ET SON VESTON CROISÉ SERA BOUTONNÉ

L'inspecteur Howard E. Finney, directeur du laboratoire criminel de New York, licencié en psychiatrie légale, est accablé. Depuis seize ans un inconnu sème des bombes dans la ville de New York.

En désespoir de cause, Finney a décidé de demander une consultation au Dr James Arnold Brussel, un psychanalyste qui s'intéresse aux délinquants et à la criminalité.

Le médecin reçoit donc un après-midi l'inspecteur Finney et deux de ses détectives, qui lui apportent le dossier complet de l'affaire. La réunion durera quatre heures et fera date dans l'histoire de la criminalité : il en sortira une méthode d'investigation psychanalytique appliquée à la délinquance, qui fera l'objet d'études exhaustives, d'innombrables articles dans la presse, et de commentaires variés. Brussel, lui-même, y consacrera le plus important chapitre de son livre intitulé Psychanalyse du crime.

Mais, si Finney a une formation psychiatrique, il n'en est pas de même pour ses hommes. Tandis que Brussel parle et commente certains éléments du dossier, ils ne cessent d'échanger des sourires ironiques, de soupirer avec agacement. Bref, ils doutent de l'efficacité de cette méthode de recherche — la psychanalyse, dont on sait qu'elle commence là où la psychiatrie s'arrête — basée sur une chose aussi incertaine que l'exploration de l'âme cachée et de ses déviations. Comme la plupart des gens, ils éprouvent une répulsion pour l'idée même de psychanalyse, répulsion qui vient tout simplement du fait qu'ils ignorent, au fond, de quoi il s'agit, ou, comme le dirait sans doute un analyste, qu'ils craignent pour eux-mêmes ces possibilités d'investigation.

Brussel se rend compte qu'en acceptant cette consultation il engage non seulement sa propre réputation, mais encore celle de sa profession, si souvent critiquée, et il pense aussi que les éléments dont il dispose sont extrêmement insuffisants pour permettre une conclusion aisée et rapide. Les seuls indices en sa possession sont les lettres que le « fou ? » (un mot que Brussel réprouve) a écrites et les photos des bombes et de leurs débris.

Le premier engin a été déposé le 16 novembre 1940 et n'a pas explosé. Ce sont des ouvriers travaillant au bâtiment de la Société Edison de Manhattan qui l'ont découverte sur le rebord d'une fenêtre, dans une boîte à outils. Constituée d'un tuyau de cuivre, bourré de poudre à fusil, elle ne présente aucune empreinte digitale. Entourant l'engin, un billet : « Escrocs d'Edison, ceci est pour vous. »

Ce billet tracasse la police, car si la bombe avait explosé jamais personne n'aurait pu le lire, et, a fortiori, les « escrocs d'Edison ». Dans ce cas, ou bien l'homme a perdu tout contact avec la réalité, ou bien il a simplement voulu effrayer les gens de la Société Edison. La Consolidated Edison fournit le courant électrique de New York, emploie plusieurs milliers de personnes et sert des millions de clients. Il est évident qu'en fouillant dans ses fiches la police découvrira des milliers de cas de mécontentement émanant ou de salariés ou d'utilisateurs. Mais l'homme à la bombe ne se manifestant plus, l'enquête s'arrête là et n'atteint même pas les journaux.

Quelques semaines plus tard, une deuxième bombe est trouvée au siège social de la Consolidated Edison : il s'agit cette fois d'une chaussette de laine bourrée de poudre, engin relativement inoffensif fleurant plus la plaisanterie que la vengeance.

Les États-Unis entrent en guerre en 1941, et le silence retombe sur cette affaire, un silence de plusieurs années.

Quelques jours avant Noël 1950, le Herald Tribune reçoit une curieuse lettre postée du comté de Westchester. Elle est rédigée à la main, en lettres capitales, et sur feuille de papier machine ordinaire.

