LA VENGEANCE A BICYCLETTE

Giuseppe, un vieux paysan toscan qui ressemblait à Jean Gabin, avait deux fils : l'aîné, Silvano, était un garçon sec et robuste que la vie terne des collines avait fini par lasser. En 1952, après avoir embrassé son père et sa mère, il s'embarqua pour l'Australie.

« Si j'ai de la chance, dit-il, je vous ferai venir. Sinon, je vous enverrai ce que je pourrai de temps en temps. Je veux faire ma situation tout seul et je dois aussi penser à Pietro, mon plus jeune frère. »

Quatre ans plus tard, Silvano donne de bonnes nouvelles de lui. Il est devenu conducteur de camions et gagne bien sa vie ; il a rencontré une jeune fille — Luisa de Jono — et va peut-être l'épouser. Peu après, une autre lettre arrive au village, officielle celle-là : Silvano a disparu et nul ne sait ce qu'il est devenu. Sa fiancée ne peut donner aucun renseignement et, en Toscane, le vieux Giuseppe et le jeune Pietro se demandent ce que cachent les laconiques communiqués de l'ambassade et de la police internationale. Pietro décide de découvrir la vérité, trouve à s'embaucher en Australie et pénètre dans la communauté fermée des Italiens de la petite ville australienne où Silvano s'était fixé. Il prend contact, prudemment, avec les parents de Luisa de Jono, avec les camarades de Silvano. Quelques semaines plus tard, on trouve son cadavre dans le port de MacDonald.

Le vieux père s'acharne à son tour pour obtenir des renseignements. L'ambassade d'Italie en Australie harcèle la police australienne, qui retrouve, bien entendu, la plupart des gens connus par Silvano à MacDonald, mais se heurte à la traditionnelle conspiration du silence. De Silvano, on n'a rien retrouvé, sinon sa voiture, près d'une plage. La clé de contact y était encore et dans la boîte à gants il y avait un paquet de cigarettes entamé, les papiers de la voiture et quelques objets sans intérêt. Sur le siège arrière était posé son imperméable. Il est impossible d'imaginer qu'il soit allé se baigner et se soit noyé — la mer était trop froide — et il paraît absurde qu'il se soit promené sans imperméable, car il pleuvait fortement ce jour-là. Par contre, il se pourrait qu'il n'ait pas été seul : on a, en effet, retrouvé des cendres d'une autre marque de cigarettes que celle fumée par Silvano et, tout près du véhicule, un mégot portant des traces de rouge à lèvres.

Peut-être aurait-on pu en apprendre plus, si la pluie et les badauds n'avaient brouillé les empreintes de pas autour du véhicule avant l'arrivée de la police.

En ce qui concerne Pietro, sa mort paraît plus claire, bien qu'elle soit tout aussi mystérieuse. Son corps a été découvert par hasard par une dragueuse suceuse qui aspirait la vase du port. Il était ficelé étroitement et lesté de deux lourdes pierres. L'autopsie a révélé qu'il avait été tué de plusieurs coups de couteau avant d'être immergé, coups probablement portés par deux hommes au moins et au moyen de lames minces et longues comme celles des couteaux à cran d'arrêt en usage dans les régions siciliennes. Il y a beaucoup d'Italiens à MacDonald et dans les régions environnantes. Certains sont interrogés. Peur? Solidarité? Ignorance? Personne ne parle, et, bien que la police australienne dispose d'un puissant moyen de contrainte (le non-renouvellement des permis de travail), l'enquête piétine.

On propose au vieux Giuseppe de rapatrier le corps de Pietro. Il refuse : le rapatriement se ferait à ses frais et le père a besoin d'argent ; c'est qu'en effet, tout en pleurant ses fils disparus, il étudie tous les soirs les maigres résultats de l'enquête, prépare minutieusement ce dont il a besoin pour entreprendre, ni plus ni moins, un voyage en Australie !

Cet homme de soixante-six ans, grand, massif et noueux, avec son physique à la Gabin, n'est jamais sorti de sa misérable ferme ou de la province environnante ; à la limite, il ne sait pas clairement où se trouve cette Australie qui lui a pris deux fils. Il rogne sur tout — même sur ses cigares toscans, ce luxe des pauvres paysans — pour faire des économies et partir venger ses fils. Il veut voir ce que sont ces gens qui entouraient ses tirs. Au besoin il se privera de nourriture pour rassembler la somme nécessaire à son voyage au bout du monde. Et sa femme écoute craintivement son vieux mari, le regarde accumuler ce dont il a besoin pour perpétrer sa vengeance : une vieille bicyclette, une paire de bottes volées à l'armée allemande et un mystérieux petit paquet dans du papier d'emballage.

