LA VEUVE ROUGE
C'est un palais très grand, très beau, et très célèbre. Mais un palais, somme toute, comme les autres, avec une grande porte, un grand escalier, de grands salons, et aussi des portes dérobées, des couloirs secrets, des appartements privés.
On peut y pénétrer en grande pompe, ou s'y introduire subrepticement. Dans un petit salon bleu et argent, tout au fond de ce palais, une femme attend. Elle est belle, mince, la taille bien prise, un ravissant chapeau coiffe ses cheveux auburn aux reflets dorés, une exquise voilette dissimule mal des yeux couleur d'aigue-marine, un nez impertinent, des lèvres bien ourlées.
Elle est belle, et elle attend. Impatiente, elle tire par deux fois sur une petite sonnette en forme de dragon.
On vient. Une porte s'entrouvre, des moustaches conquérantes apparaissent... Enfin !
Une tenture de velours bleu retombe sur ce tendre rendez-vous secret; lequel, dans les minutes qui suivent, n'est plus ni tendre ni secret. Car, soudain, dans la pièce voisine, un secrétaire du palais dresse l'oreille, percevant un remue-ménage, des coups de poing frappés à la porte de l'antichambre, des cris étouffés. Le secrétaire hésite. Faut-il entrer dans le petit salon bleu? Tant pis ! C'est plus prudent. Sans plus hésiter, il ouvre la porte, repousse la tenture, et reçoit dans les bras une femme échevelée qui pleure convulsivement!
Sur le canapé de velours, l'homme râle, le visage violet, presque noir, les mains crispées sur sa gorge, cherchant de l'air désespérément. Et il meurt.
Il faut faire vite. Hâtivement rajustée, la jolie femme s'esquive par le jardin, guidée par le secrétaire efficace. Un fiacre l'emporte vivement.
Nous sommes le 16 février 1899. Elle, c'est Marguerite Steinheil, qui s'enfuit affolée, du palais de l'Élysée. Celui qui vient de mourir brutalement d'apoplexie, c'est le président Félix Faure. Marguerite Steinheil termine ce jour-là sa carrière de favorite.
La mort du président Félix Faure n'a plus rien de mystérieux, aussi, c'est pour bien autre chose que Marguerite va figurer dans les dossiers extraordinaires de la police, sous le nom évocateur de « La Veuve rouge ».
En cette année 1899, Marguerite, Meg, pour les intimes (et il y en a beaucoup), est l'épouse d'Adolphe Steinheil, peintre au style très officiel, neveu de Meissonier. On dit de lui qu'il fait du Meissonier mieux que Meissonier lui-même! Elle est jeune et belle, il a quelque vingt ans de plus et porte barbe grise. Le mariage a été arrangé par la famille, inquiète du tempérament impétueux de la jeune fille. Le couple s'est établi à Paris, dans un petit hôtel particulier, au numéro 6 de l'impasse Ronsin, à Vaugirard. L'argent n'est pas toujours au rendez-vous des ambitions de Meg. Elle végète dans une petite bourgeoisie de quartier, où elle s'ennuie.
Histoire de se changer les idées, elle tente de divorcer. Mais sa mère, Mme Japy, la ramène dans le droit chemin, et l'oblige à retrouver le domicile conjugal et sa petite fille d'un an, Marthe.
C'est un couple bizarre: on accuse Steinheil de n'avoir pas de goût pour les femmes; quant à Marguerite, elle prend des libertés que la bourgeoisie réprouve à cette époque.
Après sa rencontre avec le président, un beau matin, sur une allée cavalière, Steinheil ferme les yeux et ouvre son escarcelle. Car les commandes pleuvent d'un seul coup sur ce peintre pompeux. Notons au passage une œuvre immortelle, officiellement inaugurée un 1er mai, qui s'intitule « La remise des décorations par le Président de la République aux survivants de la Redoute brûlée », et dont nul ne saurait dire où elle se trouve à présent...
Meg, sur le moment, est une des reines de Paris, Mais son règne « officiel » s'achève avec la mort du président, sur laquelle nous n'insisterons pas. Les chansonniers de l'époque s'en sont donné à cœur joie: nul président n'aura eu oraison plus joyeuse, grâce à eux. Ils ne connaissaient sans doute pas le slogan « Faites l'amour, pas la guerre », sans quoi ils n'eussent pas manqué d'y ajouter: « Autant mourir du premier. »
En attendant, la belle Meg, profitant de cette publicité involontaire, ouvre un « salon » où se presse tout le demi-monde.
