MONSIEUR ET MADAME DE... OU LE TRIBUNAL PRIVÉ
En juin 1920, la police n'a aucune raison de mettre son nez dans les affaires de Monsieur et Madame De...
Tout au long de ce dossier, ils resteront Monsieur et Madame De..., sans précision. Non que l'anonymat soit de rigueur, mais le nom n'a pas vraiment d'importance. C'est la particule qui en a.
Et puis enfin, cette famille riche et noble a tout fait — on va voir jusqu'à quel point — pour qu'on ne parle pas d'elle et qu'on préserve ses héritiers. Épargnons-les, ils ne sont pour rien dans cette affaire de famille qui n'aurait pas dû devenir publique, si tout le monde avait respecté la loi du Milieu.
Nous sommes très exactement en juin 1920. Au château De..., on parle dans le grand salon comme dans beaucoup d'autres du traité de Hongrie et des affaires de l'État. Il y a là Monsieur et Madame De..., en compagnie de leur belle-sœur, Madame De... aussi. Pour simplifier, car la belle-sœur est un témoin important, donnons-lui son prénom : Alice.
Monsieur De..., en dehors de son rôle de châtelain, s'occupe beaucoup des arbres de la région, et il exploite ceux de son domaine. Il a trente-cinq ans, mais assez peu l'air d'un châtelain, à vrai dire. De taille moyenne, c'est un personnage triste et falot, nanti de grandes oreilles, d'un nez de tapir et d'un menton fuyant. L'habitude de porter des cols ronds et fermés haut ne l'avantage pas sur le portrait de famille, le dernier de la galerie du château. Il faut dire que ce portrait est une photo reproduite sur métal, faite le jour de ses vingt ans, et qui détone encore plus dans la lignée des portraits à l'huile de la famille.
Madame De... est épouse et mère de famille. Sa vie n'est pas des plus excitantes, si l'on met à part les classiques invitations à prendre le thé, et l'éducation des enfants.
Quant à la belle-sœur Alice, elle ne fait que de courts séjours au domaine, elle habite la ville.
Ce soir-là pourtant, elle est là. C'est à elle que l'on doit de pouvoir reconstituer l'ambiance qui précède le drame : une ambiance comme chaque soir, d'une tristesse et d'une morosité bien élevées.
C'est Monsieur De... qui parle, après un long silence.
« Je suis un peu fatigué. Si vous le permettez ma chère, je me coucherai de bonne heure.
— A dix heures ! Vous ne sortez pas ce soir ? »
La question est mesurée, mondaine, mais contient un sous-entendu amer dont la belle-sœur connaît parfaitement la raison. En tout cas, Monsieur De... l'ignore courtoisement et se retire dans ses appartements. Le couple fait chambre à part.
Madame De... et Alice ne tardent pas à faire de même.
Bientôt le silence est presque total dans le château. C'est l'heure où les boiseries craquent.
Soudain, deux coups de feu éclatent, un peu espacés.
Complètement affolé, Monsieur De... surgit sur le palier des chambres du premier étage, où il se heurte aux enfants à peine éveillés, ainsi qu'à Alice en chemise de nuit.
« Appelez le médecin vite !
— Mais qu'est-ce qu'il y a ?
— La garce ! elle a voulu se suicider ! »
Le mot inhabituel a résonné aux oreilles de tout le monde.
Suicide ? Pour arriver à comprendre ce qui se passe, il faut quelques minutes.
Madame De... est sur son lit, la bouche ensanglantée, un trou horrible à la place de l'œil droit, mais l'œil gauche est toujours vivant, halluciné, et ses mains crispées bougent.
Alice reprend assez vite son sang-froid, éloigne les enfants, et, en attendant le médecin, écarte l'oreiller que la malheureuse serre sur son visage. Elle examine le revolver abandonné sur le traversin et s'adresse au mari :
« Vous dormiez à côté d'elle ? c'est inhabituel !
