L'AFFAIRE DEHAYS

Il est 9 heures du soir à La Plaine-sur-Mer. Comme d'habitude les époux Hémery se sont mis au lit, après avoir fermé portes et fenêtres. Soudain, des coups sont frappés contre les volets:

« Ouvrez, nous vous apportons un colis de la part de votre petit-fils Josué! »

Monsieur se lève. Il n'a aucune raison de se méfier: Josué leur envoie en effet de temps en temps un colis de victuailles. Cependant il n'a pas plus tôt entrouvert la porte qu'une main lui étreint la gorge, tandis qu'une grêle de coups s'abat sur sa tête. Il lutte de toutes ses forces, mais un autre individu surgit et le frappe sauvagement. Il s'écroule, mortellement blessé. Mme Hémery accourt au secours de son mari. Elle est assaillie à son tour et rouée de coups. Tandis que leurs victimes gisent sur le sol, les deux hommes procèdent à un pillage systématique de la maison: les tiroirs sont jetés à terre, les armoires saccagées, le matelas, le traversin et les oreillers éventrés, les cadres brisés. Leur triste besogne achevée, les bandits s'en vont, emportant 170 F, somme qui constitue les économies des deux vieillards.

Cependant, Marie Hémery a repris connaissance et a réussi à se traîner jusque chez son voisin le plus proche. Alertée en pleine nuit, la gendarmerie se met aussitôt à la recherche des agresseurs. Encore sous le coup du terrible choc qu'elle a subi, Mme Hémery ne peut fournir aucune indication utile. Son témoignage est confus, plein de contradictions, et l'enquête piétine.

Les gendarmes de Paimbœuf et de Pornic sont informés, que, le 30 avril précédent, trois bandits se sont évadés de la maison d'arrêt de Nantes. L'un d'entre eux a été repris dès le lendemain, mais les deux autres, Marcel Gueguen et Francis Chauvin, ont réussi à s'enfuir après avoir volé une bicyclette.

Chauvin a un plan. Il s'est souvenu que l'un de ses camarades de captivité habitait la région. Ce camarade se nomme Jean Dehays et habite à Basse-Indre.


Jean Dehays qu'on appelle familièrement « Petit Jean », garçon au visage ouvert et sympathique, voit donc arriver les deux hommes. Il n'a pas le cœur de refuser un asile à son ancien camarade de captivité, d'autant plus que celui-ci, blessé au pied, a besoin d'être soigné. Il ne dit pas à sa femme que ses amis sont des repris de justice en rupture de ban, et les accueille sous son toit. Cependant, pour plus de sécurité, il décide de les conduire à Cheix-en-Retz où il possède une petite maison. Les conséquences ne se font guère attendre: une série de cambriolages sont aussitôt signalés dans le secteur. Les policiers n'hésitent pas à les attribuer aux deux évadés, qui seront finalement arrêtés à deux jours d'intervalle, le 18 et le 20 mai.

Interrogé sans relâche, notamment au sujet du meurtre de La Plaine-sur-Mer, Francis Chauvin déclarera quelques jours plus tard que les auteurs du crime sont Gueguen et Dehays. Ce dernier est arrêté à son tour. Il commence par réfuter avec énergie les accusations de Chauvin. Les gendarmes se relaient alors pour le faire avouer, ils l'interrogent à coups de poing, de gifles, et cela pendant trois jours, au terme desquels Dehays, à bout de forces, se déclare prêt à avouer tout ce que l'on voudra. Il se dit, sans doute, qu'il sera toujours tempe de revenir sur ses aveux. Cependant le procès-verbal est rédigé, il fait état de la déposition de Dehays et de ses aveux complets.

Tassé sur sa chaise, l'accusé est prêt à toutes les confirmations et infirmations qu'on voudra bien lui faire signer, pourvu qu'on le laisse en paix. Sa crainte des policiers confine à la terreur ; aussi entreprend-il de décrire le crime auquel il n'a pas participé, puisque c'est là la condition sine qua non pour échapper aux mauvais traitements que lui infligent les enquêteurs.