Adolphe, pauvre peintre de mari, est toujours à ses côtés, fermant de plus en plus les yeux sur les frasques de la jeune femme. Il n'a plus la vogue, depuis que la source même des commandes officielles s'est tarie. Bientôt, la gloire éphémère de sa femme s'éteint, et le ménage retombe dans la gêne d'où l'avait sorti la liaison présidentielle.
Or Marguerite Steinheil n'aime ni la cuisine, ni la vaisselle, ni les petites robes, ni les bijoux de pacotille. Après le salon bleu et argent de la présidence, elle accepte encore moins la médiocrité. Alors, elle rencontre beaucoup de messieurs successifs, qui la couvrent de cadeaux, de dîners et de rentes passagères.
Steinheil, mari décidément bien éduqué, accepte même la location à son nom d'un petit chalet discret aux environs de Paris, le Vert Logis, ce qui lui permet de ne pas se heurter trop souvent aux relations de sa femme.
La mère de Marguerite n'apprécie pas, mais ne peut plus rien empêcher.
Nous arrivons en 1908. Marguerite a quarante ans. De protecteurs en galants, le couple s'est organisé ainsi : Marguerite vend ses faveurs aux hommes fortunés qu'elle rencontre, Adolphe leur vend ses toiles. Le dernier protecteur en date, par exemple, un riche châtelain des Ardennes, semble particulièrement subjugué par la toujours ensorceleuse Mme Steinheil, puisqu'il vient d'acheter deux tableaux au mari. Il semble bien, toutefois, que la belle Marguerite n'intéresse plus les échotiers, et que sa vie privée cesse d'être publique. Mais il y a des destinées qui ne s'accommodent pas de l'anonymat.
Le 30 mai 1909, dans sa villa de l'impasse Ronsin à Vaugirard, Marguerite attend sa mère, qui vient de province à sa demande, pour la rejoindre. C'est samedi. Il y a là le bon Adolphe de mari et le valet de chambre Rémy. Une vieille servante, Mariette, a été envoyée auprès de la fille de Marguerite, qui est souffrante.
Potage et langouste au dîner. On dîne tôt, car la vieille dame est lasse. A 9 heures, on monte se coucher. Prévenante, Meg confectionne des grogs, frictionne les jambes de sa mère, lui offre sa propre chambre, où elle sera mieux, dit-elle, et se retire elle-même dans la chambre de sa fille absente. Adolphe, lui, gagne sa chambre d'éternel célibataire. Il n'assiste jamais au coucher de sa femme.
La nuit s'écoule, calme et tranquille. Apparemment tout le monde dort. A 6 h 30, comme tous les jours, Rémy, le valet, quitte sa chambre sous les combles et descend l'escalier qui mène à la cuisine. Il a l'intention de préparer le petit déjeuner. Il ne fait pas de bruit, pour ne pas réveiller Madame.
Soudain, dans le silence, il tend l'oreille. De l'une des chambres, juste en face de l'escalier, il lui semble bien percevoir un faible gémissement. — Le chien? Sûrement pas ! On l'a éloigné la veille. Il cassait tout dans la maison, d'après Madame. Hésitant, Rémy s'approche. La porte est entrebâillée. Il passe la tête, et reste stupide. Le spectacle est déconcertant. Marguerite Steinheil est sur le lit, pieds et poings liés aux barreaux, la chemise de nuit rabattue sur la tête. C'est de là-dessous que proviennent les gémissements.
Rémy appelle, bêtement. Des grognements lui répondent! Enfin il se précipite, réalisant qu'il se passe quelque chose d'anormal. Il rabat respectueusement la chemise de nuit et découvre les yeux exorbités de Marguerite. Il retire un tampon d'ouate qui lui obstrue la bouche, et les gémissements se transforment immédiatement en cris affolés.
« Ma mère... ! Mon mari... ! Courez, Rémy! »
Le valet de chambre se précipite dans la chambre voisine. Le cadavre de la vieille dame gît en travers du lit. Un cordon de tirage lui serre le cou, et son râtelier lui a été enfoncé dans la gorge. Elle est morte.
