CHAPITRE XXII

— C’est une vieille histoire, commença Lehmann d’une voix accablée, tout en essuyant son visage maculé de sang avec un coton. Elle a commencé voici des années, quand Yoshi Eisenbaum est arrivé de Varsovie avec son frère Emeth. Personne ne les connaissait. Ils n’avaient ici ni parents, ni amis. Mais notre communauté n’est pas fermée aux étrangers. De plus, ils jouissaient d’une certaine aisance et n’eurent aucune peine à s’installer parmi nous pour exercer leur métier. Un fabricant d’automates est une chose rare. Nous les considérions comme des artistes. Yoshi et Emeth, le premier surtout, étaient doués d’un véritable génie. Leur réputation a grandi. Des clients venaient de partout. Ils ont prospéré.

« Yoshi était un homme mûr, alors, et respirait la santé. C’était quelqu’un d’une très grande culture, qui avait beaucoup lu, beaucoup étudié. Mais il savait aussi se montrer roublard en affaires. Son frère était très différent. Déjà physiquement. Yoshi était un gringalet à lunettes, et Emeth une sorte de géant au caractère renfermé, qui parlait peu et inspirait une crainte méfiante à ceux qui osaient l’approcher. Il tenait visiblement son aîné sous sa coupe.

« Yoshi était un peu bizarre et misanthrope. Il n’aimait que ses automates. Il vivait parmi eux comme l’un des leurs, allant jusqu’à rester immobile des heures pour les imiter. Au contraire, son frère aimait à se mêler aux gens. Il jouait, allait voir les femmes, et peu à peu, devenait une canaille reconnue dans le quartier.

« J’étais un jeune rabbi à l’époque. J’allais rendre quelquefois visite à Yoshi, par humanité je l’avoue, plus que par réelle sympathie. J’aimais son érudition, et son art me fascinait, même si nous n’avions guère de points communs. Un jour que nous étions seuls – Emeth avait disparu, ainsi qu’il le faisait de plus en plus couramment pour se livrer à ses manies –, Yoshi avait un peu bu et sa langue se délia. Il me raconta les tourments que son frère lui faisait endurer, et aussi qu’un jour, il se lasserait et que tout cela aurait une fin. Ce jour-là, je ne pus lui en tirer davantage, car Emeth rentra à ce moment. J’ai froid dans le dos en repensant à la façon dont il me regarda alors.

« Je revis Yoshi la semaine suivante. Il était à bout. Il voulait me faire des révélations et me demander conseil. Il m’affirma détenir un effroyable secret qu’il ne pouvait plus garder pour lui. Je lui donnai donc rendez-vous à la synagogue de Crescent Street, intrigué, mais aussi plein d’appréhension. Il vint à l’heure dite. Il semblait vieilli, courbé sous le poids des soucis. Je lui demandai de parler, de soulager sa conscience. Alors il me raconta son secret. Un terrible secret, en vérité.

« Ne me demandez pas comment je l’ai obtenu, me dit-il à peu près, mais quand j’habitais Varsovie, je suis entré en possession d’un fragment de tablette ancienne. Je l’ai rapidement identifié comme étant sans doute le fameux Verbe de Vie, le secret de la création divine transmise à Salomon par les anges. Sur cette pierre est gravée la formule qui peut animer toute matière et redonner vie aux anciens Inertes !

« Rendez-vous compte, Graymes ! Cet homme avait en sa possession le secret de la création ! Le Verbe de Vie, grâce auquel il est dit que Dieu donna le jour à Adam et Eve, et dont le roi Salomon eut plus tard le secret et qu’il grava au bas d’une tablette de saphir ! Cette tablette qu’on nomme le Livre des Signes et que se disputèrent âprement ses descendants… Mais ce n’était pas tout. Yoshi Eisenbaum n’était pas à court de révélations. Il m’avoua qu’il avait utilisé le Mot Sacré. Qu’il avait lui-même généré un Inerte, un serviteur d’argile et de sang, tout dévoué à son maître, pourvu que l’on écrive le Verbe sur un endroit caché de son corps…

« Cette légende des Inertes s’est transmise de génération en génération dans la tradition juive, même si elle ne figure sur aucun texte officiel. Il est dit qu’au commencement du monde, Dieu offrit le Verbe de Vie aux premiers hommes, afin qu’ils puissent créer des créatures inférieures pour leur propre usage. Mais bien sûr les hommes péchèrent cette fois encore par excès et fabriquèrent de trop nombreux servants pour le travail à accomplir. Et bientôt ceux-ci se liguèrent contre eux et fomentèrent de prendre le pouvoir. Il y eut une guerre, que les hommes remportèrent grâce à l’aide divine.

« Mais le savoir du Verbe de Vie leur fut enlevé. Plus tard, Salomon le reçut des anges Michel et Gabriel et il le recopia scrupuleusement au bas de son fabuleux Livre des Signes, dont on pense qu’il contient tous les secrets du monde et le vrai nom de Dieu…

« J’eus beau questionner Yoshi Eisenbaum sur les circonstances qui lui avaient valu de connaître ce grand secret, il refusa de me répondre. Sans doute quelque crime était-il attaché à cette découverte. À ce moment, la porte de la synagogue s’ouvrit et Emeth survint. Il ne parla pas. Il ne fit aucun reproche. Seulement, à sa vue, Yoshi fut pris de convulsion et décampa comme un voleur.