Il va donc décrire les différentes étapes du crime, de la préméditation à l'aboutissement, et il se trouve que son récit correspondra en tout point à celui de Mme Hémery. La reconstitution du forfait n'est pas difficile, même pour quelqu'un d'aussi peu imaginatif que Jean Dehays. Les questions des gendarmes contiennent déjà leurs réponses, et le désir qu'ils ont de « coincer » les coupables fausse constamment la validité des interrogatoires. La plupart du temps, il suffit à l'accusé de répondre par « oui » aux questions qu'on lui pose. Au fond, les gendarmes lui racontent son crime et il ne fait qu'acquiescer. Pour finir, on lui fait dresser un plan de la maison.

« Combien y a-t-il de pièces dans la maison Hémery?

— Je ne sais pas, déclare Dehays, affolé.

— Tu sais bien qu'il y a deux pièces, poursuivent les gendarmes. Et la cheminée? »

Comme il ne sait pas répondre, on lui suggère qu'elle se trouve à droite de la fenêtre. Le plan fini, on lui demande s'il est exact. « En tout point », répond-il.

Il ne reste plus dès lors qu'à le faire signer. Tous les interrogatoires qu'a subis Dehays se sont passés à l'avenant. Les gendarmes ont leur coupable. Du même coup, Dehays est débarrassé d'eux et surtout de la terreur qu'ils lui inspiraient.

Trois jours plus tard a lieu la reconstitution. Dehays est conduit sur les lieux du crime en compagnie du juge d'instruction, dont il se méfie: il le prend pour un policier. Le magistrat, cependant, veut s'assurer de la validité des aveux du coupable, et décide de tenter une honnête expérience. A quelques kilomètres du village du crime, il fait engager la voiture sur une mauvaise route, puis il s'adresse à Dehays :

« Est-ce bien le chemin?

— Non, répond celui-ci, il fallait prendre à droite. »

Preuve est faite, pour l'accusation, que les aveux n'ont pas été extorqués. Dehays, soucieux surtout d'en finir avec les interrogatoires, surveille chacune de ses paroles et chacun de ses gestes. Il a remarqué qu'un policier est descendu peu avant pour demander la route à une femme et, d'après ses gestes, a compris qu'elle disait de tourner à droite. A proximité du village de La Plaine-sur-Mer, on le fait descendre de voiture. Il s'oriente sans hésiter vers la maison. Là non plus, la difficulté n'est pas bien grande: les badauds sont massés sur le parcours jusque devant la maison des Hémery. La foule hostile le bouscule, certains montrent le poing dans sa direction. Dehays se sent de plus en plus désemparé. Il craint maintenant d'être lynché par la foule ; il se dit que, finalement, les seules personnes aptes à le protéger étant les policiers, il a toutes les raisons du monde de ne pas les contredire. S'il a « reconnu » la maison, comme le notera le juge d'instruction, c'est uniquement parce que tout la désigne comme étant la « maison du crime ». Devant la maison il y a un champ en bordure duquel les gendarmes affirment qu'il s'est arrêté pour attendre, guetter et fumer une cigarette. On lui demande s'il reconnaît les lieux. Derrière lui, la foule s'agite, quelqu'un crie des menaces. Dehays, de plus en plus inquiet, mal à l'aise, répond sans hésiter aux questions qu'on lui pose. Il n'a qu'une idée en tête: quitter cet endroit au plus vite. On cherche les mégots de cigarettes qu'il avoue avoir fumées avant de perpétrer son crime, mais l'herbe est trop haute et les policiers ne trouvent rien. Quand on lui demande s'il admet avoir volé les deux montres trouvées dans la chambre du couple, il acquiesce encore. Ici, quelque chose détonne : les meurtriers des Hémery n'ont pas volé de montres, mais deux bagues. Mais ce détail ne retiendra pas l'attention des policiers. Dehays est soulagé, il se hâte presque de signer ses aveux pour être reconduit à la maison d'arrêt de Nantes.


