l'atmosphère tendue, au milieu de ces péripéties inquiétantes, on a complètement oublié l'homme qui manquait à l'appel. Une fois encore, le commandant Coppus demande par radio s'il est resté à terre. Réponse : « Non. A part les techniciens, le pilote et son matelot, personne n'est revenu du Gervase-Sleigh. »
Les heures suivantes s'écoulent dans une atmosphère lourde et confuse. Les hommes s'épient, ruminent, se montent le cou par petits groupes. Une autre réunion a lieu sur la plage arrière vers 8 heures du soir. Pour s'y rendre, les hommes glissent le long du bateau comme des spectres. Ils se sont mutuellement excités à la révolte et, ce qui est significatif de leur état d'esprit, ils fument (cela est rigoureusement interdit hors des carrés).
Cette fois, Gabriel a senti qu'il valait mieux participer à la réunion, d'autant que, de la décision prise, résultera un vote général de tous les membres de l'équipage.
Contre toute attente, Mindano leur tient un discours pondéré, mais précis. Il expose son plan, d'ailleurs assez diabolique, pour être assuré du succès : Il s'agit de laisser croire qu'ils acceptent les conditions nouvelles de l'armateur et d'attendre, pour se mutiner, que le Gervase-Sleigh ait pénétré dans la zone du canal contrôlée par les Égyptiens; à cette époque, en effet, ceux-ci viennent tout juste de signer un cessez-le-feu avec la France et l'Angleterre. Les mutins pourront se rendre maîtres du navire. Ils sont assurés de l'impunité, sinon même de l'assistance des autorités égyptiennes.
Ceci exposé, on passe au vote. Mindano et les cinq autres meneurs philippins de l'équipage, au milieu du groupe, interrogent et observent longuement chacun des hommes. Alors, plus ou moins vite, plus ou moins convaincus, les bras se lèvent...
Quand vient le tour de Gabriel, le malheureux se trouve devant un affreux problème de conscience. S'il refuse de participer à la mutinerie de Mindano, il risque de séjourner plusieurs mois dans les prisons égyptiennes. Et pendant ce temps, à Marseille, que deviendra Suzanne ? S'il accepte, outre qu'il se mettra hors la loi, pourra-t-il facilement en Égypte trouver à s'embarquer pour la France dans les délais voulus ? Mais son regard rencontre celui de Mindano, menaçant, et il ne lui reste plus qu'à lever le bras!
Le commandant Coppus sait que les hommes se sont réunis sur la plage arrière. Il sait qu'ils fumaient malgré la consigne. Il sait qu'ils ont voté. Le second a vu Mindano parler et toutes les mains se lever l'une après l'autre. Même le Français a levé la main ! Puis ils se sont séparés sagement, comme si rien ne s'était passé. Le commandant réfléchit : une mutinerie en 1957, sur une mer aussi fréquentée, ce n'est pas pensable ! Sauf si le navire traverse une région hostile. Or, dans quelques jours, le Gervase-Sleigh pénétrera dans la zone du canal de Suez. Là, s'il ne maintient pas l'ordre, le pire est à craindre. Et le commandant pense que ce n'est pas avec son revolver et sa petite réserve de balles qu'il pourra mater une mutinerie.
Et puis, il y a ces deux disparitions successives. Si elles avaient un rapport avec l'attitude de l'équipage ? Si les deux hommes avaient été assassinés, par exemple ? La situation est grave. Il faut absolument qu'il se débarrasse des meneurs philippins avant de pénétrer dans la zone du canal. Pour cela, il n'y a qu'un moyen : le recours à la force armée, lancer un S.O.S. à la marine de guerre britannique.
Le commandant se rend auprès de la radio pour appeler l'amirauté.
Dans la nuit du 12 au 13 juin 1957, la frégate britannique Loch-Alvie, armée en chasseur de sous-marin, vient à croiser au large du golfe Persique.
La nuit est déjà très avancée. Sur la passerelle, le lieutenant-commandeur F. B. Brown, second du bâtiment depuis octobre 1956, termine,son quart. Soudain, la porte de la chambre de veille s'entrouvre, le radio de service se glisse jusqu'à lui, la main tendue. Le lieutenant prend le message, le lit, le relit, décroche le téléphone pour appeler le commandant. Quelques instants plus tard, le commandant Cambel paraît à son tour sur la passerelle et prend connaissance du message. Il émane de l'amirauté de Londres qui transmet l'appel d'assistance, lancé par le pétrolier Gervase-Sleigh, port d'attache Singapour.