Je suis malade, dit le correspondant anonyme, et, à cause de cela, il en cuira à la Société Edison. Oui, ils regretteront leurs infâmes forfaits. A titre d'avertissement, je placerai d'autres bombes sous les sièges de théâtre, dans un proche avenir.
Signé : F. P.

F. P. va tenir parole. Au cours des années qui suivent, la police se familiarise avec sa calligraphie proprette, méticuleuse, avec ses terminaisons de phrases en tirets, son expression souvent reprise d'« infâmes forfaits », et, bien entendu, ses initiales mystérieuses : F. P. Elle obtient cependant qu'on taise toutes les nouvelles concernant les activités du personnage : l'excès de publicité suscite souvent des vocations d'imitateurs, des mauvais plaisants, ou des fous, ce qui risque de brouiller les pistes.

Seulement, l'artificier anonyme devient de plus en plus adroit, et si, sur les huit premières « unités », comme il les appelle, deux seulement ont fonctionné, les quatre suivantes de 1951 et 1952, malheureusement, explosent parfaitement. En 1955, son rythme s'accélère et, sur cinquante-deux bombes, vingt-deux seulement ne fonctionnent pas. A ce stade, la presse fait largement état de ses exploits et, en 1956, le public commence à s'inquiéter sérieusement des activités de celui qu'on appelle désormais, le « fou à la bombe ».

Bien entendu, une relation s'établit dans l'esprit des gens entre la Société Edison et le terroriste, mais ni la police, ni les services de l'entreprise ne savent où fouiller dans les énormes archives du personnel qui couvrent plus d'un demi-siècle.

Quant à F. P., il adresse des lettres de plus en plus exaltées à la presse, et, un jour, une de ses bombes artisanales tue quelqu'un. L'opinion publique et la municipalité sont alors unanimes : elles réclament la mise hors d'état de nuire du fou : puisqu'il existe, il faut le démasquer.

C'est ce mouvement de réaction collective qui amène l'inspecteur Finney, diplômé de psychiatrie, à recourir à l'avis du Dr Brussel, le psychanalyste, et quand on sait la sourde rivalité qui existe entre ces deux disciplines, on ne peut qu'admirer l'humilité de l'inspecteur.

En possession du dossier, Brussel commence donc à l'étudier, et, en examinant les photographies des bombes non explosées, il formule son premier postulat devant les policiers : il est difficile de savoir si F. P. a acquis sa technique dans son métier, ou s'il la pratique comme un dada de banlieusard désoeuvré ; mais un fait semble à peu près certain : c'est un homme, et non une femme. Tous les fabricants et poseurs de bombes ont été des hommes. Et il ajoute :

« Sans doute estime-t-il que la Société Edison lui a causé un grand préjudice en faisant de lui un malade chronique. Petit à petit il a cru que le monde entier lui avait fait du tort. C'est là que son comportement devient anormal. Dès qu'une pareille certitude s'empare d'un être humain, on peut en conclure qu'il souffre de paranoïa, c'est-à-dire d'un dérangement mental au développement insidieux, caractérisé par des hallucinations persistantes et inaltérables, des illusions, le tout systématisé et logiquement construit. La paranoïa se développe lentement et régulièrement et, vers trente-cinq ans, se déchaîne dans toute sa force. Votre homme dépose des bombes depuis plus de seize ans. Deuxième probabilité, il a plus de quarante ans. Pour vous éclairer, disons que le paranoïaque s'aime exagérément et qu'en agissant il croit défendre son « moi ». Au lieu d'admettre qu'il peut avoir des faiblesses, qu'il est lui-même une source d'échecs, il décrète que tous ses ennuis proviennent des autres, souvent de quelques puissantes organisations et, dans le cas qui nous occupe, de la Société Edison. Son hallucination, qui va croissante, s'élargit jusqu'aux habitants de New York, jusqu'à la société entière. Peut-être que le point de départ est exact et que la Consolidated Edison est fautive à son égard, mais ce qui est faux, c'est qu'elle le persécute. Le paranoïaque élabore à partir de bases fausses, mais à partir de ces bases fausses son raisonnement est d'une logique infaillible, parce qu'il est généralement intelligent. D'ailleurs, l'écriture fait penser à celle d'un homme qui aurait reçu une bonne éducation de cycle secondaire. Ceci constitue notre quatrième probabilité. »

Brussel parle devant les policiers comme s'ils n'étaient pas là, et ceux-ci, peu à peu, se sentent comme fascinés par cette clairvoyance qui n'a rien de magique mais procède tout simplement d'un bon sens aigu.