Désormais, il est passé de l'état de prévenu à celui de coupable. On lui désigne un avocat d'office, Me Le Mappian. Alors seulement, en présence de son avocat, Dehays crie son innocence. Il croit naïvement qu'il suffit de se rétracter pour être cru. Devant le juge d'instruction, il maintient ses dénégations. En vain. Le juge refuse de l'écouter lorsqu'il invoque les méthodes employées par les policiers pour le faire avouer. Il tente d'expliquer sa panique lors de la reconstitution. Ses explications ne suffisent pas à ébranler la certitude désormais acquise de sa culpabilité. Les magistrats connaissent bien cette méthode des inculpés, qui consiste à prendre les mauvais traitements infligés par les policiers comme justification de leurs aveux.


Quand la machine judiciaire s'est mise en branle, il est bien difficile de l'arrêter. Mais Dehays n'est pas tout à fait seul, deux hommes vont l'aider à prouver son innocence : son avocat et le commissaire Le Bechec. Le commissaire a pour cela plusieurs raisons: d'une part, Mme Hémery n'a pas reconnu formellement Dehays, d'autre part il a découvert que Gueguen n'est pas coupable du crime dont on l'accuse. En effet, ce soir-là, il effectuait un cambriolage à quarante kilomètres du lieu du crime. Or, dans sa confession, Dehays a prétendu avoir eu Gueguen pour complice. Il a donc menti.

« Que valent les aveux de Dehays? clame son avocat. Il faut les prendre dans leur intégralité ou pas du tout. Il a indiqué que son complice était Gueguen : c'est faux. Il faut donc annuler sa confession. »

Mais, en 1948, la machine judiciaire semble plus soucieuse de trouver des coupables que de blanchir des innocents. Il n'est donc tenu aucun compte des éléments dont l'ensemble démontre peu ou prou l'innocence de Dehays. Son avocat fera encore remarquer que les gendarmes ont omis de faire préciser à Dehays quelle a été l'arme du crime, et personne au cours de l'instruction ne s'en est préoccupé. Mais, outre ses aveux, aucun des alibis qu'il a donnés ultérieurement n'a pu être confirmé. Les déclarations de Mme Dehays, qui affirme que son mari est bien rentré ce soir-là après avoir bu un verre au Café de la Marine, ne sont pas prises en considération. On ne peut faire confiance à la femme de l'accusé, d'autant plus qu'elle n'a pas craint d'héberger Chauvin et Gueguen. Le ministère public requiert contre elle six mois de prison.

Quel miracle pourra enrayer les effets de la machine judiciaire qui tourne inexorablement, emballée, détraquée? Il manque pourtant au dossier une pièce de choix : si Gueguen est mis hors de cause, qui est le second agresseur des Hémery? Mais ce détail est aussi avalé sans hésitation par l'accusation.

Le juge d'instruction demande au commissaire Le Bechec un rapport sur l'affaire. Il résume son enquête en trente pages, desquelles il ressort qu'il ne partage pas la certitude du juge quant à la culpabilité de Dehays. Il est le seul à freiner une instruction qui tisse, maille après maille, la trame de l'accusation. Il conclut par des considérations d'ordre psychologique touchant à la personnalité de Dehays :

« Il est surprenant que Dehays soit l'auteur ou le complice de cet attentat.

C'est un être falot mais travailleur et honnête, que rien ne désigne comme un malfaiteur. Bien sûr, jusqu'ici tout l'accuse: ses aveux détaillés, ses précisions et ses rectifications relatives au déroulement du crime, son attitude lors de la reconstitution, et enfin l'impossibilité d'obtenir un alibi sérieux. Cependant, un problème, et non des moindres, demeure entier : qui est le deuxième homme? Tant que ce point ne sera pas éclairci, on ne pourra pas dire que toute la vérité a été faite sur ce drame. »

Le 9 décembre, Dehays comparaît devant les assises. D'aucuns pensent que s'il est innocent, il saura trouver les accents pour le prouver. Mais ses cris de désespoir sonnent faux. Il semble qu'il doive rester jusqu'au bout la victime d'une effroyable erreur. Tous ceux qui l'entendent confondent sa voix avec celle des vrais coupables. Comme l'écrira Jean Laborde dans France-Soir :