Le commandant donne l'ordre à l'homme de barre de changer de direction. Les cartes consultées, la position du pétrolier située, il ne reste plus qu'à guetter la fumée qui doit paraître à l'horizon aux premières lueurs de l'aube. A ce moment, par signaux optiques, ordre sera donné au pétrolier de stopper et de s'apprêter à recevoir les deux chaloupes du Loch-Alvie pour inspection du bâtiment. Un coup de semonce à cent mètres en avant de l'étrave préviendra de la volonté d'arraisonnement en cas de non-exécution des ordres dans les délais prévus pour la manœuvre. Des commandes d'abordage sont désignées, les chaloupes parées et les armes mises en position de tir.
A bord du Gervase-Sleigh règne une apparence de calme. Mais le commandant Coppus et son second veillent sur la passerelle. Un groupe d'hommes discutent encore dans le carré d'équipage et l'un des radios, trahissant la consigne donnée, réussit à prévenir Gabriel que le Gervase-Sleigh a lancé un S.O.S. à l'amirauté britannique.
Le Français aurait tout intérêt à rallier le parti du commandant. Sans hésiter. D'autant plus que les Philippins, qui l'ont vu recevoir les confidences du radio, le pressent de questions et ne semblent guère satisfaits de ses réponses fantaisistes. La nuit ne finira pas sans qu'ils cherchent par la force à connaître la vérité.
Gabriel qui, jusqu'à présent, était resté allongé, à demi nu, dans le poste d'équipage, étouffant malgré l'air conditionné, enfile sa chemise et sort. Il n'a pas fait trois pas qu'une voix l'interpelle. Une main se pose sur son épaule. Il se retourne : Mindano, souriant, lui demande où il va... Gabriel s'aperçoit en un éclair que Mindano s'est arrêté contre les premières marches de l'escalier qui montent au passavant. La marche est juste derrière lui, à la pliure de ses jambes. S'il le pousse, il tombe. Mais, en même temps, comme Gabriel ne répond pas, Mindano sort un couteau de sa poche. D'un coup sec, de la paume des deux mains, Gabriel pousse le Philippin, qui perd l'équilibre, fait tournoyer ses bras pour essayer de se maintenir à la verticale et, finalement, bascule. Sa main droite, frappant la main courante du passavant, lâche le couteau. Mais Mindano parvient à se redresser et se jette à nouveau sur le Français, qui a ramassé le couteau ; il manque de s'enfoncer lui-même la lame dans la poitrine. Les deux hommes se regardent un instant en silence. Gabriel monte l'escalier à reculons. Au moment où il atteint le passavant sur lequel il va pouvoir courir vers le carré de l'état-major, une silhouette, surgie d'on ne sait d'où, brandit un manche d'outil. Gabriel s'écroule tout d'un bloc sous le coup qu'il reçoit sur la tête.
Qui n'a pas vu le soleil se lever sur le golfe Persique n'a rien vu. C'est un soleil historique, et même préhistorique ! En même temps que lui paraît sur l'horizon la minuscule silhouette du Loch-Alvie. Son apparition ne provoque d'abord aucune émotion à bord du Gervase-Sleigh. Seuls le commandant et le second l'observent à la jumelle depuis la passerelle. Mais, poussée par ses 5 500 chevaux, la petite frégate a vite fait de se rapprocher et c'est bientôt la panique chez les Philippins.
Quelques instants plus tard, le lieutenant Brown prend pied sur le pont, suivi des marins de Sa Majesté. Le commandant Coppus l'accueille et l'ordre est donné de rassembler l'équipage du Gervase-Sleigh. Déjà les marins de la frégate fouillent chaque recoin du pétrolier et, sur la plage avant, le groupe des Philippins, rassemblés de gré ou de force, grossit petit à petit.
Enfin, lorsque le pauvre Gabriel Fichus apparaît, les cheveux tout agglutinés de sang des suites du coup qu'il a reçu, les officiers interpellent déjà les noms des meneurs qui vont être emprisonnés à la base britannique de Fao. Gabriel Fichus entend appeler successivement six noms dont celui de Mindano, et puis un septième : le sien ! Le pauvre homme a beau protester de son innocence, deux solides marins le saisissent par les épaules et le traînent jusqu'à la chaloupe.
Il se rend compte alors qu'aux yeux du commandant, lui, un Européen, un Français, a rallié les mutins. Devant la justice européenne son cas sera jugé plus grave encore que celui des Philippins. Dès lors, il se demande s'il reverra jamais sa chère Suzanne.