Trois ans après la disparition de Silvano, au printemps de 1958, à la nuit tombante, un vieillard à bicyclette roule en direction de MacDonald et fait se retourner les rares passants qui le croisent dans ce pays où la bicyclette n'est pas un moyen habituel de transport. Cet homme, bien entendu, c'est Giuseppe. En travers de son porte-bagages est fixée une grosse valise. Il est coiffé d'un béret délavé, vêtu d'un blouson usé, d'un pantalon rayé comme on en porte aux mariages et de ses bottes allemandes.

Il descend de vélo devant une première maison, y entre, en ressort quelques minutes plus tard pour reprendre son chemin et, partout où il s'arrête, pose la même question : « Où est Luisa de Jono ? » Car, pour lui, la fiancée de son fils est la clé de toute l'affaire et l'on sait que la police australienne n'a pas cessé d'exercer une surveillance discrète sur elle et ses proches, partageant sans doute les mêmes convictions que le vieux Giuseppe.

Mais celui-ci a évité de prévenir la police de son arrivée afin de ne pas attirer l'attention sur lui ; tout au plus a-t-il demandé un visa d'un mois aux autorités australiennes sous prétexte de « tourisme ».

A MacDonald, cependant, tout le monde a compris les raisons de sa venue. Les gens se détournent, refusent de lui répondre, tergiversent pour lui donner le moindre renseignement. Un jeune homme s'éloigne discrètement vers la maison du vieux et farouche de Jono, frère aîné de Luisa, sans doute pour le prévenir de l'arrivée de Giuseppe.

Ce n'est qu'à la nuit tombée que ce dernier, épuisé, finit par frapper à la porte d'une maison isolée, où, présume-t-il, habite Luisa, qui a déménagé.

Celle-ci met un certain temps avant d'ouvrir, demande qui est là et entend cette voix dans la nuit : « Le père de Silvano... »

Elle finit par le faire entrer.

Entre-temps, à la sortie de la ville, de Jono aîné, propriétaire d'un grand bazar, après avoir fait sortir son commis, décroche le téléphone pour appeler son plus jeune frère qui habite à une quarantaine de kilomètres de là. De Jono aîné est le chef de famille. Arrivé en Australie bien avant la Seconde Guerre mondiale, il a fait venir ses deux frères et sa sœur Luisa, mais celle-ci ne s'est pas assimilée. Elle reste une paysanne italienne, digne et renfermée, isolée par la langue anglaise qu'elle ne parvient pas à prononcer correctement et qui lui interdit même de tenir la caisse du bazar. Elle a trente-quatre ans et, sans être vraiment jolie, possède une certaine fraîcheur.

Troublée par la présence du vieux Giuseppe, elle l'a fait asseoir et lui a offert du café.

De Jono aîné, lui, attend ses frères, en bourrant sa pipe de ses gros doigts, levant le nez chaque fois qu'il entend passer une voiture.

Dans la maison où vit Luisa, se trouve aussi un enfant de quatre ou cinq ans, si l'on en juge par les jouets qui traînent çà et là. Le vieux regarde autour de lui, jauge, apprecie d'un œil critique à qui rien n'échappe :

« Avez-vous aimé mon fils ? » demande-t-il. Et, comme la jeune femme hésite à répondre : « Je suis sûr que vous l'avez aimé. »

Luisa, pâle et terrorisée, hoche affirmativement la tête.

« Vous l'aimez encore ? »

Luisa, encore une fois, incline la tête.

« C'est votre enfant ? » demande Giuseppe en montrant les jouets, les vêtements qui sèchent.

« Oui.

— Fille ou garçon ?

— Garçon. »

Tout cela, Giuseppe le sait par les rapports de police. L'enfant serait même le fils d'un maçon italien, installé à Sydney et qui habitait MacDonald en 1952.

« Je peux voir l'enfant ? »

Luisa paraît encore hésiter, mais Giuseppe s'est mis en marche vers la chambre et l'on n'arrête pas un homme qui a parcouru la moitié du monde pour venir jusqu'ici. Il se penche sur le lit de l'enfant, le regarde.

« C'est le fils de Silvano, n'est-ce pas ? »

Elle reste muette.