« Pour un homme qui a passé un an et demi en prison, qui a répété plus de vingt fois les mêmes paroles, le pouvoir de dire " non " s'est émoussé. Il est, si l'on veut, devenu une machine à nier. Une sorte de résignation devant l'incompétence affaiblit la voix de celui qui a trop souvent répété les mêmes dénégations. L'accusé des assises est un homme qui a usé sa révolte et la livre éteinte, sourde, machinale, à ceux qui devront le juger. »

C'est vrai, Dehays est découragé; à la limite il ne croit plus même à son innocence, tant le juge paraît convaincu de sa culpabilité. Il est las de voir que chacune de ses paroles est mise en doute. La seule vérité à laquelle se réfèrent les jurés, le juge, l'accusation, est celle contenue dans le dossier, mais lui sait bien qu'elle ne repose que sur des mensonges et des faux témoignages que sa voix seule ne suffit pas à détruire. De plus, il n'ose pas parler des violences qu'il a subies. Il craint que cela n'indispose les jurés. Peut-être a-t-il raison? S'il parle, les gendarmes viendront à la barre, démentiront ses dires. Les jurés ne balanceront pas longtemps entre la parole des gendarmes et la sienne; il sait ce qu'ils choisiront de croire.

Mais peut-être Dehays se trompe-t-il? L'évidence de sa culpabilité ne saute pas aux yeux de tous les jurés, du moins c'est ce que semble indiquer la réclusion relativement légère à laquelle ils le condamnèrent: dix ans. Pour un crime crapuleux avec préméditation, c'est presque de la faiblesse. Pour un innocent, c'est une peine effroyable.



La vie de Petit Jean avait pourtant commencé, comme dans les romans populistes, par une histoire d'amour.

Elle est manutentionnaire dans une usine de Nantes, lui, accrocheur de wagons. Leur droiture, leur simplicité, leur goût du travail, tout les porte l'un vers l'autre. Jeanne a trois enfants et un mari alcoolique qui la bat. Jean est célibataire. Sa famille lui a laissé deux petites maisons.

Quatre ans après leur rencontre, en 1936, celle que tout le monde appelle « Maman Jeanne » quitte son mari pour aller vivre avec Petit Jean. Elle demande le divorce. La perspective d'avoir désormais la responsabilité d'une famille de quatre personnes n'effraie pas Petit Jean. Pourtant, Jeanne a trente-six ans, il n'en a que vingt-trois, mais il a tôt fait de faire oublier aux enfants leur véritable père. Lui, Jeanne et les enfants forment une famille heureuse et harmonieuse. Bien sûr, Petit Jean n'est pas un saint, il aime bien boire un peu de temps en temps, il lui arrive même de rentrer quelque peu éméché. Mais, à part cela, c'est un compagnon modèle dont Jeanne n'a vraiment pas à se plaindre. Ils vivent à Basse-Indre dans les environs de Nantes. La maison est entourée d'un grand jardin. Jean s'occupe avec amour de ses arbres fruitiers. Il a notamment une affection particulière pour un grand cerisier.

La guerre arrive, et Jean est fait prisonnier. Tout à fait par hasard, il retrouve en déportation un de ses anciens camarades de régiment: Francis Chauvin, lequel jouera, hélas, un rôle désastreux dans son existence.

Les années passent. Les enfants de Jeanne ont grandi: l'aînée a vingt-trois ans. Jean est devenu docker, et la vie continue, paisible, pour les Dehays.

Jusqu'à cette nuit du 30 avril 1948, où Francis Chauvin et son camarade Gueguen frappent à la porte de Petit Jean.



Jeanne, incarcérée à la prison des femmes, est réduite à l'impuissance. Pendant les longues journées de sa détention, elle cherche en vain le moyen de faire éclater la vérité. Bien sûr, elle ne croit pas à la culpabilité de Jean. Elle ne peut communiquer avec lui que par de rares messages, dont le contenu ne doit porter que des nouvelles de leur santé respective.