« Comment découvrir un paranoïaque, reprend le médecin, voilà qui est plus délicat... C'est un homme qui ne s'identifie pas de prime abord. Il surveille sa conduite, se croit sans défaut et recule devant tout acte qu'il juge peu convenable et pourrait prêter à critique. Il apparaît donc très peu dans les fichiers de police et très rarement dans les cliniques ou les asiles, car, certain de ne pas souffrir de dérangement mental, il se sait intellectuellement supérieur. On peut toutefois se référer à la thèse du psychiatre allemand Kerschner, qui établit que 85 p. 100 des paranoïaques sont de type athlétique. Nous pouvons donc en tirer, messieurs, notre cinquième probabilité : l'homme est harmonieusement bâti, ni gras, ni maigre... »

Brussel examine ensuite les lettres écrites à la main et en capitales : l'ensemble donne une impression de précision, de netteté, de propreté.

« Sixième probabilité, reprend-il, c'était certainement un employé exemplaire, ponctuel, et son travail devait être de très bonne qualité. Il devait être bien habillé, fraîchement rasé et menait sans doute une existence modèle jusqu'au jour où il a été victime de ce qu'il appelle " les infâmes forfaits "... (Brussel sourit à ses interlocuteurs.) ... une expression assez peu américaine, comme tout ce qu'il écrit... " Infâmes forfaits " fleure l'Angleterre victorienne et ses romans extravagants, et il parle de la " Société Edison " alors que les Américains se contentent de dire " Con Ed ", abréviation de Consolidated Edison. Donc, septième probabilité, il vit au sein d'une communauté étrangère.

— Oui, dit un des policiers, mais nous aurions pu trouver tout ça nous-mêmes...

— Et, de plus, reprend l'autre inspecteur, vous nous dites qu'il est d'apparence normale, d'âge moyen, parfaitement correct dans son attitude. Ce ne sont pas ces détails qui peuvent attirer notre attention.

— C'est exact, admet Brussel. Je vais aller plus loin en examinant son écriture et sans doute vous irriter profondément, mais les psychanalystes ont l'habitude d'exaspérer les gens... »

Il étudie longuement les lettres et les photos, sourit, reprend :

« J'ai peut-être trouvé quelque chose, et là commence véritablement mon intervention professionnelle. Des milliers de gens ont eu des différends avec la Société Edison. Or, aucune n'y voit de raisons de parsemer New York de bombes, sauf lui. D'accord? Pourquoi?

— Ce n'est peut-être pas la vraie raison, hasarde un des policiers.

— Évidemment, ce n'est pas la vraie raison, ce n'est pas, plus exactement, la seule raison. Il y en a une autre, que notre homme ne connaît pas parce qu'elle relève de cette discipline dont vous vous méfiez si fortement : la psychanalyse. Le sujet serait là devant moi et consentirait à parler que j'en arriverais sans doute à la même conclusion. En son absence, je dois m'en tenir aux éléments dont je dispose et les interpréter dans le sens qui me paraît le plus évident et qui ne le sera peut-être pas pour vous. Le graphisme de ses lettres est toujours impeccable et les caractères qu'il trace sont toujours formés en majuscules sévères. Mais il y a une lettre, une seule, qui est parfois bizarrement déformée : le W, formé comme un double U aux côtés courbés, évoquant, vu de face, des seins féminins ou des testicules. L'élément sexuel est si fort chez cet homme qu'il intimide sa conscience sourcilleuse et sa méticulosité quand il trace un W... Bien! Maintenant, regardez ces photos de fauteuils de théâtre éventrés. A plusieurs reprises, lui, dont les habitudes sont si soigneuses et si calculées, a lacéré des fauteuils de théâtre pour y enfouir sa bombe. Tout comme le W, cela devrait représenter une sorte de fissure dans sa personnalité qui se révèle lorsqu'il est sous le coup d'une émotion puissante : un sentiment qui a un rapport avec le sexe.

