L'AGRESSION DU SENTIER NOIR
Le 8 avril 1967, alors qu'il traverse le Sentier noir, ce tunnel de Munich qui passe sous la voie de chemin de fer, un adjudant aperçoit un jeune homme en train de tituber. L'adjudant pense qu'il est un peu « gris » et n'y prête pas grande attention, mais, alors qu'il l'a déjà dépassé depuis quelques minutes, il lui semble qu'un long gémissement emplit la voûte du tunnel. Il revient sur ses pas, découvre le jeune homme à demi effondré, constate que sa chemise et son pantalon sont couverts de sang. Il arrête la voiture d'un peintre en bâtiment, qui accepte de les conduire à la clinique Diaconat, célèbre à Munich.
Quelques instants plus tard, le jeune blessé est allongé sur une civière. L'interne de service l'examine. Le garçon a reçu plusieurs coups de couteau : le poumon gauche est perforé. La police, aussitôt prévenue, dépêche l'inspecteur Diether à la clinique. Interrogé, l'interne déclare que la blessure du jeune homme est mortelle et qu'il faut l'opérer au plus vite. Cependant, il autorise le policier à lui poser quelques questions pendant que l'on prépare la salle d'opération.
« Comment vous appelez-vous ? demande l'inspecteur.
— Detlef Kramer, répond le garçon d'une voix faible.
— Quel âge avez-vous ?
— Seize ans.
— Que vous est-il arrivé ?
— Un ami m'a blessé.
— Quel ami ? insiste l'inspecteur.
— Freddy.
— Freddy comment ?
— Je ne sais pas, c'est un surnom.
— Pourquoi, vous a-t-il blessé ? Comment cela s'est-il passé ?
— Il m'a donné rendez-vous... Il voulait que je lui prête 200 D.M. à 15 p. 100. Je voulais aussi lui parler d'une affaire d'armes et de voiture. »
Le policier tend l'oreille ; le jeune homme est de plus en plus pâle et il se demande s'il pourra poursuivre l'interrogatoire. Detlef ferme les yeux ; visiblement, il ne veut plus parler.
« Faites un effort », murmure Diether, penché sur lui.
Le jeune homme fait signe qu'il va parler.
« Il a essayé de m'étrangler avec un foulard. Il m'a donné un coup de couteau... »
Quand le chirurgien intervient et lui retire le blessé pour le conduire au bloc opératoire, l'inspecteur n'est guère avancé. Il n'a pu obtenir aucun signalement précis de l'agresseur, qui serait brun, grand, âgé d'environ dix-huit ans. Avant de perdre connaissance le jeune homme a encore murmuré : « Mes copains me vengeront. »
Les amis de Detlef ne connaissant pas l'assassin, comment feront-ils pour le reconnaître ? se demande Diether, logique. Il trouve sans difficulté l'adresse de Detlef Kramer. Sa mère le reçoit. C'est une femme blonde, un peu forte, sympathique. Elle vit seule avec son fils ; elle a divorcé depuis un certain temps déjà. Bien que bouleversée par la nouvelle que l'inspecteur lui annonce, elle répond du mieux qu'elle peut aux questions qu'il lui pose. Elle ne connaît que deux des amis de son fils, Peter et Torstein, mais elle n'a jamais entendu parler de Freddy. Elle n'est pas au courant non plus d'éventuelles affaires de voitures ou d'armes. Elle lui apprend qu'en dehors du lycée Detlef travaille quelques heures comme commissionnaire dans une pharmacie. Ce matin-là, il est parti pour le lycée comme d'habitude, est rentré déjeuner et a dit à sa mère qu'il irait retrouver son camarade Torstein à 16 heures. Dans la soirée, il serait allé chez son père pour regarder un film à la télévision. De l'aveu de sa mère, le jeune homme a eu une vie de famille perturbée et a beaucoup souffert de la séparation de ses parents. Elle a dû, en effet, quitter son mari, qui buvait. Elle ignore quel type de rapports lient le père et le fils, mais a constaté que Detlef revenait souvent de chez son père en larmes. Outre qu'il n'est guère brillant dans ses études, qu'il a d'autre part la passion du « modélisme », et, aux dires de sa mère, qu'il n'a pas de « petite amie », l'inspecteur n'en apprend pas davantage. Sa seule conviction est que Detlef n'est pas ce qu'il convient d'appeler un « enfant heureux ».
De retour dans son bureau, l'inspecteur téléphone à la clinique pour savoir comment s'est déroulée l'opération. Le chirurgien pense que le jeune homme s'en « sortira ». Par contre, le médecin est formel, il n'est pas possible de l'interroger pour le moment.
Faute de mieux, l'inspecteur se rend sur les lieux du crime, mais il ne découvre que quelques traces de sang. Comme son enquête n'avance guère. il décide malgré l'heure tardive d'aller réveiller les deux amis de Detlef. L'un et l'autre paraissent consternés par la nouvelle du crime perpétré sur la personne de leur camarade. Mais l'un comme l'autre affirment n'avoir jamais entendu parler de Freddy.