Dès sa libération (elle a purgé une peine de six mois), elle se précipite chez Me Le Mappian, l'avocat de Jean. Elle vient clamer l'innocence de « son homme ». Elle confirme les déclarations qu'il a faites quant aux méthodes employées pour les interrogatoires. Elle a vu, dit-elle, la poitrine de Jean couverte d'hématomes et de meurtrissures, ce qui démontre le peu de valeur de ses aveux. Pour mieux le convaincre, elle rapporte à son défenseur les paroles de Jean :

« Ils cherchaient un coupable avec tant d'acharnement que je me suis dit que tant qu'ils ne l'auraient pas trouvé ils ne me lâcheraient pas, et, pour en finir avec eux, j'ai raconté tout ce qu'ils voulaient. Ils m'ont ensuite aidé à dessiner le plan de la maison. Je n'ai eu que le mal de le signer. Je pensais que je pourrais dire la vérité quand j'en aurais fini avec eux. C'est ce que j'ai fait, mais maintenant personne ne me croit plus... »

En effet personne ne croit à l'innocence de Jean Dehays, surtout pas l'avocat général. L'essentiel de ses convictions repose sur une des phrases portées dans le procès-verbal de l'accusation: « Pour vous montrer la véracité de mes dires, je vais dessiner la maison des époux Hémery et décrire les meubles qu'elle contenait. » Le plan passe de main en main, il porte la signature irréfutable de Jean Dehays. L'avocat général a gain de cause.

Désormais, Jeanne vit seule. Ses amies et ses voisins se détournent sur son passage: elle est la femme de l'assassin.

Les années passent encore. Pour prouver la confiance et l'amour qu'elle porte à Jean, Jeanne accepte de l'épouser en prison. En effet, son divorce est intervenu fort tardivement, et ils n'ont pu jusque-là régulariser leur situation. Les enfants de Jeanne approuvent ce mariage et acceptent même d'être appelés Dehays, comme leur père adoptif — une façon comme une autre de lui prouver leur attachement et leur gratitude.

Jeanne ne renonce pas à faire éclater l'innocence de son mari. Mais les frais de procédure coûtent cher. Elle doit vendre morceau par morceau une partie du terrain qui entoure la maison familiale. C'est ainsi d'ailleurs que finiront les arbres et le cerisier que Jean aimait tant. Le nouveau propriétaire, qui ne partage pas ses goûts pour l'arboriculture fruitière, a abattu le mur qui soutenait les espaliers. Ce n'est qu'au prix d'un travail acharné que Mme Dehays parvient à conserver la maison.

Mais Jeanne Dehays n'est pas tout à fait seule et Jean n'est pas tout à fait oublié. Il y a son avocat et le commissaire Le Bechec. C'est lui, en effet, qui a le premier dénoncé les failles du procès, et surtout la plus évidente: on n'a pas cherché à connaître l'identité du second assassin. En effet, celui que Dehays a désigné comme son complice a été mis hors de cause; ce qui laisse présager que les aveux du condamné sont faux. C'est du moins ce que pense Le Bechec. Il fait tout pour que l'on accrédite sa thèse, mais il n'est pas écouté.

Cependant le destin, jusque-là cruel pour Dehays, va lui rendre, en quelque sorte, ce qu'il lui a pris. Il y a trois ans déjà que Jean est en prison, lorsqu'un indicateur de la police rapporte les propos échangés par deux prostituées dans un bistrot de la Villette. Une des phrases prononcées lui paraît particulièrement intéressante: « ... Tu étais bien d'accord avec lui quand il a estourbi les deux vieux de La Plaine-sur-Mer... »

Les deux femmes sont rapidement identifiées, et l'une des deux reconnaît avoir participé, avec son amant, Pruvot, dit « Charlie les Bottes rouges », et un certain Dutoit, instigateur du crime et chef de la bande, à l'assassinat et au pillage de La Plaine-sur-Mer. Charlie les Bottes rouges, déjà en prison pour cambriolage, avoue sans difficulté. Il donne aux policiers une description détaillée des lieux du crime. Il va jusqu'à préciser l'emplacement de certains meubles et de certains bibelots. Il termine sa confession en ajoutant :

