LA MÈRE ABUSIVE

Un 14 novembre, une jeune femme de vingt-neuf ans, Olga Kupeziks, se présente au greffe du tribunal de Ventura pour intenter une procédure de divorce. D'origine canadienne, elle vit depuis quelques années en Californie où elle exerce le métier d'infirmière.

Quelle n'est pas sa surprise quand l'employé d'état civil lui rappelle qu'elle est déjà divorcée et lui tend l'original du jugement. Elle le lit : aucun doute n'est possible, il s'agit bien d'elle, Olga, et de son mari, Frank Duncan.

Elle téléphone aussitôt à ce dernier, qui est justement avocat et plaide ce jour-là au Palais de Justice. Il paraît tout aussi surpris qu'elle et lui assure qu'il n'est évidemment pour rien dans cette curieuse histoire. Cependant, les faits sont là, et Frank Duncan, s'il ne s'entend plus avec sa femme, n'a aucune raison de douter de ses dires, surtout quand ils sont corroborés par un employé des services officiels.

« Et si, dit soudain Olga, c'était un coup de ta mère ? »

Frank reste un instant muet, puis hasarde consterné :

« Tu as peut-être raison...

— Eh bien, répond Olga avec une allégresse qui n'est pas feinte, puisque j'étais venue pour divorcer et que c'est chose faite, je ne vois pas pourquoi je ferais des histoires ! »

Et elle raccroche, convaincue maintenant que la responsabilité de ce faux divorce incombe à Mrs. Duncan mère.

Cependant, l'officier d'état civil, que cette affaire préoccupe pour des raisons évidentes, juge bon d'avertir la police. Quelques jours plus tard, un inspecteur se présente à l'hôpital de Ventura pour demander quelques explications à Olga. On lui dit que la jeune femme ne s'est pas rendue à son travail, ce matin-là. Il va sonner chez elle : elle ne répond pas. On force la porte : toutes les affaires de la jeune femme sont là et les amis ou voisins interrogés se souviennent qu'ils ne l'ont pas vue depuis la veille.

On appelle son père au Canada : il déclare que sa fille devait venir le rejoindre, mais pas avant plusieurs semaines. Tous les collègues d'Olga à l'hôpital sont unanimes : la jeune infirmière n'est pas femme à faire une fugue ou à s'absenter de son travail sans raison. Elle est sérieuse, ponctuelle, dévouée, et, comme ils savent qu'elle vient de traverser une période difficile sur le plan affectif, ils suggèrent que la police interroge son mari, l'avocat Frank Duncan.

Le lieutenant Barrett ne manifeste pas un enthousiasme débordant quand on lui confie l'enquête ; cependant, une affaire qui commence par un divorce truqué et se poursuit par une disparition mérite quelque attention et il se rend au domicile de l'ex-mari d'Olga afin d'obtenir certaines précisions sur son mariage.

Le jeune avocat — il n'a pas plus de trente ans — est un homme d'apparence fragile et timide, qui joue avec ses grosses lunettes d'écaille et paraît extrêmement troublé par les questions que lui pose Barrett. Il bégaye un peu, s'embrouille dans ses explications et finit par raconter la curieuse genèse de ses relations avec Olga.

L'infirmière donnait des soins à la mère de Frank, qui souffrait de rhumatismes. Quand ils se rencontrèrent, ce fut ce qu'il est convenu d'appeler le « coup de foudre ». Il savait toutefois que cette attirance naturelle et réciproque risquait fort d'être contrariée par l'affection exclusive que lui portait sa mère. Mrs. Duncan entendait tout bonnement lui interdire le mariage afin de le garder toujours auprès d'elle. Cet aveu provoqua une réaction ironique de la part d'Olga : « C'est une chance pour elle, remarqua-t-elle, que vous n'exigiez pas la même réciprocité ! » Et de fait, Mrs. Duncan mère, qui en était à son cinquième divorce, venait de convoler pour la sixième fois avec un camarade de son propre fils, son cadet de vingt-quatre ans.


Porté par les puissantes ailes de l'amour, Frank décida de passer outre à la désapprobation probable de sa mère et se maria secrètement avec Olga en juin 1958, en lui promettant qu'il avouerait tout sous peu à Mrs. Duncan. Quarante-huit heures après, cette dernière apprenait la nouvelle et exigeait une séparation immédiate. Pendant les premiers jours, Frank résista aux objurgations de sa mère, mais celle-ci téléphonait sans cesse à sa belle-fille, la couvrant d'injures grossières et proférant les plus terribles menaces contre « la sorcière », qui, par ses intrigues, lui avait volé son enfant pour s'emparer de sa fortune.

Quinze jours passèrent ainsi, au bout desquels, excédée, Olga préféra « jeter l'éponge ». Sans mépris, mais avec un accablement compréhensible, elle suggéra à Frank de retourner chez sa mère et il obéit aussitôt.