« Répondez.

— Oui ! finit-elle par répondre, oui !

— Pourquoi Silvano ne vous a-t-il pas épousée ?

— Il est parti.

— Une autre femme ?

— Oui. »

Pendant ce temps, une voiture approche sur la petite route qui vient de MacDonald.

Le vieux Giuseppe comprend tout. Luisa lui demande si on l'a vu rentrer chez elle.

« Je le crois, dit-il.

— Alors, il faut partir ! Je vous en prie ! Partez ! Vous ne pouvez plus rien changer ! Allez-vous-en ! »

Au même moment, trois hommes, les frères de Jono, marchent vers la maison de Luisa où le vieux Giuseppe pense à ce qui s'est passé, à Silvano qui a fait un enfant à Luisa, puis s'est mal conduit avec elle en l'abandonnant. Ce sont les frères de Luisa qui ont vengé l'honneur de leur sœur, en payant un maçon italien pour qu'il déclare que l'enfant était de lui, ce qui, vis-à-vis de la police, supprime tout motif de meurtre et, quand Pietro est arrivé à son tour en Australie et a découvert la vérité, il a fallu l'abattre lui aussi. Giuseppe sait que les frères de Jono doivent approcher et se préparer à le tuer comme ils l'ont fait de ses enfants.

Luisa elle-même le pressent et le supplie de s'en aller, mais le vieux, qui tourne le dos à la porte, refuse et les trois frères de Jono surgissent soudain dans la pièce.

Luisa s'interpose, tente de protester, mais ses frères l'écartent et un dialogue mélodramatique s'engage auquel assiste le vieux Giuseppe, hautain et méprisant.

« Vous êtes tous des chiens ! hurle un des frères.


— Vous êtes des loups ! répond avec emphase Luisa.

— L'honneur des de Jono réclame encore du sang ! s'écrie l'autre.

— C'est notre devoir de te venger ! »

Et ainsi de suite, comme il sied à tout bon Italien, naturellement porté sur l'outrance verbale et les manifestations les plus excessives de sentiments. Luisa veut protéger le grand-père naturel de son fils, les de Jono veulent sauver les apparences en supprimant le trop subtil vieillard qui a déjoué leurs manoeuvres avec tant de clairvoyance. Enfin, ils s'emparent de lui et le jettent dans la cave de la maison dont ils entreprennent aussitôt d'obstruer le soupirail avec de la terre et des fagots — afin d'étouffer ses cris quand le moment sera venu de l'assassiner. En fait, ils veulent éviter que l'enfant ne se réveille et assiste à un meurtre. S'il y avait le moindre interrogatoire, le moindre contrôle, le témoignage de l'enfant pourrait peut-être les compromettre.


Tout étant enfin dans l'ordre, les trois de Jono vont ouvrir la porte de la cave et commencent à descendre. Ils franchissent la voûte basse, voient soudain le vieux qui brandit un objet ovale dans la main et froisse un papier d'emballage de l'autre. Épouvantés, les de Jono n'ont pas le temps de s'écarter : la grenade explose avec une terrible violence, déchiquetant l'aîné, blessant sérieusement les deux autres frères.

Giuseppe, vainqueur, monte retrouver Luisa.




Il n'y eut pas à proprement parler de procès : le vieux Giuseppe mourut d'un cancer alors qu'il effectuait sa prison préventive. Avant de mourir il disculpa Luisa de toute participation aux meurtres de ses enfants, Silvano et Pietro. Certes, elle n'avait pas dénoncé ses frères, mais il ne faut pas oublier, d'une part la tradition familiale, et d'autre part la terrible pression que son aîné exerçait sur elle et ses autres frères.

Ceux-ci avouèrent bien sûr leur participation aux crimes, mais en tentant d'en rejeter la faute sur leur redoutable aîné. C'est lui qui exécuta Silvano sur la plage où Luisa l'avait amené, puis lança son cadavre dans la mer.

Leurs avocats n'eurent aucune peine à obtenir les circonstances atténuantes en usant de cette argumentation classique en la matière : la loi du clan, l'impossibilité pour certains êtres de se référer aux règles qui gouvernent la société contemporaine et qui régissent les rapports des individus entre eux.

Peut-être éprouvera-t-on une amère satisfaction en apprenant que Luisa de Jono choisit d'élever le fils de Silvano auprès de la mère de celui-ci, en Toscane.

Les dossiers extraordinaires T3
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