LE PARI
La mère Rabille traverse le village. Son village.
En 1886, à Malaunay en Normandie, nul besoin de gazette imprimée. La mère Rabille suffit largement. Rien ne se passe, rien ne se dit qu'elle n'ait vu ou entendu. Les nouvelles sont rapidement distribuées d'une échoppe à l'autre, et il y a plus d'une édition par jour.
Une première, le matin après la tournée du facteur. La mère Rabille habite la dernière maison du village et constitue une sorte d'entonnoir à cancans où le brave homme déverse innocemment le résultat de sa promenade matinale. Après quoi, la mère Rabille peut refaire le chemin en sens inverse, et, ayant bien remâché, affiné les meilleures anecdotes, les distribuer à ses abonnés.
On dirait de nos jours que la mère Rabille est un élément de communication indispensable entre les habitants : Il y a une fonction sociologique des langues de vipère.
Pour l'instant, la mère Rabille traverse son village. Une nouvelle assez croustillante vient de choir dans son oreille, une nouvelle qui mérite sans hésitation d'être entendue en haut lieu. Et le haut lieu, c'est la boulangerie.
« Vous connaissez la dernière ? »
La boulangère ne la connaît pas, bien sûr. Mais il convient de prendre l'air intéressé et d'encourager la mère Rabille à la confidence, car il lui arrive de se vexer, et d'aller porter la nouvelle ailleurs.
« Ah non, qu'est-ce qui se passe ?
— La femme à Druaux...
— Qu'est-ce qu'elle a encore fait, la malheureuse ?
— Oh, malheureuse ! Elle le noie dans le vin, son malheur, si elle en a !
— Alors?
— Je vous le donne en mille ! Hier soir à l'auberge, elle a parié avec un de ses clients (c'est le facteur qui me l'a dit, il était là), elle a parié quarante sous contre quarante francs... que son mari passerait dans l'année!
— Non?
— Comme je vous le dis : " Quarante sous sur la table ! Si le Firmin meurt dans l'année, tu en seras pour quarante francs ", qu'elle a dit ! »
La mère Rabille ne dit pas qui a accepté le pari. C'est peut-être destiné à une autre édition de son petit journal parlé.
En tout cas, ce dialogue figure presque mot pour mot dans un dossier d'instruction. Et au procès d'assises qui suivit il fit profonde impression dans l'esprit des jurés. Il fit même des ravages.
La femme Druaux — nous l'appellerons Marie, puisque c'est son prénom — ne fait pas l'unanimité dans le village. On peut même dire qu'il y a deux clans assez bien définis : d'un côté, ceux qui fréquentent l'auberge, de l'autre, ceux qui ne la fréquentent pas.
Marie est propriétaire de l'auberge, elle porte la trentaine avec bonne humeur, et ne craint pas les plaisanteries les plus paillardes. Non qu'elle soit si belle, mais les consommateurs apprécient sa façon de lever le verre. Certains d'entre eux, à vrai dire, apprécient sa façon de lever la jambe.
Quant au mari, Firmin Druaux, il n'est pas bien méchant. Il connaît peu ou prou son état de mari trompé, mais qu'y faire ? Il travaille à la fabrique de margarine, toute la journée. Pendant ce temps il faut bien que sa femme fasse aller le commerce. Il est surtout comme tout le monde, il ne se fâche pas tant qu'il ne voit rien.
Or justement, en ce jeudi saint, jour de pénitence pour les maris trompés comme pour les autres, Firmin hurle et tempête dans l'auberge, cassant tout ce qui lui tombe sous la main.
L'auberge est quasi déserte. A part Marie, personne ne peut entendre, sauf deux personnages. L'un visible, l'autre caché.
Le premier, bien que visible, se garde bien d'intervenir dans les affaires de sa sœur. Pour Louis, la place est bonne, la soupe acceptable. On peut tout supporter à condition d'échapper au travail des filatures de Rouen. Louis supporte donc sans mot dire la bagarre qui vient d'éclater entre sa sœur et son beau-frère.
Le second personnage est invisible pour le moment. Heureusement pour lui d'ailleurs, car il est le sujet principal de cette bagarre entre époux. Caché derrière la porte de la cave, pieds nus et terrorisé, il attend que le flot des injures se termine. Sa situation est précaire. Beaucoup plus d'ailleurs qu'on ne le croit, à rester dans la cave. On le comprendra plus tard.
