LE FAISEUR D'ANGES
En 1956, il avait trente ans. Il était maigre, il avait des cheveux courts, touffus, plantés loin sur un front crispé, un nez long et charpenté comme taillé dans le bois, de larges oreilles pointues, deux rides amères encadrant une bouche charnue : une drôle de tête sculptée, un regard inquiet et aigu derrière des lunettes, une sorte de charme inquiétant. On le disait ambitieux, volontaire, intelligent, passionné, mais aussi angoissé et orgueilleux.
En 1976, la justice des hommes lui a permis d'avoir cinquante ans. C'est incroyable, mais il vit. Aucun homme ne veut lui parler, même parmi les pires voyous. Il n'aura jusqu'à sa mort, ni défenseur, ni ami, ni poignée de main. Mais il vit.
En 1956, elle avait dix-neuf ans. Elle s'appelait Régine. Elle était ronde, gaie, insouciante, avec de bonnes joues enfantines et roses, un joli sourire à fossettes. Elle travaillait à la verrerie de la ville voisine.
En 1976, elle n'est plus qu'un souvenir. Un très pénible souvenir, même vingt ans après, pour ce petit village qui voudrait bien oublier que cela s'est passé chez lui. Un tout petit village, où la vie, en 1956, est une routine heureuse. Les rues sont bombées de pavés inégaux, le climat est rude, le boucher connaît le garagiste, la mercière connaît le boulanger, et le curé connaît tout le monde. Il ne s'y passe jamais rien d'exceptionnel. Il y a des siècles que ce village de France dort et s'éveille dans l'incognito. 1956 va être son année épouvantable.
Nous sommes en avril, à la fin d'un long et dur hiver lorrain.
Régine aime bien son village. Elle aime bien la vie, le soleil, son père, sa mère, elle aime tout. Mais, depuis quelques jours, elle a peur de ce qu'elle croit deviner en elle. Elle compte et recompte sur ses doigts, scrute le calendrier, se fait peur et se rassure toute seule... « Et si c'était ça ? » Vient le jour où le doute n'est plus possible. C'est ça. La taille de la jeune fille s'est arrondie, elle est enceinte.
Que faire ? En 1956, dans un petit village lorrain, la seule ressource est la camarade d'atelier, et les questions embarrassées, l'affolement.
« Qu'est-ce que je peux faire ? Donne-moi un conseil ! J'ai peur ! Je ne pourrai jamais en parler à mes parents !
— Qui est le père ?
— Je ne peux pas le dire. »
Ce n'est pas une de ces réponses hésitantes qui précèdent l'aveu. C'est dramatiquement vrai, Régine ne peut pas dire qui est le père de l'enfant qu'elle porte. Alors l'amie conseille la seule chose logique :
« Va le voir... C'est à lui de prendre ses responsabilités, c'est son enfant. Il faut qu'il en parle à tes parents. Tu es mineure, tu ne peux pas te marier sans leur consentement. »
Se marier ! Même à son amie, Régine ne peut oser dire pourquoi c'est impensable. Jamais elle n'osera dire que c'est Guy. Et il n'osera jamais le dire lui-même. Pourtant, elle va le trouver. Et il s'affole.
On connaît parfaitement, et par lui-même, le dialogue entre eux à ce moment.
« Tu dois avorter !
— C'est toi qui me demandes ça?
— Tu dois avorter ou partir loin, et confier ton enfant à l'Assistance publique. Personne ne doit savoir, jamais. tu m'entends ? Personne ! Jamais !
— Personne ne saura qui tu es, même pas mes parents. Mais je ne partirai pas. Cet enfant est à moi. Je veux le mettre au monde ici, et je ne veux pas l'abandonner. Tu ne peux pas exiger une chose pareille.
— Un jour ou l'autre on saura, un jour ou l'autre quelqu'un dira qu'il me ressemble, ou bien tu céderas... Pars ! Ne reste pas au village.