Affolé, le valet de chambre ressort dans le couloir. Et il tombe sur son maître, Adolphe Steinheil. Celui-ci est sur le dos, les jambes repliées, les yeux pochés. Incontestablement, il a été étranglé, lui aussi.
C'est trop ! Le valet de chambre, titubant, retourne dans la chambre de sa maîtresse, et réalise qu'elle est toujours ligotée. Il la délivre, en lui balbutiant les nouvelles, puis se penche à la fenêtre, et hurle au secours.
Les premiers détails qui frappent les enquêteurs leur font immédiatement penser à une mise en scène. Pourquoi Marguerite n'a-t-elle pas été étranglée elle-même? Et pourquoi les liens de ses poignets et de ses chevilles n'étaient-ils pas plus serrés? — De même le tampon d'ouate est trouvé relativement sec. On peut supposer qu'il n'était pas dans la bouche de Marguerite depuis longtemps.
En tout cas, Marguerite est vivante. Et voici ce qu'elle raconte aux policiers soupçonneux:
« Après avoir bu un grog, ma mère et mon mari se sont retirés dans leurs chambres respectives. Je suis moi-même montée me coucher et me suis endormie rapidement. J'ai été brutalement tirée de mon sommeil, au moment où sonnaient les douze coups de minuit, par trois hommes barbus en longues robes noires et par une femme rousse à la bouche ignoble (voilà bien un détail de femme). La femme rousse m'a prise pour ma fille (voilà bien une coquetterie), elle m'a brutalement demandé " où mon père cachait l'argent ". J'ai été sauvée de la mort par l'un des hommes barbus, qui ressemblait à un ancien modèle de mon mari. Je pense qu'il m'a prise en pitié. On m'a arraché mes bagues, et je me suis évanouie. Je ne me rappelle rien d'autre. C'est affreux! »
Les enquêteurs constatent qu'une bouteille d'encre a été renversée dans le bureau situé entre la chambre où dormait Meg et celle de sa mère. On peut suivre les traces de la flaque, du bureau à la chambre de la vieille dame, et elles semblent avoir été faites par une robe longue. Or, Mme Steinheil porte, sur la cuisse, une tache de cette encre, alors qu'elle dit ne pas s'être levée, avoir été surprise au lit, où on l'a trouvée attachée. Enfin, il n'y a aucune trace d'effraction. Mais la vieille et fidèle servante, Mariette, arrive à point pour expliquer que le valet de chambre a perdu, quelques jours plus tôt, une clé dans le jardin...
Alors, il faut bien s'en tenir à la version des faits que donne Marguerite, et la police à regret conclut à un crime crapuleux.
On enterre les victimes.
Mais le public ne l'entend pas de cette oreille. Et bien entendu les lettres anonymes s'entassent. La belle Marguerite a déjà trop fait parler d'elle. Impossible de la croire totalement innocente et victime de ce qui s'est passé. On murmure qu'elle jouit de protections puissantes, qu'on étouffe l'affaire. Des noms célèbres sont cités, comme ayant connu les faveurs de celle que l'on appelle maintenant « La Veuve rouge » : le prince de Galles, le roi Siswath du Cambodge, le ministre de la Marine, celui de l'Agriculture, un juge même... On rappelle le drame de l'Élysée, on dit qu'un voisin a aperçu, la nuit du crime, dans l'impasse, des ombres suspectes, sous l'unique réverbère. Les journaux entretiennent assidûment leurs lecteurs... et Marguerite est une fois de plus « à la une ».
D'ailleurs, l'assassinat de sa mère et de son mari lui importe peu apparemment. Ce qui compte pour elle c'est le vedettariat. La « gloire » enfin retrouvée, elle va l'entretenir à n'importe quel prix. — Tout plutôt que de retomber dans l'anonymat.
En effet, une fois l'été passé, et alors que les journaux ont cessé de parler de l'affaire, elle convoque un journaliste (le rédacteur en chef de L'Écho de Paris), prétendant qu'elle a des révélations importantes à faire sur le crime.