« Des semaines passèrent. Je n’osai plus aborder Yoshi, par crainte d’attirer sur lui la colère de son frère. D’autres soucis me préoccupèrent, car une série de crimes mystérieux endeuillait le quartier. Un beau jour pourtant, nous nous rencontrâmes par hasard, dans Orchard. Il me prit par la manche et me demanda d’oublier ce qu’il avait pu me dire l’autre fois, qu’il était sujet à des crises nerveuses qui le faisaient délirer souvent. En fait, il semblait terrifié. Je lui recommandai de venir me rendre visite à la synagogue. J’avoue que je n’avais pas que des pensées désintéressées à son égard. S’il disait vrai, s’il détenait réellement le Verbe de Vie, je devais le convaincre de le rendre à la communauté religieuse.

« À mon grand étonnement, il vint. Il me fit cadeau d’un bel automate, une ballerine ravissante, je me souviens, et me dit ce qu’il avait sur le cœur. Il accusa devant moi son frère Emeth d’être le responsable des meurtres dans le quartier. Et que, l’ayant découvert, une dispute avait dégénéré entre eux, qui s’était mal terminée. Emeth était mort.

« Enfin, pas exactement mort, s’empressa-t-il d’ajouter ; car Emeth n’était pas exactement vivant. Vous imaginez ma stupeur ! Comment aurais-je pu imaginer que ce frère n’était rien d’autre qu’un Inerte ? Et puis en y repensant, ce géant taciturne au teint couleur de cendre… Ne sachant comment prendre la chose, j’alertai mon supérieur hiérarchique, qui était un homme de grand savoir, mort aujourd’hui, paix à son âme. Il entendit à son tour la confession d’Eisenbaum. Nous tînmes après cela un conciliabule, avec Fischer ici présent, qui fut mis dans la confidence. Il fut décidé, compte tenu des circonstances assez particulières, d’aider Eisenbaum.

« Nous l’accompagnâmes chez lui. Nous trouvâmes le corps d’Emeth gisant dans l’atelier, recouvert d’un drap. Était-il conscient ou non, je ne sais. Le grand rabbin l’examina. Il estima inutile d’alerter la police et décida d’enterrer secrètement le corps dans la crypte de la synagogue de Crescent.

« Et nous fîmes cela, comme des voleurs, des complices. Nous, des rabbis… Nous déposâmes le corps dans la niche la plus profonde, et nous la murâmes. Cela nous prit toute la nuit. Le grand rabbin accomplit des rites mystérieux, que même aujourd’hui je ne suis pas à même de comprendre dans toute leur signification. Nous chantâmes, nous priâmes, pour enchaîner l’Inerte à la terre, selon les anciennes coutumes… »

Lehmann s’interrompit, presque hors d’haleine. Il s’écoula plusieurs secondes avant qu’il ne puisse poursuivre.

— Eisenbaum ne voulut jamais rendre le Verbe de Vie. Il nous assura que jamais plus il ne s’en servirait et qu’il le mettrait hors de portée de tous. Je crois qu’il a tenu parole. Plus tard, la synagogue a été volontairement abandonnée. Rabbi Fischer a été malgré tout chargé de veiller sur elle. C’est pourquoi il habitait en face. Quant à ce qui s’est passé l’autre nuit, comment cela a-t-il pu recommencer, je n’en sais vraiment rien. Je crois que j’avais toujours su que cela se produirait un jour. Comme ces vieux cauchemars qui vous poursuivent toute la vie. Emeth est de retour. Il vit et il connaît le secret. Il le connaît… Il s’en servira pour se venger de nous, pour nous détruire un à un, comme il a essayé ce soir, en usant de cette terrible… magie !

— Il l’aura autrefois dérobé à son frère d’une façon ou d’une autre, supputa Graymes. Chantage ou menaces… Néanmoins tant qu’il ne détiendra pas le Verbe lui-même, son pouvoir sera limité. Il nous faut le trouver, et vite. Mettre un terme à tout cela, une bonne fois. À mon avis, il se terre toujours sous la synagogue. C’est le meilleur endroit, pour lui. Son coup fait, il peut se retirer dans la crypte sans être inquiété.

— Mais nous ne pouvons pas retourner là-bas. Personne ne pourrait. Qui sait même s’il ne nous attend pas ? Nous punir sur les lieux mêmes de notre crime, c’est peut-être ce dont il rêve ? Et puis nous ne sommes plus de taille à le capturer à nouveau. Eisenbaum n’est plus là pour nous aider. L’enchaîner sous terre demanderait cette fois…

— Je n’ai pas l’intention de l’enchaîner, rabbi, mais de le détruire. Comme vous auriez dû le faire autrefois. Il ne s’agit plus de prières et d’exorcisme. Avant l’aube, il faudra que son argile sèche au soleil. Cela, c’est moi qui m’en chargerai… (il glissa un regard malicieux à son voisin) et rabbi Fischer m’accompagnera…