— Je dormais à côté de ma femme, oui ! Inhabituel ou pas, c'est mon droit. Je ne me suis pas douté de ce qu'elle faisait. C'est le revolver de son frère.
— Mais jamais elle n'a parlé de suicide ! Je suis persuadée qu'elle est incapable de ça! Ses sentiments religieux sont beaucoup trop profonds pour qu'elle en arrive là !
— Alors, c'est un accident ! »
Madame De... respire encore péniblement. Par moments elle semble vouloir se lever, où tendre le bras comme pour repousser quelqu'un où s'accrocher à quelqu'un. Ses yeux s'ouvrent et se ferment, puis le coma la prend d'un seul coup, elle ne bouge plus. Une des balles est entrée par la bouche. L'autre a pénétré par l'oreille gauche, et est ressortie en emportant l'œil.
Lorsque le médecin arrive, Monsieur De... le reçoit, lui explique :
« Ma femme est neurasthénique. Son frère s'est déjà suicidé, elle avait gardé l'arme chez elle. J'ai bien peur que ce soit dans la famille. »
Les jours passent. Sur son lit de clinique, défigurée, Madame De... regarde tourner autour d'elle les infirmières, les médecins. Elle parle à peine, très mal (une des balles a presque tranché la langue) et, dès qu'on lui parle de son suicide, s'enferme dans un mutisme farouche.
Le chirurgien rassure la famille. Les blessures sont graves et douloureuses, mais elle a de bonnes chances de s'en tirer. Son moral n'est pas des plus brillants, elle s'enferme dans un état dépressif, et l'on ne peut rien tirer d'elle, pas un mot, sur les raisons et les circonstances de son acte.
Toutefois, un soir, elle réclame un prêtre pour se confesser. Seul le prêtre pourrait parler. Il ne le fait pas, bien sûr.
L'entourage essaie pourtant de comprendre ce qui a pu pousser au suicide une femme comme Madame De..., si réservée, si bien élevée, si chrétienne, si digne, si riche aussi.
Il y aurait bien la jalousie, car il y a une autre femme. Tout le monde est au courant. C'est une liaison qui coûte cher à Monsieur De..., d'autant plus cher qu'il ne s'agit pas d'une simple « gourgandine », comme on dit en 1920, mais d'une autre Madame De... désargentée. C'est plus grave. Il en est éperdument amoureux, et ne peut plus s'en passer.
Alors, suicide par jalousie ? Mais pourquoi tout d'un coup, alors qu'elle n'a eu jusqu'à présent qu'une attitude amère, certes, mais si réservée, et si loin du désespoir ?
Cette liaison dure depuis longtemps, et chez les De... on garde la face. On ne se laisse pas aller comme dans le peuple. Par exemple, Monsieur De... n'a pas l'habitude de traiter sa femme comme il l'a fait le jour de sa tentative de suicide, quand il s'est exclamé devant les enfants : « La garce ! elle a voulu se suicider ! »
Enfin, Madame De... est guérie. Les semaines ont passé sans que rien ne transpire du drame à l'extérieur. La presse locale est priée de ne pas ébruiter une tentative de suicide chez les De... Défigurée à jamais, la châtelaine retrouve ses enfants, son mari, sa belle-sœur, et l'heure du thé.
Et pourtant, il va y avoir un jugement. Très particulier, il est vrai, et très privé. Mais personne en dehors d'un petit cercle d'initiés ne le saura avant longtemps.
A la fin de l'été, au cours d'un bel après-midi, neuf invités arrivent au château. Il y a des parents de Madame De..., des parents de Monsieur De..., trois de chaque côté, deux avoués et un notaire. Les mêmes qui conclurent quelques années auparavant le mariage du couple, dans lequel Madame De... avait apporté sa fortune personnelle.
Tout le monde se réunit dans le cabinet du mari. Madame De... est là, assise non loin de lui, son œil unique regardant droit devant elle. Les parents s'installent, et le plus âgé prend la parole.
