CHAPITRE IX

Il était sept heures lorsque Bilbo Single rangea son véhicule banalisé sous le fronton du poste de police de Loisada. L’aube grisâtre commençait à faire une apparition timide et complexée après l’orage épouvantable qui avait sévi toute la nuit. Une drôle de nuit. Les pompiers de la ville n’avaient pas fermé l’œil. Le standard de la sécurité civile avait failli court-circuiter sous l’abondance des appels de détresse. Accidents, inondations, débuts d’incendie, ils avaient révisé le catalogue complet des risques naturels en quelques heures. Quant aux vitriers, il y avait fort à parier qu’ils feraient en deux jours assez de bénéfices pour s’offrir quelques vacances à la neige quand tout serait fini.

La pluie ne tombait plus que par intermittence. Mais le vent continuait de se tordre avec des soubresauts rageurs dans les rues moins encombrées qu’à l’accoutumée. Une ligne noire de sinistre augure barrait toujours l’horizon. La météo du matin ne s’était guère montrée optimiste. La dépression continuait de s’enrouler dangereusement sur le Nord-Est. On craignait la formation d’une tornade au large. Et des morts en rase campagne.

— Vous ne pouvez pas laisser votre voiture garée là, monsieur !

Single brandit sa plaque sous le nez du planton mal réveillé.

— Pas grave, mon vieux. Joe Mullaby est déjà parti ?

— Je ne l’ai pas encore vu passer.

Le lieutenant Single, surnommé familièrement Bilbo à cause de sa petite taille et de son tempérament teigneux, appartenait à la Metropolitan Police depuis près de dix ans. Il avait été patrolman dans ce precinct, autrefois, alors qu’il n’était qu’un rooker, un bleu. Il y avait conservé quelques bons copains parce qu’on n’oublie pas les gens qui vous sauvent la vie. Parmi lesquels se comptait Joe Mullaby, son ex-partenaire.

Il franchit le porche d’un pas décidé et se dirigea vers le comptoir d’accueil au-dessus duquel flottait la sempiternelle bannière étoilée. Il retrouvait avec un rien de nostalgie l’atmosphère un peu lymphatique de ces petits matins frisquets du flic de base, avec ce relent de café médiocre et de tabac précoce qui se mêle aux mauvaises odeurs de l’insomnie. Dans le hall, peu d’agitation. Les patrouilles ne rentreraient que dans une petite heure, ce qui laissait la place au personnel d’entretien à majorité porto-ricaine.

— Lieutenant Single, annonça-t-il au type mal rasé qui faisait office d’hôtesse. Où est Mullaby ?

— Premier sous-sol, deuxième porte à gauche.

Single remballa sa carte et descendit les escaliers en sautillant. Il croisa une cohorte d’ivrognes ébahis et de putes blasées que l’on remettait dehors, aux bons soins de la société civile. C’était l’heure des relaxes pour manque de preuves ou insignifiance caractérisée. La routine pour ces habitués de la mise au placard, membres du club privé des paumés et des sans-fric. La nuit prochaine, ou la suivante, on prendrait les mêmes et on recommencerait. Il en manquerait peut-être un ou deux à l’appel. Et ceux-là, il faudrait aller les ramasser au fond d’une ruelle, dans une mare de sang.

Single débarqua dans l’atmosphère moite et enfumée de ce que les gars surnommaient ici le « parking ». Quelques bureaux, des armoires métalliques bancales, des corbeilles à papier bourrées jusqu’à la gueule. Lumières crues, plâtres à nu, cliquetis des infatigables machines à écrire carénées comme des tanks. Ici, on gérait le menu fretin dans une ambiance de serre à légumes.

Single jeta un coup d’œil aux cellules qui tapissaient le fond de la pièce. Il n’y avait plus guère de monde derrière les grillages. Les flagrants délits et aussi quelques récidivistes notoires qui connaîtraient les délices du dépôt, du vrai, avant la prochaine nuit. Le lieutenant repéra sur-le-champ la grande silhouette efflanquée assise en tailleur sur le banc, avec son chapeau de quaker baissé sur ses yeux. Il hocha la tête avec une mimique consternée.

— Tu cherches quelqu’un, mon petit gars ? grasseya un inspecteur en bras de chemise, qui sirotait son gobelet de café sur un coin de table.

— Où avez-vous planqué Mullaby, sergent ? lança Single en montrant son insigne.

— Euh… Toutes mes excuses, lieutenant… Je ne voulais pas… Joe doit… Je veux dire, là, dans son bureau.