Fao, ce n'est qu'un port. On y voit que ce que l'on voit dans tous les ports; y compris une assez belle prison! Gabriel, désespéré, languit dans une cellule avec une demi-douzaine d'individus qui ne parlent aucune langue connue de lui. Mais, à travers les barreaux, il aperçoit dans la rade la longue silhouette du Gervase-Sleigh que son équipage entier a déserté par solidarité envers ses meneurs. Depuis quarante-huit heures qu'il croupit dans cette prison, Fichus se laisse aller au désespoir. Tout est fini. Suzanne, seule à Marseille, sans doute persuadée qu'il l'a abandonnée ! Où et comment mettra-t-elle son enfant au monde ? Et l'enfant, que deviendra-t-il ? Il rumine ainsi le profond malheur qui est le sien, lorsqu'il s'aperçoit qu'on lance son nom à la cantonade. Il ne s'en rend pas compte tout de suite parce qu'on le prononce à la manière arabe. On l'emmène dans le bureau du directeur de la prison, où siège un officier de la Marine britannique.
« Vous êtes bien Gabriel Fichus ? demande l'officier.
— Oui.
— Vous savez que deux hommes faisant partie de l'équipage du Gervase-Sleigh ont été portés manquants ?
— Oui.
— Le premier a été repêché dans la rade de Singapour. Il a été assassiné à coups de couteau. On n'a pas retrouvé le corps du second, mais une mare de sang dans la chaloupe de sauvetage de la dunette. Une de ses chaussures nous laisse à penser qu'il a été caché là, après avoir été assassiné, avant qu'on ne jette le cadavre à la mer. Les six autres membres de l'équipage que nous avons arrêtés sous présomption de préparer une mutinerie, affirment que vous êtes l'auteur de ces deux meurtres ! »
Le pauvre Gabriel, complètement abasourdi, ne trouve rien à dire. Alors l'officier sort d'un tiroir de son bureau un couteau auquel est accrochée une petite étiquette.
« On l'a retrouvé dans votre paquetage, dit-il.
— Mais ce couteau n'est pas à moi ! », s'exclame Gabriel, qui a reconnu le couteau de Mindano.
« Alors, comment expliquez-vous que vos empreintes soient dessus ? »
Gabriel est pris au piège. L'officier qui dirige l'instruction à Fao est bien embarrassé. Gabriel Fichus ne lui paraît pas un criminel bien sérieux. D'autre part, les explications qu'il fournit se tiennent. Il aurait tendance à croire, en effet, que les six mutins arrêtés l'ont chargé des deux crimes qu'ils auraient eux-mêmes commis, pour se venger d'avoir été trahis. D'ailleurs, après les avoir interrogés séparément, il doit admettre que leurs témoignages se recoupent mal. Mais, avant de relâcher Gabriel, il faudrait avoir des certitudes quant au mobile des deux assassinats.
Le Gervase-Sleigh est reparti depuis longtemps avec un nouvel équipage. Tandis que la police maritime de Fao mène son enquête, alertant les polices de Singapour, de Hong Kong, de Marseille, de Djakarta, de Madras, etc., Gabriel Fichus est autorisé à télégraphier à Suzanne, qui va accoucher seule à Marseille et commencer à élever son enfant dans le dénuement le plus complet. Il faudra en effet plus de six mois pour connaître la vérité. La vérité que voici :
Mindano était le chef d'un commando de pirates de nationalité indéterminée (mais de religion musulmane), qui avaient déjà réussi à s'emparer de deux embarcations dans les Philippines. Enflammés par le réveil musulman, ils avaient décidé de déserter en cours de route et de rejoindre l'Egypte. La réouverture providentielle du canal de Suez d'une part, et la modification des contrats qui en résultait créant un climat de conflit à bord du navire d'autre part, leur avaient donné l'idée de soulever le reste de l'équipage. Ils seraient alors arrivés en Égypte en triomphateurs, ayant réalisé cet exploit incroyable : s'emparer d'un pétrolier. Deux fois, ils ont dû se débarrasser d'un gêneur : le graisseur, parce qu'il les connaissait, et l'Européen, Gabriel Fichus, parce qu'il avait plus ou moins deviné leur intention et qu'il les aurait dénoncés.
Au mois de décembre, enfin, Gabriel est libéré.
Dehors, le soleil est d'une telle insolence qu'il semble gifler les murs blancs de Fao. Dans la rade étincelante, le navire sur lequel il va s'embarquer semble une grosse mouche posée sur un miroir. Avec un peu de chance, en passant par Suez, dans dix jours, il fera relâche à Marseille !