— Non. »
Régine vient de se condamner. Elle ne sait pas qu'elle a vraiment tenté le diable, et que maintenant elle le provoque. Car elle tient sa parole. Elle annonce courageusement à ses parents qu'elle est enceinte. Et elle répète obstinément : « Ne me demandez pas qui est le père, je vous en supplie, je ne peux pas le dire, je l'ai promis devant Dieu. »
Les pauvres gens insistent juste ce qu'il faut, pour être sûrs qu'ils ne peuvent rien faire pour leur fille, que le garçon ne peut pas l'épouser. Puis ils se résignent.
Les mois passent, Régine est de plus en plus grosse. Chaque jour, pratiquement, elle croise son amant dans le village, à l'église, sur la place du marché. L'accouchement est pour le 5 ou 6 décembre.
2 décembre 1956. C'est dimanche. Guy, l'amant, annonce qu'il part pour quelques jours. Il l'annonce volontairement, pour que le village le sache bien. Il partira lundi se reposer chez son frère. Il est reçu chez les parents de Régine, qui ignorent toujours sa paternité, il leur annonce aussi qu'il s'en va.
Le lendemain lundi, l'amant traverse le village dans sa 4 CV pour qu'on sache bien qu'il est vraiment parti. En réalité, il a pris rendez-vous secrètement avec Régine, pour une ultime explication. Car Guy s'appelle Guy Desnoyer. Nous sommes en Meurthe-et-Moselle, dans le village d'Uruffe, et il en est le curé. En soutane. Et l'horrible chose qu'il va accomplir va faire de lui, pour la France et bien au-delà dans le monde, et pour bien des années, le curé le plus atrocement célèbre du siècle.
Notons que Guy Desnoyer n'est pas le seul prêtre dans l'histoire de l'Église à avoir tué. Bien avant lui, en 1836, Jean-Baptiste Dellaconge, vicaire à Lyon, étrangla et dépeça la jeune femme avec qui il avait vécu pendant quinze ans. Quand on l'arrêta, il mettait en gage les bijoux de sa maîtresse et, en même temps, faisait dire des messes pour le repos de son âme. Il ne fut pas condamné à mort, il finit ses jours au bagne de Brest. L'abbé Bruneau lui, en 1894, fut guillotiné. Il avait tué une dame patronnesse pour la voler. Exécuté aussi, l'abbé Verger qui poignarda Mgr Sibour, archevêque de Paris, en pleine église Saint-Étienne-du-Mont.
Guy Desnoyer, lui, n'a pas été condamné à mort. Son crime est pourtant plus horrible encore.
Que sait-on de ce curé de trente ans, qui, ce lundi matin, marche vers son ultime rendez-vous avec sa maîtresse à quelques jours d'accoucher ?
A treize ans, il est déjà destiné à la prêtrise. Ses parents le souhaitent. Ce sont des cultivateurs lorrains, durs et fiers, intransigeants, qui estiment de leur devoir d'offrir à Dieu un de leurs fils. Ils ont trois enfants, deux garçons et une fille que l'on destine au couvent. Mais c'est Guy qui sera sacrifié.
Devenu prêtre, l'abbé Desnoyer conservera toujours pour sa sœur une affection particulière. Elle n'a pas supporté le cloître, et n'a pu entrer en religion. Elle a fait pire, elle a eu deux enfants et ne s'est pas mariée. Son frère s'occupe d'elle, mais il ne la sauve pas. A l'heure où il marche vers son rendez-vous avec Régine, un revolver dans sa soutane, sa sœur est enfermée dans un asile psychiatrique, déclarée incurable. Elle a basculé définitivement, entre la sainteté qu'on lui proposait, et son désir d'être une femme comme les autres.
Guy, son frère, a-t-il les mêmes problèmes ? C'est possible, on va le voir. Lorsqu'il arrive à Uruffe, pour remplacer un vieux prêtre que l'évêché a mis à la retraite, il est accueilli avec sympathie, mais suspicion. Les Lorrains sont des gens réservés, qui se méfient des nouvelles têtes.
Le jeune abbé révolutionne le train-train paroissial. Il organise des sorties, des expéditions pour les jeunes. On le voit dans le Midi à la tête d'une bande de gamins et gamines du village, en maillot de bain, jouant au football, côtoyant sans gêne les fillettes qui n'en sont plus, écoutant leurs confessions naïves. Jusque-là, personne n'y voit grand mal. On pense que le curé est moderne.