Si Firmin hurle et tempête dans l'auberge déserte, c'est qu'il vient de voir quelque chose. Il a vu, de ses yeux vu, un gredin s'enfuir par la lucarne de la chambre conjugale. Et le gredin, dans sa fuite éperdue, a abandonné des pièces à conviction sur lesquelles aucun doute n'est possible : sur le lit, une ceinture de cuir, sur la carpette une paire de bottes !
« Mais c'est pas possible ! T'as donc le diable dans la peau ! Et en plein jour encore ! »
Marie n'a pas l'air de s'émouvoir outre mesure. Hirsute, le tablier de travers, elle semble protégée par les vapeurs d'une douce ivresse.
« Et tu me bois le fonds en plus ! C'est fini, tu m'entends ! On ferme ! Plus de clients, plus d'auberge ! Et ton sorcier, j'irai lui dire deux mots, moi ! Y me fait pas peur ! »
Sorcier ? Qui est sorcier ? L'individu derrière la porte, le propriétaire des bottes. Il s'appelle Leborgne. Beau nom pour un sorcier.
A vrai dire, il n'est sorcier que dans la tête des gens du village, et surtout dans la tête de la mère Rabille, la gazette ambulante. Elle rapporte sur lui des histoires de faiseur d'anges, qui pour être exactes, n'en sont pas moins enjolivées pour les besoins de la gazette.
Officiellement Leborgne est rebouteux. Bien entendu, on le craint vaguement, on le consulte en cachette, et nul ne sait de quoi il vit officiellement. Quand il sort une pièce d'or, et ça lui arrive souvent, on ne dit rien mais on n'en pense pas moins, bien qu'on ne sache quoi penser.
Pour l'instant le sorcier est en mauvaise posture. Mais il en réchappera, puisque la scène que nous venons de rapporter sera consignée par le juge d'instruction d'après ses propres déclarations. Le calme revenu, il quitte l'abri de la cave sur la pointe des pieds et récupère ses bottes dans la cour de l'auberge. La main furieuse de Firmin Druaux les a expédiées par la lucarne. Le « sorcier » s'éloigne avec une grande célérité.
Firmin, qui a de la suite dans les idées, boucle l'auberge comme il l'a promis, et le silence s'y installe. Au grand dam de la mère Rabille qui n'a plus de nouvelles fraîches avant trois jours, et qui commente la fermeture de l'établissement, comme il se doit, à grand renfort de suppositions.
« Il a dû la trouver saoule comme une grive... encore une fois !
— Peut-être bien qu'il l'a renvoyée chez son père. Depuis le temps qu'il a les cornes, remarquez, c'est pas trop tôt qu'il la corrige un peu ! »
Pauvre mère Rabille, dire qu'elle ne sait plus ce qui se passe à l'auberge. Dire qu'elle n'est pas là, la première, ce dimanche de Pâques, lorsqu'un client obstiné frappe à la porte de l'auberge fermée depuis trois jours.
Au bout d'un certain temps, alors que l'homme s'apprête à partir, Marie Druaux passe la tête par la lucarne du premier étage. Elle est échevelée, blafarde, apparemment ivre, et se met à hurler.
« Mon homme est mort ! il est mort ! Prévenez mon frère Louis ! »
Des passants s'attroupent, quelques-uns se décident à enfoncer la porte, et le premier entré bute sur un corps étendu en travers de l'escalier qui mène à la cave. C'est le frère de Marie, le jeune Louis, qu'elle veut justement qu'on prévienne.
A côté de lui, une lampe à pétrole éteinte. Personne ne le préviendra plus jamais de rien. Il est mort.
En montant au premier étage, on découvre le corps du mari presque sur le palier. Mort lui aussi. Il semble être tombé là dans un ultime effort pour franchir la dernière marche.
Marie gesticule comme une folle, s'accroche à tout le monde, frappe dans ses mains sans cesser de crier.
« Mon homme est mort ! Il est mort, prévenez mon frère ! »
Un homme tente de la calmer, la secoue brutalement, la traîne vers la cave et lui montre le cadavre de son frère :
« Mais il est là votre frère ! Et il est mort lui aussi !... Calmez-vous, Marie, qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
Marie regarde tour à tour les gens autour d'elle, le corps de son frère, et elle secoue la tête d'un air hébété.
« C'est pas vrai, il est pas mort, il fait l'imbécile ! »
L'attitude de Marie paraît bien étrange aux gendarmes. D'autre part, les deux morts, qui ne portent pas de blessures apparentes, n'ont quand même pas l'air d'être morts tranquillement. Leurs visages sont crispés, leurs lèvres sont bleues.
Marie est arrêtée.
