ÉPILOGUE
Ben Graymes ne put réprimer une grimace lorsque le grand rabbin lui serra la main avec affection.
— Oh, vraiment désolé, docteur, j’oubliais votre blessure. Je ne sais comment vous remercier pour votre précieuse aide, en vérité. Vraiment, vous ne tenez pas à m’accompagner ? En cette saison, Israël vous semblera un éden en comparaison avec New York.
— Très aimable à vous, mais je supporte mal les voyages en avion. Prenez soin de l’objet. Qu’il retrouve un sanctuaire digne de lui. Et loin de gens comme moi.
— Votre ami le policier a eu de la chance, éluda le dignitaire. Il n’a été que commotionné. Et cette jeune fille, ce professeur…
— Miss Harriman va aussi bien que possible.
— Si à l’avenir vous aviez besoin de quoi que ce soit, docteur Graymes, vous savez que notre communauté a une dette envers vous…
Le démonologue leva les sourcils.
— Vraiment ? Si je vous demandais la paix pour votre peuple et ceux qui l’entourent, vous me l’accorderiez ?
Lehmann se rembrunit.
— Cela, docteur, n’est hélas pas en mon pouvoir. Mais qui sait ?… (Il fit un signe discret à son escorte de Hassidim.) Je crois que c’est notre vol que l’on annonce. À bientôt, docteur… Merci encore.
Graymes toucha d’un doigt le bord de son chapeau. Il suivit un instant l’embarquement des yeux, avant de tourner les talons. Il n’y avait pas grand monde dans l’aéroport à cette heure matinale. Il ne se rendit pas compte qu’il dérivait imperceptiblement. Qu’il survolait à nouveau le paysage rocailleux fraîchement formé où les luttes antinomiques avaient enfin cessé. Des sources claires jaillissaient des jeunes montagnes et les plaines s’étaient couvertes de prés accueillants. La présence maléfique s’était complètement dissipée. Les fumerolles qui polluaient précédemment le ciel avaient disparu. Pourtant…
— Monsieur ! Monsieur !
Une voix flûtée entrecoupée de sanglots le fit tressaillir. Il sentit qu’on tiraillait un pan de son manteau. Il revint à lui et abaissa son regard vers une petite fille qui pleurnichait à hauteur de ses genoux.
— Monsieur, oh, monsieur !… Vous devez faire quelque chose !
Graymes plia sa grande carcasse de façon à pouvoir regarder la plaignante droit dans les yeux. Il sourit avec un amusement rentré.
— Eh bien, jeune demoiselle, serait-on en quête de sa maman ?
— Pas du tout. Je sais bien où elle est, ma maman ! C’est la dame avec le Coca-Cola, là-bas ! Mais c’est ma poupée. J’ai perdu ma poupée et ça, c’est beaucoup plus grave…
Graymes lança un coup d’œil inquisiteur à la ronde.
— Avec tout ce monde, j’ai bien peur qu’elle n’ait pris l’avion toute seule, ta poupée. Les poupées prennent parfois des vacances elles aussi, tu sais ?
En disant cela, il se sentait soudain aussi peu rassuré que possible.
— Non, moi je sais bien qu’elle serait jamais partie sans moi. C’est ce grand homme gris qui me l’a prise, j’en suis sûre…
Graymes tressaillit.
— Un grand homme ? Quel grand homme ?
— Un géant qui faisait très peur. Il n’arrêtait pas de m’embêter en me disant qu’il voulait m’acheter ma poupée. Alors que ma poupée, elle est à moi, et puis elle est pas à vendre…
Le démonologue se redressa de toute sa hauteur et ratissa du regard la foule importante qui déambulait sur les terrasses et dans les allées. Mais il ne vit rien. Du moins pas ce qu’il redoutait de voir.
— Shirley, laisse donc le monsieur tranquille et reviens t’asseoir à ta place ! Tu ne vas pas embêter tout le monde avec ton histoire…
— Mais, maman, je faisais mon enquête, et…
La petite fille eut beau protester, sa mère l’obligea manu militari à regagner la pile de sandwiches qui marquait leur emplacement, non sans adresser un vague sourire au démonologue. Lequel restait comme pétrifié à la même place, subitement livide…
Elle lui trouva un air bizarre avec son vieux macfarlane et ce grand chapeau qui tombait sur son front. C’était probablement un de ces artistes qu’on voyait à la télé et qui ne s’habillaient pas comme tout le monde pour se faire remarquer. Décidément, Margie avait bien raison – Margie, sa voisine, celle qui avait voyagé partout, jusqu’en Californie, parfaitement ! – parce que, décidément, il y avait des gens qui étaient incapables de vivre comme tout le monde…
FIN.