En revanche, tous deux s'accordent à reconnaître que Detlef avait une imagination débordante et qu'il aimait se vanter, auprès d'eux, d'un prétendu trafic de drogue et d'armes avec un groupe de « truands » italiens. Hier encore, Detlef leur avait déclaré que des « copains », avec qui il avait, par le passé, traité des affaires, étaient venus le relancer à la pharmacie, dans une somptueuse voiture. Les jeunes gens affirment que c'est tout ce qu'ils savent et il ne reste plus à l'inspecteur qu'à rentrer chez lui.
Le lendemain matin, lorsqu'il arrive à son bureau, on montre à l'inspecteur le vélo de Detlef, trouvé à proximité du Sentier noir. Il le fait porter au laboratoire pour qu'on y recherche d'éventuelles empreintes digitales, puis il appelle à nouveau la clinique. Detlef n'a pas encore repris connaissance.
Au lycée, le professeur de Detlef confirme ce qu'en a dit sa mère. Ce n'était pas un enfant heureux. Dans le temps, il a désiré devenir technicien dans la branche astronautique. Le professeur avait réussi à éveiller ses capacités en mathématique et en physique mais, hélas, pour une courte durée. Il commit un petit vol et on dut le menacer de l'exclure du lycée. Detlef retomba dans sa médiocrité.
Pas plus que ses amis, son professeur n'a entendu parler de Freddy, à telle enseigne que l'inspecteur commence à douter de l'existence de ce personnage. Il en arrive même à se demander si Detlef n'a pas inventé toute cette histoire, ce qui reviendrait à dire qu'il se serait suicidé, bien qu'il paraisse invraisemblable qu'il ait pu s'enfoncer à plusieurs reprises et aussi profondément une lame de couteau.
Interrogée à nouveau, Mme Kramer lui apprend cependant que sa propre mère et deux de ses oncles se sont suicidés. L'inspecteur revient sur le chapitre de la vie amoureuse du garçon. La mère avoue finalement que la jeune fille à laquelle s'intéressait son fils, ne semblait pas partager ses sentiments. Questionnée à son tour, la jeune fille confirme les propos de Mme Kramer. Mais l'inspecteur découvre un détail intéressant : la veille, c'était l'anniversaire de la jeune fille, qui vient d'avoir dix-sept ans.
Lorsqu'il retourne à la clinique, l'inspecteur est autorisé à entrer dans la chambre de Detlef. Sous l'œil attentif et anxieux du docteur, il essaie d'interroger le garçon.
Celui-ci, qui est encore très faible et parle difficilement, a un comportement étrange. Qu'il parle peu est tout à fait normal, mais, justement, il devrait ne dire que des choses importantes. Au contraire, il ne donne sur les circonstances et la personnalité de son agresseur que des renseignements insignifiants, insuffisants, voire contradictoires. Tant et si bien, que l'inspecteur a brusquement l'impression que Detlef a peur, qu'il se sent menacé. Espérant peut-être que, s'il arrive à le rassurer, le blessé se montrera plus loquace, il fait poster un policier devant la porte de sa chambre, mais le jeune homme ne se montre pas plus bavard lorsqu'il revient. C'est finalement le docteur qui appelle le lendemain la Kriminalpolizei. En posant au garçon de-ci de-là une question, à chacune de ses visites, le docteur a réussi à lui arracher un nom : son agresseur serait un certain Klaus Bess âgé de quinze ans.
A-t-on une fiche sur ce dénommé Klaus ? Oui, car il a déjà eu affaire à la justice. Voici ce que dit la fiche : « Klaus, élève intelligent, paresseux et dissipé. Les parents, peu intéressants, rentrent souvent ivres et ne se sont pas occupés de l'éducation de leurs trois enfants qui sont la terreur de tout le voisinage. » A l'âge de dix ans, Klaus a fait l'objet d'une enquête pour avoir blessé deux camarades, avec un pistolet à air comprimé. Son père est concierge, sa mère tient un café. On estime qu'on aurait dû l'enlever à sa famille, où il ne voit que de mauvais exemples. Le garçon considère le monde entier comme son ennemi personnel.
L'inspecteur envoie une voiture chercher le dénommé Klaus, mais il n'est pas chez lui. Par contre, l'information ayant filtré, la radio parle de ce Klaus dans son bulletin d'information et celui-ci se présente de lui-même à la police quelques heures plus tard. Il aurait fait la connaissance de Detlef dans une taverne au cours de l'hiver 1965-1966. Ce dernier lui aurait révélé qu'il faisait du trafic de drogue. En ce qui concerne la soirée du 8 avril, Klaus a un alibi : il prétend l'avoir passée chez son ami Norbert, âgé de seize ans. Les deux garçons sont même restés assez longtemps dans le café que tiennent les parents de Klaus.
Norbert est un adolescent médiocre et peu doué ; ses parents, trop indulgents avec lui, lui laissent la bride sur le cou. Depuis l'âge de dix ans, il chaparde dans les magasins. Convoqué, il confirme les dires de Klaus, mais il ajoute un détail capital : Detlef lui aurait fait rencontrer Freddy dans un bar. Selon lui, Freddy serait grand, brun, âgé de dix-huit ans. Cependant, le signalement de cet individu ayant paru dans la presse, il n'est guère possible à l'inspecteur de prendre ce témoignage en considération.