En prison, elle semble retrouver peu à peu sa lucidité. Il est vrai que le vin y brille par son absence. Mais chaque fois qu'on l'interroge, elle ne sait que répondre.
« Firmin, il est mort d'une bronchite qu'il avait dans la tête ! Louis aussi, il avait mal à la tête ! »
L'autopsie démontre que les deux hommes sont morts empoisonnés. Toutefois il est impossible de déterminer la nature du poison. Les spécialistes n'en concluent pas moins qu'il s'agit certainement d'une substance végétale ou alors, de poudre de cantharide. On croit avoir retrouvé un fragment d'aile de mouche cantharide dans les viscères. Rappelons qu'il s'agit d'experts de 1887. L'idée de cantharide, poison et aphrodisiaque, conduit immédiatement à celle de sorcier.
La mère Rabille suit les événements de près, bien entendu, et participe à l'enquête en même temps que la plupart des villageois.
Le jour du procès de Marie, l'affaire se résume ainsi : Marie depuis plusieurs mois était souvent ivre. Son amant, le sorcier rebouteux Leborgne, a été surpris par le mari en flagrant délit d'adultère, en présence de son frère. Marie, à plusieurs reprises, a affirmé en public qu'elle souhaitait la mort de son mari. Néanmoins, la participation effective du sorcier Leborgne en tant que fournisseur de poison ne peut être prouvée.
Marie est condamnée le 13 janvier 1888, par la Cour d'assises de la Seine-Inférieure, aux travaux forcés à perpétuité. Le sorcier Leborgne bénéficie d'un non-lieu.
L'affaire est réglée devant la justice. Elle ne l'est pas dans le village, où la mère Rabille a encore du pain sur la planche.
Marie Druaux est enfermée à la maison centrale de Clermont. L'auberge est fermée, le mobilier vendu pour payer les frais de justice. Le sorcier Leborgne se terre dans sa maison.
La mère Rabille attend du nouveau.
Une année passe. Nous sommes en 1889. Et voilà enfin qu'aux dernières nouvelles, d'après le facteur, on attend d'un jour à l'autre les nouveaux aubergistes. C'est un événement. Les époux Gauthier s'installent effectivement au début de l'année, et la vie reprend.
Mais décidément il se passe des choses bizarres dans cette auberge, des choses que la mère Rabille rapporte avec le ton qu'il convient.
« Vous connaissez la dernière ? M. Gauthier s'est encore trouvé mal, ce matin. Sa femme prétend qu'il a des maux de tête. C'est quand même pas normal ! Vous savez que le rebouteux est venu plusieurs fois chez eux ? Il a donné des tisanes, paraît-il ! »
La mère Rabille tient son feuilleton quotidien, elle n'en rate pas un seul épisode.
« J'ai parlé au mari l'autre jour, vous savez ce qu'il dit ? Il dit que l'auberge est hantée ! Il dit qu'il a senti comme des tourbillons dans la maison ! Je comprends pas qu'on l'ait pas enfermé ce Leborgne, vous savez ! »
Un matin de printemps la nouvelle éclate comme une bombe : Mme Gauthier a été trouvée morte à l'entrée de la cave de l'auberge, exactement au même endroit que Louis, le frère de Marie !
A nouveau, le village est sens dessus dessous. La mère Rabille ne se sent plus d'excitation.
« Je l'avais dit ! la maison est hantée, c'est sûr ! »
Le médecin a bien du mal à calmer les esprits en affirmant raisonnablement, indiscutablement, que la femme de l'aubergiste est morte d'une rupture d'anévrisme ! Il délivre un permis d'inhumer, la mort est naturelle selon lui. Mais l'aubergiste s'enfuit, terrorisé, du village, les portes de l'auberge se referment à nouveau, et l'on murmure de plus belle. Quant au rebouteux, il disparaît cette fois sans laisser de trace.
De toute façon, plus personne dans le village ne lui aurait vendu un œuf ou une boule de pain. Or, on a beau être sorcier, on a faim comme tout le monde.
Lorsque les nouveaux aubergistes, les époux Dubault, se présentent au village, la mère Rabille estime qu'il lui appartient de faire, à leur intention, un résumé des chapitres précédents. Toutefois, il lui semble honnête de conclure par une affirmation encourageante.
« On a fait dire des messes, le sorcier est parti, ce serait bien le diable s'il vous arrivait quelque chose ! »
Et c'est bien le diable !
Une semaine à peine s'écoule. M. Dubault ne descend jamais à la cave sans Mme Dubault, Mme Dubault n'en remonte jamais sans M. Dubault. Pendant ce temps, le commis est de garde au comptoir. L'aubergiste, un brave homme, qui ne croit pas beaucoup à cette histoire de sorcellerie, sert le vin en plaisantant.