Ce récit ne manque évidemment pas de surprendre un peu l'inspecteur Barrett qui demande à Frank s'il est possible de rencontrer Mrs. Duncan mère. L'avocat, un peu gêné, répond qu'elle vit avec lui.

Mrs. Elizabeth Duncan étant momentanément absente, Barrett, qui commence à se piquer au jeu, interroge les amis ou relations des Duncan. Tous admettent l'incroyable ascendant que la mère exerce sur le fils et ce, jusque dans sa profession. Elle assiste par exemple à toutes ses plaidoiries et rentre avec lui au Palais de Justice en le tenant par la main. Elle applaudit bruyamment quand il gagne un procès, mais, s'il le perd, elle invective le procureur ! Ayant appris les insultes qu'elle lançait à Olga, ses amis ont suggéré à la jeune femme de porter plainte. Elle n'a pas osé. Mrs. Duncan est une notabilité à Ventura et rien ne dit que Frank n'aurait pas aussitôt pris le parti de sa mère. Celle-ci d'ailleurs, après le retour de son fils, insiste pour qu'il divorce le plus vite possible, mais, comme le dit le jeune avocat : « C'est moi qui ai quitté ma femme, maman, je ne suis pas habilité à intenter une action en justice... »

Quand Barrett rencontre enfin Elizabeth Duncan, il se trouve en face de l'Américaine type : cinquante-quatre ans, une élégance conventionnelle, des lunettes en forme d'ailes de papillon à incrustations de strass, des cheveux gris argentés soigneusement coiffés, et l'air bien nourri.

Elle parle de sa belle-fille au passé, mais avec une telle haine et une telle passion qu'elle ne discerne pas les pièges que lui tend l'inspecteur. Après une heure de discussion, elle finit par avouer qu'en effet c'est elle qui s'est présentée au tribunal, munie des papiers dérobés à Olga, et après avoir payé un comparse pour jouer le rôle de son fils. Cependant, elle prétend ne rien savoir en ce qui concerne la disparition de sa belle-fille.

Dès le lendemain, elle est incarcérée sous la triple inculpation d'usage de faux, de faux témoignages et d'outrages à magistrat.

Barrett poursuit son enquête et tente de rassembler tous les éléments possibles pour savoir ce qui a pu arriver à Olga Kupeziks ex-Duncan. Il dresse la liste des événements survenus entre le 17 et le 18 novembre, date de la disparition de la jeune femme, mais sans trouver le moindre indice qui puisse orienter ses recherches. Il envisage un accident, un crime de sadique, un suicide même, compte tenu de l'épreuve morale subie par Olga au cours des derniers mois.

Une seule chose retient son attention. Le père d'Olga lui a envoyé de Vancouver copie des lettres qu'il a reçues de sa fille. Un mois après le mariage, Olga lui écrivait :

Tout ne va pas très bien entre Frank et moi, je devrais dire entre la mère de Frank et moi. Elle a vécu avec lui si longtemps qu'elle a un « étrange » lien avec lui. C'est une femme très possessive, au point qu'elle ne lui permet même pas de rester avec moi toute la nuit.

Et, quelques semaines plus tard :

Mon cher papa,
Je te remercie de tes conseils de patience, mais la situation est plus grave que tu ne le penses. Quand la mère de Frank a appris notre mariage, elle a agi comme une folle. Elle est venue à la maison et nous a menacés de nous tuer. Elle a déchiré l'acte de naissance de Frank et toutes ses photos prises quand il était bébé. Elle a interdit à Frank de vivre ici. Voici maintenant cinq mois que Frank passe ses soirées avec moi et la nuit chez sa mère. Mrs. Duncan me tourmente au téléphone à l'hôpital. Parfois, elle se jette sur la porte de mon appartement en hurlant des injures. Deux fois, j'ai essayé de m'échapper en changeant d'appartement; chaque fois ma belle-mère m'a retrouvée. Lorsqu'elle sait que Frank doit venir me voir, elle l'accompagne à tous ses rendez-vous et nous nous retrouvons tous les trois.

Enfin le 14 novembre, elle écrit :

Lorsque j'ai su que j'étais enceinte, j'ai nourri un moment l'espoir que cette nouvelle responsabilité détacherait Frank de sa mère, mais, à la réflexion, je pense que c'est sans espoir. Je ne veux pas gâcher les années qui me restent à vivre dans des efforts douloureux et inutiles. Aussi ai-je pris la décision de retourner au Canada pour y mettre au monde notre enfant, auquel je préfère éviter tout contact avec une aussi effroyable grand-mère. J'ai d'ailleurs écrit à Frank dans ce sens. Je lui ai également fait part de mon intention de divorcer. Je vais donc, mon cher papa, prendre mes dispositions pour passer Noël avec toi.