Mais, pour certaines jeunes filles de la paroisse, il a de moins en moins l'air d'un curé. Pour l'une d'entre elles, surtout, bien avant Régine. Elle est enceinte, on ne sait pas de qui dans le village. C'est l'abbé Desnoyer qui la confesse, l'emmène chez des amis à lui et qui la persuade d'abandonner son enfant à l'Assistance publique. Elle obéit. On jase cependant dans le village. Des lettres anonymes arrivent à l'évêché de Nancy. Mgr Lallier fait une démarche à la petite cure de Meurthe-et-Moselle.
Que se passe-t-il alors ? L'évêque entend-il en confession le curé d'Uruffe ? On ne le pense pas, car l'évêché semble admettre qu'il s'agit d'une petite cabale, d'un enchaînement de calomnies villageoises, où il y a peu de vrai et beaucoup d'exagération.
L'abbé Desnoyer a eu chaud. Si chaud que le dimanche suivant il consacre son sermon à la calomnie. Du haut de la chaire, il est ému, violent jusqu'aux larmes, et les paroissiens ne savent plus où ils en sont.
En réalité, personne ne doute maintenant qu'il ait été le père de ce premier enfant, et qu'il ait eu d'autres liaisons. On ne les connaîtra évidemment jamais. D'abord, parce que les jeunes filles, surtout après l'horrible crime, n'ont peut-être pas toutes parlé et ne parleront jamais plus vingt ans après. Et de toute façon, le procès aura lieu à huis clos.
Cette fois-ci, avec Régine, l'abbé Desnoyer est pris au piège. Elle a tout refusé, l'avortement, l'abandon. Elle n'a accepté qu'une chose, se taire. Mais l'enfant va naître.
Il a acheté un revolver. Il dira plus tard qu'il a pensé au suicide, mais qu'il a rejeté cette solution, car, et c'est lui qui parle : « Dieu ne pardonne pas le suicide, le suicide est le pire des crimes... »
Qu'a-t-il décidé de faire, dans son cerveau malade ? On hésite encore à trouver les mots pour le décrire.
Ce lundi 3 décembre, la nuit est tombée. Le chemin du rendez-vous est désert. Régine s'est esquivée de chez elle en prétextant une course à faire. Elle est là, à l'heure dite.
Celui qui est encore le prêtre d'Uruffe descend de sa voiture. Tout d'abord, il est silencieux, puis il lui dit :
« Régine, je vais te donner l'absolution.
— Je n'en ai pas besoin. »
Elle le répétera deux fois, étonnée bien sûr.
« Mais, je n'en ai pas besoin.
— Si. »
Là, ils font tous deux quelques pas, s'éloignant de la route. Il murmure une prière. Elle est déconcertée, elle a peut-être peur. Elle dit très vite :
« Laisse-moi. Je vais rentrer à pied. »
Elle s'éloigne rapidement, mais elle ne va pas loin. Il la suit, et à un mètre d'elle, il tend le bras et vise à la nuque. Régine est foudroyée. La mère est morte, mais l'enfant vit encore. Le curé d'Uruffe sort de sa poche un petit canif de réclame publicitaire. C'est avec cet instrument qu'il pratique une césarienne, et met l'enfant au monde. L'enfant crie. Le prêtre le baptise. De la pointe du couteau il trace sur la tête du nouveau-né un signe de croix et de sang.
C'est seulement après ce baptême diabolique, qu'il tue, et se laisse aller à la folie de la destruction. Le petit visage ne doit pas exister, on ne doit pas reconnaître les traits qui sont les siens. On ne les reconnaîtra pas. C'était une petite fille.
Le curé d'Uruffe va chez son frère. Il est 7 h 30. Son alibi est solide, personne ne l'a vu.
La disparition de Régine prend des allures inquiétantes aux alentours de 10 heures du soir. Une amie de Régine appelle le curé d'Uruffe chez son frère, pour l'avertir et lui demander de venir en aide à la famille. Il revient au village, passe en voiture à l'endroit de son crime, constate qu'on n'a rien découvert encore. Il participe aux recherches avec les autres.