« Si c'est un fantôme et qu'il veut boire un coup, il faudra qu'il dise son nom ! Moi, je ne sers pas les inconnus ! »
Or, un matin de printemps en 1890, le commis sort de l'auberge en hurlant.
« Au secours ! Au secours ! Ils sont morts ! »
Heureusement non. Ils ne sont pas morts. Le commis s'est affolé juste à temps, et le médecin réussit à faire sortir de leur évanouissement le mari et la femme. Mais l'alerte a été chaude !
Cette fois-ci, l'aubergiste, qui a les pieds sur terre et qui n'a aucune envie de s'enfuir, estime que « tout ça, c'est une affaire de gendarme ».
Le tribunal d'Amiens se décide à mander sur place un expert pour examiner les locaux.
Cette visite aura pour effet de ramener devant la Cour d'Amiens, en 1896, Marie Druaux, la première aubergiste.
Sa condamnation remonte à huit ans, passés dans la prison de Clermont dans l'Oise.
On s'en doute, la Marie a bien changé. Ce n'est plus l'aubergiste au teint rosi par la bonne chère et le bon vin, à la démarche accueillante. C'est une pauvre chose, maigre et pâle, en jacquette noire, les cheveux tirés, qui écoute ce que la justice à de nouveau à lui dire. Elle écoute en silence, les yeux écarquillés de stupéfaction, car il y a de quoi !
Et que lui dit-on ?
« Chère madame, en 1886, la Cour d'assises vous a condamnée aux travaux forcés à perpétuité, pour avoir empoisonné votre mari et votre frère... Excusez-nous, mais il est très possible que nous nous soyons trompés. Alors, si vous le voulez bien, nous allons écouter les témoins, réentendre les experts, en entendre de nouveaux, et si tout va bien, ce soir, vous rentrerez chez vous réhabilitée ! »
La mère Rabille est dans les premiers témoins. Chez elle, la mécanique s'est enrayée, elle ne répète qu'une chose : « Marie a parié quarante sous contre quarante francs que son mari passerait dans l'année... et il a passé ! »
Les autres s'embrouillent un peu dans leurs souvenirs, et le portrait qu'ils tracent de Marie, huit ans auparavant, est pour le moins flou. Mais c'est au tour des experts, et c'est là que c'est important.
« Alors, cette aile de cantharide ? demande le président.
— C'est une supposition. Euphorbe peut-être. En tout cas, du poison !
— Le poison, c'est une supposition ou une certitude ?
— En l'état de la science, monsieur le président, je dirai une supposition ! »
En « l'état de la science » en 1888, on a condamné Marie Druaux sur une supposition. La vérité, à force de recherches, l'architecte, qu'on envoie examiner à tout hasard l'auberge de fond en comble, arrive enfin à la découvrir.
Contiguë à l'auberge, il y a une autre maison. Dans cette maison, il y a une cave, et dans cette cave un four à chaux. Ce four à chaux coïncide avec le mur de la cave de l'auberge. Ce mur est fissuré. On voit mal les fissures du côté de l'auberge, car la cave n'est pas éclairée. Et voici l'expérience qui fait éclater la vérité :
L'expert attache un chat dans la cave. Au bout de quelques minutes, l'animal tombe dans le coma. En moins d'une heure, il est mort.
Il s'agit d'émanations d'oxyde de carbone, qui s'intensifient quand le four mitoyen fonctionne, et provoquent des migraines quand elles sont faibles, ou qu'on ne reste qu'un court instant dans la cave.
La pauvre Marie Druaux avait bien dit que son homme avait une bronchite dans la tête ! On appelle ça comme on peut quand on n'a pas fait d'études.
Les experts de la fin du siècle, eux, pouvaient faire des suppositions scientifiques, et s'avérer plus dangereux que les rebouteux sorciers. On comprit enfin pourquoi Louis avait été trouvé mort dans la cave avec sa lampe à pétrole éteinte, et pourquoi le mari avait essayé de remonter l'escalier : pour trouver de l'air.
Le malheur pour Marie fut qu'elle avait bel et bien parié, devant témoin, que son mari passerait dans l'année. Quarante sous contre quarante francs ! Elle eut ses quarante francs avec quelques zéros en plus et un beau reçu de l'administration : quarante mille francs de dommages et intérêts.
Quant au sorcier, il dut avoir une frayeur rétrospective, en pensant que pour échapper au mari furieux, il s'était réfugié dans la cave !