Quelque chose dans cette lettre trouble l'inspecteur. Olga dit avoir écrit à son mari qu'elle était enceinte. Or, celui-ci n'en a pas soufflé mot. Barrett décide de le convoquer. A sa grande surprise, Frank prétend avoir ignoré jusqu'à ce jour la grossesse de sa femme, ainsi que son intention de retourner vivre au Canada. Il affirme même n'avoir jamais reçu la lettre d'Olga. A partir de ce jour, l'inspecteur Barrett commence à regarder Frank comme un suspect possible. Évidemment, on ne l'imagine pas tuant une femme, mais la peur de sa mère peut l'avoir poussé à commettre cet acte apparemment impossible.

Pendant ce temps, la police continue à dresser l'inventaire des faits bizarres qui se sont produits dans cette fameuse journée du 17 novembre. Ils en sont à se pencher sur des détails insignifiants. C'est ainsi qu'on rapporte à l'inspecteur Barrett qu'une société de location aurait, ce jour-là, loué une voiture à deux individus connus de la police : Augustin Baldonado, condamné pour trafic de drogues, coups et blessures, et Luis Moya, vingt-deux ans, déjà arrêté pour vagabondage. Très vite, l'inspecteur Barrett en arrive à la conclusion que lorsque deux individus de cette espèce louent une voiture ce ne peut être que pour entreprendre une opération illicite, et il donne l'ordre de les interpeller.

Le 22 décembre, on l'informe que Baldonado vient d'être arrêté et demande à lui parler « personnellement ». « Pas la peine de vous fatiguer à chercher la petite Olga, dit Baldonado. Luis Moya et moi l'avons kidnappée et enterrée dans le désert. Je peux vous montrer où. »

Une heure plus tard, Barrett, les autorités locales et le peu estimable Baldonado se retrouvent à une trentaine de kilomètres de Ventura, près d'un ravin isolé et suivent les arches de l'aqueduc qui amène l'eau douce de la Sierra vers la petite ville. En marchant, menottes aux poings, Baldonado explique qu'ils sont venus, Moya et lui, chercher Olga chez elle en lui racontant que son mari l'attendait de toute urgence. Ils l'ont bâillonnée, ligotée et jetée sur la banquette arrière de la voiture.

Sur ses indications, on découvre enfin l'endroit où a été enfoui le corps de la malheureuse. Le médecin examine le cadavre et conclut qu'avant de mourir étranglée la jeune femme a subi une longue et terrible agonie.

— Oui, commente Baldonado, en arrivant ici, je lui ai flanqué un coup de clé anglaise sur la nuque, puis nous avons commencé à creuser un trou. Seulement, elle n'était qu'évanouie et s'est mise à hurler. On a recommencé à la frapper, mais sans arriver à la faire taire. Alors, on a fini par l'étrangler. »

L'inspecteur Barrett lui demande pourquoi il est passé si vite aux aveux : « Parce que la vieille pour qui nous avons exécuté le contrat nous avait promis 6 000 dollars. Elle nous en a donné 250 à la commande, puis plus rien. Moi, ça m'est égal de passer à la chambre à gaz, mais j'aimerais bien qu'elle y aille aussi, cette ordure... »

Elizabeth Duncan niera tout d'abord être coupable. Puis, on découvrira qu'elle avait intercepté la lettre d'Olga destinée à son fils et dans laquelle elle lui faisait part de son intention d'aller accoucher au Canada auprès de son père. Cette nouvelle avait alarmé Mrs. Duncan : apprenant qu'Olga attendait un bébé, Frank n'allait-il pas revenir vers sa femme ? Et même s'il le savait plus tard, après la naissance, ne serait-il pas tenté de la rejoindre ? Elle finit par avouer son crime, sans paraître manifester le moindre regret.

Son procès s'ouvre dans une atmosphère passionnelle. Frank Duncan défend sa mère jusqu'au bout, affirme publiquement que, s'il avait à choisir. une « maman », ce serait elle, encore une fois, qu'il préférerait, même après ce qu'elle a fait. La foule réagit violemment contre de tels propos, inspirés, pense-t-on, par une sorte de folie. C'est d'ailleurs la thèse que soutiendra la défense : Elizabeth Duncan est aliénée et un peu de sa démence est échue à son fils. On ne peut expliquer l'acte monstrueux, le comportement aberrant de cette femme que par un profond déséquilibre mental.

La possibilité de la voir déclarer irresponsable est telle que certains édiles menacent de démissionner. L'inspecteur Barrett lui-même envisage de rendre son étoile.

Deux ans plus tard, le jury, composé de huit femmes et de cinq hommes, réfute la thèse de la défense et condamne Elizabeth Duncan à la peine de mort. Elle passera à la chambre à gaz, quelques mois plus tard.

C'est arrivé en 1959, à Ventura, Californie, petite ville tranquille de 20 000 âmes où il ne se passe jamais rien.

Les dossiers extraordinaires T3
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