« Vous savez qu'à la période où le tout jeune garçon est attiré par sa mère au point de haïr son père, sentiments antagonistes et interdits qu'il enfouit au fond de lui-même, il arrive que ce processus normal achoppe sur des écueils. C'est ce qui a dû se produire chez le terroriste. Quelque chose a provoqué une fixation de son amour incestueux pour sa mère et l'a poussé à se défier de l'autorité masculine qu'il méprise. De là, plusieurs probabilités s'imposent : sa mère est peut-être morte ou loin de lui, et il vit seul avec une parente plus âgée qui lui rappelle sa mère. En éventrant les fauteuils, il donne libre cours, soit au désir qu'il a de sa mère, soit à celui de châtrer son père et cela expliquerait tout. On a vu, en effet, que chez un individu normal, avoir un différend avec la Société Edison ne conduit pas à placer des bombes dans New York. Mais, chez cet homme qui, depuis son enfance, est resté frustré de sa mère par la faute de son père, qui vit sans s'en rendre compte, inconscient, dans ce continuel état de frustration, d'une part, et de révolte contre l'autorité, d'autre part, cet échec qui, lui, est bien conscient, permet enfin à la révolte inconsciente de se défouler. C'est typiquement l'image d'un homme qui, depuis seize ans, s'accroche à l'idée qu'on essaye de le priver de quelque chose qui lui revenait de plein droit. Il croit qu'il s'agit des indemnités que lui doit la Société Edison ; en réalité, il s'agit de l'amour de sa mère. Et voici notre neuvième probabilité. Peu intéressé par les femmes, puisque sa mère a été l'objet de son amour, c'est un solitaire, il n'a pas d'amis, il est célibataire. Je parierais même qu'il n'a jamais embrassé une fille.

— Un homosexuel ? demande un des détectives.

— Non ! Il n'a PAS D'AMIS et il ne fera jamais quelque chose qui ne lui paraîtrait pas convenable tant qu'il pourra l'éviter. Amical : non ! Poli : oui ! Agréablement courtois envers tout le monde, en raison du désir typique du paranoïaque d'être impeccable. J'ai déjà dit qu'il était bien bâti, bien proportionné, et maintenant j'irai plus loin et je dirai qu'il est probablement très coquet, propre, bien rasé — et c'est la dixième probabilité.

— Comment le savez-vous ?

— Je ne le sais pas, j'essaie d'imaginer le personnage. Je fais des déductions. Un paranoïaque ne veut jamais se faire remarquer ni dans son habillement, ni dans ses manières. »

Finney émet l'hypothèse qui sera la onzième probabilité : le terroriste vit dans une maison plutôt que dans un appartement, car, pour fabriquer des bombes, il faut un atelier bien équipé, un endroit retiré où il ne gênerait pas ses voisins.

« Douzième probabilité, poursuit le Dr Brussel, son problème étant d'ordre sexuel, il n'a pas dépassé la soixantaine, car sa pulsion sexuelle se serait un peu refroidie. Enfin, je vous ai dit qu'il a dû vivre dans une communauté étrangère et j'ajouterai : slave. »

Les policiers écarquillent les yeux :

« Les frontières ne limitent pas le choix des armes, mais étrangler est plus commun dans les pays méditerranéens qu'en Scandinavie. Historiquement, les bombes ont été en faveur, en Europe centrale, de même que les poignards. Bien sûr, ils sont d'usage dans des actions violentes partout à travers le monde, mais, si un homme emploie les deux, les bombes et les lames, cela suggère qu'il pourrait être un Slave. Ce serait notre treizième probabilité.