Le journaliste saisit l'aubaine ; c'est un moyen de raccrocher ses lecteurs, car Meg fait toujours recette! Il exige donc de publier une lettre ouverte. Marguerite y consent volontiers, et voici ce qu'elle annonce :
« Un employé du métropolitain a trouvé le 31 mai, à la station de Villiers, un carton d'invitation pour une exposition de son mari. Sur le carton figurait l'adresse d'un costumier de théâtre. Or, le 27 mai, ce costumier avait loué des lévites (les fameuses robes noires) à des acteurs d'un théâtre hébreu et trois de ces lévites avaient disparu au moment de la livraison! En outre, chez le costumier, une cliente avait remarqué une femme à la bouche " en trou d'égout ", et un grand barbu! »
Bien entendu, les journalistes excités vont vérifier tout cela. Or, on a bien volé des lévites chez un costumier, mais la femme n'est pour rien dans l'affaire, et l'homme barbu non plus. Et ce qui est pire, la police était au courant depuis plusieurs mois; elle avait abandonné cette piste, et Marguerite le savait!
Peu importe. Il en faudrait plus pour l'abattre. Elle déclare que la justice est trop lente, qu'elle veut venger elle-même sa mère et son mari, et, voulant entretenir la presse à tout prix, se constitue partie civile, criant bien haut « qu'ainsi, elle pourra enfin consulter le dossier! ».
Bien que vieillie, Marguerite Steinheil a toujours une certaine cote. Les journalistes la suivent de près. Ils se battent, pour obtenir la dernière déclaration de « La Veuve rouge ». Et, des déclarations, elle en fait.
Un jour, elle décide de faire amende honorable. Après avoir convoqué son journaliste favori, elle avoue :
« L'histoire des robes longues était fausse! Le coupable, c'est Rémy, mon valet de chambre! J'ai constaté qu'il dissimulait des lettres que ma fille adresse à son fiancé, et qu'il en décollait les timbres ! Je l'ai surveillé. Il est suspect, j'exige qu'on l'interroge, qu'on fouille ses papiers personnels, j'ai d'ailleurs conservé le portefeuille que je lui ai confisqué ! »
Emballé, le journaliste court chez le juge d'instruction, et Meg, en grande pompe et devant témoins, sort du portefeuille une perle volée le soir du crime. On perquisitionne chez le valet de chambre. Et c'est Meg qui aperçoit la première un brillant qui scintille fort opportunément entre les lames du parquet! Un brillant volé, bien entendu.
Rémy hurle qu'il est innocent. Marguerite exulte!
Pas pour longtemps. Car un autre journaliste vient affirmer qu'il a vu le portefeuille du valet avant la scène chez le juge d'instruction, et qu'il n'y avait rien dedans. Pas plus de perle que de vérité dans tout cela.
Et un bijoutier vient spontanément déclarer que la perle en question, il l'a dessertie d'une bague que lui a remise Mme Steinheil, le 12 juin. Alors que cette bague est supposée avoir été volée le 31 mai!
Mais Marguerite n'est pas déconcertée pour autant! Elle avoue: C'est elle qui a dissimulé le diamant dans les lames du parquet, c'est elle qui a mis la perle dans le portefeuille. Pourquoi ? « Oh, qu'on ne l'ennuie plus avec ça! » Elle va enfin dénoncer le véritable, l'unique, le seul vrai coupable. Bien qu'il l'ait menacée, elle aura le courage de tout dire ! Le coupable, c'est Alexandre, le fils de Mariette, la servante !
Et on arrête Alexandre, sur cette seule accusation. Et on le relâche, parce qu'il a un alibi incontestable.
Alors, il est temps que le vaudeville s'arrête. Il est temps de retirer l'affaire des mains du juge d'instruction Leydet qui, dit-on, connaît trop bien la belle Meg, et depuis longtemps. Le juge Leydet se sent obligé d'arrêter Marguerite pour complicité de meurtre... et il se sent obligé aussi de se dessaisir de l'affaire au profit du juge André, qui, lui, n'est pas et ne fut jamais un familier du Vert Logis.
Si bien que Marguerite, « Meg la Rouge », protégée par les gendarmes à cheval et par la troupe, entre à Saint-Lazare, la prison des femmes, sous les vociférations des lecteurs du Matin, de Paris Jour et des autres.