« Mon cher, vous vous doutez sûrement du but de ce conseil de famille... car il s'agit d'un conseil de famille, je vous en avertis ! »
Le mari s'en doutait. Il hoche la tête affirmativement, mais garde le silence. L'oncle continue :
« Mon cher, avant toute chose, il faut nous dire la vérité. Je vous ferai grâce de toutes les excuses que vous pourriez évoquer. Répondez simplement à cette question : " Avez-vous essayé de tuer votre femme ? " »
Il n'y a pas de réponse. Rien qu'un grand silence tendu, qui est un acquiescement.
« Parfait. Nous devrons prendre une décision à l'issue de ce conseil de famille, et je vous demanderai de vous y conformer strictement. Notre raisonnement est le suivant : Vous avez tenté de tuer votre femme pour être seul maître de sa fortune. Votre maîtresse vous coûte cher, nous avons déjà laissé faire quand vous lui avez offert un hôtel particulier. Mais vous dilapidez le capital qui, plus tard, doit revenir à vos enfants. Votre femme n'aurait rien dit, si vous n'aviez pas tenté de faire croire à un suicide. Il reste que vous avez commis sur elle un crime impardonnable. Voulez-vous nous dire quelles sont vos intentions ? »
Les intentions du mari ? Il paraît bien hésitant, et sa réponse est plutôt une question :
« Me tuer... ?
— Nous n'avons pas besoin d'un nouveau scandale, et ce n'est pas une solution. »
En définitive, quelle est la sentence prononcée par ce tribunal familial ? L'accusé n'ira pas en prison, on n'est pas là pour ça. Il devra renoncer à la libre disposition de ses biens, assurer 30 000 F de rentes à sa femme, et céder un million (tout cela de l'époque) à ses enfants. Mais le condamné discute la sentence, et ses juges acceptent de la discuter avec lui ! Finalement, on transige à 18 000 F de rente pour la femme, et 600 000 F pour les enfants. Disons 40 p. 100 de réduction pour circonstances atténuantes, et parce que c'est lui. Pour plus de sécurité, les juges demandent une lettre signée de l'époux reconnaissant le crime, qui sera déposée chez MM. les avoués, et dans laquelle le coupable s'engage à s'expatrier rapidement et accepte le divorce.
Monsieur De... dépose donc chez l'avoué de sa femme une longue lettre datée du 6 août 1920, dont voici quelques extraits :
« J'ai commis à votre égard et sur votre personne un acte abominable en tirant sur vous par deux fois pendant votre sommeil. Je m'expatrie; j'ai demandé une mission pour la Côte-d'Ivoire. »
Suit une énumération détaillée des arrangements financiers que Monsieur De... s'engage à régulariser avant septembre, et enfin :
« Les engagements que je prends ici après mûre réflexion, sans contrainte d'aucune sorte, sont moralement cautionnés par ma famille, à qui j'ai communiqué un double de cette lettre. Je joins les réponses qu'elle m'a adressées. »
Qui croirait qu'il s'agit d'un crime ? Le ton est celui qu'on emploierait pour entériner la cession de quelques hectares de terrain. Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Pourtant, Monsieur De... fait quelques tentatives jugées sordides pour échapper à la sentence. Il tente de mettre ses biens au nom de sa maîtresse, de compromettre sa femme dans une affaire de mœurs pour obtenir le divorce à son profit, et ne paie pas.
Le conseil de famille s'impatiente et menace. Le condamné résiste, persuadé que ses juges privés reculeront devant le scandale.
Un an s'écoule. En octobre 1921, l'avoué de Madame De... présente une demande en divorce. L'argent n'étant pas rentré, il produit la lettre de « Reconnaissance de crime et de dettes ! » Le parquet sursaute, comme bien l'on pense, et délivre un mandat d'arrêt au commissaire Villon.
Quant à Monsieur De..., il est en fuite. Il est enfin devenu un assassin comme les autres, qu'un commissaire comme les autres prend en chasse aux quatre coins de la France.