Lorsque l'inspecteur retourne à la clinique, il est bien décidé à faire parler le jeune homme. Detlef est obligé, en effet, de donner de plus amples explications. Il confirme que c'est bien Klaus qui lui a donné le coup de couteau mais Norbert était avec lui et celui-ci a tenté de l'étrangler avec le foulard. Ils lui ont prit 200 D.M. et sa chevalière en argent. Ensuite, ils ont dû arranger entre eux cet alibi.
L'inspecteur retourne au Sentier noir et, à quatre cents mètres de l'endroit qu'il supposait être celui où eut lieu l'agression, il trouve une chevalière en argent et un couteau de boucher de trente centimètres de long enfoncé dans la boue.
Il va falloir des heures et des heures de ténacité et de patience à l'inspecteur pour obtenir de Klaus et de Norbert, au milieu d'un tas de mensonges et de faux témoignages, ce récit hallucinant :
Les trois garçons se sont connus dans un bar où ils déjeunaient. Tous les trois s'intéressaient particulièrement aux armes et Detlef aimait raconter des histoires et des aventures extraordinaires. Quelque temps après, il leur dit, à plusieurs reprises, qu'il pensait au suicide et qu'il avait terriblement peur d'un groupe d'Italiens qui le faisaient chanter, parce qu'il les avait « roulés ». Ne sachant plus comment s'en tirer, il proposa donc aux deux garçons de simuler un meurtre que l'on pourrait par la suite attribuer aux Italiens, et surtout à Freddy, et leur offrit 200 D.M. pour accomplir ce travail. Klaus et Norbert acceptèrent le marché. Ils auraient cependant préféré faire croire à un suicide. Ils fabriquèrent d'ailleurs, à cet effet, une fausse lettre d'adieu de Detlef, mais ils ne parvinrent pas à imiter sa signature et renoncèrent à ce projet. Klaus apporta le couteau de boucher qu'il avait pris chez lui et enveloppé dans du papier après en avoir essuyé les empreintes.
Detlef distribua les rôles de façon à faire croire à une scène d'agression. Il indiqua exactement l'endroit de la poitrine où Klaus devait enfoncer le couteau. Parvenu au lieu prévu, Detlef fuma la moitié d'une cigarette, jeta le mégot et tendit son foulard à Norbert qui tenta aussitôt de l'étrangler. Quand Detlef se mit à tituber, Klaus enfonça le couteau, mais il visa mal. Detlef s'effondra tout doucement. Lorsqu'il fut étendu sur le dos, Norbert s'agenouilla et enfonça davantage le couteau, qui grinça en pénétrant entre les côtes.
Les deux comparses se demandèrent alors si Detlef était vraiment mort. Klaus tâta son pouls et souleva le blouson pour regarder la plaie, tandis que Norbert s'asseyait à côté du blessé et fumait une cigarette. Detlef reprit connaissance. Il devait souffrir énormément, car il arracha le couteau de sa poitrine et le lança au loin. Il y eut un bref dialogue entre les trois garçons. Detlef les remercia d'avoir fait ce qui avait été convenu. Il sentait qu'il allait mourir, ne voyait plus rien et voulait rester seul.
Klaus et Norbert prirent l'argent et s'en allèrent. En chemin, Norbert dit à Klaus :
« Qu'est-ce que nous avons fait !
— Nous avons commis un meurtre », dit Klaus.
Ensuite, Klaus se rendit au café de ses parents, Norbert but un verre de bière et Klaus dîna. Vers 21 heures, ils allèrent s'amuser à la foire et mirent leur alibi au point, convaincus que Detlef était mort.
L'inspecteur, bien entendu, après avoir entendu cette étrange et improbable récit, cherche à en avoir confirmation de la victime elle-même, qui est en train de se rétablir lentement de son voyage au pays des ombres. Au bout de quelques jours, Detlef peut enfin parler et confirme point par point tout ce qu'ont raconté ses curieux camarades : Il était malheureux chez lui, déprimé par ses échecs scolaires ; il pensait fréquemment au suicide, mais hésitait, de crainte de rendre sa mère doublement malheureuse, puisqu'elle aurait pleuré sa mort et, en même temps, s'en serait fait le reproche. Alors, il imagina ce suicide en forme d'agression. Ainsi sa mère l'aurait cru assassiné par les Italiens. Le désir de vivre ne revint à Detlef que lorsqu'il reprit connaissance après un coma d'une heure, dans le Sentier noir, le long duquel il dut ramper pour aller chercher du secours.
Le 10 novembre 1967, le jugement du tribunal pour enfants condamna Klaus et Norbert à trois ans d'incarcération pour « essai commun de meurtre sur commande ». Detlef Kramer séjourna pendant plusieurs mois dans une clinique neurologique où les médecins ne voulurent donner aucune information, même aux criminologistes et autres psychiatres intéressés par ce sujet.