« Et s'il s'agit d'un Slave, il y a des raisons de penser qu'il est catholique, ce qui nous amène à la quatorzième probabilité : il fréquente régulièrement une église catholique, puisqu'il est régulier dans ses habitudes.

« Ses lettres sont postées à New York, ou dans le Westchester. Il est probable qu'il les poste entre sa maison et New York. A Bridgeport dans le Connecticut se trouvent les plus fortes concentrations de Slaves de la région. Quinzième probabilité, il doit habiter dans le secteur. »

Toutefois, le Dr Brussel va commettre une erreur avec sa seizième probabilité : la détermination de la maladie chronique dont souffre le « fou à la bombe ». Il a le choix entre : cancer, maladie de cœur et tuberculose. Déduisant qu'il serait déjà mort du cancer et que la tuberculose serait déjà guérie, oubliant que le paranoïaque ne recherche pas l'avis d'un médecin et ne le respecte pas, il opte pour la maladie de cœur. (Or, le « fou à la bombe » est atteint de tuberculose.)

Pour le Dr Brussel, la consultation est terminée.

« Que suggérez-vous ? demande l'inspecteur Finney.

— Rendre publiques ces seize probabilités. Leur donner toute la publicité possible. Je crois que maintenant notre homme VEUT être découvert. Il est de plus en plus frustré par l'anonymat. Pour amener cette frustration à ébullition, il faut le mettre au défi en lui prouvant que nous sommes plus subtils que lui. Si je me suis trompé, il me le fera savoir et, par là même, nous donnera des renseignements. Si sa description est exacte, un voisin pourra le reconnaître.

— Une chance sur un million », grogne un détective.

Finney ouvre la porte. Le Dr Brussel l'interrompt :

« Inspecteur!

— Docteur?

— Une chose encore, (il ferme les yeux) je vois le terroriste... Il est tiré à quatre épingles, mais il hésite à adopter les modes nouvelles. Quand vous l'attraperez, il portera un costume avec un veston croisé entièrement boutonné ! »

Les seize probabilités du Dr Brussel paraissent dans le New York Times la veille de Noël 1956, et dans toute la presse américaine.

Un vent de folie passe alors dans la population : le standard téléphonique de la police est submergé d'appels, de lettres de mauvais plaisants, de fausses bombes, de fausses pistes. Tout cela demande à être vérifié, en même temps que tous les anciens dossiers du personnel Edison, et pour ce faire il faut remonter à 1935 !

Une nuit, à 1 heure du matin, le téléphone sonne chez le Dr Brussel :

« Je suis bien chez le Dr Brussel, le psychiatre ?

— Oui. Qui est à l'appareil ?

— Ici F. P. Restez en dehors de tout ceci, ou bien il vous en cuira. »

Puis, à l'autre bout du fil, on raccroche.

Mais F. P. répond au défi le jour de Noël, et, quatre jours plus tard, il place des bombes dans une bibliothèque et au cinéma Paramount. Et, surtout, il commence à répondre : en écrivant des lettres. Car, le 26 décembre, le journal américain met directement le terroriste au défi de répondre à la publication de sa description, en se rendant à la police. La réponse est postée dans le comté de Westchester, le jour suivant, à 1 h 30 de l'après-midi.

J'ai lu votre papier du 26 décembre. Me rendre serait stupide. N'insultez pas mon intelligence. Traînez la Société Edison devant la justice.
Signé F. P.

Le 10 janvier 1957, le journal américain demande au terroriste de fournir plus de détails sur ses griefs. Deux jours plus tard, la réponse vient.

Je n'ai pas reçu un sou pour une vie de misère et de souffrance. Rien que des insultes. J'ai eu un exemple de ce que vous appelez « notre système américain de justice ». J'ai décidé de faire connaître ses infâmes forfaits. Vous me demandez de me rendre. Mais pourquoi payer encore une fois ? Qui est coupable, vous ou moi ?
Signé F. P.