A la « pistole numéro 11 », où elle paye 7,50 F par mois, plus 5 F de chauffage et 3 F pour les bougies, Meg se lève à 6 h 30 et se couche à 19 h à l'extinction des feux. Il est loin, le salon bleu et argent de l'Élysée. Le nouveau juge voit déferler sur son bureau un assortiment choisi de témoignages et d'accusations, qui bientôt transforme la mondaine brillante et adulée en une coquine sordide et veule.
On dit, et on tente de le prouver par sa correspondance, que non seulement elle trompait ouvertement son mari, mais qu'elle l'a tué pour s'en débarrasser et épouser son dernier amant.
On dit, et on ne le prouve pas, qu'elle a tué sa mère pour hériter de 90 000 francs-or.
L'accusation se consolide. Désormais on a le schéma des mobiles, et il est facile de penser que Marguerite a endormi sa famille à coups de grogs bien tassés au narcotique, puis a tué ou fait tuer, et enfin simulé son propre ligotage bâclé. Quant à l'argent volé dans la maison, a-t-il jamais existé, alors qu'ils étaient dans la gêne? Les bijoux volés ont été retrouvés. Tout cela se tient.
Pendant près d'un an, l'instruction se bat avec la défense, qui prétend que les bijoux retrouvés sont des doubles, que l'argent a bien été volé — les comptes du ménage le prouveraient —, et que si Marguerite a dissimulé perle et diamant, c'était pour forcer le valet de chambre à avouer.
Des mois de bagarre, plus de quatre mille pièces au dossier, cent cinquante témoins, entendus, réentendus, font que le 3 novembre 1909 Marguerite Steinheil fait son entrée devant le jury de la Seine.
Bien entendu, devant un public aussi intéressant, Meg a décidé de ne pas décevoir. Un petit chapeau à court voile de crêpe noir sur ses cheveux à reflets dorés, ses yeux d'aigue-marine mouillés juste ce qu'il faut, une robe de veuve sévère, mais qui prend bien la taille, Meg la belle, de toute sa féminité, lutte pied à pied avec le président. A coups d'évanouissements de charme, de crises de nerfs palpitantes, de sourires mystérieux, de sous-entendus inattaquables: elle résiste. Les assassins, elle le jure, ce sont les trois barbus en robes noires et la femme rousse à la bouche laide! Elle trouve de l'aide partout: un jeune homme romantique vient même s'accuser du meurtre à la barre, par amour pour elle! Mariette, la vieille servante, témoin important, qui la connaît si bien, se contente de mystérieux et têtus « je n' sais pas ».
Sentant cette ensorceleuse lui échapper, l'avocat général tente une dernière accusation. Il annonce que Marguerite avait une complice, dont on n'a presque pas parlé! Cette complice, il ne veut pas la nommer, mais on la connaît... Alors, le dernier jour de l'audience, Mariette, la vieille servante, accompagnée d'un avocat, regarde le ministère public en face et dit d'une voix sèche et arrogante:
« Si vous croyez que je suis la complice, dites-le! »
Et le ministère public, qui n'a pas de preuves, baisse pavillon. Si bien que, sous les applaudissements d'un public à nouveau sous le charme, Marguerite Steinheil, après deux heures de délibérations, est déclarée non coupable.
Souvenons-nous pourtant de ce détail curieux: la police s'était étonnée d'avoir trouvé la porte du pavillon fermée, et la clé à l'intérieur : comment les hommes en noir auraient-ils pu entrer? Et c'est Mariette, la vieille servante, qui est venue dire spontanément (et fort à propos) que le valet de chambre avait perdu une clé semblable dans le jardin. Voilà qui aidait bien Marguerite à expliquer une anomalie grave pour elle!
Quoi qu'il en soit, après le procès, Marguerite Steinheil se réfugie en Angleterre où elle vit fort bien jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Mieux encore: elle y devient pairesse d'Angleterre, en épousant Lord Robert Brooke Campbell Scarlett, sixième baron Abinger, une vieille connaissance de l'impasse Ronsin !
Veuve à nouveau en 1927, en tout bien tout honneur, elle se réfugie dans son castel du Surrey, et écrit ses mémoires, aidée, cette fois encore, par un journaliste.
Elle y parle toujours d'hommes barbus, de robes noires, et de vilaine femme rousse.
Marguerite Steinheil était-elle une criminelle odieuse, une femme du monde fantasque, une mythomane agressive? Ou le tout en même temps?