« Quand j'ai su que Dehays avait payé à notre place, j'ai voulu envoyer une lettre anonyme au Parquet, mais Dutoit s'y est opposé. »

René Dutoit, très élégant dans son pardessus mastic, portant haut sa tête de bellâtre à la chevelure soigneusement lustrée, est inébranlable. L'exagent d'assurances, trop aimé des dames, ne se départit jamais de l'attitude qu'il a choisie: nier les faits, quoi qu'il arrive. Il prétend avoir effectivement rencontré les époux Hémery dans ses tournées d'assureur, mais il se récrie avec indignation quand les policiers suggèrent que cela lui a peut-être donné l'idée de les dévaliser. Il clame si haut son innocence, que la justice recule devant la possibilité d'une nouvelle erreur judiciaire.

Cependant, les rebondissements de cette affaire sont tels que l'opinion publique s'émeut et Petit Jean est relâché.

Bien sûr, il est heureux de retrouver sa femme, sa maison, ses enfants et son métier de docker à Nantes, mais il n'est pas réhabilité pour autant.

C'est caché dans le fond d'une voiture qu'il assiste à la seconde reconstitution du crime de La Plaine-sur-Mer. Il ne peut, sans frissonner, se rappeler la première: la chaleur, la foule hostile, qui menaçait à chaque instant de rompre les barrages de police, cet univers cauchemardesque dans lequel il se déplaçait à tâtons. Il se revoit, traversant le village qu'il n'avait jamais vu, reconnaissant une maison qu'il ne connaissait pas, identifiant Mme Hémery qu'il n'avait jamais rencontrée. Aujourd'hui tout est différent, il fait froid, il bruine même. Les badauds sont rares, frileusement emmitouflés, silencieux, presque apathiques.

Charlie les Bottes rouges et sa maîtresse, encadrés par les policiers, refont les mêmes gestes qu'ils ont faits voilà déjà six ans. Des gestes faciles à inventer, mais les assassins, eux, y ajoutent certains détails connus d'eux seuls, ceux-là mêmes qui les désigneront à la justice comme les coupables véritables.

La foule frileuse et clairsemée sera la première à reconnaître l'innocence de Petit Jean. Les voisins, les amis d'autrefois qui l'ont reconnu, tapi dans le fond de sa voiture, viennent vers lui, maladroits, un peu gênés sans doute, de l'avoir si mal jugé. Tous, ils ont un mot amical, une phrase d'encouragement. Certains vont jusqu'à s'excuser de la méprise, et tentent de se justifier:

« Il ne faut pas nous en vouloir... On aimait bien les deux vieux... On a cru que c'était toi l'assassin. »

Mais Jean Dehays est incapable d'en vouloir à quiconque, il n'en voudra pas même à René Dutoit, qui écopera de vingt ans de travaux forcés, pas plus qu'à son complice, Raymond Pruvot, qui sera puni de quinze ans de détention. Me Floriot donnera son point de vue, lequel pourrait servir de moralité à cette histoire:

«Vous n'empêcherez jamais la justice de frapper, car elle a deux convictions : d'abord, il faut obtenir des aveux d'un prévenu; ensuite, s'il n'avoue pas, il faut le conditionner pour qu'il le fasse. Dans la lamentable erreur du procès Dehays, tout le monde a été de bonne foi, tout le monde était sincère: ceux qui croyaient à sa culpabilité, ceux qui n'y croyaient pas. »





La seule chose que Jean Dehays pardonnera difficilement, c'est qu'on ait profité de son absence pour abattre son cerisier.

Il sera réhabilité et touchera 50000 F en guise de dommages et intérêts, mais on ne pourra lui rendre son arbre.

« Comme tout ce qui vit, dira-t-il, un arbre a une identité propre, il est irremplaçable. »

Les dossiers extraordinaires T3
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