Quand on découvre le massacre, il est là et il dit : « C'est le père de l'enfant qui a fait le coup. C'est signé. » Il fait une prière, il bénit les corps, il veut se charger de prévenir la famille, c'est le médecin qui l'en empêche.
Le lendemain matin, les gendarmes sont au presbytère. Tout le monde sait déjà qui est le meurtrier. On ne le dit pas parce qu'on n'ose pas y croire, mais on sait. Pressé de questions, le curé d'Uruffe essaiera de prétendre qu'il connaît l'assassin mais ne peut pas le dénoncer, car il est tenu par le secret de la confession.
C'est l'amie de Régine qui parlera. Elle savait depuis le début qui était le père de l'enfant. La confrontation sera dure. Le revolver est identifié, le curé d'Uruffe se défend comme il peut, lamentablement. Il est traqué.
A 3 heures du matin, il avoue. Ce ne sont pas des aveux, car il ne veut pas être un criminel comme un autre. Il veut demeurer prêtre; alors, c'est une confession. C'est donc à lui que nous devons la description si précise de l'assassinat dans les moindres détails.
La foule crie à mort sur son passage, pendant la reconstitution. Lui s'agenouille, lève les yeux au ciel, et refait un par un, pour les gendarmes, tous les gestes de son double crime, y compris l'absolution et le baptême.
Le 6 décembre, le village enterre Régine et sa fille. Dans le cimetière, une petite plaque de marbre :
ICI REPOSE RÉGINE, TUÉE PAR LE CURÉ DE LA PAROISSE, G. D. (les initiales de Guy Desnoyer) LE 3 DÉCEMBRE 1956, A L'ÂGE DE 19 ANS.
Après quatorze mois de prison, en février 1958, le curé d'Uruffe est devant les assises de Meurthe-et-Moselle. Les autorités religieuses, à la veille des débats, ont demandé aux fidèles « de prier pour les fautes d'un pasteur égaré que l'on remet à la justice des hommes, de prier dans le procès le plus douloureux qu'on puisse imaginer dans la conscience chrétienne ». Procès public, d'ailleurs, car on ne réservera le huis clos qu'à l'audition de certains témoignages gênants, ceux des jeunes filles ou femmes avec qui Desnoyer avoue avoir eu des aventures.
Trois psychiatres vont affirmer la responsabilité pleine et entière de cet homme.
C'est le bâtonnier Gasse qui le défend, devant un jury dont l'aumônier de la prison de Nancy déclare : « C'est un bon jury. »
Les débats seront brefs. L'accusé, qui serre dans ses doigts un minuscule crucifix, se lève, lorsque le juge lui demande, selon la formule consacrée :
« Qu'avez-vous à ajouter pour votre défense ? »
Et il dit : « Je reste prêtre, je réparerai en prêtre, et m'abandonne à Dieu totalement, car j'ai confiance en sa miséricorde, et je m'abandonne à vous, car je sais que devant moi, vous tenez la place de Dieu. »
Ce « bon jury d'assises », déclare le curé d'Uruffe coupable, avec les circonstances atténuantes. A vrai dire, beaucoup se demandent encore lesquelles.
On dut d'ailleurs le faire sortir du tribunal par une porte de derrière, pour éviter la foule et ses réactions. Il fallut aussi le changer de prison pour sa sécurité. Les journalistes savent, par les codétenus libérés depuis, qu'aucun voyou, même le pire, n'adresse la parole au « curé d'Uruffe », et que pendant longtemps, sa vie a été menacée en prison.
Même vingt ans plus tard, des témoignages font savoir que personne ne parle à cet homme, et que les truands, y compris la jeune génération, considèrent qu'il devrait être mort.
Rappelons seulement ceci : le lendemain du verdict qui sauvait la tête du curé d'Uruffe, l'avocat général, au cours d'un autre procès pour meurtre, déclara au jury d'assises : « Je ne demanderai pas la peine capitale contre cet homme qui est là... Là, à la même place que celui qui, hier, devant cette Cour a sauvé sa tête. »