Pendant deux mois, le policier patient marche sur les pas de son gibier, écartant les fausses pistes l'une après l'autre. Faux départ pour l'Indochine, puis pour la Guinée, sauts de puce du Nord au Midi, du Sud à l'Est. Enfin, le 17 décembre 1920, le commissaire Villon ayant placé un inspecteur en embuscade à la frontière belge, Monsieur De... et sa maîtresse qui passent par là, tout à fait par hasard, sous le fallacieux prétexte d'aller acheter des meubles à Bruges, sont appréhendés.
Pendant les huit mois que durera l'instruction, la police cherche à savoir si la maîtresse a pris ou non une part effective à la tentative d'assassinat.
Chevaleresque et amoureux, Monsieur De... prend tout à son compte, y compris devant les assises. Le verdict : cinq ans de travaux forcés, et dix ans d'interdiction de séjour.
Mais ce n'est pas la fin de ce dossier extraordinaire, qui comporte encore deux témoignages importants.
Le premier est celui d'un directeur de prison.
« Il a refusé de signer un pourvoi en cassation, et n'attendait qu'une chose, la visite de sa maîtresse. Elle vint effectivement le voir, trois jours après son incarcération. Et il se passa entre eux quelque chose que le gardien ne vit pas, ou ne voulut pas voir... Le jour même la maîtresse encaissait à la banque un chèque de 100 000 F signé par Monsieur De... On ne la revit plus. »
Le second est celui d'un journaliste américain, qui nous emmène, à la suite de Monsieur De..., jusqu'en Guyane.
Monsieur De... y est le 47315, forçat sans histoires, à qui l'on épargne la misère de la case creusée dans le sol, des barreaux en guise de toit sur la tête, la promiscuité horrible des camps de travail. Monsieur De... étant un technicien du bois, son emploi de forçat consiste à circuler sans encombre dans la fabuleuse forêt vierge, pour y recenser les bois précieux.
Un décret présidentiel, daté du 4 août 1926, fait droit à sa demande d'installation sur le territoire guyanais pour y exploiter la forêt domaniale, dans le cadre de l'administration française.
Mais, le 4 août 1926, il est trop tard d'un mois. Le 4 juillet 1926 en effet, sur la plage de Montabo, à quelques kilomètres de Cayenne, Monsieur De... se baigne au soleil, en compagnie d'un autre forçat. A cinq heures de l'après-midi, l'autre forçat revient sans lui. Monsieur De... est mort noyé. L'enquête reconnaît que l'endroit est « spécialement dangereux » — c'est tout.
Le journaliste américain, romancier à ses heures, était venu à Cayenne attiré par l'histoire peu commune de ce criminel du grand monde. Il voulait en faire un sujet de roman.
« Je m'étais installé, dit-il, à l'hôtel d'Estrée à Cayenne pour écrire mon roman. C'était en juin 1926. J'avais rencontré Monsieur De... : un petit bonhomme insignifiant, prétentieux, chauve, bien rasé, tout à fait ordinaire, et qui regardait ses compagnons de très haut. L'administration pénitentiaire l'estimait beaucoup. J'avais imaginé une fin inattendue à mon roman inspiré de sa vie. Une fin romancée. Mais j'ai dû l'abandonner le 4 juillet, lorsque Monsieur De... est mort tragiquement, car ma fin avait trop l'air d'interpréter les faits réels. J'avais imaginé que le conseil de famille s'était réuni une dernière fois en apprenant que le criminel allait recevoir sa grâce et revenir, peut-être, officiellement retrouver sa maîtresse et narguer tout le monde. Dans mon esprit, le conseil de famille trouvait cela insupportable. C'est ainsi que Monsieur De... mourait, poussé dans la mer par un forçat tueur à gages. »
Et le journaliste de conclure :
« J'y ai renoncé. C'était trop dans la logique des choses, pour que je puisse l'écrire noir sur blanc sans avoir d'ennuis. »