Puis on n'entend plus parler du « fou à la bombe », jusqu'au week-end. Le vendredi, une femme qui compulse des dossiers litigieux des années 20 à 30 tombe sur un dossier marqué : George Metesky. Comme tous les autres, il contient des formulaires exposant en détail une obscure discussion entre la Compagnie et l'employé, qui avait été blessé et estimait que la Compagnie lui devait plus d'argent que celle-ci n'était disposée à lui en donner. Ce dossier pareil à des milliers d'autres contient une lettre de réclamation furieuse où figure l'expression : « infâmes forfaits ». Alors l'employée pose le dossier sur un bureau, s'assoit et l'étudie avec grand soin.

Metesky George a été employé de 1929 à 1931 à l'entretien d'un générateur dans une usine absorbée plus tard par la Société Edison. Le 5 septembre 1931, un retour de flamme d'une chaudière l'a renversé sur le sol. La compagnie lui a payé une indemnité de maladie, mais, rien de tangible n'ayant été décelé, il est rayé du registre de paie quelques mois plus tard. Le 4 janvier 1934, lorsque sa demande d'indemnisation pour invalidité permanente est rejetée, il prétend avoir contracté la tuberculose.

Les rapports de la Société Edison qui mentionnent Metesky le présentent comme un employé exemplaire, rapide, observant les instructions, méticuleux dans son travail, paisible et de bonne conduite.

D'autres éléments significatifs sont relevés : l'âge de Metesky : vingt-huit ans, au moment de l'accident de la chaudière ; donc quarante-quatre ans aujourd'hui. Il a un nom polonais. Il est de religion catholique romaine et son adresse est dans le Connecticut. Une vérification discrète dans le quartier permet d'établir qu'il n'est pas marié. Il vit dans une maison avec ses deux sœurs plus âgées, Anna et Mae, toutes deux célibataires, qui l'entretiennent et lui ont offert une voiture. Son père et sa mère sont morts. En raison d'une maladie chronique, il ne travaille pas. Il n'a pas de casier judiciaire. Il mesure environ 1,75 mètre, pour 74 kilos. Les voisins définissent la famille comme inoffensive, mais distante, peu liante. Metesky se montre toujours poli.

« Ça colle drôlement bien avec la description du Dr Brussel, se disent les policiers. Allons voir de plus près. »

Le lundi 22 janvier 1957, quatre détectives débarquent chez Metesky. Une grande villa rébarbative de trois étages, désolée, grisâtre, avec des vérandas affaissées et des colonnes en bois, précédée d'un jardin propre et triste. Les hommes frappent à la porte. Une lampe s'allume, quelqu'un s'approche à pas de loup sur le vieux plancher grinçant. George Metesky apparaît, vêtu d'un pyjama délavé. Derrière ses lunettes cerclées d'or, ses yeux bleus se fixent calmement sur les policiers.

« Bonsoir. » Il sourit et les prie d'entrer.

« Pouvez-vous nous fournir un spécimen de votre écriture ?

— Je sais pourquoi vous êtes ici. Vous pensez que je suis le " fou à la bombe " ?

— Est-ce que nous avons tort ? »

Metesky se contente de sourire. Il ergote sans conviction pendant une heure et, finalement, conduit les policiers dans le petit atelier qu'il s'est installé dans le garage derrière la maison. Tout y est parfaitement rangé. C'est là qu'il fabrique ses bombes.

« Alors, c'est vous ?

— Oui.

— Que veulent dire les initiales " F. P. " ?

— Fair Play. »

Les deux sœurs rôdent, pleurent, se tordent les mains et répètent :

« Il est incapable de faire du mal à quelqu'un. »

Enfin les policiers demandent à Metesky d'aller s'habiller. C'est quand il va reparaître, avec sa chevelure peignée, et gominée, ses souliers fraîchement cirés, que le triomphe du Dr Brussel et de sa méthode sont assurés.

Le « fou à la bombe » porte un costume bleu à fines rayures. C'est un complet croisé, à trois boutons, et les trois boutons sont boutonnés.

Les dossiers extraordinaires T3
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