Le flic était devenu tout pâle, subitement. Il devait déjà cocher mentalement les week-ends du calendrier que cet écart de langage allait lui sucrer… Single passa outre. Il n’avait pas pour vocation de jouer aux gardiens vertueux de la discipline. Il frappa à la porte de Mullaby. Un grognement pâteux lui répondit, qu’il interpréta comme une invite.

Lorsqu’il entra, le gros sergent rangeait précipitamment son flacon de gnôle dans la cache qu’il avait ménagée sous la table et faisait mine de rassembler quelques affaires.

— Oh ! c’est toi, Bilbo ! Je ne t’attendais plus… Dis donc, ça fait une paye…

Single se planta en face de son ancien partenaire avec un sourire de bon aloi. Les choses qu’il avait à lui dire n’étaient pas très enthousiasmantes. En tout cas, pas de celles qui cimentent une belle amitié. Ils avaient essuyé quelques coups durs ensemble, dans le temps. Difficile d’oublier. Mais depuis, Mullaby avait changé. Il avait versé dans le trafic de protection.

— Tu as coffré pour meurtre un certain Ben Graymes, cette nuit. Tes services viennent juste de nous prévenir…, commença-t-il.

— Euh… Attends…, feignit de chercher Mullaby. Un grand type très maigre, avec un drôle d’air et une longue épée ? Ouais… Soupçonné du meurtre d’un fabricant d’automates. Il prétendait te connaître… Je n’en ai pas cru un mot. Voilà pourquoi j’ai mis le temps, et…

— Tu as eu tort. Tu as encore voulu tirer la couverture à toi, Joe. J’ai lu ton rapport. Tu vas devoir relâcher Graymes sous caution. Manque de preuves.

— Des preuves ? Ce gars se trimbale avec un surin de quatre pieds de long dans la poche, et on l’a trouvé sur les lieux du crime. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Et puis, de quoi je me mêle ? J’attends un type de la Criminelle pour reprendre l’interrogatoire. Il ne devrait plus tarder, d’ailleurs…

— En fait il est déjà là…

Mullaby fit une drôle de tête, comme si la dernière pizza dont il s’était goinfré remontait à la nage le long de son tube digestif. Il ébaucha un geste de la main qui exprimait tout à la fois sa dérision et son dépit.

— Alors bon courage, ricana-t-il. Ce gars-là, c’est un tordu, je te le dis ! Un ripper, un tueur, pas de doute. Je les renifle à cent pas. Rien que la façon dont il te regarde te donne froid dans le dos. Docteur de mon cul, oui. Lui, il est autre chose… Je ne sais pas quoi au juste, mais tu peux parier que…

— D’accord, Joe, coupa Single. En attendant, je le prends en charge.

— Des fois, j’ai envie de te rentrer dans le lard, Bilbo.

Single ne parut guère impressionné par cette éventualité, malgré la différence de catégorie.

— Tu peux toujours risquer le coup, fit-il en durcissant son regard gris. Mais à ce petit jeu tu t’es déjà fait étendre, tu te souviens ?

Mullaby préféra sourire et lui tendre un formulaire. Oui, il se souvenait d’un certain crochet court du gauche. Sa mâchoire lui élançait rien qu’en y pensant. Mieux valait ne pas porter le débat sur le terrain physique… Single était haut comme trois pommes, mais trois pommes bourrées de dynamite. Il reprit le papier signé d’un geste quelque peu rageur.

— C’est en règle. Prends ton client et tire-toi.

Single lui fit un petit signe de reconnaissance et sortit.

Ben Graymes releva les bords de son chapeau d’un mouvement d’index en entendant la grille s’ouvrir, dévoilant un regard aussi pénétrant qu’à l’accoutumée. Il ne dormait pas. Sans doute même avait-il suivi les faits et gestes de son ami depuis son arrivée sur les lieux. Un mince sourire détendit ses lèvres.

— Bonjour, Single ! Vous avez mis le temps !

Le jeune lieutenant hocha la tête d’un air consterné. Il était habitué à l’humour irritant que savait distiller le curieux personnage. Il faillit répliquer, mais jugea que ce serait peine perdue. On ne changeait pas un homme tel que le Dr Ebenezer Graymes, qui vivait en marge du monde et n’avait que mépris pour les tracasseries que lui imposait la société. Était-il humain lui-même ? Single en doutait parfois.

— Allez, sortez de là, docteur ! lança Single mi-figue, mi-raisin.

Le prisonnier se remit sur pied d’un bond et s’étira à la façon d’un grand chat maigre. Un punk à la crinière mauve qui chantonnait dans un coin se recula prudemment. Graymes lui adressa un sourire significatif avant de franchir le seuil de la cellule…